Les cardinaux entre Cour et Curie
| ,Les cardinaux dans l’équilibre curial
Gasparri, Merry del Val et le gouvernement de Pie XI
Résumé
Rivalités internes et groupes de pression ont toujours traversé la Curie romaine. Dans la première partie du pontificat de Pie XI, une quasi guerre des clans s’incarne dans la rivalité entre deux figures clés : les cardinaux Gasparri, secrétaire d’État, et Merry del Val, secrétaire du Saint-Office. L’antagonisme, nourri par des origines et des personnalités éloignées, repose sur des réseaux curiaux différents, que l’on peut ramener à celui de l’intégrisme et celui du consalvisme. Un conflit aiguisé se dessine donc, qui put fragiliser un temps l’autorité du nouveau pontife. Trois périodes apparaissent : celle du Pie XI débutant, peinant à manœuvrer entre des vents contraires ; celle de l’épreuve de force et de sa résolution, sur un mode autoritaire et institutionnel ; tandis que la fin des années vingt correspond à une forme d’équilibre à la fois doctrinal, politique, et personnel.
Texte intégral
- 1 Enquête sur une laïcité disparue : entretien avec Émile Poulat, dans Certitudes, 14, 2003.
« Rome a un fonctionnement à la fois impérial et tribal… Familial, si vous voulez… Tout le monde se reconnaît dans une famille »
É. Poulat1.
1De la querelle des « zelanti » et des « politicanti » aux camps de l’« aggiornamento » ou de la tradition durant Vatican II, jusqu’aux divisions demeurées à l’arrière-scène du pontificat de Benoît XVI et plus prégnantes sous son successeur actuel, il est difficile d’échapper à ces rivalités internes et ces groupes de pression qui traversent la Curie romaine, sans dissemblance frappante avec un régime séculier. La métaphore clanique d’Émile Poulat colle tout particulièrement à la période de l’entre-deux-guerres, dans ses débuts surtout, où les partis ecclésiastiques semblent se faire une quasi guerre des clans. Bien que celle-ci mérite une étude approfondie à l’ensemble du paysage curial pour en décliner plus largement les articulations et les modulations, c’est d’ores et déjà aux deux figures-clés en lesquelles elle s’incarne que cet exposé est consacré : le cardinal Rafael Merry del Val (1865-1930), ancien secrétaire d’État de Pie X et alors à la tête du Saint-Office ; le cardinal Pietro Gasparri (1852-1934), son successeur à la Secrétairerie d’État jusqu’à ce que non sans amertume il cède la place au cardinal Pacelli, au début de l’année 1930.
2En effet, qui a travaillé un temps sur la période a très probablement croisé, au détour d’une archive, d’un dossier ou d’un témoignage, le conflit aiguisé qui dressait les deux hommes l’un contre l’autre. En contrepoint de ce qui s’est dit au sujet des amitiés curiales, il s’agira donc d’éclairer les fondements d’une rivalité, d’en reconstruire la chronologie, et de comprendre le rôle qu’elle a pu tenir dans le gouvernement de Pie XI – dans sa première moitié du moins –, en observant comment le pontife, que l’on décrit par ailleurs comme autoritaire, s’y est pris pour à la fois maintenir un équilibre interne à la Curie et imposer ses choix.
Aux origines de la discorde
Des personnalités opposées
- 2 P. Cenci, Il Cardinale Raffaele Merry del Val, Rome-Turin, 1933 ; A. Zambarbieri, Rafael Merry del (...)
3Si les origines, les trajectoires et les personnalités de Merry del Val et de Gasparri sont fort éloignées, elles ne suffisent pas à expliquer un antagonisme qu’elles ont néanmoins très probablement nourri. Le premier était issu de la plus haute aristocratie européenne. Sujet espagnol, mais né à Londres où son père était ambassadeur pour la reine Isabelle II, il fut éduqué en Angleterre et en Belgique, avant de poursuivre sa formation de prêtre à Rome, à la Grégorienne et à l’Académie des Nobles ecclésiastiques. Il connut une carrière fulgurante. Très vite repéré par le pape Léon XIII, qui vit dans son ascendance noble et dans les accointances diplomatiques de la famille, comme dans sa connaissance fine des langues européennes, les services qu’il pouvait rendre au gouvernement de l’Église, il fut, à peine ordonné et à l’âge de 22 ans, élevé au rang de camérier secret du pape, avant d’accompagner la mission pontificale pour le jubilé de la reine d’Angleterre. Au conclave de 1903, dont il fut le secrétaire, il était déjà archevêque et président de l’Académie des Nobles ecclésiastiques, et, Sarto élu, il en devint le très fidèle secrétaire d’État, non sans avoir été fait cardinal. Réputé pour sa grande piété et sa discipline de vie austère, on le disait pénétré par la fonction comme par l’idée de la societas perfecta que l’Église de Rome prétendait incarner. Du moins il s’identifia pleinement aux grandes lignes du nouveau pontificat, à son impulsion réformatrice, à sa sévérité diplomatique, comme au combat antimoderniste dans lequel il fit preuve d’une indéfectible intransigeance, prolongée dans sa gestion du Saint-Office après que Benoît XV l’y eut placé en 19142.
- 3 F. M. Taliani, Vita del cardinale Gasparri, Milan, 1938, p. 21 ; G. Dalla Torre, La vicenda poco n (...)
- 4 J. D. Holmes, Cardinal Raphael Merry del Val : an uncompromising ultramontane, dans Catholic Histo (...)
- 5 A. Moroni (dir.), Atti della tavola rotonda su la figura storica del cardinale Pietro Gasparri di (...)
4« Un pauvre prêtre demeuré pauvre prêtre », disait au contraire de lui-même le cardinal Gasparri sur ses vieux jours, en faisant allusion à l’injustice dont il s’estimait victime après son éviction de la Secrétairerie d’État, mais aussi à l’image qu’il donnait à Rome, où l’on voyait dans la rudesse de son caractère et dans la simplicité de son allure l’empreinte du milieu montagnard dans lequel il avait grandi. « Peccoraio di Ussita » ajoutait-il en référence à ce village plutôt pauvre des Apennins où il avait vu le jour3. Point d’Académie des Nobles mais le Séminaire romain et l’Apollinaire, puis, après l’ordination, l’apprentissage dans les services juridiques du Saint-Siège, bien que ses goûts se fussent portés d’abord vers la théologie, contrairement au portrait dressé par la suite – à commencer par Merry del Val – d’un esprit pratique peu enclin aux spéculations4. Après dix-huit années d’enseignement du droit canonique à Paris, puis une mission comme délégué apostolique en Amérique du Sud, il devenait en 1901 le bras droit de Rampolla aux Affaires ecclésiastiques extraordinaires. La diplomatie il revint au droit, lorsqu’au changement de pontificat il fut étiqueté « rampollien » et éloigné des postes clés pour s’occuper de la codification des canons. Au retour sur le devant de la scène des idées léoniennes, avec Benoît XV, il devint le nouveau secrétaire d’État – après un très court intermède Ferrata – et fut reconduit par Pie XI en 19225.
- 6 D. Tardini, Pie XII, Paris, 1961, p. 90-91 ; G. Coco, Eugenio Pacelli cardinale e segretario di St (...)
- 7 Note du 1er février 1933. CB, 13 février 1932-19 novembre 1935, Paris, 2003, p. 405.
- 8 G. Coco, Eugenio Pacelli… cit.
- 9 ACS, Polizia politica, Pietro Gasparri.
5À Gasparri reprochait-on un certain manque de rigueur dans le traitement des dossiers, ainsi qu’un népotisme trop visible après qu’il ait obtenu le chapeau pour son jeune neveu Enrico Gasparri en 19256. Réalisme outrancier, emploi abusif des artifices du diplomate, ou trop longues années à la tête de la diplomatie du Saint-Siège ? Le fait est qu’on finissait par parfois remettre en cause sa crédibilité, si bien que le cardinal Baudrillart pouvait écrire qu’il avait « vu de trop près la valeur des démentis du cardinal Gasparri pour avoir grande confiance »7. S’il quitta la Secrétairerie d’État en 1930, c’est aussi parce que le Pie XI de la fin des années vingt, plus autoritaire et plus intransigeant qu’à ses débuts, tolérait plus difficilement un collaborateur parfois cynique et désinvolte, et qui aimait jouer les électrons libres parce qu’il avait retiré une forme d’indépendance du rôle qu’il avait joué au conclave en faisant reporter ses voix sur la personne de Ratti8. « Je n’ai pas été pape, mais j’ai fait le pape ; j’ai codifié le droit canonique, j’ai préparé et réalisé la Conciliation, j’ai sauvé le très ingrat Pie XI de multiples désastres… et maintenant, je vais compiler le droit oriental et faire le Catéchisme pour l’Église universelle », aurait-il dit à son ami le cardinal Granito di Belmonte lors de son éviction9 : c’était souligner, au moment où il allait cesser de valoir, l’accord tacite qui avait lié Pie XI à celui à qui il devait d’être pape.
Intégrisme et consalvisme
- 10 C. Prudhomme, Les hommes de la Secrétairerie d’État : carrières, réseaux, culture, dans Les Secrét (...)
- 11 M. Levant, Pacelli à Berlin. La diplomatie vaticane en Allemagne, de Weimar à Hitler, Rennes, à pa (...)
6Merry del Val et Gasparri appartenaient surtout à des partis ecclésiastiques différents, si l’on veut bien entendre ainsi ces réseaux de solidarités ou d’amitiés, peut-être davantage d’obédiences et de fidélités réciproques, couramment évoqués. Dans les établissements supérieurs ecclésiastiques de Rome, on l’a dit, et encore durant la formation dans les différents dicastères10, des amitiés naissaient, se renforçaient, mais peut-être pas seulement dans le sens sentimental du terme : dans celui aussi d’une relation proche de la notion antique d’amicitia, c’est à dire une forme d’alliance sociale qui comprend une dimension utilitaire et clientéliste – on s’attache des fidélités, dont on peut escompter un jour retirer les bénéfices. Or, aucun de ces cercles n’avait jamais vraiment réuni Merry del Val et Gasparri11.
- 12 É. Poulat, « Modernisme » et « intégrisme » : du concept politique à l’irénisme critique, dans Arc (...)
7L’identité de ces réseaux curiaux reposait sur des conceptions ecclésiologiques et théologico-politiques nuancées, plutôt qu’opposées, à savoir sur les deux principaux courants qui, depuis la fin du XVIIIe siècle, unis dans un même intransigeantisme à l’égard du monde moderne issu de la Révolution, différaient quant aux moyens de la lutte à mener contre lui12. Merry del Val appartenait sans nul doute à l’intégrisme, cette attitude plus défensive qui conduisait à la condamnation ferme et résolue, en ne cédant rien ou peu, dans l’attente qu’à force de déboires les sociétés émancipées se tournent à nouveau vers Rome ; ce qu’après Pie IX et le Syllabus, Pie X et son bras droit avaient pleinement incarné, tant dans les réformes de l’Église, qui devaient cimenter l’institution, que dans la répression inquisitoriale du modernisme, qui d’une certaine manière l’imperméabilisait. Or, Gasparri avait été de ceux qui n’avaient pas tout à fait partagé l’orientation du pontificat sartien ; il avait certes été fait cardinal, mais pour quitter les Affaires ecclésiastiques extraordinaires et les responsabilités effectives au sein de la Curie (1907), selon la logique promoveatur ut amoveatur, et partager le sort d’autres léoniens progressivement écartés des postes clés de la scène vaticane. Il portait alors les stigmates du consalvisme, cette attitude à la fois plus conciliante et plus offensive, car il s’agissait de faciliter le retour de la société moderne à l’Église en renouant avec le possibilisme pratique qu’avait incarné le cardinal Consalvi dans la signature du Concordat avec Bonaparte. C’est bien dans cette mouvance que Gasparri avait constitué son réseau de relations, depuis son premier protecteur le cardinal Mertel, l’homme du Statuto de 1848, jusqu’au cardinal Rampolla, l’homme du Ralliement à la République française, aux côtés de Della Chiesa, le futur Benoît XV. Les leçons qu’il avait données à Paris avaient encore démontré son ouverture sur la pratique moderne de la discipline juridique, tandis qu’il n’avait peut-être pas été insensible aux idées de Loisy, son collègue à l’Institut Catholique. L’inimitié que lui vouait Mgr Benigni, l’inquisiteur officieux de la lutte antimoderniste, achevait de le classer dans le camp des rampolliens.
- 13 J. D. Holmes, Cardinal Raphael Merry del Val… cit . ; R. Ladous, Monsieur Portal et les siens (185 (...)
- 14 P. Chenaux, Pie XII : diplomate et pasteur, Paris, 2003, p. 61-67.
8La rivalité entre les deux hommes était donc tôt apparue, dès 1896, sous Léon XIII, au moment de l’affaire des Ordinations anglicanes. Merry del Val s’était vu confier le dossier et était apparu comme le porte-parole d’une ligne doctrinale sévère en les faisant déclarer nulles, ce qui avait donné un coup d’arrêt au mouvement de rapprochement des deux confessions. Au sein de la commission ad hoc, Gasparri avait défendu une position plus nuancée – une validité certes douteuse mais pas nulle – proche de celle de l’abbé Portal, pionnier du dialogue anglo-catholique, ce qui lui valut les critiques acerbes de Merry del Val13. Par la suite, Gasparri suscita les foudres du secrétaire d’État de Pie X lorsqu’il en remit en cause la conduite dans le conflit avec le gouvernement Combes et la rupture des relations diplomatiques avec la France ; et alors qu’il ne s’était pas montré foncièrement hostile à la séparation de l’Église et de l’État, ce fut peu de temps après avoir ouvertement défendu les cultuelles, que Merry rejetait et que Pie X condamna officiellement, qu’il quitta les Affaires ecclésiastiques extraordinaires14.
9L’inimitié ainsi ancrée ne cessa plus. La mort de Pie X et le retour en scène du consalvisme amenèrent à une sorte de retour de bâton. Merry del Val devenait le secrétaire d’État déchu. Chef de l’opposition à Gasparri en même temps que candidat à sa succession, il mena une véritable œuvre de démolition contre son ennemi de toujours, atteignant par là même aussi le pontife.
Un différend institutionnel
10Sous Pie XI, la discorde tint aussi à un choc entre administrations vaticanes, semblable aux conflits de compétences entre ministères laïcs. Quand bien même la réforme de la Curie voulue par Pie X était allée dans le sens d’une plus grande clarification, il y avait toujours matière aux concurrences institutionnelles entre les dicastères, qui plus est entre ses deux principaux. Le statut hiérarchique lui-même pouvait entretenir les tensions et les querelles d’égos, car le Saint-Office jouissait du premier rang protocolaire et de son propre tribunal. Et si le pape en était le préfet, c’était aussi pour signifier le caractère essentiel des missions confiées à l’organisme en charge du doctrinal. La Secrétairerie d’État faisait certes de Gasparri le bras droit du pontife, et l’équivalent d’un président du Conseil et d’un ministre des Affaires étrangères dès lors que la congrégation des AA. EE. SS. était de fait placée sous son contrôle direct. Cette dernière avait cependant à peine un siècle d’existence, et lui-même n’avait pas encore le titre de préfet, tandis que l’activité restait attachée avant tout au temporel de l’Église. La diplomatie vaticane au temps de Gasparri avait bien-sûr aussi de quoi déplaire à celui qui l’avait guidée précédemment, car elle en renversait les décisions et les orientations, au regard de la France en particulier ; et avec un succès certain, dès lors que le prestige acquis contrastait avec son isolement d’avant-guerre.
Une guerre à couteaux tirés
- 15 G. Spadolini, Il Cardinale Gasparri e la Questione romana, Florence, 1972, p. 249- 275 ; A. Mellon (...)
11Comme l’accès à la tiare est le privilège de ceux qui peuvent gouverner avec les uns et les autres, les voix du conclave s’étaient portées en 1922 sur l’homme de compromis qu’y avait été Achille Ratti. Gasparri avait fait reporter ses voix sur l’archevêque de Milan, après que le nonce à Paris, Cerretti, et l’ambassadeur près le Saint-Siège, Jonnart, aient semble-t-il œuvré dans le même sens. De son côté, Merry del Val, par l’entremise quelque peu maladroite du secrétaire de la congrégation Consistoriale, le cardinal De Lai, avait proposé qu’en contrepartie du vote des sartiens, Ratti, une fois élu, se sépare de l’ancien secrétaire d’État de Benoît XV ; au lieu de quoi il le garda huit ans15.
- 16 R. Regoli, Il ruolo della Sacra Congregazione degli Affari Ecclesiastici Straordinari durante il p (...)
- 17 Cité par R. Cerrato, Ernesto Buonaiuti nella crisi del primo dopoguerra, dans D. Menozzi, R. Moro, (...)
- 18 Les propos tenus par De Lai au secrétaire du conclave Luigi Sincero, rapportés par la suite à Gasp (...)
12Parmi les nombreux griefs à l’endroit du cardinal Gasparri – du moins tels qu’ils sont arrivés à l’oreille de l’intéressé – figurait notamment un différend à la fois personnel et dicastériel au sujet de la nomination des évêques sur laquelle la Consistoriale et la Secrétairerie d’État se disputaient la compétence lorsqu’un passage par le gouvernement civil était requis16. L’affaire Buonaiuti avait aussi envenimé plus qu’ils ne l’étaient les rapports avec Merry del Val : après avoir œuvré une première fois en 1916 pour la levée de la condamnation pesant sur le prélat et ses collaborateurs à la Rivista delle scienze delle religioni, Gasparri était intervenu une fois encore au printemps 1921 pour réconcilier le prêtre excommunié avec l’Église et lui accorder l’absolution, dans l’ignorance de la Suprême Congrégation et de son secrétaire, suscitant la rancœur de moins en moins retenue de ce dernier et faisant dire à De Lai que « le modernisme entrait officiellement au Vatican »17. Un troisième motif d’hostilité était la politique de réconciliation avec la France, commencée par le rétablissement des relations diplomatiques alors que se négociait une solution au conflit des cultuelles : ce virage par rapport au pontificat précédent heurtait de plein fouet Merry del Val et le groupe des intransigeants18.
13Dès lors, au fil des archives et des témoignages épars, se dessine un conflit aiguisé, qui put fragiliser un temps l’autorité du nouveau pontife. Il est possible d’y discerner trois moments.
Le Pie XI débutant (1922-été 1923)
- 19 F. Bouthillon, La Naissance… cit, p. 107-110.
- 20 Notes des 30 juin 1922 et 19 décembre 1922. CB, 1er janvier 1922-12 avril 1925, p. 211, 409.
- 21 Dépêche de Cambon à Poincaré, le 13 août 1922, citée par F. Bouthillon, La Naissance… cit, p. 110.
14Comme pour tout pape nouvellement élu, il fallait à Ratti passer du stade de celui qui obéit strictement aux ordres au stade de celui qui les donne19, et cela ne se fit pas sans un certain flottement, dont Baudrillart recueillit les témoignages dans ses Carnets en dressant le portrait d’un pape indécis, sinon faible, et peinant à manœuvrer lui-même entre des vents contraires. « Le vrai pape est Gasparri » lui aurait confié le ministre d’Argentine près le Vatican, avant d’ajouter que « Pie XI observe et ne prend point de décision. Quelques-uns s’inquiètent et se demandent si son tempérament et son passé lui permettent de décider et d’agir ». Le cardinal Dubois lui tint le même discours à son retour de Rome : « Le pape n’aboutit pas, ne se décide pas, flotte successivement à tout vent »20. Il est comme « assento a se stesso » confiait de son côté le cardinal Merry del Val au chargé d’affaires de France21.
- 22 Lettre du père Izart à Benigni, Perpignan, 17 août 1922. ASV, Fondo Benigni, 60, fol. 80-83. J. Va (...)
- 23 Votum du 20 juillet 1922. É. Poulat, Les Diocésaines : République française, Église catholique, Pa (...)
15L’esprit était alors tourné vers le dossier franco-vatican des diocésaines, dont le processus courrait à l’échec. La consultation des évêques du printemps 1922 avait révélé la virulence des opposants au projet et de leurs relais en Curie, où les cardinaux de la congrégation des AA. EE. SS. le repoussèrent dans leur majorité, en juillet puis encore à l’automne ; ce qui passa pour une victoire de Merry del Val et un recul de Gasparri22. À cet égard, le votum rédigé par Merry était autant une démonstration des plus solides de l’incohérence et de l’inopportunité du projet, qu’une attaque en règle de la conduite de Gasparri et de Cerretti, pour leur faiblesse devant le gouvernement français et leur aveuglement devant le caractère inconciliable de tout statut de l’Église de France avec la législation de 190523.
16Ces déboires profitaient ainsi au Vaticanetto, les cardinaux et monsignori regroupés autour de la trinité de l’intégrisme qu’étaient Merry del Val, De Lai et Van Rossum, aux propos presque frondeurs :
- 24 Note du 26 décembre 1922. CB, 1er janvier 1922-12 avril 1925, p. 414.
Merry del Val veut la rupture avec la France, comme sous Pie X ; il dit tout haut et d’autres répètent après lui que Benoît XV n’a voulu que par vanité la reprise des relations avec la France et qu’il a trahi les intérêts de l’Église. Pie XI pense comme Benoît XV, mais il a laissé Merry del Val relever la tête et parler très haut […]. Le pape est hésitant et intimidé ; il n’a osé jusqu’ici qu’un seul acte personnel [Ubi Arcano Dei]24
17Le sulpicien Mgr Hertzog confirmait leur rôle dans la campagne de dénigrement contre le cardinal Gasparri, l’ambassadeur Jonnart et le nonce Cerretti, tous trois artisans de la réconciliation, ainsi que dans la condamnation du manuel Brassac, dommageable elle aussi au rapprochement :
- 25 Note du 7 avril 1924. ibid., p. 750. Sur la campagne de dénigrement, C. M. Fiorentino, All’ombra d (...)
Les cardinaux Van Rossum, Billot, De Lai, Merry del Val ont été l’âme de la chose. Van Rossum a déclaré ce manuel horrible […]. Celui-ci [Merry del Val] et De Lai ne peuvent souffrir ni Gasparri ni Cerretti. Le pape est d’une indécision qui passe l’imagination […]. Il est fort possible que les intégristes prennent le dessus25.
- 26 Lettres du père Izart à Benigni, Perpignan, 20 juillet et 17 août 1922, et lettre non signée, 29 n (...)
- 27 ASV, Fondo Benigni, 60-61. É. Poulat, Catholicisme, démocratie et socialisme : le mouvement cathol (...)
18Les papiers d’Umberto Benigni livrent le même tableau : Pie XI est « un faible » dans les mains de Gasparri, mais un faible qui hésite et qui laisse espérer une « remontée » de Merry del Val, que le pape consulte et questionne régulièrement26. On ne peut d’ailleurs nier le rôle du fondateur de La Sapinière, à l’hostilité aussi aveugle qu’implacable à l’endroit de Gasparri, sans épargner non plus Jonnart et Cerretti, dans la campagne en question. Depuis la dissolution de son organisation en 1921, il n’avait point cessé son activité : au moyen de sa colonne dans Fede e Ragione et plus tard dans Il Tevere, de ses propres bulletins pluri-mensuels, d’une Entente amicale – Entente romaine de défense sociale en 1923 – et d’un bureau romain d’informations – Agenzia Urbs en 1924 – il abreuvait son réseau, à commencer par le secrétariat particulier de Mussolini, de ses données relatives à ses bêtes noires et au milieu curial en général, à la politique du Saint-Siège et au combat pour le catholicisme intégral27.
- 28 Outre les Carnets de Baudrillart : B. Montagnes, Les séquelles de la crise moderniste dans Revue t (...)
- 29 J. Vavasseur-Desperriers, La France et le Saint-Siège dans les années vingt, dans Achille Ratti Pa (...)
19La série de condamnations émises dans le même temps par le Saint-Office, inscrite dans la reprise de la lutte anti-moderniste, s’apparentait aussi à une contre-offensive intégriste devant la politique gasparrienne de rapprochement avec la République laïque. Il y avait déjà eu en 1921 l’interdiction faite aux catholiques français de participer au Congrès de la natalité à Bordeaux, pour motif d’inter-confessionnalisme, avant la marche arrière demandée par le pape : d’hérétique, le Congrès était devenu orthodoxe. La condamnation du manuel Brassac, surtout, à la fin de l’année 1923, avait fortement ému, tant par ses motifs difficilement compréhensibles que par ses modalités brutales. Puis ce fut en 1924 l’acharnement contre le père Sertillanges. Or, devant la faiblesse des fondements dogmatiques, peu de doutes subsistent quant à la priorité des motivations politiques et personnelles, c’est-a-dire entraver la politique française du cardinal Gasparri28. C’est encore de cette manière que peut se lire le rejet du projet d’associations diocésaines aux AA. EE. SS. : un vote de défiance parlementaire ; car s’ils se préoccupaient certainement du sort de l’Église de France, les cardinaux de la Congrégation, encore fidèles dans leur majorité à Merry del Val, étaient plus soucieux encore de provoquer par leur refus le renvoi de Gasparri29.
- 30 Note Vaticane, 4 et 14 août 1923, ASV, Fondo Benigni, 60, fol. 364-369.
- 31 Note du 13 août 1923, CB, 1er janvier 1922-12 avril 1925, p. 565.
20La crise de la Ruhr de l’été 1923 – le blâme discret adressé par Pie XI à la France dans Quando nel principio et la remise en question de l’ambassade à peine rétablie – ébranla elle aussi la situation du secrétaire d’État, au point que courra le bruit de sa démission. Celle-ci fut aussitôt démentie par voie de presse : aucun désaccord entre le pontife et son bras droit, qui avait toute la confiance du premier30. « Au Vatican – écrivait néanmoins Baudrillart – on mène une guerre au couteau contre Gasparri, et c’est Merry del Val qui conduit la campagne »31.
L’épreuve de force et ses résolutions (automne 1923-1925)
- 32 Notes des 17 novembre 1923 et 8 janvier 1924, ibid., p. 652, 692.
- 33 Note du 20 décembre 1923, ibid., p. 676.
21Si Ratti avait repoussé au conclave la proposition du parti intégriste, on avait néanmoins espéré qu’il n’aurait pas gardé Gasparri plus de deux ans et plus on dépassait ce terme raisonnable, plus les couteaux s’aiguisaient. Du côté des partisans des diocésaines, on s’impatientait. Le nonce se disait mécontent des reports incessants, qui, selon l’archevêque de Paris, faisaient « renaître le gallicanisme »32. Baudrillart dressait amèrement le même constat : « Pie X […] a perdu en grande partie les élites ; Benoît XV a perdu les masses par son attitude pendant la guerre. Avec Pie XI, on en vient à l’indifférence. On se retrouvera vis-à-vis de la papauté avec les sentiments du XVIIe et du XVIIIe siècle : obéissance et respect, rien de plus »33.
- 34 Notes des 31 octobre, 1er et 17 novembre 1923, ibid., p. 641, 642, 652.
- 35 Note du 6 avril 1924, ibid., p. 749.
22On craignait que derrière les silences et les marches arrière du pape, les intégristes furent à la manœuvre : Pie XI « manque de décision et se laisse effrayer par la moindre opposition », il « se laisse intimider par lui [le cardinal Billot] comme par le cardinal Merry del Val qui lui parle avec hauteur », écrivait Baudrillart, ajoutant à propos d’une autre affaire que « les cardinaux De Lai et Merry del Val [veulent] montrer qu’ils dominent Pie XI »34. Il en allait de l’autorité même du pontife, et c’est avec autorité qu’il trancha. Ayant pris le dossier personnellement en main, il décida de ne pas suivre l’avis des cardinaux : l’encyclique Maximam Gravissimamque de janvier 1924 autorisait les diocésaines. Tisserant y vit une espèce de mutation : « Le pape a beaucoup changé […]. Il interroge qui il veut sur chaque affaire et ne subit vraiment l’influence de personne »35.
- 36 Note Vaticane, 26 janvier 1924, ASV, Fondo Benigni, fol. 430-433.
- 37 Note du 22 avril 1924, CB, 1er janvier 1922-12 avril 1925, p. 772.
- 38 Notes des 27 avril et 7 juin 1925, CB, 13 avril 1925-25 décembre 1928, p. 89-90, 121.
23Entre « progressistes » et « intransigeants », on en était pas pour autant à la paix, notait Benigni, car « les plus ou moins vainqueurs et les plus ou moins vaincus ont entre eux trop de cadavres pour ne pas se trouver aujourd’hui plus que jamais l’un contre l’autre »36. D’aucuns virent effectivement dans la victoire électorale du Cartel des Gauches, au printemps, et les nouvelles menaces de suppression de l’ambassade, la preuve de la vanité du second Ralliement et de sa nécessaire répudiation. La lutte entre Merry del Val et Gasparri apparaissait comme plus forte que jamais37. « Un certain nombre de cardinaux veulent « la peau » du cardinal Gasparri », que l’on cherchait à atteindre aussi par les attaques réitérées à l’endroit de son poulain, le nonce Cerretti ; et dans « cette lutte d’influence entre deux partis qui dure depuis Benoît XV […] le pape devrait choisir et trancher entre les deux », considérait ce dernier38.
- 39 Cité par F. Bouthillon, La Naissance… cit., p. 109-110.
- 40 AAS, 18, 1926, p. 89.
- 41 AA. ES. SS., IV, Stati Ecclesiastici, pos. 305, fasc. 33-34.
- 42 Lettres de Gasparri à Pie XI du 14 juin 1925, et de Pie XI à Gasparri du 5 juillet, ibid., fol. 74 (...)
24Pie XI trancha une nouvelle fois : devant le cardinal Billot qui remettait en cause ses décisions, il tapa du poing sur la table et lui intima l’ordre de se taire aux mots de « C’est ma politique » ; et il est fort probable qu’il ne le fit pas qu’avec Billot39. Cette affirmation de l’autorité pontificale alla de pair avec celle du cardinal Gasparri et de la congrégation des AA. EE. SS. qu’il dirigeait. La réforme du 5 juillet 1925 – publiée le 1er mars 1926 – en faisait il est vrai membres de droit les secrétaires du Saint-Office et de la Consistoriale, mais elle hissait surtout le secrétaire d’État au rang de préfet de la Congrégation, en rehaussant un peu plus son autorité hiérarchique40. La réforme résolvait par ailleurs le conflit qui opposait Gasparri à De Lai au sujet des nominations épiscopales pour les nations où, en raison d’un concordat ou seulement d’un accord plus ou moins formel – comme dans le cas de la France – un droit de regard avait été cédé au gouvernement. La commission formée à cet effet à l’automne 1921 enregistra les arguments et contre-arguments de chacun, puis elle suivit en janvier 1923 la suggestion de Gasparri, validée par le pontife, de sessions mixtes des deux Congrégations41. Au printemps 1925 Gasparri écrivit toutefois au Saint-Père pour lui faire part des difficultés qu’avait posées ce modus vivendi et proposer d’en revenir à l’interprétation qu’il faisait du canon 255 : confier les nominations à son dicastère, en permettant seulement un droit de regard à la Consistoriale, dépossédée d’une de ses principales compétences. Pie XI se rangea à son avis, au moyen d’une lettre à Gasparri, ce que le décret du 5 juillet 1925 formalisa, dès lors que le secrétaire de la Consistoriale participait désormais de droit aux réunions des AA. EE. SS.42.
- 43 C’est au moins « per disposizione superiore » que le président de l’Académie, Mons. Zonghi – Bisle (...)
25Quant à Benigni, il fut d’abord discrètement démis de son enseignement à l’Académie pontificale ecclésiastique, sans que l’on sache jusqu’à quel point la Secrétairerie d’État était intervenue43. À l’été 1925, suite à quelques évocations dans la presse française de l’agence URBS, création du prélat, l’Osservatore Romano publia une note achevant son discrédit :
- 44 Note d’archive, s.d., ASV, Segr. Stato, 1925, rubr. 165, fasc 1, fol. 122.
Il est bien d’avertir, une fois pour toutes, que cette agence […] n’est inspirée ni d’un esprit catholique, ni d’une affection sincère envers le Saint-Siège, mais d’influences occultes, pas moins éloignées de toute exposition loyale et objective de la vérité que de la rectitude et de l’honnêteté chrétienne44.
Le maintien de l’équilibre (1926-1929)
26Après ces coups de semonce, les années suivantes correspondent à une forme d’équilibre, dans cette voie de l’autorité que Pie XI avait tracée les mois précédents.
- 45 Note du 18 avril 1925, CB, 13 avril 1925-25 décembre 1928, p. 74.
- 46 R. Regoli, Il ruolo… cit.
- 47 ASV, Segr. Stato, 1927, rubr. 32, fasc 1, fol. 2-13. ACDF, Privilegia Sancti Officii, 1926, n. 19.
27Quelques mesures vinrent d’ailleurs compléter ici ou là le décret de 1925, dans un souci de clarification des compétences des organismes curiaux, auquel était attaché le pontife aux dires de certains contemporains : « Le pape laisse faire le cardinal De Lai parce qu’il veut que chaque chef de service soit le plus écouté dans son service ; Merry del Val dans les affaires de doctrine ; Gasparri dans les affaires politiques. Il ne tolère pas que l’un se mêle des affaires de l’autre et celui qui l’essaie est vigoureusement remis à sa place » observait ainsi le nouvel ambassadeur de France, Jean Doulcet45. On notera à titre d’exemple l’évolution institutionnelle de la nouvelle commission Pro Russia, ou bien la dépossession réitérée de la Consistoriale, qui perdit en 1928, en même temps que la Congrégation du Concile, la compétence sur les conférences épiscopales au profit des AA. EE. SS.46. Discrète et peu connue fut par ailleurs la circulaire de la Secrétairerie d’État d’août 1926 qui supprimait l’anomalie créée par celle de décembre 1918 : cette dernière, de manière quelque peu surprenante, avait spécifié que le courrier des Ordinaires destiné au tribunal du Saint-Office – ou d’un contenu relevant du susdit tribunal – devait transiter par la Secrétairerie d’État ; comme elle ne fut jamais vraiment appliquée, que le Saint-Office l’ait ignoré et que sa logique échappait à peu près à tout le monde, elle fut formellement abolie47.
- 48 CB, 13 avril 1925-25 décembre 1928, p. 619, 627, 908 ; J. Prévotat, La condamnation de l’Action fr (...)
- 49 Correspondance entre Merry del Val et Bellaigue, février-mars 1927. ASV, Segr. Stato, Spogli Curia (...)
- 50 Udienza 23 Febbraio 1927, ibid., fol. 731.
28Toutefois, l’autorité chez Pie XI, ce fut aussi de s’asseoir sur ce principe, comme il en fut dans la condamnation de l’Action française. On sait avec quelle volonté il mena l’affaire, en s’appuyant sur la Secrétairerie d’État et sans consulter le Saint-Office qui n’eut qu’à ratifier sa décision, ce qui passa pour une nouvelle et très nette victoire de Gasparri. On sait aussi comment Merry del Val ne put cacher son profond désaccord, si ce n’est sa résistance, en faisant savoir suffisamment fort tout le mal qu’il pensait de la décision papale : le Saint Office n’y était absolument pour rien, il ne partageait pas l’interprétation erronée des décrets pris par Pie X, la mise à l’Index d’une revue était en soi problématique, etc48 ; « Pie XI est têtu comme une mule » aurait-il dit finalement à son ami Bellaigue avant qu’il dût en obtenir un démenti49. Au cours de l’audience particulièrement difficile du 23 février 1927, Pie XI le somma de s’expliquer. Il en sortit piqué au vif, et c’est à ce moment qu’il écrivit le fameux « Il papa mi tratta come uno scolaretto »50.
- 51 ASV, Segr. Stato, 1926, rubr. 52, fasc. 1, fol. 42-97. G. Coco, Eugenio Pacelli… cit.
29Gasparri, de son côté, put se targuer d’une influence déterminante dans la Conciliation avec l’État italien, quand bien même il ne fut pas de ses principaux acteurs et en dépit des voix pernicieuses qui avaient encore circulé contre sa personne. En janvier 1926 en particulier, le journal fasciste Il Tevere, très probablement à l’instigation de Benigni, avait annoncé son intention de publier des documents scandaleux à l’égard du cardinal, avant d’être tenu de les remettre au gouvernement qui choisit d’en annoncer l’inanité. L’affaire s’acheva dans le rejet par Pie XI de la démission proposée une nouvelle fois par son bras droit, signe de sa confiance renouvelée ; elle offrit cependant aussi au pontife un argument pour imposer plus facilement à Gasparri une certaine mise à distance, au moins visible, dans le dossier de la Conciliation, où ils peinaient encore à s’accorder51.
- 52 Voyez plus haut, n. 28.
- 53 Sur le modernisme allemand, O. Weiß, Der modernismus in Deutschland, Ratisbonne, 1995, et pour la (...)
30En équilibre avec ce consalvisme de la Conciliation et du second Ralliement à la République française, Pie XI donnait des gages à l’intégrisme. En effet, s’opérait du côté du Saint-Office une reprise de la lutte antimoderniste, autre orientation forte du pontificat52. Ce regel toucha particulièrement la théologie germanique, plutôt épargnée jusque là, mais désormais perçue comme contaminée par les coryphées de l’erreur. Le prêtre silésien Joseph Wittig en fut notamment victime. Condamné en 1925 puis excommunié l’année suivante, son cas avait en quelque sorte fait pendant à l’affaire Buonaiuti, excommunié à nouveau entre 1924 et 1926. Or, Gasparri avait conservé autant que possible la main sur le dossier Wittig, en préférant quelques semonces à la sévérité disciplinaire du secrétaire du Saint-Office53.
- 54 M. Barbolla, La genesi della Mortalium Animos attraverso lo spoglio degli archivi vaticani, dans R (...)
- 55 É. Fouilloux, Les catholiques et l’unité chrétienne du XIXe au XXe siècle, Paris, 1982.
- 56 M. Levant, Pacelli à Berlin… cit.
31Cette affaire relevait en fait de ce modernisme œcuménisant de l’Allemagne des années vingt, qui constitua l’un des principaux versants de l’encyclique anti-œcuménique Mortalium Animos de janvier 192854. Le document, entièrement conçu dans les bureaux du Saint-Office, avait certes surpris, tant le pontificat avait d’abord représenté une ouverture sur le terrain de l’unité chrétienne. Il procédait en réalité d’une suspicion grandissante chez Pie XI, et d’une hostilité constante de la part du secrétaire du Saint-Office, à l’égard des différentes initiatives intra-confessionnelles en Europe comme en Amérique du Nord. L’encyclique avait pu être perçue aussi à l’époque comme la traduction d’un équilibre curial. Il se disait effectivement que le tour de vis de Mortalium Animos compensait, sur le plan personnel comme sur le plan de la doctrine, l’ouverture que constituait au même moment la Conciliation avec l’État italien après la réconciliation avec la France : en somme, il avait pratiquement fallu accorder la Mortalium Animos à Merry del Val pour qu’il cessât de dénigrer le travail de Gasparri55. De fait, elle avait été précédée, vers 1926, d’un transfert de la question inter-confessionnelle de la Secrétairerie d’État vers le Saint-Office, si bien que Gasparri ne fut que plus mortifié par la publication de l’encyclique, dont il avait tout ignoré. Se rejouait aussi, d’une certaine manière, l’affrontement de 1896 sur les Ordinations anglicanes56.
32Mortalium Animos entamait par ailleurs un tournant plus intransigeant dans le pontificat, repérable dans un ensemble de textes doctrinaux sur l’éducation, la morale familiale, les sciences ou l’instruction, ainsi que dans la substitution de Gasparri, à la tête de la Secrétairerie d’État, par Eugenio Pacelli, au début de 1930. Ni vraiment gasparrien, ni réellement non plus l’homme de Merry del Val, l’ancien nonce d’Allemagne se situait à un point d’équilibre entre ces deux courants qui traversaient la Curie romaine. Avec la disparition au même moment de De Lai et de Merry del Val, sa nomination permettait à Pie XI de ne plus se soucier des rivalités trop bruyantes qui avaient animé la Secrétairerie de Gasparri, en même temps qu’elle renforçait le positionnement centriste sur lequel il avait été élu en 1922. Ainsi s’achevait un conflit qui n’avait été finalement qu’un épisode de la lutte perpétuelle des écoles romaines.
Notes
1 Enquête sur une laïcité disparue : entretien avec Émile Poulat, dans Certitudes, 14, 2003.
2 P. Cenci, Il Cardinale Raffaele Merry del Val, Rome-Turin, 1933 ; A. Zambarbieri, Rafael Merry del Val, dans DBI, vol. 73, Rome, 2009, p. 740-744 ; M. Levant, Rafael Merry del Val dans C. Dickès (dir.), M. Levant, G. Ferragu (coll.), Dictionnaire du Vatican et du Saint-Siège, Paris, 2013, p. 662-665.
3 F. M. Taliani, Vita del cardinale Gasparri, Milan, 1938, p. 21 ; G. Dalla Torre, La vicenda poco nota delle Memorie del cardinale Gasparri, Rome, 2007, p. 8.
4 J. D. Holmes, Cardinal Raphael Merry del Val : an uncompromising ultramontane, dans Catholic Historical Review, 60/1, 1974, p. 55-64.
5 A. Moroni (dir.), Atti della tavola rotonda su la figura storica del cardinale Pietro Gasparri di Ussita, Milan, 1977 ; R. Astorri, C. Fantappiè, Pietro Gasparri, dans DBI, vol. 52, Rome, 1999, p. 500-507 ; M. Levant, Pietro Gasparri, dans C. Dickès (dir.), Dictionnaire… cit., p. 515-518.
6 D. Tardini, Pie XII, Paris, 1961, p. 90-91 ; G. Coco, Eugenio Pacelli cardinale e segretario di Stato (1929-1939) dans S. Pagano, M. Chappin, C. Coco, « I Fogli di udienza » del cardinale Eugenio Pacelli, t. 1, 1930, Cité du Vatican, 2010, p. 39-143.
7 Note du 1er février 1933. CB, 13 février 1932-19 novembre 1935, Paris, 2003, p. 405.
8 G. Coco, Eugenio Pacelli… cit.
9 ACS, Polizia politica, Pietro Gasparri.
10 C. Prudhomme, Les hommes de la Secrétairerie d’État : carrières, réseaux, culture, dans Les Secrétaires d’État du Saint-Siège, dans MEFRIM, 110-2, 1998, p. 475-493.
11 M. Levant, Pacelli à Berlin. La diplomatie vaticane en Allemagne, de Weimar à Hitler, Rennes, à paraître.
12 É. Poulat, « Modernisme » et « intégrisme » : du concept politique à l’irénisme critique, dans Archives de sociologie des religions, 27, 1969, p. 3-28 ; D. Menozzi, La Chiesa cattolica e la secolarizzazione, Turin, 1993 ; F. Bouthillon, La Naissance de la Mardité, une théologie politique à l’âge totalitaire : Pie XI (1922-1939), Strasbourg, 2001.
13 J. D. Holmes, Cardinal Raphael Merry del Val… cit . ; R. Ladous, Monsieur Portal et les siens (1855-1926), Paris, 1985.
14 P. Chenaux, Pie XII : diplomate et pasteur, Paris, 2003, p. 61-67.
15 G. Spadolini, Il Cardinale Gasparri e la Questione romana, Florence, 1972, p. 249- 275 ; A. Melloni, Le Conclave, Paris, 2003, p. 102-112.
16 R. Regoli, Il ruolo della Sacra Congregazione degli Affari Ecclesiastici Straordinari durante il pontificato di Pio XI, dans C. Semeraro (dir.), La sollecitudine ecclesiale di Pio XI, Cité du Vatican, 2010.
17 Cité par R. Cerrato, Ernesto Buonaiuti nella crisi del primo dopoguerra, dans D. Menozzi, R. Moro, Cattolicesimo e totalitarismo, Brescia, 2004, p. 275-309.
18 Les propos tenus par De Lai au secrétaire du conclave Luigi Sincero, rapportés par la suite à Gasparri, font encore état de son népotisme et de ses faveurs pour le PPI : G. Spadolini, Il Cardinale Gasparri… cit, p. 261-262.
19 F. Bouthillon, La Naissance… cit, p. 107-110.
20 Notes des 30 juin 1922 et 19 décembre 1922. CB, 1er janvier 1922-12 avril 1925, p. 211, 409.
21 Dépêche de Cambon à Poincaré, le 13 août 1922, citée par F. Bouthillon, La Naissance… cit, p. 110.
22 Lettre du père Izart à Benigni, Perpignan, 17 août 1922. ASV, Fondo Benigni, 60, fol. 80-83. J. Vavasseur-Desperriers, République et liberté : Charles Jonnart, une conscience républicaine, 1857-1927, Villeneuve-d’Ascq, 1996 ; F. Jankowiak, « Droit ecclésiastique » et régime de séparation : la question des associations diocésaines sous le pontificat de Pie XI, dans J. Prévotat (dir.), Pie XI et la France, Rome, 2010, p. 33-52.
23 Votum du 20 juillet 1922. É. Poulat, Les Diocésaines : République française, Église catholique, Paris, 2007, p. 246-256.
24 Note du 26 décembre 1922. CB, 1er janvier 1922-12 avril 1925, p. 414.
25 Note du 7 avril 1924. ibid., p. 750. Sur la campagne de dénigrement, C. M. Fiorentino, All’ombra di Pietro : la Chiesa cattolica e lo spionaggio fascista in Vaticano, Florence, 1999.
26 Lettres du père Izart à Benigni, Perpignan, 20 juillet et 17 août 1922, et lettre non signée, 29 novembre 1922. ASV, Fondo Benigni, 60, fol. 78-79, 80-83, 108.
27 ASV, Fondo Benigni, 60-61. É. Poulat, Catholicisme, démocratie et socialisme : le mouvement catholique et Mgr Benigni de la naissance du socialisme à la victoire du fascisme, Tournai, 1977 ; N. Valbousquet, Tradition catholique et matrice de l’antisémitisme à l’époque contemporaine, dans Revue d’Histoire moderne et contemporaine, 62-2, 2015, p. 63-88.
28 Outre les Carnets de Baudrillart : B. Montagnes, Les séquelles de la crise moderniste dans Revue thomiste, 90-2, 1990, p. 245-270 ; P. Colin (dir.), Intellectuels chrétiens et esprit des années 1920, Paris, 1997 ; É. Fouilloux, Une Église en quête de liberté : la pensée catholique française entre modernisme et Vatican II, Paris, 1998 ; F. Laplanche, La crise de l’origine, Paris, 2006, p. 135-143.
29 J. Vavasseur-Desperriers, La France et le Saint-Siège dans les années vingt, dans Achille Ratti Pape Pie XI, Rome, 1996, p. 775-705 ; F. Bouthillon, La Naissance… cit., p. 139-143.
30 Note Vaticane, 4 et 14 août 1923, ASV, Fondo Benigni, 60, fol. 364-369.
31 Note du 13 août 1923, CB, 1er janvier 1922-12 avril 1925, p. 565.
32 Notes des 17 novembre 1923 et 8 janvier 1924, ibid., p. 652, 692.
33 Note du 20 décembre 1923, ibid., p. 676.
34 Notes des 31 octobre, 1er et 17 novembre 1923, ibid., p. 641, 642, 652.
35 Note du 6 avril 1924, ibid., p. 749.
36 Note Vaticane, 26 janvier 1924, ASV, Fondo Benigni, fol. 430-433.
37 Note du 22 avril 1924, CB, 1er janvier 1922-12 avril 1925, p. 772.
38 Notes des 27 avril et 7 juin 1925, CB, 13 avril 1925-25 décembre 1928, p. 89-90, 121.
39 Cité par F. Bouthillon, La Naissance… cit., p. 109-110.
40 AAS, 18, 1926, p. 89.
41 AA. ES. SS., IV, Stati Ecclesiastici, pos. 305, fasc. 33-34.
42 Lettres de Gasparri à Pie XI du 14 juin 1925, et de Pie XI à Gasparri du 5 juillet, ibid., fol. 74-78. R. Regoli, Il ruolo… cit ; F. Le Moigne, Choisir des évêques pour la France : le rôle des sessions de la Congrégation des Affaires ecclésiastiques extraordinaires (1925-1938), dans L. Pettinaroli (dir.), Le gouvernement pontifical sous Pie XI, Rome, 2013, p. 623-642.
43 C’est au moins « per disposizione superiore » que le président de l’Académie, Mons. Zonghi – Bisleti en était le cardinal protecteur – annonça à Benigni la fin de son enseignement, en date du 17 novembre 1923. ASV, Fondo Benigni, 61, fol. 212-213.
44 Note d’archive, s.d., ASV, Segr. Stato, 1925, rubr. 165, fasc 1, fol. 122.
45 Note du 18 avril 1925, CB, 13 avril 1925-25 décembre 1928, p. 74.
46 R. Regoli, Il ruolo… cit.
47 ASV, Segr. Stato, 1927, rubr. 32, fasc 1, fol. 2-13. ACDF, Privilegia Sancti Officii, 1926, n. 19.
48 CB, 13 avril 1925-25 décembre 1928, p. 619, 627, 908 ; J. Prévotat, La condamnation de l’Action française : étude du processus décisionnel, dans L. Pettinaroli (dir), Le gouvernement… cit., p. 519-533.
49 Correspondance entre Merry del Val et Bellaigue, février-mars 1927. ASV, Segr. Stato, Spogli Curia, R. Merry del Val, 6, fol. 733-737.
50 Udienza 23 Febbraio 1927, ibid., fol. 731.
51 ASV, Segr. Stato, 1926, rubr. 52, fasc. 1, fol. 42-97. G. Coco, Eugenio Pacelli… cit.
52 Voyez plus haut, n. 28.
53 Sur le modernisme allemand, O. Weiß, Der modernismus in Deutschland, Ratisbonne, 1995, et pour la période, H. Wolf (dir.), Antimodernismus und Modernismus in der katholischen Kirche, Paderborn, 1998.
54 M. Barbolla, La genesi della Mortalium Animos attraverso lo spoglio degli archivi vaticani, dans Rivista di storia della chiesa in Italia, 2012, 2, p. 495-538.
55 É. Fouilloux, Les catholiques et l’unité chrétienne du XIXe au XXe siècle, Paris, 1982.
56 M. Levant, Pacelli à Berlin… cit.
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