1Lorsqu’ils sont trop fragmentaires et trop dispersés dans la stratigraphie, les enduits peints sont souvent abordés au travers de la recherche de remontages et de fragments-clés permettant une lecture, même minimaliste, du décor. Cet article propose une méthodologie complémentaire aux études de décors des peintures murales, en mettant en valeur des résultats sur ce qu’il convient désormais d’appeler la deuxième vie des enduits peints.

2L’agglomération antique du Vieil-Evreux se situe dans la cité des Aulerques eburovices, en Gaule Lyonnaise, à six kilomètres du chef-lieu de cité Mediolanum Aulercorum, actuelle Evreux (pl. IX.21). Construite au I^{er s.} ap. J.-C., elle se caractérise par un urbanisme particulier à partir du début du II^e s., avec des édifices publics concentrés au cœur de la ville et ceinturés par une couronne d’habitation formant un hexagone2.

3Des recherches archéologiques ont été entreprises sur les thermes entre 1996 et 2001, par la Mission Archéologique Départementale de l’Eure, sous la conduite de Laurent Guyard. À la suite de ce programme, d’autres monuments de la ville antique ont fait l’objet de recherches, notamment le temple depuis 2005. Les fouilles se poursuivent sous la conduite de Sandrine Bertaudière depuis 2010. Ces deux édifices ont livré de nombreux enduits peints, dont l’étude a commencé en 2007. Cet article s’appuie en partie sur les rapports d’opération de ces fouilles, pour ce qui concerne les contextes archéologiques.

Les enduits peints étudiés

Les thermes

4Construit au cours du deuxième quart du I^er s. ap. J.-C, l’édifice comporte un complexe thermal, bâti sur un double axe de symétrie, et une palestre bordée de portiques, au nord. Entre 180 et 200 de notre ère, cet ensemble est agrandi par la construction de latrines et d’une cour de service au sud, clôturant le programme architectural initial. L’édifice connaît de nouveaux ajouts au début du III^e s., notamment avec la création de vestiaires circulaires à l’est et à l’ouest, ainsi qu’avec la modification des espaces à l’intérieur du bloc thermal due à l’ajout de nouvelles piscines froides. Cela induit un changement dans la fonction de certaines pièces. Son abandon intervient pourtant dès le milieu du III^e s., alors que l’édifice est à nouveau en travaux. Les salles annexes, en cours de construction, n’ont jamais été achevées3.

5Sur le site des thermes, 7500 fragments ont été prélevés entre 1996 et 2001, parmi les 71 sondages effectués. L’examen des couches archéologiques, dans lesquelles ils ont été collectés, a révélé des contextes variés et une répartition large sur le site et dans la stratigraphie, depuis la construction de l’édifice jusqu’à sa démolition. Si quelques lots ont pu être rassemblés, l’ensemble reste hétérogène.

Le temple

6Les premières occupations structurées remontent à l’époque augustéenne et se poursuivent jusqu’au milieu du I^er s., par des aménagements de type terre et bois. Les premières constructions maçonnées apparaissent entre 50 et 60 ap. J.-C. avec l’édification d’un temple circulaire (temple nord), rapidement adjoint de deux temples carrés (temples central et sud), de type fanum, reliés entre eux par des galeries à colonnades (pl. X). Cet ensemble connaît des réaménagements dès l’époque antonine. À la fin du II^e s., trois imposants temples sur podium sont bâtis sur l’emplacement des précédents. Ils sont alignés et reliés entre eux par des galeries à colonnades4.

7Les enduits peints découverts lors des fouilles du temple, entre 2005 et 2014, représentent un peu plus de 14000 fragments. Comme dans les thermes, ils sont répartis dans la stratigraphie sur l’ensemble de la zone fouillée. D’importants ensembles ont pu être mis en évidence, correspondant aux trois quarts des fragments.

8Les problématiques d’étude des enduits peints sur ces deux édifices ont donc été différentes. Les thermes ont fourni un ensemble hétérogène de fragments, tandis que sur le temple, plusieurs lots homogènes ont été identifiés. Dans les deux cas, la fragmentation est importante. Il en est ressorti rapidement des questionnements quant à la méthodologie à employer pour étudier de tels ensembles.

Ensembles fragmentaires : méthodologie

9Tous les fragments ont d’abord été comptés et décrits dans une base de données. Ils ont ensuite été triés selon différents critères : support, décor, datation, répartition spatiale et toutes les éventuelles informations supplémentaires mentionnées lors de la fouille, sur les fiches de terrain, ainsi que les analyses du rapport final d’opération.

10Après cet inventaire, les fragments ont été comparés les uns aux autres, lorsque les contextes le justifiaient (contextes identiques ou datés de la même phase).

11La collection issue des thermes, très étalée, avec des supports délicats à identifier, a entraîné une nouvelle approche pour tenter de retrouver des liens impossibles à percevoir d’après les seuls contextes. Les fragments ont été étalés sur de grandes tables pendant quelques jours et toutes les correspondances de support observées ont été consignées. Les résultats obtenus ont permis de préciser des pistes de recherche, d’en exclure d’autres et de formuler de nouvelles hypothèses.

12Au cours de l’étude concernant le temple, une attention particulière a été portée à l’observation des supports de peinture : plusieurs ensembles se sont rapidement dégagés et ont été rassemblés en fonction de leur représentativité. Ce travail d’appariement, également effectué dans les caisses de stockage, a ainsi permis de faciliter la recherche de collages et de remontage de décors. Des tableaux de sériation ont ensuite été établis pour analyser les récurrences d’apparition des supports les uns en fonction des autres, et selon les contextes.

13Parmi les ensembles identifiés, une gamme d’échantillons de référence, caractérisant au mieux le support, a été isolée pour servir d’appui aux comparaisons. Un échantillon de chaque ensemble a ensuite été utilisé pour réaliser des lames minces. Chaque support du temple a ainsi fait l’objet d’une description précise.

14Le traitement de l’ensemble des données recueillies a mis en évidence cette deuxième vie des enduits peints. Elle est lisible à travers les modes de récupération et de remploi et la gestion qui en découle, d’un chantier à l’autre ou au sein du même chantier. Dans certains cas, cette approche permet d’affiner des éléments de chronologie relative, et ainsi d’améliorer notre compréhension de l’histoire des vestiges.

Quels remplois dans les thermes ?

15Sur les thermes, on retrouve des fragments épars dans les premiers niveaux d’occupation, liés à la construction de l’édifice, c’est-à-dire bien avant la mise en place du premier chantier de décoration. Ils sont essentiellement présents dans des couches et des structures liées au chantier lui-même : trous de poteau pour des aménagements temporaires, voirie, fossé et sols d’occupation en lien avec ces activités (pl. XI).

16Cette première phase est recouverte par un important apport de gravats ayant servi à sceller les structures provisoires et à clôturer le chantier avant la mise en service de l’édifice, aux alentours de 150 ap. J.-C. Dans ces contextes, les enduits peints sont des récupérations, dont l’origine interroge. L’identification de quelques supports homogènes, pourtant découverts dans des niveaux différents, suggère une provenance commune, puis un étalement des fragments sur le chantier. Le mobilier associé, découvert dans les mêmes contextes, évoquent la démolition d’un bâtiment à vocation thermale (présence de fragments de tubuli notamment), public ou privé5. Ces observations posent la question de la gestion et du statut des enduits peints après leur démolition, lorsqu’ils deviennent des gravats, exploitables d’un chantier à l’autre.

17Lors de la phase d’achèvement du programme architectural initial, qui voit la création des latrines et de la cour de service au sud, et pendant l’occupation qui suit, on retrouve encore des fragments d’enduits peints répartis dans les couches archéologiques. Durant ces périodes, les décors de l’édifice sont encore en place ; les fragments découverts proviennent donc, comme précédemment, d’autres sites où ils ont été récupérés. La corrélation entre la localisation et le contexte des découvertes révèle toutefois des motivations différentes à l’initiative de cette récupération (pl. XI). On observe d’abord une réutilisation des enduits peints comme gravats liée aux travaux d’agrandissement (remblais, structures liées au chantier), comme vu précédemment, puis une réutilisation pendant les phases d’occupation des thermes, alors que l’édifice n’est plus en travaux. Dans ce deuxième cas, les enduits peints sont localisés spécifiquement en contexte de sols extérieurs, c’est-à-dire sujets à une usure importante. L’exemple le plus révélateur a été observé dans la palestre, à l’angle proche de l’entrée reliant le portique et les vestiaires (salle H’) à l’ouest. À cet endroit, la fouille a révélé une succession de sols de terre battue rehaussés de fragments d’enduits peints, plus concentrés qu’à l’est, et ce tout au long de l’histoire du site. Cette fragilité est peut-être due à une fréquentation plus importante de ce secteur des thermes.

18L’étude des contextes avait posé la question de la mise en place du premier chantier de décoration, en termes de chronologie relative6, en lien avec l’étude des mortiers7. Il faut envisager que les peintures ont été réalisées en deux étapes, suivant celles de la construction : le bloc thermal et la palestre au nord, puis l’adjonction des latrines et de la cour de service au sud.

19À partir du début du III^e s., les données issues de la fouille, corrélées aux comparaisons des fragments entre eux, montrent un changement dans l’emploi des matériaux de récupération. À partir de cette période, la gestion des déblais s’effectue en circuit fermé au sein du site. Les travaux de transformation du bloc thermal ont affecté une partie des murs, incluant les décors, et ont généré de nombreux déchets de démolition. On en retrouve une partie dans des contextes liés à cette phase de chantier (pl. XII). La gestion des gravats a donc été effectuée en parallèle de celle des espaces de travail. C’est le cas notamment dans les secteurs liés à la réalisation des nouveaux décors. L’angle sud-ouest de la palestre a été identifié comme l’un de ces espaces de travail, où l’on retrouve un banc de sciage de la pierre8. Des fragments présentant un support identique y ont été prélevés dans différents contextes : remblais de démolition piétinés, réfections de sols. La proximité de cette zone avec les pièces en travaux (l’ancien vestiaire H’ transformé en salle froide O2’, avec la création d’une piscine) invite à penser que ce sont les gravats engendrés par les travaux qui ont été immédiatement réutilisés sur place9.

20Par ailleurs dans quelques cas, l’observation des supports a permis d’identifier des liens perdus entre des enduits peints. La datation de leur contexte les attribuait à cette phase de travaux mais la comparaison abaisse cette chronologie. C’est le cas d’un petit lot prélevé dans la tranchée de fondation d’un des vestiaires circulaires. Un exemple similaire peut être donné pour un petit fragment trouvé dans un remblai de démolition piétiné, dans la palestre10. Ce dernier, daté du chantier de transformation du bloc thermal, était composé de déchets de démolition. Etant donné le surplus de gravats généré par les travaux, il était tentant d’associer l’enduit peint découvert à un décor tout juste détruit et inséré dans les circuits de remploi du chantier. Pourtant, contrairement à ce que les seules informations du contexte pouvaient laisser penser, son support est identique à celui d’un ensemble que le contexte place à l’occupation précédente. Ce fragment n’appartient donc pas à un décor des thermes mais aux gravats rapportés et remployés lors des phases antérieures.

21À partir du second quart du III^e s., une nouvelle phase de transformation commence, qui ne verra pas son achèvement puisque l’édifice est abandonné peu après11. Au début de ces travaux, on observe, grâce aux enduits peints et à leurs contextes, le même schéma de recyclage des matériaux, sur place. Les éléments qui ressortent de l’étude des enduits peints datés de cette phase confortent d’ailleurs l’hypothèse de zones de stockage sur le site12.

22Après l’abandon, c’est un vrai chantier de récupération qui se met en place, dès le milieu du III^e s. L’édifice devient carrière et il est démantelé de manière organisée. Ce démantèlement des murs a engendré la destruction des enduits peints, qui ont été retrouvés principalement dans des contextes de remblais de démolition très perturbés, témoignant d’une activité intense de récupération13.

23Un cas particulier cependant retient l’attention. Les portiques, qui étaient peints, et dont quelques témoins ont été observés in situ à la base des murs14, n’ont livré que de très petits fragments, bien peu nombreux au regard des surfaces concernées. Le portique ouest a été dégagé au deux tiers de sa surface, depuis les niveaux de démolition en place, scellés par les niveaux de récupération, jusqu’au sol en béton15. Cette quasi absence des enduits peints évoque un dépeçage des murs presque méthodique. Il est envisageable que les enduits aient été « déposés » avant le démontage des murs, de sorte que les très petits fragments résiduels découverts correspondraient à l’effritement résultant de l’arrachement de plaques plus importantes16. Les raisons de ce choix tiennent peut-être à la relative solidité du matériau (les peintures des thermes n’ont pas révélé de fragilité particulière), voire aussi à l’épaisseur et aux surfaces planes qu’il présente. Enfin, la quantité accessible a pu constituer une forme d’opportunité à cette récupération.

24Au-delà du caractère pratique et immédiat du recyclage de déchets tels que les enduits peints, au même titre certainement que d’autres types de déchets, la question économique de la gestion des déblais se pose. En effet, on retrouve des fragments d’un même décor étalés dans des niveaux de contexte et de datation différents. Par exemple pendant une phase de chantier, puis pendant l’utilisation qui suit, soit à plusieurs d’années d’écart. Il semble donc que des enduits peints aient pu être conservés comme gravats (sur le site ou suffisamment proches du site pour conserver des liens entre les fragments) plutôt qu’évacués, afin d’être utilisés en fonction des besoins, comme pour des réfections ponctuelles.

25Cela suppose que l’enduit peint conserve un intérêt après sa destruction. Peut-être s’agit-il d’une valeur pécuniaire qui, même si elle était minime, resterait suffisante pour ne pas s’en débarrasser malgré l’encombrement que cela engendre. Stocker ce type de matériau permet peut-être d’éviter d’en faire la dépense à chaque besoin et fournit une certaine souplesse à ceux qui ont la charge de l’entretien de l’édifice. Par ailleurs, la localisation et la dimension de ces espaces de stockage questionne, étant donné le caractère public du bâtiment. L’interrogation est la même dans le cas de gravats observés en apports sur le site, probablement évacués depuis un autre chantier. Quelques textes et inscriptions antiques renseignent sur la notion de la propriété des matériaux17, dont la fourniture incombe au maître d’ouvrage ou à l’entrepreneur, et qui peuvent d’ailleurs faire l’objet d’une désignation explicite dans un cahier des charges encadrant le chantier. Dans le cas d’une démolition, la prise en charge des gravats surnuméraires et l’initiative de leur acheminement, de chantier à chantier, doivent également être prises en considération.

26Sur ce point, nous renvoyons à l’article de Charles Davoine, dans le présent volume, qui montre l’ambiguïté qui entoure la démolition et la récupération des enduits peints, au-delà de la simple propriété matérielle des gravats. La réglementation qui se met en place pour les habitations privées à Rome et en Italie, à partir de l’époque claudienne, visant à cadrer ce type de commerce est intéressante. Sans pouvoir l’étendre aux édifices publics de la Gaule, elle montre en tout cas que la récupération et la revente de matériaux de démolition, tels les enduits peints, ont dû faire l’objet de controverses et relever de pratiques complexes.

Le chantier du temple à travers les enduits peints

27Les fouilles récentes se concentrent sur le cœur du site, depuis les premières occupations. Elles ont révélé des vestiges remontant à l’époque augustéenne, jusqu’au dernier état du sanctuaire, dont la clôture intervient autour de 250-270 ap. J.-C. C’est cet état qui est le mieux conservé ; les fouilles ont mis au jour le temple central et ses abords, ainsi qu’une partie de la galerie d’accès au temple sud (pl. X). Le sol de circulation antique étant estimé à plusieurs mètres au-dessus du niveau actuel, l’ensemble des vestiges conservés correspondent aux soubassements et aux sous-sols de l’édifice. Sous ces constructions, apparaissent encore les fondations, arases de murs et sols restants des monuments antérieurs : les trois premiers temples maçonnés, l’un circulaire, les deux autres carrés, bâtis au milieu du I^er s. ap. J.-C.et réaménagés pour être embellis au début du II^e s. Une portion de voirie qui borde ces temples, au sud, a pu être fouillée également18.

Les réutilisations fréquentes dans les sols

28Comme c’est le cas dans les thermes, on observe dès le début de l’histoire du site des apports extérieurs de fragments peints dans différents contextes, amenant à des conclusions similaires à celles présentées pour les thermes. Mais c’est surtout à partir des travaux de réaménagement des temples carrés, à l’époque antonine, que le nombre de fragments découverts augmente. Les sols des galeries sont alors rehaussés de dallages, tandis que ceux des cours arrière sont constitués de gravats, probablement ceux engendrés par les travaux19.

29Après ces travaux et au cours de la phase d’utilisation qui suit, on retrouve de nombreux exemples d’enduits peints étalés dans des sols, ainsi qu’en recharge de la voirie qui borde le site au sud. Par exemple, la fouille de la cour arrière du temple central a révélé une zone de circulation formée d’une succession de sols et de couches d’occupation, où les terres cuites architecturales, joints de toiture et fragments de mortier sont associés aux enduits peints (certains sur support de tuileau) (pl. XIII). Les sols en eux-mêmes concentrent beaucoup plus de ces matériaux que les niveaux d’occupation qui les nappent20, ce qui suppose des réfections régulières des sols, grâce à ces apports de gravats. Les propriétés hydrauliques de la plupart de ces matériaux sont peut-être un critère de sélection. De même dans le cas de fragments découverts dans l’espace séparant les temples nord et central (pl. XIII). Cette zone a connu plusieurs réfections de sols, supposant une usure plus importante, causée par un passage répété ou par les eaux de ruissellement, concentrées depuis les toitures à cet endroit.

Le recyclage dans la fabrication des mortiers

30L’étude des enduits peints dans leur contexte montre également qu’ils peuvent être réintroduits, après leur démolition, dans le processus de fabrication des mortiers. Bien que ce recyclage ne soit que peu observé au Vieil-Evreux, c’est un phénomène qui a déjà été relevé, lors de l’élaboration des mortiers de maçonnerie, ou de celle des couches de préparation des peintures murales21.

31Le recyclage dans les mortiers de maçonnerie est illustré, dans le cas du temple, par des fragments découverts à l’intérieur d’un contrefort de la galerie de liaison sud, édifiée à l’époque sévérienne (pl. X). Dans les niveaux profonds, ont été observés des restes de gâchage de la chaux, liés à la construction des murs du contrefort et de la galerie22, et dans lesquels se trouvaient ces petits fragments d’enduits peints.

32On notera toutefois que le recyclage des enduits peints ne semble pas exclusif, dans ces contextes où ils apparaissent comme résiduels. On citera l’exemple d’un fragment de mortier contenant de la céramique, qui a été découvert dans une couche associée à la démolition des temples antonins23.

33Plus récemment, l’étude des enduits peints de l’habitat de l’Aubue, au sud-ouest de la ville24, a mis en évidence un très petit fragment de peinture, repérable à l’œil nu, dans la couche de préparation d’un fragment plus important25 (pl. XIV.1).

La gestion des déblais et les espaces de travail

34La construction du grand temple, à l’époque sévérienne, a nécessité la mise en place d’un chantier d’envergure. Celui-ci étant bâti sur l’emplacement des temples précédents, il a fallu les araser dans un premier temps, puis gérer l’accumulation des gravats. La maîtrise d’œuvre a au moins résolu ce problème en réinsérant immédiatement des gravats de démolition dans le chantier de construction.

35Les données de fouille ont ainsi révélé d’importants remblais dans les soubassements du podium central : si l’espace sous la cella était vide et accessible, celui correspondant aux sous-sols des galeries était entièrement comblé26. Par commodité, on parlera de galeries, pour en désigner les sous-sols.

36Depuis le début du XIX^e s., les fouilles anciennes ont évacué une grande partie de ces niveaux, mais quelques secteurs, à l’emplacement des galeries, les ont conservés. L’observation de la stratigraphie dans la galerie sud, où elle est préservée sur une épaisseur de deux mètres, a montré qu’à cet endroit les remblais étaient constitués d’une alternance d’épais niveaux d’argile rapportée du terrain naturel et de niveaux contenant les déchets de la démolition des temples antonins. Entre ces strates, s’inséraient des niveaux de sols piétinés, liés au travail d’ajustement des blocs de grand appareil pour la construction des murs de la nouvelle galerie. Les remblais successifs ont donc servi à la fois à rehausser régulièrement le niveau du chantier, et à combler l’espace. Ils ont également servi de rampe d’accès, afin de faciliter le transport des matériaux27.

37Ces remblais ont livré les quantités les plus importantes d’enduits peints sur le site. C’est donc essentiellement autour de la cella centrale, dans les quatre galeries, que se concentrent la majeure partie des données. Les fragments sont presque exclusivement en contexte de démolition secondaire, c’est-à-dire déplacés après leur destruction. Toutefois, à la base des remblais, quelques couches de démolition en place subsistent28, qui ont aussi livré des fragments (pl. XIV.2). Dans ce cas, les enduits peints se situent peut-être non loin des murs qu’ils décoraient.

38L’observation des supports de peinture, pour la totalité des fragments, a permis de mettre en évidence treize groupes (nommés A, B1, B2 et C à L). Les échantillons de référence de ces ensembles ont servi de bases à toutes les comparaisons. Au total, 75 % de la totalité des enduits peints sont associés à l’un de ces groupes, soit un peu plus de 10 000 fragments. L’appartenance de plusieurs de ces ensembles aux décors des temples de la période antonine est attestée29.

39Au-delà de la question de leur emplacement d’origine et de l’attribution des décors à des espaces (cella, galeries), c’est la question de leur déplacement qui est soulevée. Car si celle de l’évacuation des gravats a ainsi été résolue, on peut tout de même supposer que les activités simultanées à ces deux chantiers, l’un de démolition, l’autre de construction, ont demandé de l’organisation dans la gestion des déblais et dans l’attribution des espaces de travail. L’examen détaillé des enduits peints présents dans chacun de ces niveaux, ainsi que la corrélation entre support et contexte fournit des éléments intéressants sur la façon dont ils ont été déplacés immédiatement après leur destruction.

40Les données de la fouille ont d’abord montré que les quatre galeries n’ont pas toutes été comblées de la même manière, ni avec les mêmes matériaux.

41La galerie ouest, recouvrant l’emplacement de la cour arrière des temples du I^er s., semble avoir été principalement remblayée avec des apports d’argile, mais il faut rester prudent car la fouille ancienne a fait disparaître une grande partie des couches antiques à cet endroit30. Seuls quelques lambeaux de la démolition contenant des déchets étaient encore en place, scellant le dernier niveau d’occupation de la période précédente (pl. XIV.2). C’est cette couche d’occupation qui a livré quelques enduits peints, dont le cas est intéressant : la vingtaine de fragments découverts avait d’abord été associée à la fin de la période antonine et supposée avoir été réutilisée pour assainir ce sol en terre battue, pendant la dernière utilisation de la cour. L’observation des supports de ces fragments a cependant montré qu’ils correspondent à deux des grands ensembles (B1 et E) identifiés dans les remblais de démolition sus-jacents31.

42Par ailleurs, les données de fouille ont révélé des traces d’outils (coups de pioche) dans ce même sol32. Cet élément, ainsi que la présence de ces lambeaux de couches de démolition, témoignent de la présence de gravats dans cette galerie, qui ont ensuite été évacués ailleurs sur le chantier33. C’est donc probablement le passage répété et le piétinement dû aux activités qui ont piégé dans le sol les quelques enduits peints découverts. L’observation de ces fragments permet en tout cas d’attester la présence des supports B1 et E en contexte de démolition, à un moment donné, dans cette partie du chantier34.

43Dans la galerie sud, qui se situe sur l’emplacement d’une partie des temples central et sud du I^er s., on trouve comme on l’a vu les niveaux les mieux conservés. Cet espace étant voué à être comblé, nous aurions pu nous attendre à y découvrir, dans les premières couches, les gravats liés au démantèlement de ces temples, puis éventuellement, au-dessus, des remblais d’argile rapportée, faute de gravats.

44La lecture de la stratigraphie évoque pourtant une organisation différente35 (pl. XV). On observe d’abord un premier niveau, formé presque exclusivement de déchets de démolition et prenant la forme d’un tas de déblais, dont les plus gros éléments ont glissé à la base. Il semble que cet espace a donc d’abord servi, comme à l’ouest, d’aire de rassemblement de gravats.

45Il est également intéressant de constater que les types de déchets sont répartis de manière assez nette au sein de ces déblais : certaines zones concentrent des enduits peints (décors), d’autres des silex et du mortier pulvérulent sans traces de décors (murs), et d’autres enfin des fragments de tuiles et des joints de toiture36. La grande homogénéité des supports de peinture à la base du tas (supports A et C), ainsi que la taille des plaques (jusqu’à 30 cm), évoquent le démantèlement de murs proches. Ces deux ensembles, dont la sériation et les observations macroscopiques ont montré qu’ils appartenaient à un même décor, représentent à eux-seuls le tiers des enduits peints découverts sur le site37. Les supports B1, B2, D, E et J sont également présents dans ces niveaux mais dans des quantités bien inférieures.

46On observe par la suite que ce tas a été recreusé, au sud, pour réaliser la tranchée de fondation du mur de la galerie sévérienne. Les déblais devaient certainement gêner l’espace et le passage, de sorte que les ouvriers en ont évacué une partie, sur une largeur suffisante pour permettre la construction de la fondation. Une fois cette dernière achevée, et la première assise du mur montée, cette bande de passage a été comblée à nouveau, mais cette fois avec un apport d’argile38. La question du point de stockage, ou du lieu d’évacuation des gravats, dont les supports doivent être les mêmes que ceux identifiés dans le tas, essentiellement A et C donc, reste ouverte.

47Au-dessus de ces premiers niveaux, on observe sur toute la hauteur de la stratigraphie une alternance régulière d’argile, d’éléments de démolition et de niveaux de construction (voir supra). Les supports de peinture identifiés dans l’ensemble de ces couches sont identiques à ceux présents dans le tas évoqué précédemment. Autrement dit, soit les décors des temples du I^er s. ont été réalisés en même temps et à l’identique, soit les gravats accumulés sur place dans un premier temps, puis déblayés pour dégager des zones de travail, ont été stockés ailleurs sur le chantier, pour être ensuite remobilisés au fur et à mesure des besoins à cet endroit.

48On notera toutefois des concentrations de déchets spécifiques, en fonction des niveaux39. Certains n’étaient constitués que d’enduits peints et de mortier pulvérulent (sans doute celui des enduits broyés), d’autres uniquement de silex et de mortier. On notera également un niveau dans lequel ne se trouvaient que des fragments d’enduits peints de très petite taille (moins d’1 cm), comme s’il s’agissait des résidus du nettoyage d’un espace dont les plus gros éléments auraient déjà été évacués.

49De telles concentrations, niveaux par niveaux, évoquent le démantèlement de parties de construction dans d’autres secteurs, au même moment que le remblaiement de cette galerie sud.

50Les galeries est et nord présentent le même phénomène de comblement des soubassements, avec les gravats de démolition des temples antérieurs. On trouve d’ailleurs une concentration très importante d’enduits peints à l’est, dans des remblais de démolition proches des découvertes de la galerie sud40. Les comparaisons ont révélé la présence de plusieurs des supports de référence, mais c’est le support B2 qui prédomine très nettement. Ce dernier, qui correspond à 15 % du total des fragments du site, avait été observé dans d’autres secteurs, mais de manière assez rare41. Cette concentration à l’est pourrait s’expliquer par une origine proche des murs qu’il décorait. Dans ce cas, la présence de fragments de cet ensemble à d’autres endroits du chantier s’avère très intéressante.

51Au nord, les enduits peints sont moins présents dans les remblais. La plupart des supports de référence y sont représentés, sans concentration particulière. Les fouilles anciennes ont touché ce secteur, ce qui aurait pu expliquer la différence dans les découvertes. Mais un simple regard sur les quantités d’enduits peints récoltées dans les déblais de fouilles anciennes, y compris ceux dégagés mécaniquement, montre que là aussi les quantités sont moindres.

52Aussi, si l’on retrouve des éléments de décors identiques au sein des quatre galeries, les proportions d’enduits peints découverts dans ces remblais, ainsi que les supports présents, nous apprennent que la gestion des matériaux sur le chantier a été différente au sein de chacun de ces espaces. Les galeries est et sud ont concentré la majorité des fragments de décors peints, tandis que la galerie ouest semble en avoir été totalement dégagée. Il faut certainement envisager cette gestion au regard de celle des étapes de travail, entre les activités de démolition, l’accumulation des gravats, l’aménagement des espaces de travail en fonction de l’avancement du chantier, et enfin le remblaiement successif de l’ensemble des galeries.

Conclusion

53Les fouilles des thermes et du temple du Vieil-Evreux ont mis au jour d’importantes quantités d’enduits peints fragmentaires. La méthodologie choisie pour aborder ces ensembles, centrée sur les contextes de découverte, a révélé des pratiques de récupération, de remploi et de recyclage des matériaux de démolition. Après leur destruction, les fragments deviennent des gravats, fréquemment utilisés pour les réparations de sols, pour combler des structures obsolètes ou en remblais.

54Au cours de phases de travaux affectant des décors, ces déchets de démolition peuvent être également remployés immédiatement dans les nouvelles constructions. Le chantier de construction du grand temple, à la fin du II^{e s.}, constitue en cela un exemple intéressant. Bien que les fouilles anciennes aient fait disparaître une part importante des couches antiques, l’étude des enduits peints a permis d’entrevoir la gestion des déblais et de l’espace sur une partie du chantier.

55Par ailleurs, envisager une étude exhaustive de la répartition de l’ensemble des déchets de démolition serait intéressant pour affiner la compréhension que l’on a aujourd’hui de ce chantier. Cerner des types de concentrations, en lien avec des contextes spécifiques, permettrait aussi de définir si la nature du matériau conditionne sa réutilisation, ou si c’est l’opportunité et la dynamique du chantier qui initient la récupération. Nous renvoyons sur ce point à l’article d’Arnaud Coutelas, dans le présent volume.

56Enfin, les apports extérieurs de matériaux de démolition, observés sur les thermes principalement, posent de nombreuses questions quant à l’exploitation des gravats pendant l’antiquité. Quelques textes antiques renseignent sur les pratiques régissant les matériaux de construction, entre maîtrise d’ouvrage et d’œuvre, mais qu’en est-il des déchets de démolition ? À qui revient-il de gérer l’enlèvement, l’acheminement, le tri et le stockage des gravats ? A travers ces questionnements, c’est l’existence d’une économie de la démolition qui est mise en lumière, comme c’est encore le cas de nos jours.

57Laetitia Bonelli