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Les cardinaux entre Cour et Curie

 | 
François Jankowiak
, 
Laura Pettinaroli

Des cardinaux de Couronne à l’internationalisation du Sacré Collège

Les cardinaux des nouveaux mondes (anciens pays de mission d’Afrique, d’Asie et du Pacifique)

Claude Prudhomme

Zusammenfassung

L’entrée de cardinaux issus des anciens pays de mission au sein du Sacré Collège manifeste l’internationalisation de l’Église catholique après 1945. L’étude des cursus suggère que leur choix traduit la volonté du centre romain de conserver la maîtrise des mécanismes de promotion et de renouvellement des élites. L’internationalisation passe le plus souvent par une romanisation préalable. L’examen des fonctions occupées montre en outre les limites de l’influence exercée par les cardinaux des jeunes Églises sur le gouvernement de l’Église. En revanche le fait d’être créé cardinal conforte la position des évêques et archevêques résidentiels face aux autorités politiques.

Volltext

1L’entrée du clergé issu des Églises missionnaires au sein du collège des cardinaux apparaît un événement très récent au regard de la longue histoire envisagée par cet ouvrage. Les premiers clercs originaires d’Afrique, d’Asie, et du Pacifique (y compris l’Australie et la Nouvelle-Zélande) sont tous créés cardinaux au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, en très petit nombre dans un premier temps, en nombre croissant à partir du concile Vatican II. Cette étude entend dans un premier temps tracer un tableau d’ensemble qui décrit les principales étapes de cet élargissement afin d’obtenir une représentation précise de la nouvelle géographie ecclésiastique. Mais la question centrale est évidemment celle de la signification de cette internationalisation et de ses effets sur le gouvernement de l’Église romaine.

Vue d’ensemble : les étapes d’une internationalisation méthodique

  • 1  http://webdept.fiu.edu/∼mirandas/bios1935.htm#Tappouni
  • 2  Australian Dictionary of bibliography, vol. 14, 1996, http://adb.anu.edu.au/biography/gilroy-sir-n (...)
  • 3  http://webdept.fiu.edu/∼mirandas/bios1946.htm#Tien, http://svdmissionaries.blogspot.fr/2007/04/tho (...)
  • 4  http://webdept.fiu.edu/∼mirandas/bios1946.htm#Gouveia, http://www.catholichierarchy.org/bishop/bdg (...)
  • 5  http://webdept.fiu.edu/∼mirandas/bios1953.htm#Gracias.

2Si l’ouverture de la Curie à des originaires d’Asie, d’Afrique et du Pacifique s’opère véritablement avec le concile Vatican II et le pontificat de Paul VI (1963-1978), l’après-guerre a vu le Saint-Siège manifester une volonté d’internationalisation qui concerne désormais tous les degrés de la hiérarchie. En 1945 le patriarche des catholiques syriaques Ignace Gabriel Ier Tappouni, originaire de Mossoul mais archevêque d’Alep, créé cardinal en 1935, fait figure d’exception1. Un an plus tard, en 1946, Pie XII fait entrer dans le collège des cardinaux les trois continents qui en étaient absents avec des créations concernant l’Australie (Mgr Norman T. Gilroy archevêque de Sydney2), la Chine (Thomas Tien Ken-Sin, archevêque de Pékin3) et le Mozambique (Teodosio Gouveia, archevêque de Lourenço-Marques4). L’Inde indépendante ne peut pas être ignorée après la prise de pouvoir des communistes à Pékin, d’autant que les conversions au catholicisme semblent décoller au début des années 1950. Valerian Gracias5, archevêque de Bombay, est créé cardinal au consistoire du 12 janvier 1953.

  • 6  Cf. C. Soetens, L’Église catholique en Chine au XXe siècle, Paris, 1997.
  • 7  A. Chen Tsun-Ming, Rome – Beijing (Pékin) – Taïpei : religion et politique dans les relations dipl (...)
  • 8  Malgré les garanties apportées par la Constitution de 1947 (art. 25), l’idée missionnaire de propa (...)
  • 9  S. Duarte, Entre évangélisation et lutte politique : les missionnaires comboniens au Portugal et a (...)

3Ces premières décisions romaines sont clairement commandées par le contexte, régional et international. Elles traduisent aussi la volonté de démontrer que l’Église catholique va jusqu’au bout de l’indigénisation du clergé, premier objectif fixé par la Propaganda fide aux missions depuis le XVIIe siècle. Mais chaque nomination revêt une signification spécifique. En Australie, elle concerne un descendant d’immigrés irlandais qui constituent la base du catholicisme local. En Chine le choix se porte sur un religieux de la Société du Verbe Divin dans le contexte d’une guerre civile qui menace la survie de l’Église locale6. Mais la sinisation de la hiérarchie n’évite pas en 1949 l’exil du prélat vers Hong Kong, puis aux États-Unis en 1951 après le refus persistant du Saint-Siège de le voir s’établir à Taïwan7. En Inde la promotion de Valerian Gracias est une manière de répondre aux critiques des milieux nationalistes contre les missionnaires étrangers accusés de conversions forcées et de doter l’Église d’un porte-parole crédible pour représenter une minorité très petite par le nombre mais influente par ses œuvres8. Le cas du Mozambique, qui ne dépend pas de la Propagande mais de la Secrétairerie d’État en raison d’un statut hérité du padroado portugais et fixé en 1940, s’inscrit dans l’histoire conflictuelle des compromis passés entre Rome et le Portugal à propos des missions d’Afrique. En portant son choix sur un prélat originaire de Madère qui a été formé par les lazaristes en France, puis à Louvain et à Rome où il a été vice-recteur du Collège portugais, plutôt qu’un clerc ouvertement lié au régime de Salazar, le Saint-Siège manifeste peut-être une volonté prudente d’atténuer la subordination à l’égard de l’État colonial9.

  • 10  http://www2.fiu.edu/∼mirandas/bios1960.htm#Doi
  • 11  http://viewsfromthepampang.blogspot.fr/2007/07/41-rufino-cardinal-j-santos- 1st.html ; http://www. (...)
  • 12  http://www2.fiu.edu/∼mirandas/bios1960.htm#Rugambwa.
  • 13  J. Metzler (éd.), Dalle missioni alle Chiese locali, Storia della Chiesa, vol. XXIV, Cinisello Bal (...)
  • 14  J.-M. Mayeur (dir.), Histoire du christianisme, XIII, Crises et renouveau, de 1958 à nos jours, Pa (...)

4Le mouvement de promotion de cardinaux issus des clergés autochtones connaît une accélération au début du pontificat de Jean XXIII. Elle se traduit par l’élection en 1960 des premiers cardinaux autochtones au Japon (Peter Tatsuo Doi, archevêque de Tokyo10), aux Philippines (Rufino J. Santos, archevêque de Manille11) et dans l’Afrique noire sous dépendance de la Propaganda fide (Laurean Rugambwa, évêque de Rutabo-Bukoba12). La petite minorité catholique japonaise (moins de 0,3 %) se voit ainsi confortée au moment où le pays, devenu une démocratie, entre dans une phase de forte croissance et semble appelé à jouer un rôle majeur dans la région face aux progrès du communisme. Dans le cas des Philippines, où le catholicisme est très largement majoritaire (80 % de la population) la création d’un cardinal couronne la politique conduite depuis l’accession du pays à l’indépendance en 1946. Rome pouvait enfin mettre en œuvre « le projet de confier la direction de l’Église locale à des forces philippines autochtones, sans avoir à subir les contraintes du pouvoir colonial13 ». La promotion de Mgr Rungambwa, premier cardinal africain noir, précédemment premier évêque noir de l’Afrique sub-saharienne à l’époque contemporaine, est révélatrice des orientations romaines en Afrique subsaharienne après la Seconde Guerre mondiale14.

  • 15  http://www2.fiu.edu/∼mirandas/bios1965.htm#Cooray.
  • 16  http://www2.fiu.edu/∼mirandas/bios1965.htm#Zoungrana.
  • 17  M.-C. Ray, Le cardinal Duval : un homme d’espérance en Algérie, Paris, 1998 ; D. Gonzales, Léon-Ét (...)
  • 18  http://www2.fiu.edu/∼mirandas/bios1965.htm#Mcann.
  • 19  J. Metzler, Dalle missioni… cit., p. 429.
  • 20  http://www2.fiu.edu/∼mirandas/bios1969.htm#Parecattil.
  • 21  http://www2.fiu.edu/∼mirandas/bios1969.htm#Yu.
  • 22  J. Metzler, Dalle missioni… cit., p. 267-271.

5La politique systématique d’ouverture à l’Asie et à l’Afrique s’accélère à partir de 1965 dans le contexte d’une décolonisation qui a fait surgir de nombreux États indépendants. Au Sri Lanka l’archevêque de Colombo Thomas B. Cooray15, oblat de Marie Immaculée, devient cardinal. À l’image de l’Afrique orientale, l’Afrique occidentale francophone obtient un cardinal en la personne de Mgr Paul Zoungrana, membre de la société des pères blancs et archevêque de Ouagadougou depuis 196016. L’Algérie, où le catholicisme est menacé de disparaître par le départ des pieds-noirs, voit l’archevêque d’Alger Mgr Léon Duval légitimé dans sa volonté de déconnecter l’Église de la colonisation française face à la majorité de ses fidèles et du clergé séculier17. L’octroi par les autorités issues du FLN de la nationalité algérienne, à titre exceptionnel, prouve l’année suivante que l’État a été sensible à cette promotion et que Rome soutient le projet d’une Église algérienne. Par une étonnante symétrie, l’archevêque du Cap Owen McCann18 est aussi créé cardinal. Les consistoires de 1967 et 1969 confirment la volonté romaine de pourvoir de cardinaux les grands pays émergents malgré la faible implantation du catholicisme (Indonésie : Justinus Darmojuwono19 ; Inde de rite chaldéen-malabar : Joseph Parecattil20 ; Taïwan : Paul Yü Pin21), aussi bien que dans les pays avec une minorité catholique solide et dynamique (Corée : Kim ; Congo Kinshasa : Malula ; Madagascar : Rakotomalala). La création d’un cardinal permet de rétablir en Inde l’équilibre interne entre clergé de rite latin et non latin (rites dits orientaux), qui se sont souvent affrontés, engendrant d’interminables conflits avec Rome22. Le nouveau rapport de forces est désormais équilibré. Autre choix significatif, celui de Mgr Joseph Malula, archevêque de Kinshasa, seule figure capable de s’imposer dans un Congo qui peine à sortir de ses guerres internes ou celui d’Owan McCann, Sud-Africain blanc mais connu pour ses prises de positions anti-apartheid.

  • 23  http://www2.fiu.edu/∼mirandas/bios1976.htm#Trinh.
  • 24  H. L. Gates Jr., E. Akyeampong (dir.), Dictionary of African Biography, vol. 2, Oxford, 2011, p. 4 (...)

6Les consistoires de 1973 et 1976 amplifient le processus. En 1973, 7 des 30 nouveaux cardinaux viennent d’Asie, du Pacifique et d’Afrique subsaharienne. Le Pakistan, certes à travers un natif de l’Inde, reçoit un cardinal. Pour la première fois les autochtones des petites îles du Pacifique comptent aussi un représentant issu de Samoa. Les mêmes principes sont appliqués en 1976, avec 8 élus pour un total de 21, pour calquer la carte des cardinaux sur celle des jeunes Églises qui comptent, en Asie (Vietnam, Inde notamment), en Afrique et à Madagascar. Les Églises d’Afrique noire anglophone et francophone sont traitées de la même manière. La solidarité avec les Églises exposées à l’hostilité de certains régimes politiques est manifestée au Viêt Nam avec l’élévation au cardinalat de l’archevêque de Hanoï Mgr Trinh-Nhu-Khuê23. Enfin, si l’année 1977 ne compte qu’un élu, le Béninois Gantin24, le cardinalat consacre l’accès au gouvernement de l’Église du premier Africain noir, ancien secrétaire de la congrégation pour l’Évangélisation des peuples de 1973 à 1975.

7Par touches successives, Paul VI a ainsi engagé, au sein de la Curie, une évolution que ses successeurs poursuivent. La cartographie met en évidence des pays qui ont un poids dans leur continent ou sur lesquels Rome compte pour consolider les jeunes Églises nées du mouvement missionnaire. L’âge relativement jeune de plusieurs nouveaux cardinaux, comme cela avait été le cas pour les évêques africains au moment de la décolonisation, traduit la volonté d’accélérer le pas dans une conjoncture internationale dominée en Afrique et en Asie par la poussée des régimes d’inspiration marxiste. S’y ajoute dans le cas de la Chine et du Viêt Nam la volonté de marquer la solidarité de la papauté avec des Églises soumises à des régimes hostiles et répressifs, sans pour autant mettre en péril l’avenir par des choix qui apparaîtraient provocateurs. Plus difficiles à expliquer, d’autant que les pontificats suivants ne corrigent pas cette lacune, deux des Églises les plus dynamiques et nombreuses d’Afrique, le Rwanda et le Burundi, restent ignorées des consistoires : les tensions et les conflits « ethniques » n’y sont sans doute pas étrangers.

  • 25  Président de la Conférence épiscopale du Burkina-Niger, puis président du Symposium des évêques d’ (...)

8Ces initiatives romaines, destinées à manifester la catholicité de l’Église jusqu’au sein du collège des cardinaux, sont d’abord appréciées par les catholiques des régions concernées. Un certain nombre de sièges situés dans de grandes métropoles deviennent, comme dans les vieilles chrétientés, liés au cardinalat : Bombay, Colombo, Sydney, Séoul, Tokyo, Djakarta, Dakar, Kinshasa, Nairobi, Kampala, Le Cap, Tananarive. Mais le retentissement des élections est très inégal, selon qu’il concerne l’Asie ou l’Afrique. Dans les jeunes États africains, le choix d’un natif est perçu comme la reconnaissance internationale de la capacité des Africains à occuper tous les postes de responsabilité. Le retour au pays du nouveau cardinal, à l’image du cardinal Paul Zoungrana à Ouagadougou en 1965, est l’occasion d’une réception officielle festive et populaire qui assoit l’autorité du prélat25, sans doute pour les autorités avec l’espoir d’en faire un allié.

Internationalisation et « spirito romano »

9Saluée par la presse catholique comme l’aboutissement d’une universalisation du catholicisme, l’internationalisation conduite par Rome obéit pourtant à des critères qui lui sont propres.

  • 26  Il est présenté comme descendant d’une famille de samouraï http://www.findagrave.com/cgi-bin/fg.cg (...)
  • 27  Il appartient à une famille de chefs traditionnels qualifiée « d’aristocratique » : http://www.rc. (...)
  • 28  http://www.findagrave.com/cgi-bin/fg.cgi?page=gr&GRid=28117041.

10L’origine sociale des cardinaux ne fournit pas d’informations permettant de discerner une logique, consciente ou non. On y trouve autant de clercs issus de milieux populaires, parfois très modeste (V. Gracias) et quelques autres des élites locales traditionnelles (Doi26 au Japon, Rugambwa27 au Tanganyika). Sans surprise, la quasi-totalité vient de familles catholiques, avec des caractéristiques propres aux pays de mission. Rugambwa doit son baptême à la conversion de son père alors qu’il a sept ans, le Chinois Yü Pin est baptisé à 13 ans, le Samoan Taofinu’u vient d’une famille « plurireligieuse » dont la mère est une protestante convertie au catholicisme28. La place jouée par la mission est centrale dans la formation des futurs cardinaux éduqués par les écoles des missions qui leur donnent ensuite la possibilité de suivre une formation universitaire.

  • 29  Les informations, regroupées dans le tableau, sont issues du site http://www2.fiu.edu/∼mirandas/ca (...)

11Mais l’élément commun décisif dans le choix des cardinaux entre 1946 et 1978 est le passage par une université romaine prestigieuse, de préférence l’ancien Collège Urbain devenu en 1962 l’université de la Propagande sous le nom d’Urbaniana29. Ceux qui n’en bénéficient pas sont rares. L’Urbaniana a accueilli l’Australien Gilroy qui y obtient un doctorat en théologie, le Néo-zélandais Delargey, les Japonais Doi et Taguchi, le Tanzanien Rugambwa, le Sud-Africain McCann, le Kenyan Otunga, le Syrien melkite Coussa, le Libanais maronite Meouchi. La Grégorienne forme l’Indien V. Gracias, titulaire d’une thèse de théologie et de droit canonique ; le Portugais Gouveia pour le Mozambique ; le Philippin Santos, docteur en droit canonique et théologie ; le Burkinabé Zoungrana, auteur d’une thèse en droit canonique consacrée au « consentement matrimonial chez les Mossi » en 1953 ; l’Indonésien Darmojuwono ; le Sénégalais Thiandoum. Le Latran figure plus rarement dans le parcours de cette première génération (Gantin pour le droit canonique en parallèle à l’Urbaniana). Le cas de Léon Duval, formé au séminaire français de Rome où l’a envoyé l’évêque d’Annecy, est exceptionnel : rien ne le prédestinait à sa désignation pour un évêché algérien en 1947 (Constantine, puis Alger). Avant 1978, le passage dans une université catholique non romaine est rare : Biayenda mène des études de théologie et sociologie aux Facultés catholiques de Lyon (1965-1969). L’acquisition de diplômes civils dans une université publique est exceptionnelle : Cordeiro passe par les universités de Bombay et Oxford et Kim effectue des études de théologie et de sociologie à Münster (1957-1964). Le Portugais Gouveia suit de 1914 à 1922 le cursus le plus diversifié avec son entrée chez les lazaristes : séminaire de Dax, séminaire Saint Sulpice, Institut catholique de Paris (philosophie), Université grégorienne à Rome, licence en sciences sociales à Bergame puis à Rome.

  • 30  http://www2.fiu.edu/∼mirandas/bios1935.htm#Tappouni.
  • 31  http://www2.fiu.edu/∼mirandas/bios1976.htm#Ekandem.
  • 32  http://www2.fiu.edu/∼mirandas/bios1976.htm#Nsubuga.
  • 33  http://www2.fiu.edu/∼mirandas/bios1969.htm#Rakotomalala.
  • 34  Fondé en 1893 par Léon XIII (1878-1903) pour accélérer l’indigénisation du clergé et contourner le (...)

12Quelques cardinaux ont cependant reçu toute leur formation dans leur pays d’origine comme l’Irakien Tappouni30, le Nigérian Ekandem31, l’Ougandais Nsubuga32, le Malgache Rakotomalala33, le Congolais Malula, le Samoan Taofinu’u. Il faut enfin mettre à part les ressortissants des Indes britanniques formées au Séminaire pontifical de Kandy34 (Ceylan) qui délivre les diplômes ecclésiastiques romains (les Indiens Parecattil et Cordeiro).

  • 35  http://www2.fiu.edu/∼mirandas/bios1965.htm#Sidarouss.
  • 36  http://www2.fiu.edu/∼mirandas/bios1976.htm#Razafimahatratra.
  • 37  A. Riccardi, Roma « città sacra ? », Milan, 1979.

13La légitimité romaine constitue donc un atout essentiel, apporté par les études dans la ville sainte, à défaut par des séjours opérés durant le cursus universitaire. L’obtention d’un diplôme dans une université romaine constitue un atout majeur, pour le rite latin comme les rites orientaux, comme cela se vérifie de 1946 à 1979. L’importance accordée à cette garantie est particulièrement visible pour les prêtres séculiers mais semble tolérer des exceptions pour les membres de congrégations religieuses dans la mesure où ces dernières sont des gages pour la qualité de la formation (le lazariste égyptien Sidarouss35, le jésuite Razafimahatratra36, le mariste Tafinu’u). Mais ces religieux ont pu accomplir un temps de formation en France ou faire un séjour à Rome sans que cela apparaisse dans leurs biographies. Dans tous les cas, l’expérience de Rome garantit l’acquisition de ce « spirito romano » dont sont censés s’imprégner les jeunes clercs dans la « città sacra37 ». Pie XI en a donné une définition éloquente dans un discours aux jeunes religieux lazaristes peu après son élection :

  • 38  Audience du 31 décembre 1922, dans Bulletin des Missions des Lazaristes français, 1923, p. 157.

Vous êtes venus chercher ici, pour la répandre ensuite sur les autres, la semence d’une saine et pure romanité. Oui, Nous pouvons vous le dire à vous, qui êtes capables d’en comprendre mieux que d’autres le sens profond, vous devez acquérir ici, la bonne, la saine, la sainte et pure romanité38.

14Tout naturellement l’Urbaniana est pour les prêtres issus des Églises extra-européennes le lieu privilégié de cette socialisation romaine qui se réalise aussi dans les Collèges Saint-Pierre et Saint-Paul chargés d’accueillir les séminaristes africains et asiatiques pendant leurs études, les Philippins étant envoyés au collège Pio-latino-américain. Les autres universités apparaissent à travers des cursus spécialisés suivis par les cardinaux créés avant 1978. Si l’on poursuit l’analyse jusqu’en 2014, on constate une relative diversification des lieux de formation hors de Rome. Pour l’ensemble de la période 1946-2014 arrive en tête l’Urbaniana (35), suivie par la Grégorienne (15), puis le Latran (9), parfois l’Apollinaire. Les universités catholiques relevées sont : Paris (6), Leuven/Louvain (5), Lyon (3), Milan et Fribourg (1), Aurora (Shanghaï, fermée en 1952), Sophia (Tokyo), Séoul et les universités catholiques des États-Unis, Washington, Notre-Dame, Loyola University (11). L’inscription dans une université d’État pour obtenir un diplôme en sciences sociales ou sciences de l’éducation (monde anglophone) reste rare. On trouve aussi mention des universités publiques de Dakar, Le Cap, Hong Kong, Madras (Chennai), Paris, Lisbonne, Londres. Cependant la règle d’une formation universitaire accomplie ou achevée à Rome continue à s’imposer dans la majorité des cas.

  • 39  Spécialiste de droit canon, formé à l’Urbaniana, il joue un rôle central dans la codification du d (...)

15Le cursus après l’ordination presbytérale se caractérise par la forte prépondérance du modèle pastoral. Il faut attendre une époque récente pour voir figurer quelques cardinaux passés par la formation diplomatique au sein de l’Académie pontificale Ecclésiastique et faire l’expérience des bureaux curiaux. Dans les cardinaux créés de 1946 à 1978, le cardinal Coussa fait figure d’exception39. La quasi-totalité sont des hommes de terrain, des pasteurs plutôt que des théologiens, avec une priorité donnée au droit canonique plutôt qu’à la théologie spéculative. Ils ont connu le ministère paroissial, dirigé des services diocésains, enseigné dans les séminaires, eu en charge les moyens de communication de leur diocèse. Aucun de ces traits ne les distingue des cardinaux non curiaux dans les anciennes Églises.

16Si l’on veut repérer une spécificité, il faut la chercher dans un profil marqué par des voyages et des séjours à l’étranger, pas seulement à Rome, et la connaissance des grandes langues de communication (anglais, français, espagnol). S’y ajoute, surtout après le recul du latin dans les années post-conciliaires, la place croissante accordée à l’italien devenu langue de communication au sein des élites ecclésiastiques catholiques. Les anciens étudiants des universités romaines bénéficient de ce point de vue d’un réel avantage. Romains sans aucun doute, ces cardinaux sont aussi façonnés par un monde catholique en voie de globalisation. Leurs parcours personnels témoignent de la diversité des cultures avec lesquelles ils ont dû se familiariser et qu’ils ont appris à faire cohabiter, d’abord celle héritée de leur famille, puis celle acquise au séminaire et finalement à l’étranger. Pour ceux qui sont issus de familles ancrées dans les traditions locales, avec des parents qui assuraient parfois des fonctions religieuses, on imagine le chemin parcouru avec l’entrée dans un petit puis un grand séminaire, la découverte de la grande ville et de pays étrangers, le contact avec Rome. Les informations disponibles ne permettent pas d’en mesurer les effets individuels faute de témoignages accessibles ou de biographies scientifiques. L’historien peut cependant en trouver un écho dans les travaux que les futurs cardinaux ont consacré durant leurs études à la confrontation du droit, de la philosophie, des croyances de leur pays avec le message chrétien tel qu’il est transmis par le catholicisme.

Quelle autorité pour ces cardinaux ?

17Devenir cardinal signifie d’abord jouir au sein de l’Église locale d’un prestige et d’une autorité indiscutables. À vrai dire ceux-ci ne sont pas le plus souvent la conséquence de la nomination : plusieurs d’entre eux sont présidents de la conférence épiscopale au moment où s’effectue un choix pontifical qui constitue alors une reconnaissance et une confirmation. Néanmoins, devenus cardinaux, leur légitimité est accrue. La quasi-totalité des cardinaux président la conférence épiscopale nationale ou régionale. L’archevêque de Manille Rufino J. Santos fait exception.

  • 40  Constitution apostolique Romano Pontifici Eligendo, 01.10.1975, art. 33 (AAS, 67, 1975, p. 609-645 (...)

18L’entrée dans le collège des cardinaux fournit en théorie la possibilité de participer au gouvernement de l’Église, et pas seulement pour le choix d’un nouveau pape. La réalité est sensiblement différente. Si la limite d’âge de 80 ans pour être électeur du pape depuis 197540 ne concerne aucun cardinal cité avant 1978, le rattachement des cardinaux de siège à des dicastères romains ne nous dit rien de leur participation effective aux réunions, surtout quand leur siège en Afrique, en Asie ou dans les îles du Pacifique est éloigné de Rome. Quant à leur influence réelle sur les centres de décision et leur insertion au sein des réseaux ecclésiastiques, elle nous est encore moins accessible en l’absence de biographies scientifiques. L’historien doit donc s’en tenir à des observations vérifiables mais limitées.

19Globalement, l’évolution du collège cardinalice rend compte d’une progression du poids statistique des trois continents retenus ici, avec une certaine stabilisation au début du XXIe siècle. Trois dates mettent en évidence ces tendances de fond et la difficulté de faire correspondre la composition géographique du collège avec le nombre de catholiques. En 1945, le collège ne compte qu’un cardinal asiatique, le Syrien Coussa. En 1978, il comporte 6 cardinaux pour l’Afrique et Madagascar, 6 pour l’Asie, 3 pour le Pacifique sur un total de 129 cardinaux. En 2015, on compte 22 Asiatiques (14 électeurs), 14 Africains (7 électeurs), 5 pour le Pacifique (3 électeurs) sur un total de 219 cardinaux.

20La proportion par rapport à l’ensemble du collège des cardinaux a évolué de la manière suivante :

Tableau 1 : Part des cardinaux venus d’Afrique, d’Asie et du Pacifique (en %).

Afrique

Asie

Pacifique

1945

0

2,4

0

1978

4,6

4,6

4,3

2015

6,4

10

2,3

  • 41  Voir l’annuaire des membres : http://www.vatican.va/roman_curia/pontifical_academies/acdeccles/doc (...)
  • 42  H. Tincq, Bernardin Gantin, cardinal, dans Le Monde, 17.05.2008.

21Si en 2015 la part des cardinaux asiatiques (10 % pour 11 % des catholiques) est proche du poids de leurs fidèles, un écart subsiste pour les Africains (6,3 % des cardinaux pour 16 % des catholiques) alors que le Pacifique apparaît surreprésenté avec 2,7 % des cardinaux pour 0,7 % des catholiques. Plus étonnant, la promotion au rang de cardinaux ne s’est pas accompagnée d’une intégration symétrique au gouvernement de l’Église. Cette dernière s’amorce vraiment sous le pontificat de Jean-Paul II. Gantin, président en 1978 du Conseil Pontifical Justice et paix, après avoir été secrétaire de la Congrégation pour l’Évangélisation des peuples, deviendra en 1998 le premier Africain nommé à la tête d’une congrégation (celle des évêques). Il faut attendre 2006 pour que le préfet de la congrégation pour l’Évangélisation des peuples soit issu des Églises placées sous son autorité grâce à la nomination d’un ancien diplomate devenu archevêque de Bombay, Ivan Dias. Mais, en 2015, aucun poste de chef de dicastère n’est occupé par un originaire de l’un des trois continent étudiés. Autre manifestation de cette difficulté à faire réellement entrer les Églises issues de la mission dans la Curie, l’Académie Pontificale Ecclésiastique, chargée de former les futurs diplomates, accueille le premier Asiatique en 1959 et le premier Africain noir en 1971. De 1959 à 1978, on relève pour les espaces étudiés 16 élèves, presque tous asiatiques (dont 6 Indiens, 3 Philippins et 4 Vietnamiens41). Les créations de cardinaux n’ont pas bouleversé le visage international de l’Église et les trois continents considérés restent à la périphérie du pouvoir. L’hypothèse d’un pape issu de ces espaces semble, jusqu’en 1978, incongrue ou folklorique. Le Time magazine (16 octobre 1978) est apparemment le seul à envisager l’élection de l’archevêque de Karachi, né à Bombay, Joseph Cordeiro, en 1978. Le nom du cardinal Gantin est aussi avancé dans les milieux africains francophones42. C’est seulement en 2013 que les hypothèses de papabili africains ou asiatiques commencent à acquérir une certaine crédibilité.

  • 43  Lettre ouverte du cardinal McCann au chef du gouvernement sud-africain, 23.08.1976, dans DC, 1976, (...)
  • 44  E. Pace, Cardinal McCann, 86 ; Ex-Prelate in Cape Town, dans New York Times, 04.04.1994 http://www (...)

22Si les nominations de cardinaux n’entraînent pas de changements de fond dans le gouvernement du catholicisme (du moins jusqu’à l’élection de François en 2013), il en va autrement au niveau local. Selon les contextes, les choix romains ont des conséquences différentes mais jamais insignifiantes. En Chine, ils expriment la solidarité avec l’Église clandestine mais aussi la volonté de ne pas fermer définitivement le chemin des relations diplomatiques. Au Vietnam ils constituent un appui précieux pour une minorité catholique très active mais fragile. Dans plusieurs pays, le titre de cardinal a apporté à l’archevêque qui en bénéficie une autorité supplémentaire et une protection contre un pouvoir autoritaire ou dictatorial. La parole critique du cardinal peut ainsi s’exprimer plus librement au point de faire de lui le porte-parole ou le recours d’une opposition durement combattue. C’est ainsi que le cardinal Owen McCann (1907-1994), premier cardinal Sud-Africain (blanc), sans atteindre la notoriété de l’archevêque anglican Desmond Tutu, combat l’apartheid et publie en 1976 une lettre ouverte demandant de changer les lois et de promouvoir des réformes sociales43. Jean-Paul II lui demande en 1988 de l’accompagner dans sa visite de cinq pays africains alors qu’il a choisi de ne pas se rendre en Afrique du Sud à cause de l’apartheid44.

Trois figures de leaders charismatiques : les cardinaux Sin, Kim et Malula

  • 45  M. O’Donnell, Cardinal Jaime Sin, a Champion of the Poor in the Philippines, Is Dead at 76, dans N (...)
  • 46  Dépêche agence Fides : http://www.fides.org/fr/news/4615ASIE_PHILIPPINES_Deces_du_Cardinal_Jaime_S (...)

23Trois cardinaux créés par Paul VI s’affirment plus particulièrement dans les années 1970 comme des leaders populaires et des opposants déterminés aux dérives politiques de leur pays. L’itinéraire de Jaime Sin (1908-2005), nommé archevêque de Manille en 1974, créé cardinal en 1976, est celui d’un engagement politique progressif consécutif aux responsabilités qu’il est amené à exercer45. Issu d’une famille aisée, il suit le cursus classique d’un prêtre diocésain appelé à diriger un séminaire avant de devenir évêque en 1967. Sa nomination sur le siège de Manille en fait le chef incontesté d’une Église philippine puissante par ses effectifs mais affaiblie par ses divergences et dépendante du pouvoir. Premier Philippin natif à occuper cette fonction après trois siècles de nominations d’ecclésiastiques espagnols, américains, irlandais, il y accède dans le contexte du régime dictatorial installé par Marcos qui ne cesse de se durcir au nom de la lutte anticommuniste. Conservateur sur le plan de la morale, et très modéré sur le plan politique, il redoute que les excès du régime ne favorisent au bout du compte les mouvements révolutionnaires marxistes. Dès les premiers mois de son entrée en fonction, il critique les excès de la loi martiale et entre en conflit avec le président qui fait perquisitionner le séminaire de Manille. Le cardinalat lui apporte une caution romaine qui le rend quasiment intouchable dans le seul grand pays majoritairement catholique d’Asie. Il va user de sa position pour multiplier les critiques et encourager des formes de résistance. La radicalisation du régime et les progrès de la corruption en font dans les années 1980 un acteur essentiel dans la lutte qui oppose Marcos à Benigno Aquino Jr. Après l’assassinat du leader, il prend parti pour sa veuve Cora Aquino et appelle à une vaste mobilisation nationale politico-religieuse qui obtient en 1986 la chute du dictateur46.

  • 47  http://www.catholicnewsagency.com/resources/deceased-cardinals/deceasedcardinals/kim-sou-hwan-step (...)
  • 48  The Independent, 21 février 2009 : http://www.independent.co.uk/news/obituaries/cardinal-kim-souhw (...)

24Le parcours de Stephen Kim Sou-hwan (1922-2009) s’inscrit dans une trajectoire plus complexe47. Il naît dans une famille nombreuse catholique de milieu populaire dont le grand-père a connu la persécution contre le catholicisme. Il est envoyé entre 1941 et 1944 à l’Université jésuite Sophia de Tokyo, la Corée ayant été annexée par le Japon en 1910. Il aurait gardé de son passage au Japon une profonde méfiance pour l’ancien colonisateur. Il achève ses études à l’Université catholique de Corée avant un séjour de sept années à Münster (théologie et sociologie). D’abord directeur du journal de son diocèse, il est nommé évêque en 1966 et archevêque de Séoul en 1968. Placé à la tête d’une communauté catholique très minoritaire (3 %) mais en croissance, et qui dispose d’élites de qualité formées dans ses écoles, il jouit d’une influence qui déborde le cadre du catholicisme. Confronté aux militaires qui accaparent le pouvoir, il est une des rares voix en mesure de s’opposer publiquement aux atteintes aux droits de l’homme, dans la ligne de sa formation marquée à Münster par la doctrine sociale. Ses prises de position en chaire et son appui aux opposants lui valent une popularité exceptionnelle qui s’exprime lors de ses funérailles. Pour l’ancien président Kim Dae-jung (catholique), prix Nobel de la paix, il aura été la voix qui crie dans le désert « pour notre peuple gémissant sous la dictature » et le secrétaire général des Nations Unies, Ban Ki-moon, le qualifie de « conscience d’une époque48 ».

  • 49  R. Kasuba Malu, Joseph-Albert Malula : liberté et indocilité d’un cardinal africain, Paris, 2014 ; (...)
  • 50  G. Sounga-Boukono, R. Bazenguissa-Ganga, R. Tabard (dir.), Le Cardinal Biayenda et le Congo-Brazza (...)

25La troisième figure qui s’impose par sa capacité à assurer une fonction tribunicienne est celle de Joseph Malula (1917-1989), dans l’ancien Congo belge devenu Zaïre puis République Démocratique du Congo49. Né à Léopoldville (Kinshasa) de parents catholiques, Joseph Malula va à l’école d’un missionnaire belge très populaire, « Tata Raphaël », puis au petit séminaire, enfin au Grand séminaire du Christ-Roi au centre du Congo. Il y manifeste des dons pour le débat intellectuel. Il est ordonné prêtre au cours d’une cérémonie organisée dans le stade de Léopoldville le 9 juin 1946 pour marquer la volonté de promouvoir le clergé indigène. Sa nomination à la tête d’une importante paroisse urbaine prend valeur de symbole et son action pastorale lui vaut une notoriété régionale. Il se distingue aussi comme aumônier auprès des « évolués » (Africains ayant suivi une scolarité), et fonde une Ligue qui devient un lieu de réflexion sur l’avenir du pays. Il est, en 1956, la cheville ouvrière de Conscience africaine, un mouvement en faveur de la promotion des indigènes par une décolonisation négociée avec la Belgique. Lors d’un voyage à Bruxelles à l’occasion de l’Exposition universelle en 1958, il résume son objectif : « L’Église catholique a toujours paru [aux yeux des Africains] comme l’Église des Blancs. Elle n’a pas, en terre africaine, pris le visage africain ». Lorsque Rome veut appliquer au Congo belge sa politique d’africanisation de l’épiscopat, il est choisi pour devenir en 1959 vicaire apostolique auxiliaire de Léopoldville. L’indépendance acquise (30 juin 1960) et la hiérarchie ordinaire établie, il est promu archevêque. Il s’affirme comme un acteur central dans un pays secoué par des événements sanglants, où les missions catholiques sont des cibles. Ses prises de position concourent à asseoir une autorité qui doit bientôt affronter le régime du colonel Mobutu (1965). L’appui qu’il apporte d’abord au régime et les analogies entre les discours des deux hommes en faveur de l’africanisation ne masquent pas longtemps la divergence profonde qui les oppose sur la place du catholicisme dans la nouvelle société. Malula voit sa position renforcée, et sa personne protégée, quand il est créé cardinal en 1969. L’affrontement se cristallise sur le remplacement des prénoms chrétiens par des noms que Mobutu considère comme seuls authentiquement africains, la nationalisation des écoles, en majorité sous le contrôle de l’Église, la gestion des œuvres sociales, la présence des missionnaires. Malula est contraint à un court exil en Europe en 1972. Devenu plus prudent, sans renoncer à critiquer les dérives du régime et à s’impliquer dans les questions de société, il se consacre à l’administration de son immense diocèse. Après le concile Vatican II, il voit dans le principe de l’incarnation, devenu plus tard l’inculturation, une légitimation de ses idées. Il s’efforce de mettre en œuvre l’africanisation par la multiplication des lieux de formation, l’appui à de nouvelles congrégations ou associations autochtones, promeut des ministères laïques dans les paroisses (les bakambi), développe de petites communautés et les œuvres sociales, encourage la promotion d’une théologie africaine et l’adaptation de la liturgie. Ce dernier point est l’objet d’une longue confrontation avec Rome qui finit en 1988 par accepter un rite congolais (zaïrois) de la messe en tant que version possible du rite romain. Sa mort prématurée le 14 juin 1989 prive le Congo d’une personnalité hors du commun. Ses prises de position ont eu un large écho dans le catholicisme, de sorte que ses écrits le font considérer par certains comme un nouveau Père de l’Église en Afrique. Le cardinal Malula aura montré un esprit critique à l’égard de la théologie dominante et des modes de gouvernement de l’Église. Cela ne l’a pas empêché d’être créé cardinal et de recevoir ainsi l’appui de la papauté. Cette protection par le cardinalat n’est cependant pas toujours suffisante comme le montre le cas tragique du cardinal Biayenda, archevêque de Brazzaville50. Son assassinat dans la nuit du 22 au 23 mars 1977 se veut une réponse à l’assassinat du chef de l’État Marien Ngouabi le 18 mars. Il s’inscrit dans un cycle de violences devant lesquelles l’Église locale semble impuissante malgré son rôle dans la Conférence nationale de 1991 destinée à sceller la réconciliation nationale.

  • 51  http://www2.fiu.edu/∼mirandas/bios1983.htm#Nascimento.
  • 52  http://www2.fiu.edu/∼mirandas/bios1988.htm#Tumi.
  • 53  http://www2.fiu.edu/∼mirandas/bios1988.htm#Margeot.
  • 54  http://www2.fiu.edu/∼mirandas/bios1965.htm#Meouchi.

26La volonté d’engagement n’est pas propre à ces trois hommes d’Église. On pourrait aussi évoquer en Ouganda l’action du cardinal Nsubuga contre la corruption et pour la défense des droits de l’homme sous Idi Amin Dada puis Obote. D’abord illustrée par quelques cardinaux africains et asiatiques placés dans des circonstances particulières, la dénonciation de régimes contraires aux droits de l’homme est continuée après 1978 par de nouveaux promus. Le cardinal do Nascimento51, dominicain, en Angola, Tumi52 au Cameroun face au président Biya, Margéot53 à l’île Maurice pour défendre les créoles (descendants d’esclaves) se font à leur tour les porte-paroles de minorités dominées et les défenseurs de la démocratie. Plus facile à assumer quand le cardinal est le chef incontesté d’une communauté homogène (Meouchi54 cardinal maronite au Liban), l’engagement sur le terrain politique ne va cependant pas de soi. Il se heurte, notamment en Afrique sub-saharienne, à des concurrences et à des divisions qui traversent les Églises locales face au pouvoir (Congo, Côte d’Ivoire, Cameroun…). Des cardinaux ont aussi été accusés de complaisance pour des régimes corrompus ou antidémocratiques.

Conclusion

27La création de cardinaux issus de nouveaux continents s’inscrit dans une évolution de longue durée qualifiée au temps des missions comme « l’indigénisation du clergé ». Principale priorité assignée aux missions, elle a été constamment affirmée par la papauté mais a été menée de manière discontinue, prudente, voire timorée dès lors qu’elle s’appliquait aux postes de responsabilité. Il a fallu le grand bouleversement de la décolonisation et la montée en puissance des revendications anti-impérialistes, doublée de menaces graves pesant sur les jeunes Églises, pour que Rome accélère le mouvement et procède à la nomination en nombre d’évêques autochtones. Dans ce processus, la création de cardinaux venus d’Afrique et d’Asie, à un degré moindre du Pacifique, constitue la phase ultime de cette évolution, en attendant peut-être celle de l’élection d’un pape. Elle est aussi menée avec une prudence toute romaine qui n’exclut pas une volonté déterminée mais s’inscrit dans une conception du temps propre à la papauté. Elle connaît avec le pontificat de Paul VI une accélération qui la rend irréversible. Elle met alors en avant des pasteurs et des hommes de terrain plus que des théologiens, formés selon les normes du catholicisme romain, le plus souvent passés par le centre de la chrétienté, sans pour autant s’interdire de promouvoir d’autres cursus. Courageux, pour quelques-uns décidés à exercer un contre-pouvoir face à des régimes corrompus et dictatoriaux, les cardinaux des années 1960- 1980 manifestent une orthodoxie sans faille et apportent leur soutien aux prises de position pontificales en matière de théologie dogmatique et morale, spécialement de morale sexuelle (contraception). Rares sont ceux qui expriment une divergence, en tout cas en public, à l’exception du cardinal Malula sur les sujets de la liturgie, des ministères et de la théologie africaine. Mais ils introduisent une sensibilité et une expérience du monde qui participent à la construction de nouveaux équilibres au sein du catholicisme.

Anmerkungen

1  http://webdept.fiu.edu/∼mirandas/bios1935.htm#Tappouni

2  Australian Dictionary of bibliography, vol. 14, 1996, http://adb.anu.edu.au/biography/gilroy-sir-norman-thomas-10308/text18241.

3  http://webdept.fiu.edu/∼mirandas/bios1946.htm#Tien, http://svdmissionaries.blogspot.fr/2007/04/thomas-cardinal-tien-svd.html.

4  http://webdept.fiu.edu/∼mirandas/bios1946.htm#Gouveia, http://www.catholichierarchy.org/bishop/bdgou.html.

5  http://webdept.fiu.edu/∼mirandas/bios1953.htm#Gracias.

6  Cf. C. Soetens, L’Église catholique en Chine au XXe siècle, Paris, 1997.

7  A. Chen Tsun-Ming, Rome – Beijing (Pékin) – Taïpei : religion et politique dans les relations diplomatiques sino-vaticanes (1949-1975), dans Histoire, Monde Cultures religieuses, 26, 2013, p. 136.

8  Malgré les garanties apportées par la Constitution de 1947 (art. 25), l’idée missionnaire de propager une religion étrangère reste suspecte dans une partie de l’opinion hindoue. Cf. Églises d’Asie (EDA), dossier n° 1, 1986, p. 15.

9  S. Duarte, Entre évangélisation et lutte politique : les missionnaires comboniens au Portugal et au Mozambique dans le panorama historique de l’État nouveau (1947-1974), dans Histoire et Missions Chrétiennes, 14, 2010/2, p. 83-101.

10  http://www2.fiu.edu/∼mirandas/bios1960.htm#Doi

11  http://viewsfromthepampang.blogspot.fr/2007/07/41-rufino-cardinal-j-santos- 1st.html ; http://www.findagrave.com/cgi-bin/fg.cgi?page=gr&GRid=26615889

12  http://www2.fiu.edu/∼mirandas/bios1960.htm#Rugambwa.

13  J. Metzler (éd.), Dalle missioni alle Chiese locali, Storia della Chiesa, vol. XXIV, Cinisello Balsamo, 1990, p. 441.

14  J.-M. Mayeur (dir.), Histoire du christianisme, XIII, Crises et renouveau, de 1958 à nos jours, Paris, 2000, p. 576-656.

15  http://www2.fiu.edu/∼mirandas/bios1965.htm#Cooray.

16  http://www2.fiu.edu/∼mirandas/bios1965.htm#Zoungrana.

17  M.-C. Ray, Le cardinal Duval : un homme d’espérance en Algérie, Paris, 1998 ; D. Gonzales, Léon-Étienne Duval, une grande conscience morale de son temps, Paris, 2012 ; http://www2.fiu.edu/∼mirandas/bios1965.htm#Duval.

18  http://www2.fiu.edu/∼mirandas/bios1965.htm#Mcann.

19  J. Metzler, Dalle missioni… cit., p. 429.

20  http://www2.fiu.edu/∼mirandas/bios1969.htm#Parecattil.

21  http://www2.fiu.edu/∼mirandas/bios1969.htm#Yu.

22  J. Metzler, Dalle missioni… cit., p. 267-271.

23  http://www2.fiu.edu/∼mirandas/bios1976.htm#Trinh.

24  H. L. Gates Jr., E. Akyeampong (dir.), Dictionary of African Biography, vol. 2, Oxford, 2011, p. 420. Association des théologiens du Bénin, Christianisme et humanisme en Afrique : Mélanges en hommage au cardinal Bernardin Gantin, Paris, 2003.

25  Président de la Conférence épiscopale du Burkina-Niger, puis président du Symposium des évêques d’Afrique de 1969 à 1978 et de 1981 à 1984, ses obsèques le samedi 10 juin 2000 revêtent un caractère de funérailles nationales. http://peres-blancs.cef.fr/zoungrana.htm.

26  Il est présenté comme descendant d’une famille de samouraï http://www.findagrave.com/cgi-bin/fg.cgi?page=gr&GRid=124258240.

27  Il appartient à une famille de chefs traditionnels qualifiée « d’aristocratique » : http://www.rc.net/tanzania/tec/rugambwa.htm.

28  http://www.findagrave.com/cgi-bin/fg.cgi?page=gr&GRid=28117041.

29  Les informations, regroupées dans le tableau, sont issues du site http://www2.fiu.edu/∼mirandas/cardinals.htm et recoupées par des notices biographiques. Les dates du séjour à Rome ne sont pas toujours précises. L’Urbaniana dispose d’un site : http://www.urbaniana.edu/fr/ateneo/storia.htm.

30  http://www2.fiu.edu/∼mirandas/bios1935.htm#Tappouni.

31  http://www2.fiu.edu/∼mirandas/bios1976.htm#Ekandem.

32  http://www2.fiu.edu/∼mirandas/bios1976.htm#Nsubuga.

33  http://www2.fiu.edu/∼mirandas/bios1969.htm#Rakotomalala.

34  Fondé en 1893 par Léon XIII (1878-1903) pour accélérer l’indigénisation du clergé et contourner les réticences de certains missionnaires, confié aux jésuites, le séminaire joue un rôle considérable dans la formation de prêtres indiens. Il reçoit en 1926 le droit de délivrer des diplômes universitaires en qualité de Collège Pontifical. Après les indépendances, il est transféré à Pune en Inde du nord. Cf. C. Clémentin-Ojha, L’Athenaeum pontifical de Pune : la formation du clergé catholique à l’heure de l’indianisation, dans Bulletin de l’École française d’Extrême-Orient, 1994, vol. 81, n° 1, p. 347-357.

35  http://www2.fiu.edu/∼mirandas/bios1965.htm#Sidarouss.

36  http://www2.fiu.edu/∼mirandas/bios1976.htm#Razafimahatratra.

37  A. Riccardi, Roma « città sacra ? », Milan, 1979.

38  Audience du 31 décembre 1922, dans Bulletin des Missions des Lazaristes français, 1923, p. 157.

39  Spécialiste de droit canon, formé à l’Urbaniana, il joue un rôle central dans la codification du droit canon pour les rites orientaux, enseigne à Rome, siège à la congrégation orientale dont il devient secrétaire au lendemain de son accession au cardinalat mais décède quatre mois plus tard le 29 juillet 1962. http://www2.fiu.edu/∼mirandas/ bios1962.htm#Coussa.

40  Constitution apostolique Romano Pontifici Eligendo, 01.10.1975, art. 33 (AAS, 67, 1975, p. 609-645).

41  Voir l’annuaire des membres : http://www.vatican.va/roman_curia/pontifical_academies/acdeccles/documents/elenco-alunni_fr.htm.

42  H. Tincq, Bernardin Gantin, cardinal, dans Le Monde, 17.05.2008.

43  Lettre ouverte du cardinal McCann au chef du gouvernement sud-africain, 23.08.1976, dans DC, 1976, 58e année, T. 73, N° 1708, p. 981-982.

44  E. Pace, Cardinal McCann, 86 ; Ex-Prelate in Cape Town, dans New York Times, 04.04.1994 http://www.nytimes.com/1994/04/04/obituaries/cardinal-mccann-86-exprelate-in-cape-town.html.

45  M. O’Donnell, Cardinal Jaime Sin, a Champion of the Poor in the Philippines, Is Dead at 76, dans New York Times, 21.06.2005. http://www.nytimes.com/2005/06/21/obituaries/cardinal-jaime-sin-a-champion-of-the-poor-in-the-philippines-is-dead-at-76.html?_r=0. Voir aussi http://www.notablebiographies.com/newsmakers2/2006-Ra-Z/Sin-Jaime.html.

46  Dépêche agence Fides : http://www.fides.org/fr/news/4615ASIE_PHILIPPINES_Deces_du_Cardinal_Jaime_Sin_Archeveque_emerite_de_Manille_apres_une_longue_maladie_c_est_une_figure_de_marque_pour_l_histoire_de_l_Eglise_et_de_toute_la_nation#.VvJIHGThC2w.

47  http://www.catholicnewsagency.com/resources/deceased-cardinals/deceasedcardinals/kim-sou-hwan-stephen/.

48  The Independent, 21 février 2009 : http://www.independent.co.uk/news/obituaries/cardinal-kim-souhwan-the-first-korean-catholic-cardinal-and-a-campaigner-forhuman-rights-1628203.html

49  R. Kasuba Malu, Joseph-Albert Malula : liberté et indocilité d’un cardinal africain, Paris, 2014 ; http://www.catholic-hierarchy.org/bishop/bmalula.html.

50  G. Sounga-Boukono, R. Bazenguissa-Ganga, R. Tabard (dir.), Le Cardinal Biayenda et le Congo-Brazzaville, Paris, 2012.

51  http://www2.fiu.edu/∼mirandas/bios1983.htm#Nascimento.

52  http://www2.fiu.edu/∼mirandas/bios1988.htm#Tumi.

53  http://www2.fiu.edu/∼mirandas/bios1988.htm#Margeot.

54  http://www2.fiu.edu/∼mirandas/bios1965.htm#Meouchi.

Autor

Professeur émérite de l’Université de Lyon, est spécialiste de l’histoire de la diffusion du catholicisme par les missions. Sa thèse d’État est publiée par l’École française de Rome : Stratégie missionnaire du Saint-Siège sous Léon XIII, 1878-1903 centralisation romaine et défis culturels (1994).

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