Remployer, recycler, restaurer
|Introduction
Après la peinture en place
Économie de la récupération et esthétique du fragment
Texte intégral
- 1 Ruderi accipiendo Ostiensis paludes destinabat utique naves quae frumentum Tiberi subuectassent onu (...)
1 Au livre XV des Annales, Tacite écrit que, suite à l’incendie de Rome en 64, Néron ordonna que les gravats fussent transportés dans les marais d’Ostie ; pour ce faire, les navires qui remontaient le cours du Tibre avec un chargement de blé, devaient le redescendre chargés de gravats1. Il s’agit là, bien sûr, d’un évènement extraordinaire qui occasionna des destructions de particulièrement grande ampleur. Il permet néanmoins de placer sous les projecteurs le problème bien plus courant de la gestion des gravats, enjeu crucial de la construction en contexte urbain.
- 2 Filippi 2005.
2Or changer de décor, quand on décide de détruire le précédent et pas seulement de le recouvrir, est tout sauf une opération anodine. En effet, il ne faut pas sous-estimer la quantité de matériaux qui résulte de la destruction d’un revêtement pariétal, comme en témoignent les caisses de fragments entassées parfois en grand nombre dans tant de dépôts archéologiques. Que devenaient ces décors détruits ? Certains éléments pouvaient être réutilisés sur d’autres parois, en particulier les placages de marbre, matériau précieux qu’il n’était pas question de perdre. En témoigne par exemple le précieux dépôt retrouvé dans la domus del Gianicolo et constitué d’environ 600 éléments de décor marmoréen, classées par forme et par type2. Le tout aurait appartenu à un décor cohérent issu d’un édifice impérial du Ier s. ap. J.-C. et attendait vraisemblablement d’être réutilisé. Des portions de peinture murale pouvaient également être récupérées. La pratique de l’enduit rapporté était en effet courante pour les tableaux figurés : on laissait sur la paroi un espace privé de mortier dans lequel on insérait par la suite un tableau réalisé, en atelier ou sur place, par un artisan spécialisé. Lors de la destruction du décor, on pouvait dès lors facilement récupérer ces éléments indépendants, de plus grand prix que le reste de l’enduit, pour les insérer ailleurs. Cette pratique, qui devait être courante, reste néanmoins difficile à identifier avec certitude sur le terrain. Il semble également que de véritables fragments de décor peint étaient parfois insérés dans de nouvelles compositions. La Casa dei Quattro Stili à Pompéi (I 8, 11-17) livre à cet égard un exemple intéressant : dans le cubiculum situé à droite de l’entrée, une plaque d’enduit représentant une ménade sur fond blanc a été insérée au centre d’un panneau jaune, dans le décor existant (pl. I.1). L’enduit a été taillé pour intégrer ce nouvel élément, préalablement placé dans un support métallique. Il s’agit là d’un processus de grand intérêt, où l’image, en passant d’un décor à l’autre, change de statut et de signification.
- 3 Parmi les publications récentes, voir par exemple Bernard – Bernardi – Esposito 2008 (avec une bibl (...)
3Néanmoins, la plus grande partie des revêtements pariétaux détruits perdaient leur valeur décorative pour être jetés ou remployés comme matériau de construction. En effet, leur usage est régulièrement attesté pour réaliser des niveaux de préparation de sols, combler des structures ou encore faire office de caementa. C’est précisément ce type d’utilisation que nous souhaitons interroger dans la première partie de cet ouvrage, cette deuxième vie des enduits peints, tout aussi riche d’informations que la première sur les pratiques du monde romain. Il s’agit là d’une problématique peu explorée, les spécialistes des enduits antiques se concentrant le plus souvent sur la restitution et l’analyse des décors. Quant aux recherches portant sur le remploi en architecture, si elles ont mis en évidence la diversité des enjeux, tant idéologiques que socio-économiques, liés à cette pratique et son rôle clé dans les processus de construction, elles ne prennent pas encore en considération les enduits, s’intéressant plutôt aux matériaux propres au bâti, comme la pierre, la terre cuite ou le métal3.
- 4 Outre les références citées à la note précédente, voir Ballet – Cordier – Dieudonné-Glad 2003.
- 5 Gleize 2010.
- 6 Naizet 2003.
4À ce stade, s’impose un point de vocabulaire. Les réflexions sur le rejet, le remploi, la réutilisation, le recyclage sont nombreuses dans le contexte actuel de sensibilisation à la gestion des déchets4. L’usage de ces différents termes varie néanmoins selon les publications et le type de matériel envisagé. Ainsi, parlant de tombes du Moyen Âge, Y. Gleize5 distingue la réutilisation, réservée aux cas où on observe une nouvelle utilisation du contenant funéraire in situ, du remploi, qui se fait hors du contexte funéraire primaire du contenant – distinction qui ne fait guère sens pour des enduits peints. De même, F. Naizet, dans une contribution consacrée précisément à la terminologie, fait la différence entre la signification précise de certains termes dans le contexte actuel de la gestion des déchets et leur emploi dans la littérature archéologique6.
- 7 Naizet 2003, p. 15.
- 8 Pour les définitions de remploi et récupération, voir également Bernard et al. 2008, p. 9.
5Si l’on s’en tient aux définitions fournies par le Trésor de la langue française, le terme le plus générique est celui de réutilisation, qui désigne toute nouvelle utilisation – avec ou sans changement de fonction – et peut concerner les matériaux les plus divers. Son équivalent italien pourrait être riuso. C’est le terme que je propose d’utiliser pour parler de l’insertion d’un fragment dans un nouveau décor. Les termes remplois et recyclage correspondent en revanche à des processus plus définis. Le premier, que l’on peut trouver sous les formes synonymes de remploi ou réemploi et dont l’équivalent italien serait reimpiego, est, dans la littérature archéologique, réservé à la construction. Le second constitue « la réintroduction directe d’un déchet dans le cycle de production dont il est issu »7 et implique le plus souvent une transformation du matériau : on pourra ainsi parler de recyclage quand les fragments d’enduit sont broyés pour être réutilisés dans du mortier. Quant au terme récupération, que l’on trouve parfois utilisé comme synonyme de remploi, il faut je crois le limiter à l’action de collecte de matériaux déjà en usage8.
6La première partie de cet ouvrage s’intéresse donc plus particulièrement au remploi et au recyclage, ces catégories de réutilisation où le décor se voit transformé en matériau de construction. A. Coutelas et O. Vauxion mettent tout d’abord en évidence les qualités physiques des enduits fragmentaires pour la construction, avant de présenter une typologie des divers modes de réutilisation, à partir d’exemples issus essentiellement de l’aire vésuvienne et de Gaule. Ce panorama est complété, pour la Gaule, par l’article de S. Groetembril. Suivent trois études de cas, à l’échelle de sites (le complexe cultuel et les thermes du Vieil Evreux (Eure) étudiés par L. Bonelli ; le Caseggiato delle due scale à Ostie, présenté par M. David, G.P. Milani et A. Melega) et de villes (Aquilée, sur la situation de laquelle M. Salvadori, A. Didonè, et G. Salvo établissent un bilan). Ces différentes études permettent de faire apparaître la diversité du traitement réservé aux enduits fragmentaires en fonction du contexte géographique (climat, matériaux disponibles…) et socio-économique.
7Ces questionnements sur les formes et les modalités du remploi ne peuvent être dissociées de problématiques plus larges qui doivent en constituer les prémisses. Les premières concernent le cadre juridique de telles opérations. À qui appartient un décor ? Qui a le droit de le détruire, éventuellement de le vendre – en tant que tel ou pour les matériaux qu’il représente ? Dans quel cadre peut-on récupérer des matériaux de destruction ? C. Davoine, en ouverture de la première partie, s’est attaché à répondre à ces questions, à partir d’une analyse serrée du corpus juridique romain. La gestion de ces matériaux à l’échelle de la ville constitue également un enjeu d’importance. Se pose en particulier la question des lieux de stockage et/ ou de rejet, sur laquelle l’article de S. Zanella apporte un éclairage très précisément documenté, à partir de l’exemple de Pompéi.
8Au cours de ces processus, les fragments d’enduit peint perdent leur valeur décorative et viennent alimenter une économie de la récupération, dans des villes densément construites et peuplées où la question de la gestion des déchets et de la maîtrise des coûts est de première importance. Cette valeur décorative, ils la retrouvent sous la main de l’archéologue, qui les récolte, remonte le puzzle, recompose les schémas et les motifs. Les questions se posent alors, pour ainsi dire, en sens inverse : comment redonner vie à un décor qui n’en était plus un ? On touche ici à des enjeux de restauration et de conservation, qui constituent, d’une certaine façon, une autre nouvelle vie des enduits fragmentaires et qui fait l’objet de la deuxième partie de cet ouvrage.
9Aujourd’hui, les protocoles de restauration sont encadrés et la nécessité de restituer l’objet dans son état et son contexte originels, de la manière la plus fidèle et la plus transparente possible, est admise par tous. Il n’en a cependant pas toujours été ainsi. Les visiteurs du Musée Archéologique de Naples sont ainsi confrontés à chaque pas à ces montages réalisés au XVIIIe s., où différents fragments, similaires par leur gamme chromatique ou leurs motifs, se trouvent associés à l’encontre de leur disposition originelle sur la paroi (voir pl. XX.3 ou pl. XXIV.4). Les négatifs de ces pratiques sont les trous laissés dans de nombreux décors conservés in situ dans les cités du Vésuve (voir pl. XXI.1 ou pl. XXIV.3). Nous sommes confrontés ici non seulement à un autre rapport au passé et au patrimoine archéologique mais également à une autre esthétique, qui s’attache aux motifs isolés et non à la composition d’ensemble du décor. L’article de G. Prisco reconstitue la naissance et l’évolution de ces pratiques, dans le contexte des grandes fouilles de Pompéi et Herculanum, en mettant en lumière les positionnements esthétiques et scientifiques qui les sous-tendent.
10Cette variété de pratiques interroge également le statut, scientifique et symbolique, du fragment de décor : témoignage des images du monde antique arraché à l’œuvre de l’homme et du temps, son incomplétude peut grever l’intérêt qu’on lui porte ou au contraire lui donner un caractère d’autant plus précieux que menacé. C’est précisément cette évolution de la valeur accordée au fragment qu’éclaire D. Burlot, à travers une réflexion diachronique sur la réception de l’Antique et les pratiques qui en découlent.
- 9 Des peintures de l’île Sainte-Marguerite constituent à cet égard un exemple éclairant : décoration (...)
11Enfin, les enjeux liés à la valorisation doivent également être pris en considération : à une époque qui privilégie le contexte et la configuration originels des objets, des stratégies d’exposition sont à inventer pour mettre en valeur ces autres vies des fragments de décor et rendre compte de leur histoire complexe9. Dans le prolongement de cette réflexion, il m’a semblé intéressant de clore le volume avec la contribution de M. Mulliez et A. Aussilloux consacrée à une expérience récente de fresque expérimentale. Il s’agit en effet d’un mode d’enquête et de valorisation qui redonne vie de manière radicale aux décors détruits, en s’interrogeant de manière très concrète sur la matérialité de ces objets.
12Ainsi, à travers les diverses contributions présentées dans ce volume, à partir de l’étude des sources archéologiques et textuelles, se trouvent éclairées ce que j’ai appelé les autres vies des enduits peints, celles qui adviennent après la peinture en place et les transforment en déchet, en matériau de construction, en nouveau décor, répondant à des exigences et des visées esthétiques autres, ou en objet archéologique. Une telle réflexion a l’ambition de contribuer à redonner aux enduits fragmentaires, matériel parfois sous-estimé, toute leur épaisseur historique et de participer à une réflexion plus large sur les pratiques de construction anciennes et les méthodes de restauration / conservation modernes et contemporaines.
13Mathilde Carrive
Notes
1 Ruderi accipiendo Ostiensis paludes destinabat utique naves quae frumentum Tiberi subuectassent onustae rudere decurrerent (Tac. Ann. XV, 43).
2 Filippi 2005.
3 Parmi les publications récentes, voir par exemple Bernard – Bernardi – Esposito 2008 (avec une bibliographie générale sur le remploi en architecture) ; Recyclage et remploi 2010 ; Cuscito 2012.
4 Outre les références citées à la note précédente, voir Ballet – Cordier – Dieudonné-Glad 2003.
5 Gleize 2010.
6 Naizet 2003.
7 Naizet 2003, p. 15.
8 Pour les définitions de remploi et récupération, voir également Bernard et al. 2008, p. 9.
9 Des peintures de l’île Sainte-Marguerite constituent à cet égard un exemple éclairant : décoration d’un laconicum antique, elles ont été restaurées et exposées dans le fort où, détruites, elles avaient servi de remblai pour des niveaux de sols du XIXe s., rendant compte de leurs différentes utilisations dans un seul et même lieu. Ce dossier n’a pas pu être présenté dans ce volume mais on peut renvoyer à Barbet et al. 1999.
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