1La question de la faute est centrale dans une étude sur l’infamie puisque celle-ci affectait les déviants qui ne respectaient pas les normes et les valeurs de leur groupe et de la cité. Il s’agit de déterminer quelle conduite était estimée incompatible avec la fonction de sénateur, de chevalier, voire même de simple citoyen et s’il existait une gradation. Comprendre les comportements sanctionnés aidera à saisir les fonctions de l’infamie. Ainsi F. Münzer et J. Suolahti ont avancé que les motifs allégués par les censeurs n’étaient qu’un prétexte pour éliminer des adversaires politiques1. Le caractère arbitraire des procédures censoriales aurait, selon eux, permis cette dérive partisane et il n’y aurait en réalité aucun véritable souci de regimen morum ni d’autre fonction. Au contraire, T. Mommsen a voulu établir un catalogue des motifs de blâme qui concordait avec sa conception judiciaire de l’infamie censorienne. L’identification des procédures censoriales aux cérémonies de dégradation statutaire va contre ces théories. Pour que celles-ci fussent efficaces, H. Garfinkel considérait qu’il fallait entre autres que :

4. The denouncer must make the dignity of the supra-personal values of the tribe salient and accessible to view, and his denunciation must be delivered in their name. 5. The denouncer must arrange to be invested with the right to speak in the name of these ultimate values. […] 6. The denouncer must get himself so defined by the witnesses that they locate him as a supporter of these values2.

2Dans cette perspective, les censeurs accompliraient une authentique mission de regimen morum puisqu’ils tireraient leur autorité de leur respect scrupuleux des mores et qu’ils déclasseraient les citoyens au nom de celles-ci. Mieux, d’après la « labelling theory » d’H. Becker, en étiquetant les mauvais citoyens, les censeurs agiraient comme « entrepreneurs de morale », c’est-à-dire qu’ils contribueraient à produire la norme elle-même. Dans ce cas, loin d’être figé, le système normatif romain serait en constante évolution du fait de l’action des censeurs qui, grâce à l’arbitraire de leur pouvoir, étaient libres d’interpréter comme déviantes des conduites qui ne l’étaient pas jusqu’alors.

5.1. Le champ d’application du regimen morum

3L’appréciation personnelle du citoyen par les censeurs relevait de ce que les Romains appelaient le regimen morum. Cette mission ne s’arrêtait pas là puisque les censeurs prenaient parfois des édits réprimant des évolutions jugées néfastes, si bien que le censeur était aussi présenté comme un praefectus moribus3. Jamais cette mission ne fut cependant encadrée par une législation définissant précisément son domaine d’action4.

5.1.1. Qu’est-ce que les mores ?

4L’idée que les censeurs blâment toute entorse aux mores repose sur le fait que les normes romaines se divisent en normes juridiques (ius) et morales (mores). Dans ce cadre, le regimen morum était compris comme le complément de la procédure pénale, ayant la charge de faire respecter les normes morales pour le bien de l’État5.

5Selon la théorie de l’origine gentilice du regimen morum, les censeurs ne feraient que reprendre le contrôle plus large de la famille sur l’ensemble de ses membres6. Comme le mos préexistait au ius, les censeurs auraient été chargés de la surveillance de la partie des normes non récupérées par le droit7. T. Mommsen poussait un peu plus loin l’analogie en établissant un catalogue des motifs de blâme rappelant dans sa forme un code pénal. Selon lui, les censeurs avaient à apprécier les rapports du citoyen avec l’État non prévus par la loi et, à partir de là, leur attention se serait portée sur les conduites privées8. Or plusieurs parmi ces mêmes auteurs reconnaissaient que les censeurs dégradaient parfois des individus condamnés en justice ou indiquaient comme motif un délit puni par la loi9. Cependant presque tous minimisaient ces exemples qui les empêchaient de parachever leur reconstruction10.

6J. Bleicken fit remarquer que ces magistrats dégradaient également les condamnés dans un procès, ce qu’il fallait comprendre « als ein Tadel gegenüber Personen, insbesondere Senatoren, die ohne Bescholtenheit im Rechtssinne den Interessen der res publica zuwider gehandelt hatten »11. De même, A.E. Astin définissait les mores comme des « standards of acceptable behaviour » et énonçait que les censeurs devaient s’assurer « that senators and equites should not have shown themselves unfit to occupy their special status »12. Se dégageait l’idée que c’était l’individu dans son ensemble qui était examiné et non seulement une faute qu’il aurait commise, car il en allait de l’intérêt de l’État et de l’ordre social.

7Les théories faisant du regimen morum un tribunal des mœurs sont affaiblies par une vision anachronique des mores comprises comme des normes morales13. Verrius Flaccus, grammairien d’époque augustéenne que Festus abrégeait, suggérait que le mos était en quelque sorte une habitude ou une manière d’agir héritée des ancêtres14. S’il plaçait le mos en dehors du ius, il n’en ressort pas cependant que le mos désignait les règles morales régentant la vie sociale et particulièrement la vie privée des citoyens. F. Senn proposait ainsi une interprétation des mores plus cohérente avec ce que disent les sources15. Les censeurs s’assureraient de la conformité de la conduite du citoyen au caractère romain (mores). C. Edwards rappelle que mos désignait aussi bien les coutumes que la morale de sorte que les Romains avaient une vue « morale » du comportement humain16. Rapprochant les mores de l’arbitraire culturel17, elle supposait leur intériorisation par les Romains presque sans contestation. Plus que des règles, les mores étaient des principes de conduite qui façonnaient l’image du Romain idéal partagée par tous.

8Naturellement, sous la République, l’aristocrate entendait incarner cette figure, si bien que la notion de mores se retrouvait partout comme critère d’évaluation18. La uirtus, but à atteindre pour tout aristocrate, imposait une forme correcte de conduite, fidèle au mos maiorum19. Ce dernier jouait donc un rôle central dans la vie politique romaine d’autant plus que la nouvelle génération était jugée d’après les normes, succès et façons de faire de ses ancêtres au point que le respect du mos conférait une légitimité réelle20. Aussi C. Edwards avait-elle certainement raison de faire de la uirtus un mode de distinction tant par rapport au peuple qu’au sein de l’aristocratie, lorsque la richesse et la naissance ne suffisaient plus21. Le Sénat était censé regrouper les citoyens les plus vertueux, les patres qui affirmaient avoir hérité des mores de leurs ancêtres jadis honorés. Dans leur horizon de représentation, ils apparaissaient, au même titre que les censeurs, comme les garants du mos maiorum22. Les censeurs ne pouvaient d’ailleurs assurer cette fonction de regimen morum que parce qu’ils étaient eux-mêmes perçus comme les aristocrates les plus respectueux des mores.

9L’excellence que cherchait à atteindre tout aristocrate et que chaque censeur était supposé incarner, fut exposée par Q. Caecilius Metellus dans la laudatio funebris de son père L. Caecilius Metellus, le dictateur de 224 mort en 22123. Il est difficile de ne pas voir dans les dix maximas res optimasque les principaux domaines d’attention des censeurs au moins lors de la lectio senatus24. Ils réunissaient aussi bien la vie privée (nombreuse descendance rappelant l’intérêt porté par les censeurs à la natalité ; patrimoine acquis bono modo) que publique (activité militaire, politique, sociale). Certains objectifs rappelaient les qualités requises pour être considéré comme vertueux : la grauitas conférant l’auctoritas comme sénateur, magistrat et orateur ; le courage pour surpasser les autres au combat ; la sapientia… Pour finir, la laudatio soulignait l’importance de la bonne réputation (être clarissimus). Les mores avaient contribué à façonner les sphères où la uirtus était censée se manifester et prescrivaient à l’intérieur de celles-ci les manières d’agir permettant de l’atteindre. Agir en conformité avec les mores était honeste ce qui « permet de bénéficier pleinement de l’estime de la collectivité, mais autorise également la préservation de son rang, de son appartenance à un groupe éminent »25. C’est parce que le respect des mores était pensé comme actif et non passif qu’il pouvait être évalué et définir l’individu. Le désir de se conformer au mos maiorum afin d’acquérir la uirtus était une particularité proclamée de l’aristocratie qui était apprécié par les censeurs afin d’attribuer les places les plus estimées dans la société : le rang sénatorial et le rang équestre26. Cependant le regimen morum ne visait pas que les aristocrates. En effet, pour que la vertu et l’observation scrupuleuse des mores distinguassent, encore fallait-il que ces valeurs fussent acceptées du peuple dans son ensemble.

10Pourquoi Denys d’Halicarnasse et Plutarque insistaient-ils autant sur la vie privée comme champ d’application du regimen morum27 ? Ces deux descriptions émanent d’auteurs grecs qui mirent probablement l’accent sur ce qui leur paraissait extraordinaire et était susceptible d’étonner leurs compatriotes à qui s’adressaient principalement leurs œuvres28. C’était aussi la conséquence de la tradition qui avait surtout retenu les motifs de blâme surprenants, dénotant une certaine sévérité ou satisfaisant la curiosité sur la vie des principaux personnages de l’État. Ces exemples auraient fini par donner l’impression d’un intérêt quasi exclusif des censeurs pour la vie intime des citoyens. Enfin, ils généralisaient sans doute une surveillance qui ne concernait que les citoyens privilégiés, pour lesquels vie privée et vie publique se mêlaient29.

5.1.2. Flagitium et probrum : qu’est-ce qu’une infraction aux mores ?

11T. Mommsen affirmait que le probrum était la « désignation technique du délit censorial » entraînant la nota censoria30, citant trois textes où le probrum apparaît comme la cause de l’action des censeurs31. Sa reconstruction fut largement reprise par la suite32. W. Kunkel hésitait encore entre cette interprétation judiciaire et une compréhension de probrum comme un « unehrenhafte Verhalten » ou « tadelnswerte Verhalten »33. Il allait au-delà du seul délit pour voir dans probrum un comportement contraire aux principes de conduite. J.-F. Thomas a bien montré que probrum réunissait trois idées : déshonneur, action déshonorante et reproche34. Chez Plaute il désignait déjà des conduites contraires aux mœurs ce qui signale l’ancienneté du mot. La gravité des faits provoquait des reproches, qui sont au cœur du sens de probrum, et leur verbalisation n’est pas sans rappeler l’ignominia étudiée au chapitre précédent. L’impossibilité de mériter l’estime collective et l’idée d’invectives expliquent que le terme soit si souvent employé en contexte censorial35. Plus qu’un simple délit, le probrum devait dénoter un caractère révélateur d’un comportement contraire aux mores antiqui. La « dynamique de la parole blessante » qui caractérise le probrum36 ne pouvait se mettre en marche qu’à la condition que le prober soit remis en cause dans son être social et moral même.

12Toutefois, les réactions réprobatrices pouvaient être aussi le fait de l’ensemble de la communauté et se manifester par des bruits, des cris, des mises à l’écart… Flagitium exprime une telle situation. J.-F. Thomas en fait le complément de probrum37. Un passage de Festus témoigne de la proximité des deux mots38. Comme probrum, flagitium se retrouve fréquemment dans le contexte du regimen morum39. A. Ernout et A. Meillet l’expliquaient comme « charivari fait à la porte de quelqu’un pour protester contre sa conduite, réclamation bruyante et scandaleuse, scandale […] et par extension l’action elle-même qui provoque le scandale, “chose scandaleuse, honte” »40. Un passage de Plaute établit le sens premier de « scandale »41. La gravité de la conduite, profondément contraire aux valeurs essentielles de la communauté, provoquait une « onde de choc » dont la conséquence était de détruire l’honorabilité du fautif. « Flagitium est en somme le terme de la parole de la vie sociale, exprimant les réactions immédiates de la collectivité face à ce qui la heurte »42. La stigmatisation officielle prenait le relais de la réprobation de la communauté et confirmait les valeurs du groupe en les exprimant notamment dans le classement civique.

13Que ce soit probrum ou flagitium, aucun de ces deux termes ne désignait un délit entraînant la nota censoria. Il s’agissait plutôt d’une faute révélant le rejet des normes sociales fondamentales du groupe et le refus de se comporter selon les attentes de la communauté. Et les censeurs officialisaient alors une telle déviance dans les registres du cens43. Naturellement certains délits punis par la loi entraient dans la catégorie des probra ou flagitia à condition de dénoter un réel mépris pour les principes de conduite fondamentaux. Si une telle conception s’oppose à la vision judiciaire du regimen morum développée depuis T. Mommsen, elle invite néanmoins à s’interroger sur les motifs de blâme afin de révéler les horizons d’attente des Romains.

5.2. Les catalogues de motifs

14Lorsqu’on reconstruit le regimen morum sur l’image de la procédure pénale, il est logique de chercher à établir les infractions provoquant la sanction censoriale. Sans citer, de manière exhaustive, la liste de 22 motifs de blâme dressée par T. Mommsen44, qu’il nous soit permis d’en rappeler les principaux éléments :

• Motifs liés au service militaire (titres a et b) comprenant le refus de servir, la lâcheté ou l’insubordination.
• Abus et négligences dans l’exercice de fonctions publiques (titres c, d et e) allant de l’abus d’imperium à la corruption comme juge.
• Mauvaise attitude du citoyen (titres f, g et h) comme le mauvais usage du droit de vote, l’usurpation des insignes de rang et l’irrespect envers les magistrats.
• Condamnations en justice (titres i, k et l) limitées à celles « se fondant sur un acte déshonorant » sans autres précisions45.
• Exercice d’activités infamantes (titres m et n) comme la comédie ou la gladiature.
• Non-respect de la fides dans les relations privées (titre o).
• Tentative de suicide (titre p).
• Non-respect des coutumes familiales (titres q à u) allant de l’abandon des sanctuaires familiaux au non-respect des pratiques du divorce et à la sévérité excessive dans l’usage de la patria potestas.
• Vie molle et dispendieuse (titres v et w) affectant l’état du patrimoine et dénotant la soumission aux passions.

15À partir d’un tel catalogue, nous comprenons pourquoi T. Mommsen affirmait que l’examen portait d’abord sur les rapports entre le citoyen et l’État (titres a à h) et s’étendit ensuite à la vie privée (titres m à w)46, sans que nous sachions bien dans laquelle des deux catégories placer les titres relatifs aux procès (titres i, k et l). Il donnait l’impression que la liste n’était qu’un aperçu, obtenu par les sources, d’une liste bien plus longue formant une sorte de code des mores qui aurait été exposé à chaque début de censure dans la formula census47. L’édit censorial ressemblerait à une énumération d’infractions organisées d’après la date de leur insertion dans la formula en raison de son caractère tralatice.

16A. H. J. Greenidge reprit en grande partie le catalogue mommsénien qu’il organisa autour de quatre grandes catégories : la vie familiale et privée ; les activités infamantes ; les rapports du citoyen à l’État et enfin les condamnations en justice48. Il distingua également l’infamie immédiate, rassemblant les trois premières catégories, de l’infamie médiate correspondant à la dernière49.

17Les deux premiers catalogues établis à la fin du XIX^e siècle fournissent indéniablement une base de travail utile, mais ils ne sont pas exempts de défauts. Tout d’abord les motifs étaient présentés de manière brute sans les distinguer selon le statut du citoyen incriminé et l’aboutissement de la procédure à une nota ou non50. En outre, en dehors de l’analyse de l’infamia mediata chez A.H.J. Greenidge, aucune chronologie ne fut introduite dans les deux siècles et demi où fonctionna la censure républicaine51. Enfin, les motifs ne donnaient jamais lieu à une interprétation et étaient présentés comme si le blâme de telles conduites allait de soi. Déjà M. Kaser soulignait qu’il n’y eut jamais une liste fixe des probra car seul comptait aux yeux des Romains et surtout des censeurs l’intérêt de la res publica52.

18C. Nicolet fut le premier à analyser les motifs de blâme dans le cadre d’une réflexion plus générale et diachronique sur les principes et les institutions de la cité romaine53. Les motifs politiques, liés aux manquements à la fonction des officiels et des magistrats, s’épanouirent et finirent par dominer le regimen morum à la fin de la République tandis que la vie privée aurait été le champ d’application originel du regimen morum qui s’intéressait à la survie de la cité et de ses citoyens en encourageant la natalité, la sauvegarde des patrimoines, le respect de la fides et le rejet des passions menaçant l’équilibre social. A. E. Astin, niant l’idée d’un code des mores, alla aussi dans ce sens54. Bien que chaque paire de censeurs eût accompli différemment cette mission, il insistait sur la continuité du regimen morum grâce à sa logique interne. Il mettait l’accent sur l’aspect conjoncturel du regimen morum et sur son lien avec la défense des intérêts de la res publica nécessitant une surveillance rigoureuse des aristocrates.

19En brossant un tel tableau, C. Nicolet et A.E. Astin parvinrent à dépasser la limite imposée par les sources. En effet, « notre tradition anecdotique nous a peut-être conservé plus de témoignages pour les exceptions que pour les règles »55 avertissait T. Mommsen. E. Baltrusch, bien conscient de cette difficulté, soulignait l’impossibilité de construire un catalogue précis d’autant plus que les censeurs disposaient d’un pouvoir arbitraire56. C’est en gardant présents à l’esprit ces remarques et ces objectifs que nous avons établi nos propres tableaux des motifs de blâme. Nous avons commencé par trier les exemples selon que la dégradation fut subie ou avortée, distinction qui n’avait jusqu’alors pas été prise en compte. Ensuite, nous avons partagé les motifs en deux catégories, selon qu’ils relevaient de la vie publique ou de la vie privée. La première comprend tous les comportements de la vie civique et sociale, c’est-à-dire en rapport avec les autres membres de la communauté ou avec l’État. La seconde correspond aux conduites dans le domaine familial et personnel. Pour chaque catégorie, nous avons établi des sous-catégories de motifs tout en sachant qu’un même citoyen pouvait être déclassé par les censeurs pour plusieurs raisons. Nous avons retenu 12 titres, 8 pour la vie publique et 4 pour la vie privée, qui s’inspirent des catalogues que nous venons d’évoquer.

20Vie publique = 8 titres

21Militaire (= Mil.) : lâcheté, désobéissance, mauvais accomplissement du service, mauvais état des armes, mauvais exercice du commandement…

22Politique (= Pol.) : abus de pouvoir, fraude électorale, péculat, irrespect devant les magistrats, trahison contre la res publica…

23Judiciaire (= Jud.) : condamnation dans certains types de procès, accusation, corruption des juges…

24Partisan (= Part.) : lorsqu’il s’agit d’un blâme dirigé contre un adversaire politique et que le motif avancé n’est qu’un prétexte.

25Corruption (= Corr.) : corruption passive comme magistrat, juge…

26Fides (= Fid.) : parjure, faux témoignage, mensonges…

27Religion (= Rel.) : faute religieuse, impiété…

28Statut (= St.) : statut incompatible avec la dignité (affranchi, esclave…)

29Vie privée = 4 titres

30Luxure (= Lux.) : fautes sexuelles comme l’adultère, le stuprum, la débauche, mais aussi mauvaise utilisation du corps comme la mollesse, être efféminé…

31Financier (= Fin.) : faillite, fort amoindrissement du patrimoine, avarice ou cupidité, goût du luxe…

32Débauche (= Déb.) : intempérance, gourmandise, manque de sérieux, bouffon…

33Famille (= Fam.) : mauvais comportement comme pater familias, violences contre sa famille (parents et esclaves)…

34Nous aboutissons ainsi au tableau 5 qui sert de point de départ à notre analyse.

Tabl. 5 – Tableau récapitulatif des motifs de blâme du regimen morum (X ? = motif non attesté par les sources, mais inféré de celles-ci).

Recognitio Equitum (20 cas)

Relégation parmi les aerarii (7 cas)

5.3. Analyse des motifs de dégradation

35Bien que le faible nombre de cas empêche un traitement statistique très poussé57, ce tableau constitue un sondage précieux quant à l’exercice du regimen morum.

5.3.1. L’analyse procédurale

36Nous avons organisé notre tableau selon les trois grandes procédures de regimen morum : la lectio senatus, la recognitio equitum et l’examen des simples citoyens. La procédure la moins représentée dans nos sources, correspondant au statut le plus faible, offre en effet une répartition de motifs moins complexe et moins diversifiée.

5.3.1.1. L’examen des simples citoyens

37L’examen des simples citoyens, dont la dégradation consistait à reléguer le personnage estimé indigne parmi les aerarii et à l’inscrire dans une tribu urbaine, offre le moins grand nombre de cas : 7 exemples au total associés à 10 motifs (tabl. 5)58. Les motifs liés à la vie publique dominent nettement (7 sur 10), même si L. Nasica représente à lui seul deux des trois motifs de la vie privée59. Cette caractéristique est encore plus prononcée dans le cadre des relégations collectives puisque les trois cas correspondent à des motifs de la vie publique. Malgré leur petit nombre, si nous nous intéressons aux seules relégations effectives, la proportion entre motifs de vie publique et motifs de vie privée reste équivalente (5 contre 2), mais au sein de la première catégorie le rapport s’inverse entre motifs militaires et motifs politiques. Il est significatif que les relégations collectives effectives ne furent prononcées que pour des motifs militaires et que les motifs politiques renvoient pour moitié à une conduite irrespectueuse face aux magistrats. Ces deux éléments s’expliquent assez facilement. Les simples citoyens intervenaient dans la vie civique romaine principalement comme soldats et électeurs et étaient plus que tout autre soumis à l’autorité des magistrats.

5.3.1.2. La recognitio equitum

38Les exemples de retraits ou de tentatives de retrait, individuels ou collectifs, du cheval public sont un peu plus nombreux : 20 cas associés à 27 motifs (fig. 2). La majorité des motifs de dégradations relève là encore de la vie publique (18 sur 27). Parmi ceux-ci, les causes militaires et politiques occupent la première place (5 chacun) tandis que la débauche les suit de près (4, soit la moitié des motifs de la vie privée recensés).

39La confrontation de la répartition des motifs de retraits effectifs (fig. 3) à celle de l’ensemble des motifs révèle une première différence remarquable : la disparition des causes liées à la fides. Ce type de motif était peut-être plus difficile à établir et parmi les trois disparitions, le cas de C. Claudius Nero, le censeur de 204, est particulier. En revanche, la domination des motifs liés à la vie publique se maintient pour les retraits effectifs, mais dans une proportion moindre puisqu’ils ne représentent plus que 13 motifs sur 20.

40De même que la relégation collective parmi les aerarii, les retraits collectifs du cheval public sont provoqués d’abord par des fautes militaires (2) ou à connotation militaire (l’unique motif politique désigne le soi-disant complot visant à abandonner l’Italie après la bataille de Cannes). Comme il en va de même pour le retrait du cheval public de M. Caecilius Metellus, la répartition des motifs témoigne d’une forte corrélation entre l’ordre équestre et la vie militaire. Or l’examen des chevaliers comprenait la vérification des campagnes accomplies et l’égalité géométrique demandait aux citoyens les plus riches de servir plus souvent dans les légions. Il n’est guère surprenant que la conduite au camp qui servait à légitimer une supériorité politique et parfois à lancer une carrière fût étroitement surveillée.

41Bien que les motifs d’exclusion de l’ordre équestre soient plus divers, les causes liées à la vie publique, en particulier militaires puis politiques, dominent toujours. La plus grande variété des motifs découle du plus grand nombre de cas connus et probablement du fait que les chevaliers étaient tous inspectés individuellement à chaque censure. L’accroissement de la part des motifs de la vie privée par rapport aux relégations parmi les aerarii s’explique sans doute par la plus grande visibilité des equites romani equo publico. Ceux-ci formaient une minorité privilégiée, enviée et épiée par le peuple qui criait parfois au scandale et attirait ainsi l’attention des censeurs.

Fig. 2 – Motifs des retraits et des tentatives de retrait du cheval public (27 motifs pour 20 cas).

Fig. 3 – Motifs des retraits effectifs du cheval public (20 motifs pour 15 cas).

Fig. 4 – Motifs des exclusions et des tentatives d’exclusion du Sénat (42 motifs pour 30 cas).

Fig. 5 – Motifs des exclusions effectives du Sénat (35 motifs pour 27 cas).

5.3.1.3. La lectio senatus

42Naturellement les sources sur le regimen morum ont surtout conservé le souvenir des exclusions du Sénat. Nous disposons ainsi de 26 cas d’exclusions, de 3 tentatives avortées et d’une purge collective soit 30 cas au total pour lesquels nous avons établi 42 motifs (fig. 4).

43Deux points sautent aux yeux. D’abord la disparition des motifs militaires. Seule la praeteritio de M. Caecilius Metellus en 209 eut des consonances militaires assez prononcées. Les sénateurs étaient généralement d’anciens magistrats, donc des citoyens qui avaient accompli leurs decem stipendia. Ces dix années de campagne obligatoires représentaient un temps suffisamment long pour que, dans l’intervalle, des censeurs pussent apprécier la conduite du jeune ambitieux, en particulier durant la recognitio equitum60. Les sénateurs qui n’étaient pas d’anciens magistrats s’étaient parfois, comme l’indique la lectio exceptionnelle de 21661, illustrés au combat et avaient gagné une récompense honorifique comme une couronne civique. Il était dès lors difficile de remettre en cause leur conduite militaire. Le second constat frappant est le quasi-équilibre entre motifs de la vie publique (21) et de la vie privée (20). En revanche, l’écart se creuse de nouveau si nous considérons uniquement les exclusions effectives (fig. 5) puisque nous obtenons alors 19 motifs liés à la vie publique contre 15 à la vie privée. Toutefois ce rapport (15 sur 34 soit 44 %) reste nettement supérieur à ce que nous avions pour le retrait du cheval public (7 sur 20 soit 35 %) et la relégation parmi les aerarii (3 sur 10 soit 30 %).

44La confrontation entre les deux graphiques révèle un maintien de la répartition générale des motifs à l’exception des causes partisanes qui passent de trois à une. Ce point est particulièrement intéressant puisque les deux exclusions à couleur nettement partisane de Saturninus et Glaucia furent abandonnées, ce qui nuance le total.

45Au sein de la vie publique, les motifs d’ordre politique dominent largement et représentent la moitié du total. Il ne s’agit plus d’irrespect devant les magistrats, mais de mauvaise conduite dans l’exercice d’une charge publique (abus ou malversations). De tels motifs sont typiquement sénatoriaux et le catalogue de T. Mommsen permettait déjà de s’en rendre compte. Agir pour son propre intérêt était incompatible avec le dévouement à la res publica qui devait guider sénateurs et magistrats. Les autres motifs restent peu représentés, signe simplement de l’attention éclectique des censeurs durant la lectio senatus.

46Non seulement les motifs liés à la vie privée sont plus nombreux, mais ils sont aussi plus variés. Les sénateurs furent, bien plus que les chevaliers, dégradés pour des questions financières, qu’il s’agît d’une faillite ou d’une cupidité indigne et ce à toutes les époques. Le patrimoine économique tenait une place centrale dans la vie de l’aristocratie puisqu’il était l’un des éléments permettant sa reproduction. La fortune devait certes être augmentée, mais de manière honorable comme le rappelait l’éloge de L. Caecilius Metellus en 22162. En outre, la cupidité était dangereuse en ce qu’elle risquait d’accroître les inégalités entre pairs et de détourner la classe dirigeante du service de la res publica pour s’intéresser à son seul profit63. La débauche et la luxure fournissent une part importante des motifs liés à la vie privée. Les trois tentatives d’exclusions prétextaient entre autres une vie débauchée. De telles accusations étaient monnaie courante dans le jeu politique. De même, mettre en avant la débauche de celui que l’on souhaitait dégrader pourrait être également une pratique courante des censeurs, acceptable et acceptée, accroissant la légitimité du déclassement. Reprocher à un sénateur sa débauche ou sa luxure revenait à considérer qu’il transgressait l’ethos aristocratique justifiant la supériorité sociale du groupe au sein de la communauté64. Le modèle de vertu explique également l’apparition des motifs liés à la famille pour les seuls sénateurs à deux occasions. La gestion de leur domus constituait un indice sur leur manière d’administrer l’État65 tout autant que sur leur capacité à transmettre l’excellence à leurs descendants. Ainsi L. Antonius fut exclu pour son divorce irrégulier et Cn. Egnatius pour sa légèreté dans la rédaction de son testament.

5.3.1.4. Synthèse

47La répartition des motifs de dégradation révèle une domination constante des motifs liés à la vie publique sur ceux liés à la vie privée. Le regimen morum correspondait à un contrôle social bien plus qu’à une police chargée de réprimer les infractions aux bonnes mœurs dans la vie privée. Ce contrôle social assurait la cohésion de la communauté. Or, comme tout groupe, la communauté romaine n’était réelle selon R.A. Sorokin, C.C. Zimmerman et C.J. Galpin que lorsqu’elle « lives and functions as a unity »66. Pour cela, elle avait besoin de liens, de « group-creating bonds » qui correspondent aux principaux domaines de surveillance des censeurs67.

48La stigmatisation officielle des comportements contraires aux normes de conduite vis-à-vis de l’État permettait le renforcement de celles-ci. Le regimen morum visait au maintien du mos maiorum non en tant que code moral complémentaire du code pénal, mais en tant que conventions permettant les interactions au sein du groupe et la bonne marche de la société. La répétition des mêmes actes crée un savoir partagé qui est une garantie pour chaque membre de la communauté du bon déroulement de la vie civique et sociale68. Le regimen morum aurait ainsi servi à consolider périodiquement la cohésion interne de la cité. Ceux qui transgressaient les principes fondamentaux de la communauté mettaient en danger l’équilibre social, la survie de la cité et le bon fonctionnement de ses institutions. En actant dans le classement civique la mauvaise opinion qu’ils s’attiraient, les censeurs donnaient à l’humiliation des conséquences concrètes et soulignaient les conduites à éviter afin de conserver sa place et son honneur dans la cité69.

49Pourtant, au fur et à mesure que nous nous élevons dans l’échelle civique et sociale, les motifs tendent à accorder une place plus importante à la vie privée. Il faut y voir la caractéristique du système servien associant à la fortune la dignitas pour l’attribution du rang. L’excellence a priori déjà constatée dans la vie publique devait l’être également dans la vie privée pour légitimer l’appartenance aux groupes privilégiés70, sans parler de la fascination pour la vie privée des personnages publics, hier comme aujourd’hui. Comme le soulignait C. Edwards, la vertu distingue quand les autres critères s’avèrent insuffisants71. Toute conduite s’écartant trop du mos aurait mis en danger l’édifice méritocratique au cœur du régime républicain romain, et la rigueur devait être de mise72. L’examen scrupuleux des sénateurs et des chevaliers légitimait l’ensemble de la hiérarchie civique.

50Ainsi, pour la lectio senatus, nous constatons une nette progression des motifs de la vie privée et leur diversification. Il en allait de la dignitas du Sénat. Le développement des motifs financiers et l’apparition des motifs familiaux attestent le souci de la communauté de maintenir l’excellence de sa classe dirigeante et de favoriser la reproduction d’une aristocratie dévouée à la res publica. C’est aussi pour cela que tous les chevaliers étaient examinés individuellement tandis que seuls quelques citoyens suspects étaient convoqués devant les censeurs73. Si le critère d’appréciation était le même, le respect des mores, l’exigence variait selon le statut et l’origine.

51Si la sévérité du regimen morum décroissait à mesure qu’on descendait dans l’échelle sociale, c’était pour réaffirmer l’identité romaine autour de certaines valeurs exprimées brillamment par la seule aristocratie et tout particulièrement la noblesse. D’une certaine manière, le regimen morum avait la même fonction que l’école française des années 1960-1970 étudiée par P. Bourdieu et J.-C. Passeron : convertir des traits distinctifs de l’aristocratie (la vertu, la maîtrise de soi…) en des titres légitimes de domination74. L’analogie peut se poursuivre en faisant de la convocation par les censeurs et de la lectio senatus l’équivalent de l’examen scolaire tel que le définissaient P. Bourdieu et J.-C. Passeron75. Le passage devant les censeurs lors de la recognitio equitum, surtout avant le plébiscite reddendorum equorum, constituait cette minute de vérité où la uirtus du chevalier était affirmée ou niée. Or le jeune noble devait franchir cette étape avant d’envisager une carrière politique. De même, l’intérêt des censeurs se portait principalement sur la première classe qu’elle surveillait avec plus d’attention et dont seuls certains membres étaient promus à des rangs honorables suivant des normes acceptées par tous. En suivant la définition du charisme proposée par P. Bourdieu, la classe dirigeante de Rome, grâce à la censure, aurait imposé sa propre conception de son être. Elle serait devenue pour la cité ce qu’elle était pour elle-même en excluant ceux qui ne correspondaient pas à l’image qu’elle se faisait d’elle-même76. Grâce à cela, les citoyens acceptaient la domination de l’aristocratie présentée comme détentrice de la véritable vertu77 à la suite d’une vérification au cours de laquelle la chute de certains s’avérait nécessaire78.

52Si le regimen morum, s’abritant derrière sa mission de préservation du mos maiorum, de sélection des meilleurs et de mise à l’écart des indignes pour le bien de la res publica, avait bien une fonction sociale de légitimation de l’aristocratie apparue en même temps qu’elle à la fin du IV^e siècle79, il devient alors difficile de l’interpréter comme le complément de la procédure pénale punissant toute infraction à des normes ignorées par le ius. Les mores étaient plutôt des principes de conduite élaborés par et pour l’aristocratie dont le respect constituait un brevet d’excellence. Pourquoi dans ce cas la lectio senatus ne donnait-elle lieu à aucune comparution personnelle ? D’une part, parce que la dignitas des sénateurs se devait d’être éclatante et indiscutable. D’autre part, parce que la plupart des sénateurs étaient convoqués, jusqu’à l’époque gracchienne, avec les chevaliers. Cet examen suffisait à attester leur appartenance à l’élite romaine. Le soupçon était déjà un degré dans la faute, si bien que des investigations trop régulièrement poussées, quand bien même elles ne débouchaient sur rien, auraient amoindri le prestige du Sénat80. Il fallait que seuls quelques-uns tombent pour légitimer tous les autres. Qu’un nombre trop important de sénateurs fût régulièrement exclu, et l’humiliation aurait rejailli sur l’ensemble du groupe.

53Finalement, le regimen morum s’intéressait avant tout aux conduites et aux fautes qui risquaient d’amoindrir voire de couper le lien social et de menacer la hiérarchie civique sur laquelle reposait la société d’ordres romaine. Les censeurs veillaient à ce que chaque membre de la communauté répondît aux attentes et aux intérêts de celle-ci : excellence des sénateurs, supériorité militaire et morale des chevaliers, respect des devoirs civiques pour les simples citoyens. Bien entendu ces attentes et ces intérêts évoluèrent au fil du temps.

5.3.2. L’analyse chronologique

54Le regimen morum, incarnation du conservatisme romain, n’en restait pas moins étroitement lié à la société et aux bouleversements qu’entraînèrent la conquête du monde méditerranéen. Leurs répercussions se lisent à travers nos résultats. La figure 6 présente la distribution chronologique des motifs de dégradation toutes catégories confondues. Si on compare avec la figure 7 pour les seules dégradations effectives, on constate que les tendances sont les mêmes. Naturellement, le I^er siècle est largement surreprésenté. La richesse de la documentation pour cette période et le grand nombre d’exclusions du Sénat en 70 expliquent ce déséquilibre81. De même le pic de 184 provient de l’intérêt porté dès l’Antiquité à la censure de Caton. Malgré ces limites, plusieurs constats peuvent être dégagés.

55Qu’il s’agisse des dégradations totales ou effectives, on observe une constance des motifs liés à la politique, à la débauche, à la famille et à la fortune qui constituent dès le début le socle du regimen morum. Les deux premières dégradations sont dues à un divorce irrégulier et à une cupidité excessive, et les autres cas datent de la dernière censure républicaine accomplie entièrement en 70.

56Le motif militaire fut continuellement évoqué aux III^e et II^e siècles et apparut pour la dernière fois en 142. Rome ayant une armée civique, il était nécessaire que les censeurs fissent attention à ce que chaque citoyen accomplît son service militaire du mieux possible et que les groupes privilégiés fondant leur supériorité politique sur leur participation accrue à la guerre ne dérogeassent pas aux attentes de la communauté. Avec l’introduction du volontariat par Marius en 107, un tel besoin disparut82. La tâche fut sans doute complètement abandonnée aux généraux qui firent un usage plus régulier de la missio ignominiosa et des autres peines infamantes83. C. Nicolet avait déjà bien vu que les motifs militaires surgissaient surtout lorsque la cité menait une guerre difficile (les dégradations de 214 et 209 correspondent à la période critique de la deuxième guerre punique) ou traversait une crise du recrutement (en 159 et 142 à cause de la reprise des guerres en péninsule Ibérique et des problèmes démographiques et économiques)84.

Fig. 6 – Évolution chronologique des motifs de dégradation ou des tentatives de dégradation censoriale (79 motifs pour 57 cas).

Fig. 7 – Évolution chronologique des motifs de dégradation censoriale effective (61 motifs pour 47 cas).

57Tout cela montre que les censeurs adaptaient leur action aux problèmes que traversait la communauté et aux objectifs qu’elle se fixait85. La recherche scrupuleuse des jeunes citoyens tentant d’échapper au service militaire en 214 et 209 en est une parfaite illustration. En stigmatisant ceux qui adoptaient un comportement contraire aux besoins urgents de la communauté, les censeurs offraient à la cité des boucs émissaires permettant une catharsis et finalement un renforcement de l’intériorisation des normes et des attentes du groupe86.

58La stigmatisation d’individus isolés permettait également de dénoncer des évolutions jugées néfastes pour la communauté87. Le cas de L. Antonius en 307 en était peut-être un exemple. Les censeurs voulurent éviter qu’à une époque où Rome était confrontée à l’intégration des Latins n’apparaissent des conflits liés aux questions matrimoniales, si cruciales dans les périodes de brassages de populations, ou un changement dans les pratiques familiales parmi lesquelles le divorce occupait une place centrale88. C’est ce qu’illustre l’apparition en 184 seulement des motifs liés à la luxure. Les censeurs furent amenés à prendre parti face à la nouvelle mode des mœurs grecques qui risquaient de bouleverser les valeurs romaines89. Ainsi Caton reprocha à L. Veturius son obésité et Scipion Émilien blâma P. Sulpicius Galus pour ses tenues efféminées d’origine grecque90. De même, Salluste fut peut-être écarté du Sénat à cause d’un adultère notoire alors qu’en cette fin de République les aristocrates étaient accusés de ne plus respecter le modèle familial des vieux Romains, cause proclamée de bien des maux. Le regimen morum permettait à l’aristocratie, par l’intermédiaire de ses plus illustres représentants, les censeurs, d’exprimer un avis sur les évolutions de la société et d’encourager telle ou telle direction, bien que les voix fussent parfois discordantes. L’arbitraire, dont la seule limite était l’intérêt de la res publica, permettait cette réactivité91. Condamnant les excès, les censeurs contribuaient au façonnage d’un mos qui était en réalité loin d’être figé92.

59Un second motif apparut au cours du II^e siècle, le motif partisan. La première dégradation d’un personnage due principalement à une animosité politique aurait eu lieu en 131, soit deux ans après le tribunat de Ti. Gracchus. Les motifs partisans réapparurent en 102, alors que Rome était agitée par le conflit entre les populares menés par Saturninus et Glaucia et les optimates. Peut-être faut-il aussi interpréter les exclusions massives de sénateurs de 115 et de 70 à travers le prisme factionnel93 ? Dans ces temps d’exception où fut inventé le senatus consultum ultimum94, il est compréhensible qu’un instrument comme le regimen morum pût être dévoyé à des fins partisanes, et cela d’autant plus facilement que l’arbitraire y tenait une place centrale.

60Enfin, le I^er siècle vit émerger quelques autres motifs. La question du statut tout d’abord, à propos de la naissance de P. Popilius, témoignait des bouleversements sociaux et des difficultés d’une partie de la noblesse face à l’ascension rapide d’individus à la naissance pourtant obscure95. La corruption, lorsqu’elle était si notoire qu’elle en devenait scandaleuse, fit également son apparition lors de la censure de 70. Quoiqu’un tel motif se rencontrât probablement auparavant sans laisser de traces dans les sources, il reflétait le développement de la vie judiciaire romaine que nous connaissons si bien grâce à Cicéron. La multiplication des procès posait la question du traitement des condamnés dans le cadre du regimen morum, surtout lorsque la loi prévoyait déjà une dégradation.

61Le regimen morum accompagnait donc les évolutions de la société, les orientait parfois, et soutenait la communauté en période de crise. Les motifs dépendaient des marqueurs de la dignité et de l’indignité qui, à l’instar des marqueurs de richesse, se modifièrent au cours du temps à mesure que de nouvelles pratiques culturelles et sociales s’imposaient sous l’influence des rencontres avec d’autres peuples et des progrès internes à Rome. L’apparition de précédents permettait ensuite de mieux apprécier la conduite. Naturellement le regimen morum fut aussi influencé par les crises romaines, notamment les guerres civiles qui teintèrent les opérations d’une coloration partisane, et par l’essor des quaestiones. Ces deux phénomènes soulèvent la question des factions et celle des dégradations automatiques.

5.4. Motif et arbitraire

62La liberté des censeurs dans l’accomplissement de leur tâche a fait naître deux conceptions. La première, issue de l’historiographie factionnelle, défend une interprétation purement partisane de chaque dégradation. Fondée sur l’hypothèse d’un arbitraire fort, elle ne considère les motifs que comme des prétextes afin de faire du regimen morum un moyen pour éliminer les adversaires politiques. Au contraire, la seconde approche, proposée d’abord par T. Mommsen, s’appuie sur l’idée d’un arbitraire faible et voit dans le regimen morum un complément de la procédure pénale. Bien que nous ayons déjà réfuté cette théorie, elle pose néanmoins la question des dégradations automatiques.

5.4.1. Regimen morum et factions

63Comment ne pas voir dans les exclusions du Sénat des règlements de comptes au sein de l’aristocratie ? Cela expliquerait l’acharnement de la compétition pour la censure. Dans la majorité des notices de la Realencyclopädie consacrées à un personnage dégradé, F. Münzer essaie d’associer le blâmé à une famille ou à un parti opposé à l’un des deux censeurs en se fondant généralement sur le nom, à défaut d’autres informations. Bien qu’elle connût, et connaisse encore, un certain succès96, cette vision réductrice du regimen morum est inacceptable.

64Seuls trois cas de dégradation relèvent d’un caractère partisan explicite. Ces motifs n’apparurent qu’avec la crise de la fin de la République à une période où l’ensemble du système politique était mis à mal par les conflits au sein de l’aristocratie. Or, ni Saturninus ni Glaucia ne furent écartés du Sénat en 102 à cause du refus de C. Caecilius Metellus Caprarius, collègue de Q. Caecilius Metellus Numidicus à la censure, et membre des optimates97. Cet échec pourrait témoigner d’une certaine réticence à utiliser le regimen morum comme arme dans la lutte politique. Dans les autres cas où F. Münzer défend une cause factionnelle, les arguments sont souvent bien minces98. Certaines exclusions du Sénat ne peuvent avoir aucune cause politicienne. En 174, par exemple, Q. Fulvius Flaccus raye de l’album son propre frère, qui plus est consors99. Et, si une exclusion du Sénat peut se comprendre dans la lutte entre familles et partis, que dire d’un retrait du cheval public ou d’une relégation parmi les aerarii d’un simple citoyen ? L’existence de ces dégradations prouve que le regimen morum ne dépendait pas uniquement des conflits politiques. Enfin, qualifier de prétextes les motifs invoqués pose problème. Pourquoi, en ce cas, les victimes n’étaient-elles pas plus nombreuses ? Le nombre d’exclus du Sénat restait constant et le chiffre assez bas100. Une telle modération s’accorderait avec une recherche réelle des indignes plutôt qu’avec une élimination des adversaires. La forte augmentation du nombre d’exclus en 115 et 70 pourrait s’expliquer par l’irruption de considérations politiques, mais ces épisodes sont extrêmement rares101. Il est remarquable que nous n’ayons aucun cas de contestation du blâme, de dénonciation d’un faux motif alors que nous avons gardé tant d’exemples de sévérité des censeurs. Le peuple qui exhorta L. Quinctius Flamininus à retrouver sa place parmi les consulaires au spectacle n’agit ainsi que par pitié et non parce qu’il jugeait la dégradation injuste102.

65L’approche factionnelle limite beaucoup trop la portée et la fonction du regimen morum. Certes les censeurs devaient inspecter plus attentivement leurs adversaires, cependant leur mission ne pouvait perdurer que si elle se situait au-dessus des luttes politiques et ne visait que l’intérêt de la res publica. Si la censure avait été inféodée aux querelles partisanes, nous en aurions eu certainement des échos dans les sources ou au moins l’étude de cas aurait révélé une telle tendance. Il est toutefois vrai qu’à la fin de la République il y eut des tentatives d’instrumentalisation du regimen morum. Les attaques de Q. Metellus Numidicus contre Saturninus et Glaucia en 102, et les motivations de Clodius pour réformer la censure en 58 en particulier en témoignent. Peut-être aussi est-ce pour cela que Sylla, qui voulait pourtant restaurer la République traditionnelle, n’encouragea pas le retour de la censure. Et c’est peut-être justement parce que l’aristocratie romaine craignait une dérive factionnelle que la censure fut de moins en moins revêtue dans le dernier siècle de la République103.

5.4.2. Des dégradations automatiques ?

66Si la nota était la peine infligée à toute infraction au mos, la question du caractère automatique de la dégradation se pose s’agissant des citoyens condamnés dans une autre instance. Ceux à qui le général avait infligé une punition infamante attiraient très certainement l’attention des censeurs et devaient apparaître comme dignes d’un blâme, sinon d’un déclassement104. C. Aurelius Cotta, consul en 252, dénonça ainsi aux censeurs 400 chevaliers indisciplinés105. Bien que nous n’ayons conservé aucune trace d’une telle pratique, le dépôt des noms des soldats punis était sans doute d’autant plus nécessaire pour les simples citoyens qui, contrairement aux chevaliers, n’étaient pas interrogés individuellement106. Néanmoins, l’arbitraire des censeurs jouait un rôle puisqu’ils devaient s’assurer que la conduite du citoyen méritait plus que la punition reçue au camp.

67La deuxième catégorie qui devait fortement intéresser les censeurs était constituée des condamnés dans les différents tribunaux de la République. Les censeurs grâce aux préteurs, aux appariteurs et à tous les personnages impliqués dans les procès étaient facilement informés des condamnations prononcées au cours du dernier lustre107. Toutefois les rares exemples transmis par les sources concernent surtout la fin de la République et des sénateurs108. Les lois encadrant les iudicia publica prévoyaient de plus en plus l’exclusion du Sénat comme conséquence de la condamnation, prenant progressivement le pas sur le travail des censeurs comme nous le verrons dans la seconde partie. Aussi, en dehors des cas prévus par la loi, rien ne permet de conclure à une dégradation automatique des condamnés en justice à la censure suivante. On ne peut que supposer une fois encore que les censeurs étaient libres de déclasser le citoyen après examen du délit commis et de ses circonstances grâce aux témoignages dont ils disposaient et qu’ils ne manquaient pas de solliciter.

68Enfin, les interdits prononcés contre les citoyens exerçant une activité infamante suggèrent que les censeurs déclassaient systématiquement ces personnes109. Tous les historiens s’accordent à penser que les textes juridiques restreignant la participation de ces citoyens aux affaires publiques et aux procédures judiciaires s’inspiraient de pratiques censoriales plus anciennes ou, du moins, des mêmes principes que celles-ci110. Par conséquent, le caractère automatique de la lex se retrouvait peut-être au cours des opérations censoriales. Si cela paraît presque certain pour l’aristocratie, comme l’atteste l’exemple de D. Laberius111, en revanche cela l’est moins pour les simples citoyens à propos desquels seuls deux passages de Cicéron et Tite-Live le laissent entendre112. L’expression tribu moueri chez Cicéron désigne sans ambiguïté l’une des dégradations infligées par les censeurs. Pour sa part, Tite-Live indique que les acteurs ne servaient pas dans les légions, les Romains imitant peut-être ici les Grecs113. Il semblerait donc que les citoyens exerçant la comédie étaient recherchés et déclassés par les censeurs. Il en allait peut-être de même pour ceux qui pratiquaient d’autres activités infamantes comme la prostitution ou la gladiature, d’autant plus qu’ils devaient être connus pour cette raison et somme toute peu nombreux.

***

69Les censeurs ne s’acharnaient pas à punir toute infraction à un supposé code moral ni à faire revivre un passé idéalisé, mais adaptaient le regimen morum au contexte et aux attentes propres à chaque statut. En étiquetant les déviants, ils façonnaient les mores, agissant comme des « entrepreneurs de morale »114. Les procédures étaient publiques parce qu’elles permettaient aux censeurs d’interagir avec le peuple et d’entretenir le consensus au sein de la cité en légitimant la classe dirigeante et en renforçant l’attachement du plus grand nombre aux normes et valeurs du groupe qui le définissaient115. Aussi est-il curieux que le retour à l’ordre moral promis par Auguste ne s’accompagnât pas d’un retour en grâce du regimen morum tant contesté à la fin de la République.