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Les cardinaux entre Cour et Curie

 | 
François Jankowiak
, 
Laura Pettinaroli

Conclusion

Habemus papam

Philippe Levillain

Texte intégral

  • 1 Je vous annonce une grande joie : nous avons un Pape.
    Le très éminent et très révérend seigneur, le (...)

Annuntio vobis gaudium magnum : habemus papam.
Eminentissimum ac
reverendissimum dominum,
dominum [prénom(s) de l’élu],
Sanctae Romanae Ecclesiae
cardinalem [nom de famille de l’élu],
qui sibi nomen imposuit
[nom de règne de l’élu1].

1Cette proclamation, faite par le protodiacre (le premier des cardinaux-diacres) au balcon de la Loggia delle Benedizioni, remonte à une époque mal identifiée, mais que Stendhal assure avoir entendue sous le règne de Grégoire XVI. La prise de Rome, le 20 septembre 1870, en suspendit l’effet jusqu’aux Accords du Latran (février 1929). L’élection de Pie XII, le 2 mars 1939, rassembla sur la place Saint-Pierre plus de deux cent mille personnes. Ce flux ne cesse de grossir d’élection en élection. Le plus spectaculaire moment restera probablement celui du cardinal Karol Wojtyła, dont le prénom et le nom prononcés par le cardinal Felici furent si mal compris que la foule oscillante s’attendit un moment à l’élection d’un pape africain (« un Papa nero » !).

  • 2 Respectivement deux Français, un Syrien, un Australien, un Américain, un Espagnol, un Allemand, un (...)

2Dans l’image contemporaine de la papauté, un cardinal est avant tout un papabile (un pape virtuel ou possible). Le deuxième concile du Vatican a construit cette image indirectement en quatre ans, confiant la présidence du concile à dix cardinaux provenant de quatre continents2, dont un cardinal de Curie, le cardinal Tisserant, vigilant et sceptique. L’histoire du concile Vatican II se joua entre le pape et les cardinaux, les cardinaux et les évêques, les évêques et les experts, l’opinion publique et la presse. Certaines interventions de cardinaux, telle celle du cardinal Liénart, évêque de Lille, le 13 octobre 1962, suscitèrent un véritable cocorico français, comme l’écrivit dans Le Monde le journaliste Henri Fesquet. Un cardinal est devenu un représentant national d’un continent ou d’un État. Il suffit d’entendre les clameurs des pays africains lors des consistoires publics des récentes créations cardinalices, de constater la foule qui se presse dans les palais apostoliques pour les visites de courtoisie, après la messe pontificale. La réforme de la Curie mise en œuvre par Paul VI par la constitution apostolique Regimini Ecclesiae Universae (15 août 1967), la nomination comme Secrétaire d’État du Français Jean Villot en 1969 et l’internationalisation de la Curie, ont changé la donne. Le point collectif des cardinaux en consistoire, en conclave ou en réunion extraordinaire (notamment pour les questions de finances), s’est alourdi avec le temps. Mais l’histoire de cette dignité particulière méritait qu’on la relevât scientifiquement.

3C’est toute l’œuvre de ce volume concluant un travail minutieux accompli par Laura Pettinaroli et François Jankowiak, assistés par un comité scientifique pertinent, qui livre des études approfondies, à la fois érudites et savantes, c’est-à-dire pointues et conceptuelles, de l’histoire de cette charge dont seul le pape est maître, depuis l’origine et canoniquement. Significativement, les « Princes de l’Église » ou porporati, éminences révérendissimes, ont été radiés au vocatif : « Monsieur le cardinal », ou au mieux : « Éminence », l’usage de la troisième personne dans un discours (« Monsieur le cardinal accepte-t-il » s’est perdu dans les caves d’un protocole obsolescent), ainsi que le port de la cappa magna, longue de douze mètres à l’origine, portée par un caudataire, supprimée à la demande du cardinal Gouyon en 1964 et ramenée à sept mètres. Elle est plus que rarement utilisée.

4Le volume proposé ici rassemble vingt-cinq articles mettant l’accent sur les aspects les plus romains de l’action des cardinaux, vingt-sept auteurs ayant participé, français en majorité, mais aussi italiens, allemands ou roumain. Il entend résoudre et résout la variété des questions que l’on peut se poser sur cette institution multiséculaire dont il faut rappeler qu’à l’origine elle est la conséquence de l’élection de l’évêque de Rome par le clergé romain. C’est la raison pour laquelle la variété de leur nombre, au fur et à mesure que s’affirmait la puissance de l’évêque de Rome, est restée gravée dans l’urbanisme et le suburbanisme romain, par l’attribution à chaque cardinal d’un titre attaché à une église locale. L’évêque de Rome est d’ailleurs titulaire de la basilique Saint-Jean de Latran, comme l’archevêque de Paris, de l’église Saint-Louis-des-Français, ou de celle de la Trinité-des-Monts. Ce n’est pas pour rien que Paul VI a fixé à cent vingt le nombre des cardinaux électeurs (dix fois les douze Apôtres). En revanche, la démission, à quatre-vingts ans, de la charge de cardinal, suggérée à Paul VI par le cardinal Garrone, suscite, avec l’allongement de la durée de la vie, des critiques de plus en plus sérieuses, sauf à vouloir ignorer, ou faire semblant d’ignorer, la constitution de Paul VI, qui laisse la porte ouverte à l’élection d’un cardinal « en retraite » (ou « émérite »), comme celle d’un laïc, célibataire ou veuf, qui, en ce cas, serait consacré aussitôt dans tous les ordres – diaconal presbytéral, épiscopal – pour entrer dans le Sacré Collège.

  • 3 La Société de cour, 1969.

5La question des relations entre le Saint-Siège et la Curie est un élément majeur des analyses proposées par cet ouvrage. Romaine, la Curie, qui constitue le gouvernement central de l’Église, présente tous les éléments d’une cour selon un protocole qu’on peut assimiler aux monarchies civiles, voire aux États républicains. Une cour existe dès que se coagulent autour d’un monarque ou d’un président des familiers, des collaborateurs et un protocole, comme Norbert Elias l’a montré3. Mais une cour est régie par un protocole. Le Saint-Siège et la Curie sont régis par un rituel qui est l’expression d’une mission sacrée et d’un renouvellement sacramentel. Le point commun le plus proche se trouve entre le Saint-Siège et la monarchie britannique.

6Mais, en tant que collège électoral, et expression collégiale de l’activité du pasteur de l’Église, la Curie est d’abord un gouvernement, direct ou délégué, de toute façon centralisé. Tous les cardinaux du monde font partie de dicastères, à la réunion desquels ils sont tenus d’assister. Certains cumulent des fonctions au sein de la Curie. D’autres ont des fonctions attributives symboliques. La centralisation de la Curie se fit graduellement, en faveur du nombre des cardinaux, qui, au milieu du XIIIe siècle, se réduisaient à six et finalement retrouvèrent leurs pouvoirs et un nombre convenable après le concile de Trente. C’est à cette époque que les papes du XVIIe siècle arrêtent la liste des titres cardinalices, que Paul V Borghese (1605-1621) répartit dans les trois ordres déjà cités en distribuant à chaque ordre des soins diplomatiques ou administratifs et en favorisant les familles les plus illustres d’Italie. En principe, à la discrétion du pape, et toujours aujourd’hui, les cardinaux, ou, si l’on préfère, le titre cardinalice, possède une assez grande autonomie, dont les contributions ici présentées démontrent la vérité. S’il s’agit d’un gouvernement, le collège cardinalice, réuni dans ses différents états, est travaillé par des oppositions, des rivalités, des passions. En un mot, il est humain, comme toute situation.

  • 4 Rappelons que c’est Jean XXIII qui, en 1960, par un motu proprio, exigea que tous les cardinaux de (...)

7Élites ? Tel est le thème abordé sous ses divers angles par les contributeurs de ce livre puissant. Italienne jusqu’à Vatican II, vivier de la papauté, la Curie connaît aussi les divergences entre les cardinaux résidentiels et les cardinaux de Curie4. Les charges curiales tournent tous les cinq ans, depuis 1967, et sont à la discrétion du pape. Certains cardinaux résidentiels souhaitent regagner leurs patries. Il ne faut pas oublier d’autre part que les cardinaux de Curie disposent d’un personnel « administratif », le plus souvent italien, ou bénéficient d’une hiérarchie, en tant que présidents d’un dicastère, ce qui met leurs influences au trébuchet d’un monde très métissé entre les permanents et les passagers. La Curie reste sous influence italienne et romaine. Telle est l’une des raisons de l’opposition qui s’est toujours manifestée envers les Souverains pontifes étrangers. Sa mémoire de fonctionnalité est intacte. Elle peut même mettre en péril le pape, sa nomination – comme on l’a vu au conclave de Viterbe (1268-1271) –, les divisions qui s’ensuivirent – le schisme d’Avignon –, voire sa renonciation, comme on l’a vu récemment.

8À propos de renonciation et de l’évocation médiatique de celle de Célestin V le 3 décembre 1294, il faut nuancer la fausse comparaison avec Benoît XVI. La problématique pour le premier était politique. Il avait été appelé par Charles II d’Anjou pour résoudre la succession de Nicolas IV le 4 avril 1292, laquelle était au cœur d’une âpre rivalité pendant deux ans. Pietro del Morrone (futur Célestin V), ermite bénédictin, avait un rayonnement spirituel tel qu’il avait acquis une réputation de sainteté et œuvré pour l’institutionnalisation de sa spiritualité, fondateur d’une branche des Bénédictins : les Célestins. En 1294, Charles II suggéra donc à l’ermite respecté d’envoyer au Sacré Collège une lettre de blâme pour sa procrastination de l’élection du nouveau pape. Cette lettre ébranla le conclave, au point d’élire finalement Pietro del Morrone par inspiration le 5 juillet 1294.

9Il est rapidement dépassé par ses responsabilités : malgré une expérience d’administrateur à la tête de plusieurs abbayes, le nouveau pape n’a reçu qu’une formation théologique sommaire et ne connaît ni le droit canonique, ni le fonctionnement de la Curie romaine. Dès son élection, Charles II d’Anjou se fait très influent dans les choix de Célestin V. Il accorde de nombreux privilèges à sa congrégation. Il installe un membre de sa congrégation à l’abbaye Saint-Vincent du Volturne, puis à l’abbaye du Mont-Cassin, malgré l’opposition des moines. Le 18 septembre, il crée treize nouveaux cardinaux, soit plus que les trois précédents papes réunis. Six de ces nouveaux cardinaux sont moines, mais aucun n’est franciscain ni dominicain, ce qui remet en cause la représentation traditionnelle.

10Devant la montée des critiques sur son administration, Célestin V consulte des canonistes qui lui montrent qu’une renonciation est licite. Le 9 ou le 10 décembre 1294, le pape annonce à son entourage sa décision ; il invoque l’humilité, son insuffisance physique et intellectuelle face aux exigences de sa charge, et son souhait de se retirer dans son ermitage. Il promulgue une constitution apostolique sur la renonciation pontificale dont le texte a disparu, mais qui est connu par un acte dans le même sens pris par son successeur. Le 13 décembre, Célestin V renonce au trône de Pierre devant le collège des cardinaux à Castel Nuovo. Le problème est là et il soulève une grande polémique dans les milieux des clercs en France et en Italie : l’autorité du pape émane-t-elle uniquement du conclave et du Sacré Collège ou bénéficie-t-elle d’un pouvoir propre qui la libère de l’autorisation de renoncer ou pas ? Au-delà de la lutte politique dans l’aristocratie romaine entre les Orsini et les Colonna, le contrôle de la papauté par les États, étrangers ou italiens, est un enjeu majeur.

  • 5 Dans l’exercice de sa charge de pasteur suprême de l’Église, le pontife romain est toujours en lien (...)

11Tel n’est pas le cas en 2013. S’il est probable que les réformes entreprises par Benoît XVI heurtent les unes après les autres une majorité hétéroclite de la Curie, et que le Secrétaire d’État, le cardinal Bertone, exerce une autorité pontificale déléguée qui suscite une grave hostilité, aucune pression politique extérieure n’intervient dans la décision radicale du Souverain pontife. Mais, en l’annonçant au consistoire du 11 février 2013, le pape trancha entre les deux thèses en présence depuis le XIIIe siècle : demander l’avis des cardinaux ou simplement leur faire part de sa décision autorisée et prévue par l’article 332 §2 du Code de droit canonique5.

12La richesse du volume rassemblant ici l’essentiel des recherches opérées sur plusieurs années tient précisément à ce qu’il permet de remonter dans le temps et quasiment aux origines de la nature et de l’évolution de la charge cardinalice, et de son poids variable lié à une administration de plus en plus indispensable au gouvernement de l’Église (« cardinalice » évoque « cardo », au sens de « pivot ») et au sein de laquelle presque tous les papes furent choisis en deux mille ans. Célestin V est un cas particulier. Mais Pie V était dominicain et Grégoire XVI était camaldule. Ils accomplirent leur mandat. Il fallut attendre plus de quatre siècles pour que le conclave désignât un pape jésuite, lequel fréquentait peu la Curie, et, en 2005, était très peu connu. C’est le grand débat d’Église entre Providence et politique.

Notes

1 Je vous annonce une grande joie : nous avons un Pape.
Le très éminent et très révérend seigneur, le seigneur [prénom(s) de l’élu], cardinal de la sainte Église romaine [nom de famille de l’élu], qui s’est donné le nom de [nom de règne de l’élu].

2 Respectivement deux Français, un Syrien, un Australien, un Américain, un Espagnol, un Allemand, un Italien, un Argentin et un Néerlandais.

3 La Société de cour, 1969.

4 Rappelons que c’est Jean XXIII qui, en 1960, par un motu proprio, exigea que tous les cardinaux de Curie fussent consacrés évêques. Il instaura ainsi une hiérarchie administrative réglée sur l’ordre dans les fonctions curiales. Les trois ordres participaient à l’élection pontificale depuis le XIIIe siècle. Mais on sait aussi que le cardinal Antonelli n’était que cardinal-diacre et avait ainsi une liberté de vie peu appréciée par ses contemporains et redoutée par Pie IX. La réforme de Jean XXIII éleva le Sacré Collège dans la fonction épiscopale.

5 Dans l’exercice de sa charge de pasteur suprême de l’Église, le pontife romain est toujours en lien de communion avec les autres évêques ainsi qu’avec l’Église tout entière ; il a cependant le droit, selon les besoins de l’Église, de déterminer la façon personnelle ou collégiale d’exercer cette charge.

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