1Les cathédrales de France connaissent, de la fin du XVII^e siècle à la fin du XVIII^e siècle, un vaste mouvement de transformation de leur espace interne1. Cette mutation a longtemps été perçue soit comme une mise au goût du jour des décors, qui auraient été ravalés au rang de « colifichets gothiques » par les esthètes de l’âge classique2, soit comme une adoption de nouveaux préceptes qui seraient ceux de la Réforme catholique, dans le sillage du concile de Trente et de l’œuvre théorique de saint Charles Borromée3. Une telle analyse doit être fortement nuancée par la lecture des sources liturgiques et capitulaires, au moins en ce qui concerne les cathédrales. On assiste, lors de ces « travaux et embellissements » des cathédrales, à une réflexion sur l’identité des lieux. Ces nouveaux aménagements coïncident en effet presque totalement avec l’adoption des liturgies dites néo-gallicanes4. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agissait de magnifier les traditions des Églises diocésaines qui formaient le corpus de l’identité gallicane. Certains chapitres choisissent de revenir aux dispositions supposées des anciennes basiliques, en plaçant le chœur en arrière de l’autel5. Ce choix, qualifié de « disposition à la romaine » par ses détracteurs, est contesté par d’autres chapitres qui souhaitent renouveler le décor mais conserver les différents pôles de l’espace liturgique dans la disposition héritée du Moyen Âge. Il est évident que, dans un tel contexte d’exaltation des traditions locales, le culte des « vieux saints » prenait une importance toute particulière. Leur place dans la cathédrale devait être totalement revue. Ils permettaient de garantir l’origine apostolique de la plupart des diocèses de France et, de cette façon, de prouver l’ancienneté de leurs traditions et avec elles, les spécificités des liturgies et les privilèges dont jouissaient leurs successeurs – les évêques – et les gardiens de leur mémoire et de leur culte – les chanoines. Pourtant, la place des vieux saints dans les nouveaux chœurs, c’est-à-dire la place de leurs reliques, mais aussi leur place dans l’iconographie des nouveaux décors de chœur, fut au cœur de nombreuses polémiques. Les réponses proposées furent très diverses, témoignant de la grande inventivité du clergé gallican lorsqu’il s’agissait d’exalter sa propre mémoire. Il convient donc de voir comment s’organise la présence des « vieux saints » dans les cathédrales à la veille des grandes mutations de leurs espaces sacrés. On pourra ainsi voir comment la question de leur culte a été un élément fondamental dans les grandes polémiques qui accompagnent ces transformations. Enfin, on pourra tenter de dresser un bilan des réalisations et de la place des « vieux saints » dans l’économie de la cathédrale à l’issue des « travaux et embellissements ».

« Vieux saints » et espaces de la permanence liturgique

2À la fin du XVII^e siècle, c’est-à-dire à la veille des transformations, les cathédrales de France sont marquées par le « temps long ». Le clergé perpétue des gestes, des pratiques, qu’il considère comme fondées depuis la plus haute antiquité6. Les chapitres revendiquent souvent le fait que le culte est toujours celui qui a été institué par les saints fondateurs, dont la présence des reliques actualise la mémoire au sein des sanctuaires. En effet, les vieux saints occupent une place centrale dans l’économie de la cathédrale héritée du Moyen Âge.

3Le sanctuaire, c’est-à-dire l’espace environnant le maître-autel et accessible uniquement au clergé célébrant la messe, constitue le centre de la cathédrale. À partir de l’époque carolingienne, puis surtout lors de la constitution d’un espace réservé au clergé au sein des grandes constructions des XII^e et XIII^e siècles, ce sanctuaire est également devenu un lieu mémoriel. Aux éléments principaux est souvent associé un retable auquel vient s’adosser dans les chœurs les plus complexes un dais destiné à contenir les reliques des saints. On en trouve par exemple à Paris, Chartres, Amiens et Beauvais. Il s’agit très souvent de saints locaux, considérés comme fondateurs du diocèse, ou comme un de leurs premiers évangélisateurs. Le dais des reliques de Paris contient ainsi celles de saint Marcel7. Les reliques de ces saints sont ainsi fortement associées à la mémoire eucharistique. La suspense eucharistique, mode traditionnel de conservation des saintes espèces dans les églises de France, était suspendue entre ciel et terre au-dessus de l’autel, mais les reliques occupaient également une position intermédiaire entre ces deux univers, « in eminenti loco » comme l’affirment les chanoines citant les conciles des temps mérovingiens. C’est le dais des reliques qui était l’élément le plus monumental du sanctuaire, qui pouvait se voir de loin dans l’église, se devinant même parfois derrière le jubé. On exaltait ainsi les saints fondateurs, en magnifiant leur rôle d’intercesseurs spécifiquement liés à un lieu. Par ailleurs, lors des grandes fêtes, certaines de leurs reliques étaient descendues du dais et placées sur le maître-autel. On les emportait lors des grandes processions solennelles. Parfois, il existe un autre lieu de conservation des reliques : un grand sacrarium flamboyant en abritait une partie à Reims, en plus de celles placées sur le dais en arrière du maître-autel. Au maître-autel est très souvent associé un second autel, situé plus à l’est, et placé de ce fait en arrière de l’autel principal, d’où son nom le plus courant d’autel de retro. Ce second autel possède plusieurs fonctions, dont celle d’être un lieu de conservation des objets sacrés. Parmi eux, bien entendu, les reliques qui souvent donnent leur nom à l’autel. Il est dit « des ardents » à Paris, où il est officiellement dédié à la Trinité, « de saint Mamert » à Orléans. Ce second autel est très souvent surélevé – de près de treize marches à Sainte-Croix d’Orléans – par rapport au premier pour que les chanoines puissent suivre le déroulement de la messe qui y est célébrée depuis leur stalle. Cette fonction de reliquaire des « vieux saints » absorbe presque totalement l’autel de retro dans certaines cathédrales, comme à Saint-Bertrand-de-Comminges, où il n’est plus qu’une table occidentée adossée au revers du grandiose tombeau du saint patron situé en arrière du maître-autel. Devant le célébrant, une fenestrelle trilobée s’ouvrait sur le buste reliquaire de saint Bertrand.

4Dans certains cas, des particularités sont à noter. À Noyon, les reliques sont portées par des consoles placées sur les piles du rond-point8. En position éminente, elles entourent l’autel, et placent les saints en positions d’intermédiaires entre terre et ciel tout en connectant leur présence à celle de l’Eucharistie. À Reims, une partie d’entre elles9 sont contenues dans une grande armoire reliquaire architecturée appelée « sacrarium » située à gauche de l’autel principal, et visible aussi depuis les bas-côtés, car cette structure était ajourée. Dans cette même cathédrale, la distance importante entre l’autel principal et le second, placé loin dans l’arrière-chœur a conduit à une multiplication des lieux de conservation des reliques. On en trouve au maître-autel, dans le « trésor », grand dais architecturé refait à la fin du XVI^e siècle, mais aussi sur le second autel, avec celles des saints Sixte, Nivard, Nicaise, Calixte et Étrope. À Sens, elles sont placées sur une grande étagère transversale au chœur10. Parfois, il est difficile d’en savoir plus et il est simplement dit que les reliques sont conservées sur le second autel. D’autres reliques, moins nombreuses, sont placées dans les chapelles du déambulatoire, mais celles-ci sont le plus souvent, lorsqu’elles sont accessibles aux dévotions publiques, pourvues de statues et de retables de dévotion, plus que de reliques à proprement parler.

5Les vieux saints étaient également rendus présents par l’iconographie. Le retable d’argent qui exista au maître-autel de la cathédrale d’Amiens de 1493 à 1598 en est un exemple. Au centre se trouvait un Christ en Croix, entouré de la Vierge et de saint Jean. La plate face principale se divisait en deux registres. Au premier étaient représentés les douze apôtres, au second les douze grands prophètes. Aux extrémités, on voyait saint Firmin et saint Jean-Baptiste tous deux décollés11. On associait ainsi le saint local et le saint universellement vénéré dont la cathédrale pouvait s’enorgueillir de posséder une relique insigne avec la Sainte Face d’Amiens.

6Là où elles se trouvaient – dans le dais ou sur le second autel –, les reliques faisaient partie des éléments les plus sacrés de la cathédrale qui étaient rendus visibles à travers la clôture du sanctuaire souvent réalisée à claire-voie. Cela permettait à certains fidèles d’entrevoir le sanctuaire, avec l’autel et les reliques, mais uniquement depuis le déambulatoire, dont l’accès est lui-même filtré par des grilles et qui n’est donc accessible aux fidèles que pendant des temps bien précis. Si la seule visibilité tolérée du sanctuaire est depuis le rond-point, elle est particulièrement éloquente, le « saint des saints » est visible non pas du côté du peuple, fermé par le jubé, mais dans la partie de l’église destinée à la vénération des reliques et des objets les plus sacrés, dont les reliques des vieux saints font partie, dans une logique de stratification et d’accumulation.

7Quelle est la place des reliques des vieux saints au sein de la « cathédrale reliquaire » héritée du Moyen Âge. Comment cohabitent-elles avec les autres reliques présentes ? Suscitent-ils un culte populaire ou bien leur culte au sein de la cathédrale est-il exclusivement lié à une mémoire ecclésiastique ?

8Les saints fondateurs ne sont pas le privilège des cathédrales, tant s’en faut. Dans certains cas, le corps entier s’y trouve, comme à Saint-Bertrand-de-Comminges, mais le plus souvent, il s’agit simplement de reliques, le corps ayant été perdu ou plus généralement, il est resté lié à une autre église, souvent suburbicaire, associée à la tradition des premières fondations chrétiennes hors les murs, presque unanimement acceptée à l’époque moderne. Ainsi en va-t-il à Senlis, où le corps de saint Rieul repose dans la collégiale du même nom, la cathédrale possédant seulement des reliques. À Paris, un partage assez net s’opère entre l’abbaye de Saint-Denis, qui possède le corps du saint fondateur du diocèse, et la cathédrale Notre-Dame, qui conserve celles de saint Marcel, le grand saint évêque du V^e siècle. Viennent ensuite les reliques des autres saints, souvent les premiers évêques ; ainsi conserve-t-on à Angers celles de saint Maurille, à Noyon celles de saint Éloi, à Soissons celles de saint Médard, pour n’en citer que quelques-uns. Pourtant, les reliques non corporelles, liées à la Vierge ou au Christ, semblent avoir suscité une plus grande dévotion populaire, comme avec le voile de la Vierge à Chartres ou le Saint Suaire de Besançon.

Mémoire contestée, mémoire ravivée : la question des reliques des vieux saints dans les réaménagements de cathédrales.

9Quels sont les éventuels facteurs de mutations dans les modalités de la présence des vieux saints au cœur de la cathédrale ? Le premier de ces facteurs est le traumatisme des guerres de religion, au cours desquelles 57 cathédrales sont touchées par les grandes vagues de pillages de 1562 et 1567. Les reliques comptent parmi les éléments identitaires sur lesquels les protestants s’acharnent tout particulièrement, comme lors du pillage de la cathédrale d’Auxerre en 156212. Le clergé des cathédrales a donc patiemment reconstitué ses trésors de reliques lorsque cela était possible. Ce retour des corps saints a été entendu comme une manière d’effacer le traumatisme. Quant au rôle du concile de Trente, il apparaît assez peu important pour la question du culte des vieux saints. Pour les chapitres, l’important est que le concile ait rendu hommage aux Églises locales et garanti leurs spécificités, tout comme saint Pie V valida ensuite toutes les liturgies pouvant prouver une ancienneté de plus de deux siècles, c’est-à-dire dans les faits celles de presque toutes celles des cathédrales françaises. Pourtant, dans la littérature post-conciliaire consacrée aux aménagements des églises – question sur laquelle le concile ne s’était pas prononcé – les formules proposées pour la conservation des reliques pouvaient inspirer les chapitres qui auraient souhaité réaménager leur cathédrale. Il convient de citer en premier lieu les Instructiones fabricae de saint Charles Borromée13. L’auteur ne distingue pas les saints fondateurs des autres saints, mais ses solutions se prêtent bien à leur spécificité. C’est l’autel qui doit devenir le lieu de conservation des reliques. « L’Église fleurit sur le sang des martyrs » et les corps saints doivent désormais être placés à la base de l’autel, tout en restant visibles grâce à une fenestrelle qui y est ménagée14. Sur l’autel, le tabernacle monumental, à sa base, les corps saints. Dans un premier temps, une telle disposition horrifia les chanoines gallicans pour deux raisons : elle excluait la suspense eucharistique et la conservation des reliques « in eminenti loco »15. Elle n’influença donc pas directement les chapitres et fut ignorée au XVII^e siècle. Si on l’adopta parfois au XVIII^e siècle, c’est en prenant bien soin de n’en pas citer la source, ultramontaine et étrangère au genius loci.

10Les nouvelles modalités de la présence des vieux saints dans les cathédrales se révèlent à travers les modifications des dispositifs internes. En 1699, deux expériences fondatrices sont lancées. À Angers, la cathédrale est totalement transformée et disposée « à la romaine », c’est-à-dire comme dans les anciennes basiliques, avec le clergé placé dans l’abside, en arrière du maître-autel16. À Paris, en 1699, lors de l’exécution du vœu de Louis XIII par Louis XIV, le clergé accepta dans un premier temps cette disposition à la romaine, avant de se raviser en 1708 et d’imposer le maintien des dispositions anciennes, même si un nouveau décor était mis en place. Que deviennent, dans ces deux exemples, les corps des saints fondateurs ? À Angers, avant les travaux, au centre du maître-autel, la châsse de saint Maurille, évêque de 423 à 453, constituait le soubassement de la suspense eucharistique. Dans l’arrière-chœur, on trouvait l’autel de saint René – jeune homme qui aurait été ressuscité par saint Maurille – situé au fond de l’abside, surmonté de nombreuses châsses et reliques, et destiné, comme souvent, à la célébration de la première messe canoniale lors des dimanches et fêtes, celle qui suivait Prime17. Après les travaux, la présence de ces saints est magnifiée de façon à ce que les reliquaires puissent également être visibles aux fidèles. Les reliques quittent ainsi l’exclusivité d’une appropriation cléricale, dans des espaces qui étaient invisibles aux fidèles à cause du jubé et de la clôture. La châsse de Saint Maurille est placée au-dessus du nouveau maître-autel à deux faces, sur des colonnes de cuivre, sous un dais de verre. Les châsses de l’autel de retro sont placées sur des soubassements en fer forgé installées dans les piliers du transept : celle de saint René au nord, celle de saint Séréné au sud. Visibles et accessibles, les reliques ne nécessitent plus, par ailleurs, un accès au chœur pour les laïcs membres des confréries de dévotion, notamment celle de saint René. La visibilité rend possible une séparation stricte entre les ordres et une hiérarchisation claire des espaces. Cependant, en tentant de préserver la présence des reliques du saint le plus vénérable sur l’autel, on achoppait sur des aspects pratiques. Dès 1700, on jugea l’emplacement de la châsse de saint Maurille inappropriée. Certes, les supports de cuivre semblaient trop faibles, mais elle empêchait aussi les chanoines de voir les célébrations au maître-autel. Le 30 juillet 1700, les reliques furent descendues et placées un mois après sur quatre colonnes de bois, au centre du chœur, suivant une disposition assez incongrue et peu satisfaisante, qui fut à nouveau modifiée en 1783.

11À Paris18, les travaux aboutirent également, par d’autres voies, à un rapprochement visuel des reliques des vieux saints et à l’instauration d’une nouvelle relation entre eux et les fidèles. Trois projets sont proposés en 169919. Le premier laissait en place les éléments et n’apportait que quelques modifications, parmi lesquelles les plus importantes concernent justement les reliques des vieux saints. L’autel de retro était mis de plain-pied avec le reste du sanctuaire. Un ajout au crayon plus tardif indique l’emplacement d’une châsse, sans doute celle de saint Marcel, en arrière de cet autel, visible depuis le déambulatoire. Le dais du maître-autel disparaissait. Les travaux conduisirent à modifier également la signification des lieux dévotionnels situés à la croisée du transept, lieu-clef de la partie de l’église accessible aux fidèles. C’était un lieu de dévotion mariale et M^gr de Noailles fit renouveler l’autel de la Vierge, consacré à nouveau le 6 mai 1719. Le rôle de l’autel de gauche du jubé fut totalement renouvelé, en rapport avec le culte des vieux saints, et désormais destiné aux fidèles20. Sa dédicace avait souvent changé, et celle de saint Sébastien ne semble pas avoir suscité de dévotion particulière. L’évêque décida donc, lors de ces travaux, d’en faire un des autels des reliques de sa cathédrale. Il ne s’agissait pas, bien sûr, de changer la place des reliques principales, celles de saint Marcel, qui restaient présentes au chœur. Certes, elles avaient quitté le dais des reliques, disparu au cours de la réalisation du vœu, mais elles avaient été placées dans un édicule situé en arrière du second autel. Ce dernier était accessible depuis le déambulatoire. En ce qui concerne donc l’autel de gauche du jubé, il s’agissait d’y concentrer, dans son soubassement vitré, toutes les autres reliques autrefois conservées sur l’autel des ardents21. Surtout, on changea la dédicace de cet autel en le plaçant sous l’invocation de saint Denis. Cette dédicace fut faite le 20 mai 1722. Suivant un mouvement particulièrement significatif, on dédiait l’un des autels de la croisée à l’évangélisateur du diocèse, à son fondateur spirituel. On souhaitait par ce moyen affirmer la filiation apostolique assumée par la personne de l’évêque et promouvoir un culte diocésain plus large que le culte de saint Marcel, plus urbain et clérical. C’est d’ailleurs à cet autel que désormais prêtèrent serment les docteurs en théologie et les nouveaux chapelains de Notre-Dame. On se rapproche aussi d’une figure emblématique de l’État royal, dont la mémoire échappait à la cathédrale au profit de l’abbaye dyonisienne. C’est aussi l’occasion pour le diocèse de Paris d’affirmer son ancienneté et son indépendance, par l’exaltation de ses martyrs et de ses saints fondateurs, au temps même où se poursuit à Rome l’exhumation des saints des catacombes22. En somme, cet autel mémoriel est une réponse à la recherche d’unité spirituelle de la cathédrale, et un élément essentiel dans la constitution, dans la croisée de la cathédrale, d’un espace dévotionnel épuré.

12À Chartres également, lors des travaux, la question des reliques des vieux saints fut posée, en plus de celle des reliques mariales. Dans le projet non exécuté de Guillois, réalisé vers 176323, un second autel, « des féries », était prévu avec une armoire à reliques visible depuis le déambulatoire, de façon à concentrer toutes les reliques des différents « trésors » que comptait la cathédrale.

13Ce grand déménagement des vieux saints ne se fit pas sans résistances ni polémiques. À Noyon, en 1753, l’idée de ne plus placer les saints « in eminenti loco » fut un des arguments majeurs des chanoines qui s’opposèrent violemment au réaménagement « à la romaine » du chœur de la cathédrale :

Dans ce sistème nouveau de nos adversaires, plus de chasses de saint Eloy, de saint Médard, de saint Momolin, de sainte Godeberthe, de sainte Achaire, tous patrons si près de l’autel. On avoit cru jusques ce siècle avec les Jéromes, les Paulins, [que] les osses sacrés des serviteurs de Dieu encore pleins de vie après leur mort tressaillent d’une joye secrette auprès de leur divin maitre et que leur présence nous reprochoit notre vie si dissemblable de la leur. Nos adversaires en docteurs plus habiles ont résolu de les nicher dans quelques coins de l’église et ils ne croyent point qu’une présence si proche de l’autel soit honnorable aux saints et utile aux fidèles24.

14Ainsi, la place accordée aux vieux saints est fondamentale dans la nouvelle économie mémorielle de ces cathédrales. Est-il possible de tenter une approche typologique de la question après les grands « travaux et embellissements » des XVII^e et XVIII^e siècles ?

La place des vieux saints dans les cathédrales renouvelées

15Dans le cadre de la transformation des chœurs, deux des points principaux sur lesquels le maintien des traditions gallicanes fit question furent la conservation de l’Eucharistie dans une suspense et l’association des reliques des vieux saints avec le lieu de la célébration eucharistique. Concernant ce dernier point, les solutions furent diversifiées et inventives. Comme on l’a vu, la ligne générale tend à rendre ces reliques davantage visibles aux fidèles tout en conservant une certaine distance. Elle tend aussi à établir un rapport qui distingue davantage le corps du Christ de celui des saints. Alors que dans la cathédrale médiévale, le dais plaçait les reliques au-dessus des autels, en rappel de la fonction d’intercession des saints, plus haut que la suspense, dans la cathédrale transformée de la fin du XVIII^e siècle, les reliques avaient accompli une grande migration. Elles ont en effet très souvent quitté une position élevée pour être placées dans une position qui rappelait le rôle de fondateurs des saints dont elles sont les restes. Ce transfert n’a pas été chose facile, tant les habitudes étaient ancrées. On a vu qu’à Noyon, elles furent au cœur de polémiques intenses en 1753. Dans le plan de l’architecte Godot, réalisé de 1755 à 1761, les reliques étaient placées au-dessus des stalles, dans les arcades du rond-point, et la grande châsse de saint Éloi était au-dessus de la cathèdre, au soubassement de la gloire représentant l’Assomption25. Elles restaient donc toutes en position élevée, ce qui avait sans doute permis d’apaiser les tensions. Lorsque tout le chœur fut revu et doté d’aménagements définitifs suivant le dessin de Gondouin, en 1779, les reliques furent enlevées de ces emplacements pour finir au soubassement vitré du maître-autel. Les choix furent donc parfois faits par étapes successives, car il en allait du sens profond de l’économie générale du chœur. À Angers, on assiste à une démarche semblable. Lors du renouvellement des stalles en 1783, on choisit d’installer les reliques au fond du chœur à la romaine, dans l’abside26. Le « vieux saint » – Maurille, rendu présent par ses reliques – occupe ainsi la position d’un évêque permanent, transcendant les siècles, entre ciel et terre. Cette solution était envisageable, car la cathèdre n’avait pas été placée là. Suite au passage à la romaine du chœur en 1699, elle s’était retrouvée du côté droit, au bout des stalles, afin de ne pas modifier le rituel. Les trois châsses des saints Maurille, René et Séréné doivent donc, en 1783, être placées dans un nouveau « trésor », qui contiendrait les reliquaires anciens. C’est le sculpteur Sébastien Leyssner qui avait donné le premier projet, mais son décès en 1781 a conduit au choix de Gauthier pour achever les travaux conformément aux premiers plans. Suite à des écarts avec les premiers plans, les travaux, achevés en 1783, furent rouverts en 1785 pour modifier encore la présentation des reliques. L’idée générale était d’associer les châsses des saints fondateurs avec les figures de quatre vertus. Ainsi, chacune des châsses était flanquée d’une vertu. En 1785, on supprima deux des quatre statues, et on ne laissa que la châsse de saint Maurille en position centrale, sur une lourde corniche, alors que le reste était simplement orné de trophées. En somme, on avait fini par favoriser la concentration de l’exposition des reliques, afin de donner plus d’équilibre et d’élégance à la composition.

16Quels furent les partis adoptés au terme de ces évolutions ? Premier lieu de conservation pour les reliques des vieux saints après la transformation du chœur : l’autel de retro. C’était la solution la plus évidente, car elle permettait une continuité, puisque cet autel conservait déjà souvent des reliques. C’est la solution retenue à Paris. La châsse de saint Marcel fut placée dans un édicule à fenestrelle qui ouvrait au-dessus de l’autel, mais qui tenait aussi un rôle de monstrance depuis l’axe du déambulatoire. Cette solution fut aussi celle d’Orléans, de Sens, de Rouen. À Laon, c’est même la formule de l’armoire reliquaire qui est adoptée et adaptée au second autel. Le chevet plat de la cathédrale appelait un développement longitudinal. Les deux battants ouvrent au-dessus de l’autel, ornés des allégories de la Foi et de l’Espérance. Le tout s’inscrit dans une grande boiserie à pilastres ioniques, dont les plates-faces s’ornent de médaillons représentant le Christ, la Vierge, saint Pierre et saint Paul27.

17Seconde possibilité, le maintien d’une armoire reliquaire distincte du sanctuaire. À Soissons, l’armoire à reliques de 1687 demeura en usage, placée dans la troisième chapelle nord du bas-côté du chœur. Elle fut simplement remaniée en 1771, avec adjonction d’un fronton cintré. Sur les portes, des bas-reliefs en bois doré portent les figures des saints dont les reliques étaient conservées à l’intérieur : saint Gervais, saint Protais, saint Valère et saint Rufin. Dans les cathédrales du sud de la France, la solution d’une chapelle des reliques eut une plus grande fortune que dans le nord du pays, où les chapitres semblent avoir souhaité, dans la mesure du possible, la conservation dans le sanctuaire, plus proche des traditions précédant les remaniements. Les chapelles des reliques d’Apt ou de Cavaillon surprennent par la richesse de leur décor en bois doré et par l’effet produit par les armoires-reliquaires aux portes illustrant dans un cas la vie de sainte Anne, et dans l’autre celle de saint Véran. À Albi, en 1687, l’archevêque Charles Le Goux de la Berchère fait aménager une chapelle à la base du clocher, ouvrant une arcade vers la nef, mutilant ainsi le grand Jugement dernier28. Cette chapelle était dédiée à saint Clair, où de nouvelles reliques furent transportées en grande pompe depuis Bordeaux. On y plaça aussi un tabernacle dont les chanoines ne souhaitaient plus la présence au maître-autel. On créait ainsi à l’ouest de l’église un sanctuaire destiné aux fidèles, visible depuis la nef et associant sainteté et eucharistie, tel un contrepoint au chœur des chanoines clos derrière le jubé.

18La troisième possibilité consistait à présenter les reliques dans le soubassement du maître-autel. Une solution qui rappelle celle qui avait été proposée par saint Charles Borromée dans ses Instructiones. Elle ne semble acceptable par le clergé des cathédrales qu’une fois assimilée par le clergé gallican. Cette localisation convenait tout à fait aux reliques des vieux saints. Les fenestrelles étaient occultées par des pièces d’étoffes en temps normal et les reliques étaient dévoilées lors de certaines fêtes. Cette solution fut retenue à Noyon, où de grandes châsses furent placées dans le corps circulaire vitré au pied du tempietto de l’autel de Gondouin, réalisé en 1779. L’autel de Noyon témoigne donc d’un évident souci de perfection et d’équilibre. Les reliques placées exactement sous le tabernacle permettent de polariser l’église lieu de célébration et l’église lieu de mémoire sur le même point, et qui plus est à la croisée du transept, lieu idéal de convergence des lignes visuelles de l’édifice (fig. 1). La face arrière de l’autel étant également vitrée, le reliquaire des saints patrons prend également sens face à la cathèdre placée dans l’abside, rappelant à tout le clergé réuni que l’évêque actuel est le successeur de saint Éloi et des premiers évêques du diocèse. La frontalité avec la châsse remplace ainsi le fait, pour l’évêque, d’être assis en dessous d’elle29. Que le tempietto surmontant l’autel abrite la statue du saint patron montre à quel point la figure du saint fondateur était importante pour donner du sens aux nouveaux aménagements.

19On trouvait également les reliques des vieux saints dans des maîtres-autels à fenestrelles vitrées à Troyes et à Amiens. Cette solution renvoyait au type de l’autel-tombeau. On finit aussi par adopter ce choix à Châlons-sur-Marne en 1757 après la démolition de l’autel de retro et de son tabernacle monumental et la dépose des reliques dans une niche rectangulaire pratiquée à l’arrière du maître-autel. Pour dégager la perspective du rond-point, on plaça des grilles dans l’arcade centrale. Le baldaquin et le maître-autel furent reculés, l’autel de retro supprimé. Les reliques furent alors placées dans une niche rectangulaire pourvue de grilles inscrites dans un cadre doré à l’arrière du maître-autel, visible depuis le déambulatoire. Elles étaient surmontées d’un petit tabernacle, qui complétait la suspense présente au-dessus du maître-autel.

Fig. 1 – Maître-autel de Noyon : a) vue depuis la nef ; b) vue depuis le chœur. (Cl. P. Yakan)

20Viennent ensuite les solutions mixtes visant à associer les reliques des vieux saints avec d’autres éléments sacralisants. À Amiens, les châsses sont non seulement placées dans le maître-autel doté de fenestrelles, mais aussi au pied de la grande gloire eucharistique de Christophle, de 1768, qui surmonte le second autel (fig. 2). La grande composition structurée sur un schéma pyramidant repose sur le second autel, dont les ailes s’élargissent jusqu’aux seconds piliers de l’abside, de chaque côté. Des nuées de stuc dévalent ainsi depuis la composition jusqu’à englober tout le sanctuaire. À chaque extrémité, un ange soulève un drapé laissant apparaître un reliquaire, visible également depuis l’extérieur grâce aux grilles qui garnissent les entrecolonnements. Entre les piles suivantes, les reliquaires sont placés sous les nuées, et une fenestrelle est ménagée depuis l’extérieur. Au pied des secondes piles sont placées, à droite, la statue de saint Jean-Baptiste et, sur sa symétrique de gauche, celle de la Vierge, main tendue vers la gloire. Ainsi, tout le soubassement de la composition est fondé sur l’évocation de la sainteté, grâce aux reliques placées à cet endroit. D’autres reliquaires sont d’ailleurs conservés de part et d’autre de l’autel de retro et, au-dessus de lui, on trouve la grande châsse de saint Firmin, entourée de rayons. À l’origine, la niche ainsi pratiquée était fermée d’un drapé de velours rouge, et le reliquaire n’était dévoilé que lors de la fête patronale. Ainsi, les deux statues rappelaient les deux titulaires de la cathédrale : la Vierge, mais aussi saint Jean-Baptiste. La sainteté est donc comme subordonnée à l’Eucharistie, présente dans la suspense qui jaillit du centre de la gloire, et présentée comme fondement et non comme couronnement. Autres fondements liés aux vieux saints : au pied de la gloire gisent les insignes épiscopaux et les palmes du martyre.

Fig. 2 – Gloire eucharistique d’Amiens. (Cl. P. Yakan)

21Les corps des « vieux saints » pouvaient aussi être, très logiquement, associés à la cathèdre, tout particulièrement lorsque la cathédrale avait été disposée à la romaine. La présence du corps du saint fondateur du diocèse et de ceux des premiers évêques était la preuve de la succession apostolique sur le trône diocésain, de la validité de l’autonomie d’une Église locale enracinée dans les temps de l’évangélisation de la Gaule. L’insertion des reliques sur la cathèdre permettait aussi d’habiter visuellement le fond de l’abside et de focaliser les lignes de l’édifice. Ce fut le cas à Noyon, comme on l’a vu, de 1753 à 1779. À Nancy, le trône du primat de Lorraine, puis de l’évêque après la création du diocèse en 1777, est surmonté d’un petit baldaquin traité en tempietto inscrit dans l’arcade centrale et bénéficiant d’un éclairage zénithal. Cette structure, qui abrite aujourd’hui la statue de la Vierge, était destinée à recevoir les reliques de saint Sigisbert qui en furent ôtées à la Révolution. La théâtralisation de cette relique était de la plus haute importance pour une église dont le titre primatial était contesté par l’Église de France et qui prétendait au rang de cathédrale.

22La présence des vieux saints n’est pas seulement liée à la présence des reliques, mais aussi à leur présence dans l’iconographie de la cathédrale. On peut citer le récit de la vie de saint Firmin sur la clôture du chœur d’Amiens. Lors des grands travaux des XVII^e et XVIII^e siècles, quelle fut la part de l’iconographie des saints fondateurs ? L’élément qui manifeste la présence de ces saints est parfois un grand groupe sculpté qui constitue le pôle visuel de la cathédrale ouverte par la chute de son jubé. L’image se substitue parfois à l’ostension du lieu de conservation des corps saints. Elle est alors associée avec deux des dispositifs les plus importants des aménagements post-tridentins : la gloire et le baldaquin. Malgré le modèle du nouvel autel de Saint-Germain-des-Prés, dans aucune cathédrale le clergé n’alla jusqu’à placer la châsse du saint sur l’autel sous le baldaquin. On ne trouve cette disposition qu’à la cathédrale d’Elne, en 1715, avec le corps de sainte Eulalie, mais le siège épiscopal avait été transféré à Perpignan depuis 1602. À Béziers et à Autun, ce sont les reliques et l’image sculptée du saint qui bénéficient des rayons d’une gloire. Celle de Béziers30, voulue par M^gr de Nicolay en 1778, est tout à fait remarquable. En stuc blanc, elle jaillit de l’entablement cintré de la niche centrale du décor absidal, en léger encorbellement. Cela permet à la lumière du vitrail de la baie d’axe, dont la base est occultée, de passer par un puits de lumière illustrant l’ouverture des cieux. Saint Nazaire, les bras levés au ciel, est placé en dessous, sortant de son tombeau flanqué de deux anges, à l’intérieur duquel sont placées les reliques. À Autun, les reliques sont au même emplacement, mais dans une niche très sobre surmontant l’autel de retro. La gloire est placée au-dessus, au niveau de l’entablement, et seule sa partie supérieure déborde légèrement sur la baie d’axe. La gloire est donc centrée sur un tétragramme simplement peint. La suspense eucharistique part de son centre.

23À Bourges, on choisit une solution très originale. On s’écarta de la démarche narrative, au profit de l’illustration d’une mémoire diocésaine, prolongement de la sainteté universellement vénérée du premier martyr. Ce n’est pas l’autel ou la cathèdre qui fut choisi pour cette iconographie mémorielle, mais le chœur des chanoines. Sur les dosserets des stalles réalisées dans les années 1770 furent sculptés de grands médaillons où apparaissent tous les vieux saints. Les représentations des saints Sinitien, Désiré, Autregésile, Sulpice-Sévère et Guillaume ornaient le côté nord, celles des saints Ursin, Palais, Simplice, Sulpice le débonnaire et Raoul de Turenne le côté sud. Ces images assuraient aussi le lien avec le maître-autel, à la base duquel apparaissaient les châsses de certains de ces saints, notamment celle d’Ursin, premier évêque et évangélisateur du Berry, de son successeur Autregésile, et du saint patron, Étienne. L’autel apparaît donc comme l’élément qui donne sens au reste du décor du chœur, comme fondement de toute sainteté.

24La présence des vieux saints dans l’espace des cathédrales réaménagées aux XVII^e et XVIII^e siècles montre donc un traitement spécifique de la mémoire de ceux dont la présence justifiait l’autonomie et la dimension apostolique de chaque Église. Pour les évêques, il s’agissait de montrer où se fondait leur autorité et en quoi la cathédrale était un lieu de pouvoir spécifique au sein du diocèse. Pour les chanoines, la mémoire de ces saints montrait sur quelle mémoire se fondaient des pratiques liturgiques dont ils étaient les défenseurs. Le maintien de ces pratiques justifiait leur statut. Le rôle mémoriel de la cathédrale s’affirmait donc encore à l’issue des « travaux et embellissements » ; mais une mémoire mise à l’échelle du monument et davantage polarisée. Une mémoire qu’on utilise désormais dans un but catéchétique, car on recherche davantage les effets de proximité entre les vieux saints et les fidèles. S’agit-il là de répondre à leurs attentes ou bien d’une façon pour le clergé de raviver le lien qui peut se distendre entre les laïcs et la cathédrale à la fin du XVIII^e siècle ? Une distance qui parfois est née du refus, par certaines élites urbaines, de travaux qui avaient gommé un autre part importante de l’expression de la mémoire au sein des cathédrales. En effet, lors des travaux avaient souvent disparu les objets qui constituaient la mémoire des dévotions urbaines, des confréries et des fondations familiales, impitoyablement sacrifiés comme « colifichets » sur l’autel d’un « gothique des Lumières » épuré.