Conclusion générale
p. 271-272
Texte intégral
1Les travaux consacrés à l’économie d’Ostie ont souvent eu pour objet d’étude privilégié les activités liées à l’approvisionnement de Rome. Les boutiques, très peu étudiées à Ostie dans leur globalité, sont donc comme des pièces manquantes au puzzle de l’histoire économique de la ville et plus spécifiquement de l’histoire de la vie économique d’Ostie en marge du port, de son économie urbaine au quotidien.
2L’état des informations dont nous disposons se trouve probablement à l’origine de cette carence. Le caractère hâtif de la mise au jour d’une grande partie des vestiges d’Ostie, en vue de l’exposition universelle avortée de 1942, a débouché sur un site mal documenté, comportant une abondance de restaurations modernes non référencées ne permettant pas la finesse d’analyse utilisée pour les sites du Vésuve en matière d’archéologie de l’artisanat. À dire vrai, au premier abord, des boutiques d’Ostie il ne reste bien souvent que les murs. Toutefois, le dépouillement de la documentation d’archive – comportant de rares fragments d’une richesse surprenante – en complément d’une analyse architecturale ont permis de mettre à jour le corpus documentaire des boutiques d’Ostie et de leurs activités connues. Ce corpus a permis l’étude du petit commerce et de l’artisanat d’Ostie sur le temps long tout en les replaçant dans les développements économiques, sociologiques et urbains de la ville.
3L’histoire de l’économie portuaire et l’histoire de l’économie strictement urbaine d’Ostie ont suivi des destins parallèles mais distincts. Les boutiques ont connu des évolutions procédant et participant de mutations globales de la ville qui semblent suscitées par les transformations de ses fonctions portuaires.
4Ainsi, l’importante densité commerciale d’Ostie résulte des conditions locales particulières du début du IIe siècle ap. J.-C. En amont, la construction du port de Claude, puis du bassin de Trajan a dû susciter un afflux démographique important. Parallèlement, la reconstruction quasi-intégrale d’Ostie entreprise au début du IIe siècle ap. J.-C. a fourni l’opportunité d’édifier des immeubles collectifs en grande quantité pour accueillir cette population. Ces constructions, ainsi que l’essor des boutiques d’Ostie procèdent d’un seul et même mouvement : la très grande majorité des boutiques a été édifiée au rez-de-chaussée de ces immeubles. L’afflux démographique a généré des besoins grandissants face auxquels un grand nombre de boutiques était nécessaire.
5Ce lien étroit entre boutiques et immeubles a joué un rôle important dans la constitution de configurations socio-économiques spécifiques. Ainsi, la proportion de boutiques équipées d’un étage est réduite ; ce qui – si l’hypothèse selon laquelle seules ces boutiques étaient habitées se vérifie – suggère qu’une partie non négligeable des gens des boutiques vivait en appartement. De même, les boutiques sont plus rarement liées à d’autres types de logement à Ostie que dans les cités du Vésuve où elles dépendant souvent de riches demeures. Inversement les baies permettant la circulation d’une bou-tique à l’autre y sont plus fréquentes. Les gens des boutiques d’Ostie se distinguent donc probablement de leurs homologues campaniens par une indépendance plus prononcée face aux propriétaires lorsqu’ils ne le sont pas eux-mêmes.
6Les sources juridiques d’une part – de portée très générale – et les sources iconographiques et épigraphiques propres à Ostie d’autre part indiquent que les gens des boutiques avaient dans l’ensemble un statut social plutôt subalterne. Aucun d’entre eux ne semble avoir fait partie de l’élite à un moment de l’histoire d’Ostie. Par ailleurs, les boutiquiers apparaissent comme extérieurs au phénomène collégial à Ostie. Cependant, certaines activités se déroulant en boutiques ont vraisemblablement fait l’objet de pratiques d’investissement de la part d’individus impliqués dans le commerce maritime ou dans les activités portuaires.
7 À partir du milieu du IIIe siècle ap. J.-C., une recomposition de l’économie d’Ostie s’opère : tandis que les activités portuaires déclinent, l’économie semble se recomposer autour d’enjeux plus locaux et régionaux avec le développement de l’axe de la Via Severiana. Ce mouvement touche aussi les boutiques. Ainsi, au cours du IIIe siècle, la fusion de groupes de boutiques aboutissant à la construction d’ateliers de grandes dimensions, traduit un réajustement des unités de production. Au IVe siècle, un nouveau macellum a été édifié dans le centre d’Ostie.
8À partir du milieu du IIIe siècle ap. J.-C. également, les immeubles collectifs cessent d’être édifiés ou tombent en ruines. De ce fait, les boutiques suivent un mouvement analogue. Il semblerait, selon notre documentation, qu’une grande partie des boutiques de la ville ait été abandonnée ou détruite au cours du IVe siècle. L’évolution numérique des boutiques est donc étroitement liée aux évolutions de la population qui semblent elles-mêmes en grande partie influencées par les mutations du système portuaire d’Ostie et de Portus.
9L’évolution qui se dessine ici peut être mieux comprise en adaptant la métaphore de la machinerie proposée par F. Braudel au cas d’Ostie : les hauts rouages de l’économie – ceux directement liés à l’économie-monde – entraînent les bas rouages – liés à l’économie urbaine ordinaire. L’économie portuaire qui se développe autour de l’approvisionnement de Rome entre alors en résonance avec l’économie urbaine, par le biais d’afflux démographiques liés à la construction et au fonctionnement des ports, suscitant l’essor de formes architecturales et de situations socio-économiques spécifiques. Ce phénomène de résonance caractérise un long IIe siècle qui, comme une parenthèse, se referme au milieu du IIIe siècle. L’économie d’Ostie se recompose alors autour d’enjeux plus locaux en se détournant du port ; Rome et Ostie entrent alors en arythmie.
10Si l’ensemble des caractéristiques et évolutions des boutiques paraissent procéder de transformations plus générales à Ostie, les boutiques ont joué un rôle plus actif et direct dans la composition et les évolutions du territoire urbain.
11Les boutiques jouent un rôle central dans la formation d’une territorialité urbaine à géométrie variable. La question de l’accessibilité est cruciale : les boutiques précédées par des portiques de façade s’alignent le long des axes majeurs, tandis que des locaux commerciaux forment des ensembles situés en retrait du système viaire, tels que les cours d’immeubles ou les palestres. La distribution spatiale des activités joue, elle aussi, un rôle non négligeable dans la définition de territorialités urbaines. Si aucun quartier spécialisé n’est attesté à Ostie, les commerces alimentaires se concentrent le long des artères, autour des portes ou des grandes intersections de la ville. Les quelques enseignes attestées à Ostie indiquent aussi que des stratégies de séduction pouvaient être déployées en façade des édifices, et étaient donc des éléments constitutifs du paysage urbain.
12L’essentiel des empiétements sur la voirie est postérieur au milieu du IIIe siècle ap. J.-C. Les boutiques ont joué un rôle central dans ces extensions qui semblent traduire l’enrichissement des propriétaires de certains commerces, mais surtout qui modifient profondément non seulement la circulation, mais également le paysage urbain. Durant la même période, certaines boutiques se parent d’éléments décoratifs empruntés au luxe privé et public. L’essor de ces stratégies de séduction traduit des changements dans les pratiques commerçantes et probablement aussi de con-sommation. L’économie quotidienne contribue donc au modelage du paysage urbain et à l’évolution de la manière dont il est perçu et dont il est pratiqué, indépendamment des activités portuaires.
13Ostie peine à être considérée comme un objet d’étude à part entière, envisagé dans toute sa singularité économique, sociale et urbaine. Certains considèrent qu’avant le IIe siècle ap. J.-C., elle était à l’image de Pompéi, d’autres qu’elle était, sous le Haut-Empire, comme une Rome miniature, pour décliner au profit de Portus. À force de la considérer à l’aune d’autres villes, on omet que dès l’époque tardo-républicaine, Ostie se démarque par des traits architecturaux et urbains spécifiques qui n’ont cessé d’évoluer. Dans ce cadre, il faudrait envisager une comparaison entre les données dont nous disposons concernant l’économique strictement urbaine d’Ostie et d’autres villes afin d’en souligner les spécificités. Il serait alors possible, comme cela a été amorcé à propos de Pompéi, de questionner l’exemplarité d’Ostie en tant que ville romaine classique du Haut Empire – alors qu’elle est très loin de constituer un archétype valide –, mais surtout en tant que ville portuaire romaine.
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