Les Italiens à Bône (1865-1940)
|Épilogue. Les Italo-Bônois face à la guerre
Texte intégral
- 1 Les « loyaux » correspondent aux individus s’étant portés volontaires dès le mois d’avril 1939 ou a (...)
1Quelques mois avant le début de la Seconde Guerre mondiale, la situation des Italiens et des Français d’ascendance italienne se trouve à nouveau fragilisée. Dès le 7 avril 1939, date de l’occupation de l’Albanie par l’Italie, évènement qui lève définitivement les doutes sur les volontés d’expansion du gouvernement fasciste, tous les étrangers, qu’ils soient inscrits ou non sur la liste des « étrangers suspects », entrent dans le cercle de surveillance et de contrôle tracé par le Gouvernement Général et les divisions de l’armée basées en Algérie. Une multitude de décrets et de circulaires définissent la marche à suivre pour les autorités locales. La ligne commune de toutes ces directives, constamment modifiées et reformulées au cours de l’année 1940 et de l’évolution du conflit, réside dans une catégorisation des étrangers en différents groupes « loyaux, suspects et douteux, internés »1.
- 2 ANOM, 93/7005. On y compte 357 individus italiens majeurs d’horizons sociaux très différents.
- 3 Constat fait par Gérard Noiriel dans Immigration, antisémitisme, et racisme en France… cit., p. 477 (...)
2Le climat de suspicion autour des Italiens, mais aussi des Allemands et des Espagnols, incite bon nombre d’entre eux à se présenter au commissariat spécial afin de se porter volontaires à l’engagement au sein de l’armée française dans la perspective d’un éventuel conflit. Les listes fournies par le commissariat central de Bône au préfet de Constantine du 7, 14, et 20 avril et du 10 mai 1939, dressent la liste des individus « déclarant vouloir servir dans les armées françaises, en cas de conflit, même si ce conflit devait avoir lieu contre leur pays d’origine »2. La majorité des immigrants qui ne retournent pas dans leur pays d’origine est en quelque sorte réquisitionnée, comme en métropole, dès le mois d’avril 19393. L’engagement des Italiens, signalé comme « volontaire », semble donc ne pas avoir été contraint par une circulaire les obligeant directement à s’engager au côté des Français sous peine d’expulsion. Mais ne pas s’engager revient à être considéré comme suspect, et donc menacé d’expulsion. L’effet de l’engagement est ainsi immédiat, les « volontaires » disparaissant définitivement de la catégorie des « étrangers douteux du point de vue national ».
- 4 Ibid.
- 5 Circulaire du 30 août 1939, citée par J. Cantier, L’Algérie sous le régime de Vichy, Paris, 2002, p (...)
3La politique de surveillance et d’expulsion menée depuis le milieu des années 1930 en Algérie à l’égard des étrangers prépare sans doute le terrain à l’engagement des Italiens, notamment dans la légion étrangère. En mars 1939, le directeur de la Sûreté générale en Algérie explique que le nombre « d’Italiens s’engageant dans la légion étrangère s’est sensiblement accru depuis le mois de février ». Ils représentent 10 % des légionnaires contre 25 % d’engagés allemands, communément majoritaires dans ce corps d’armée. Selon l’auteur du rapport, « l’augmentation semble être le résultat des nouvelles dispositions réglementant le séjour des étrangers, dispositions qui ont déterminé certains italiens résidant en France à s’engager, pour éviter d’être refoulés ou expulsés »4. Dans l’optique d’un conflit opposant leur patrie d’adoption à leur pays d’origine, les étrangers sont clairement incités à choisir leur camp. S’ils restent en Algérie, ils doivent se porter volontaires et s’engager dans les rangs de la légion, sinon, ils sont considérés comme « suspects » et risquent à tout moment l’expulsion5.
- 6 ANOM. 93/7011, lettre du Gouverneur Général au préfet de Constantine, 15 mai 1940.
- 7 Des mesures spéciales seront réclamées pour subvenir aux besoins des familles des internés comme on (...)
4Un peu moins d’un mois avant l’entrée en guerre de l’Italie, le Gouverneur Général Georges Le Beau, rappelant un télégramme « très secret » du 20 avril 1940 du ministère de l’Intérieur, impose la mise à jour de la « liste des ressortissants étrangers, mobilisables et non mobilisables, susceptibles de concentration ou d’arrestation, en cas de développement éventuel du conflit »6. Les étrangers y sont classés en trois catégories. Les « Otages » qui sont choisis parmi les « personnages les plus représentatifs et les plus influents des colonies étrangères intéressées ». Ces derniers sont soumis à une surveillance spéciale : interdiction de quitter la localité de leur domicile ; obligation de se présenter périodiquement aux autorités de police ; visites fréquentes de la police ou de la gendarmerie pour s’assurer de leur présence. Les « indésirables » qui correspondent aux individus « suspects » ou « dangereux d’un point de vue national », directement concernés par les procédures d’internement. Dans le département de Constantine, les camps de Kreider et de Hoggar sont destinés à accueillir respectivement les « indésirables » italiens et allemands. La troisième catégorie englobe les « ressortissants de 17 à 50 ans non compris dans les deux premières catégories ». Pour ces derniers, il est précisé que « le grand nombre de ces étrangers et la perturbation qu’amènerait leur disparition dans la vie économique du pays ne permettent pas d’envisager leur arrestation immédiate ». Beaucoup sont toutefois internés de manière abusive comme en témoignent les réclamations faites auprès de la municipalité de Bône par les familles et les employeurs7.
- 8 Entre juillet et septembre 1940, les lois adoptées par la « Révolution nationale » ne concernent qu (...)
- 9 Sur le fonctionnement et l’action de la commission, voir P. Weil, Qu’est-ce qu’un Français… cit., p (...)
- 10 B. Laquerre, Les dénaturalisés de Vichy (1940-1941), dans Vingtième Siècle, 20, 1988, p. 3-15, p. 4 (...)
5Avec la Seconde Guerre mondiale, puis l’instauration du régime de Vichy, s’ouvre ainsi une nouvelle page douloureuse pour les Italo-bônois. À l’internement des étrangers, succède une série de lois qui remet en cause le statut des Français d’origine étrangère en métropole comme en Algérie8. Après la première loi d’épuration du 17 juillet 1940 prévoyant l’exclusion de la fonction publique des Français qui ne possèdent pas la nationalité française « à titre originaire, comme étant né[s] de père français », est instaurée la commission de révision des naturalisations après le vote de la loi du 22 juillet 1940, peu avant l’abolition du décret Crémieux le 7 octobre9. Plus de 15000 Français d’ascendance étrangère, naturalisés après l’adoption de la loi du 10 août 927, seront alors exclus de la communauté nationale dont près d’un tiers d’Italiens10. Comme en témoigne les bordereaux adjoints aux dossiers par la commission, aucun des Italiens naturalisés de Bône concernés dont nous avons consultés le dossier de naturalisation ne sera « dénaturalisé ».
Notes
1 Les « loyaux » correspondent aux individus s’étant portés volontaires dès le mois d’avril 1939 ou ayant rempli une « déclaration de loyauté » dès la mobilisation générale du 1er septembre 1939. Un rapport dont je n’ai pu relever la date mentionne que plus du tiers des Italiens résidant à Bône ayant souscrit une déclaration de loyalisme se la sont vu refuser (221 sur 621). ANOM, 93/7013.
2 ANOM, 93/7005. On y compte 357 individus italiens majeurs d’horizons sociaux très différents.
3 Constat fait par Gérard Noiriel dans Immigration, antisémitisme, et racisme en France… cit., p. 477-478. Le chiffre des retours peut être évalué par le comptage mensuel imposé par la circulaire ministérielle du 13 septembre 1938.
4 Ibid.
5 Circulaire du 30 août 1939, citée par J. Cantier, L’Algérie sous le régime de Vichy, Paris, 2002, p. 77.
6 ANOM. 93/7011, lettre du Gouverneur Général au préfet de Constantine, 15 mai 1940.
7 Des mesures spéciales seront réclamées pour subvenir aux besoins des familles des internés comme on le constate dans une lettre rédigée par l’Ingénieur en chef des Ponts et Chaussées et adressée au préfet de Constantine. Ce dernier estime à « 500 enfants et 100 femmes les Italiens sans ressource par suite à l’internement du chef de famille, qui auraient besoin qu’on les aide pour pouvoir se nourrir ». ANOM, 93/7011.
8 Entre juillet et septembre 1940, les lois adoptées par la « Révolution nationale » ne concernent que les étrangers et les naturalisés. Comme l’explique Gérard Noiriel, elles marquent une transition « nécessaire pour que la jonction entre la législation républicaine et et la législation « raciale » puisse être établie ». Les origines républicaines de Vichy, Paris, 1999, p. 150.
9 Sur le fonctionnement et l’action de la commission, voir P. Weil, Qu’est-ce qu’un Français… cit., p. 175 et suiv. Sur l’abolition du décret Crémieux, voir notamment F. Renucci, Le débat sur le statut politique des israélites en Algérie et ses acteurs (1870- 1943) : contributions du séminaire sur les administrations coloniales (2009-2010), dans Bulletin de l’IHTP, 2010, p. 31-49.
10 B. Laquerre, Les dénaturalisés de Vichy (1940-1941), dans Vingtième Siècle, 20, 1988, p. 3-15, p. 4. À noter que 78 % du total des dénaturalisés sont de confession juive. Voir également C. Zalc, Des relations de pouvoir ordinaires : les dénaturalisations sous Vichy, Paris, 2015.
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