1Les boutiques sont le produit d’une activité de construction s’inscrivant dans un contexte socio-économique en évolution. Porter son attention sur la construction des boutiques permet d’approcher les pratiques et les acteurs qui en sont à l’origine afin d’expliquer les spécificités du cas d’Ostie. La documentation épigraphique ne livre que peu de renseignements, en revanche le contexte architectural – trop souvent négligé – des boutiques recèle de précieuses informations. La notion de fabrique de la ville est définie par H. Noizet, dans son étude consacrée à Tours, comme une « interaction permanente et dialectique des multiples confi-gurations sociales, historiquement situées, avec la structure spatiale de la ville1 ». De cette notion, initialement définie par H. Galinié, en découle une autre : celle de fabrique ordinaire de la ville. Définie par I. Bakouche et N. Montel, cette démarche vise à étudier les « réalisations effectives [et à] examiner plus attentivement non pas la ville faite ou à faire, mais la ville en train de se faire. Cette fabrique de la ville est qualifiée d’ordinaire, parce qu’il s’agit essentiellement de comprendre comment, pratiquement, dans des circonstances données, se constitue un tissu urbain somme toute assez banal, à partir d’interventions elles-mêmes plutôt courantes2 ». La transposition de ce concept aux seules boutiques permet d’analyser dans leurs dynamiques spatiales et temporelles les pratiques et acteurs intervenant dans leur construction.

6.1 Périodisation de la construction des boutiques

2La reconstruction d’Ostie datée du début du II^e siècle et la crise urbaine attestée dès le milieu du III^e siècle délimitent trois phases morphologiques distinctes.

6.1.1 Avant le II^e siècle : une période éclipsée

3L’étude de la phase antérieure au II^e siècle se heurte à un trait particulier de l’histoire urbaine d’Ostie. La grande reconstruction de la ville au début du II^e siècle masque une très grande majorité des vestiges antérieurs. Cette reconstruction s’opère suite à une vaste entreprise de rehaussement du niveau de la ville sous le règne de Domitien, afin d’assainir ce sol. De ce fait, ne nous parvient qu’une image tronquée des édifices antérieurs. Pour toutes ces raisons, cet inventaire est très loin de refléter la réalité des vestiges antérieurs au II^e siècle. Les édifices commerciaux datant de l’époque républicaine d’Ostie sont très mal connus.

4Des boutiques édifiées avant notre ère sont identifiables à proximité de la Porta Romana, à plus de 500 mètres du Forum. Elles témoignent du développement urbain déjà avancé de cette période, correspondant à l’enceinte traditionnellement attribuée à l’époque de Sylla. Correspondant vraisemblablement à la phase d’abandon des Magazzini Repubblicani (II, ii, 1-2) édifiés en blocs de tuf, ces boutiques construites en opus reticulatum et opus testaceum pour opus mixtum à panneaux sont caractérisées par une grande homogénéité, ainsi que par des dimensions très réduites – entre dix et quinze mètres carrés3. L’axe formé par ces sept boutiques est poursuivi par au moins six autres locaux, situés en avant du Portico a tetto spiovente (II, ii, 6), sous le niveau du Decumanus impérial (fig. 21). Ces boutiques, presque totalement enfouies sous terre aujourd’hui, ont été identifiées grâce aux seuils à rainure longitudinale mis au jour par D. Vaglieri en 19124.

5Les boutiques orientales de l’îlot I, i appuyées contre le mur du Castrum sont également datées de l’époque pré-domitienne5. D’autres boutiques édifiées avant le II^e siècle sont regroupées autour de la porte occidentale du Castrum. Une partie des boutiques de l’îlot I, x fut édifiée contre le mur en bloc de tuf du Castrum. Dans l’une des boutiques, un niveau de mortier de tuileau correspond, selon A. Martin, à la phase de construction des boutiques6. Au sud de la Basilica Cristiana, une voie bordée au sud de boutiques édifiées durant cette époque a plus tard été intégrée à l’édifice. À l’emplacement de la Basilica Cristinana, s’élevait une demeure dont la façade était flanquée de deux boutiques. La domus delle Nicchia a Mosaico (IV, iv, 2) et la domus di Giove Fulminatore (IV, iv, 3) furent toutes deux édifiées durant la seconde moitié du I^er siècle av. J.-C.7. Deux boutiques flanquent chacune des deux entrées de ces maisons.

6Le premier théâtre d’Ostie, édifié à l’initiative d’Agrippa, intégrait une série de boutiques situées sous les gradins, ouvertes sur la rue. Celles-ci se situaient, selon D. Vaglieri, à l’endroit des arrière-boutiques de la deuxième phase du théâtre, à la fin du II^e siècle8. Enfin, d’autres boutiques en face du théâtre furent édifiées durant cette dernière partie du premier siècle avant notre ère9.

7Seules 84 boutiques (soit 7 % du corpus) édifiées avant le II^e siècle ap. J.-C. ont survécu à la reconstruction opérée à cette époque. Ces boutiques se concentrent dans trois zones principales : à proximité de la Porta Romana, au croisement du Decumanus et de la Via dei Molini et au croisement du Decumanus et de la Via della Foce.

6.1.2 Le II^e siècle : une période de résonance

8La reconstruction d’Ostie au début du II^e siècle correspond à la phase morphologique la plus marquante de l’histoire de la ville.

9Les raisons de cette reconstruction sont multiples. Le facteur explicatif principal tient sans nul doute aux activités portuaires de Portus et d’Ostie. Le port de Claude, puis celui de Trajan furent édifiés à quelques kilomètres au nord d’Ostie. Si le premier fut rapidement ensablé, le second fut en activité jusqu’au Haut Moyen Âge. Le grand trafic généré par ce port fut sans nul doute à l’origine d’un essor économique important à Ostie aussi bien qu’à Portus. Créant un véritable appel d’air, ce dynamisme est comparé par A. Gering à la ruée vers l’or10.

10Le deuxième facteur est l’exhaussement du sol d’Ostie d’environ un mètre qui fut entrepris à l’époque de Domitien pour faire face aux crues du Tibre. Ce rehaussement n’aurait été entrepris, selon R. Mar, sans le dynamisme engendré par la construction du port de Claude11. Selon les travaux de G. Jansen, le nouveau niveau de circulation d’Ostie était situé deux à trois mètres au-dessus du niveau de la mer12.

11La conjonction de ces deux facteurs a été accompagnée par de grands chantiers impériaux, tels que l’édification des Terme di Nettuno par exemple13.

12Les nouvelles constructions extra muros sont peu nombreuses et concentrées dans le secteur de la Porta Marina, vers la plage. Trois îlots et des thermes y sont édifiés. Seul un immeuble est construit parmi les tombes de la nécropole de la Porta Romana. Aucune construction datant de cette époque n’est connue au niveau de la Porta Laurentina, tandis qu’une vaste aire libre réside au sein du Campo della Magna Mater (IV, I, 1-10). Les nouvelles constructions du Suburbium d’Ostie se démarquent par leur caractère épars. Le cours du Tibre au Nord, sa boucle à l’est et la plage au sud-ouest constituent d’importantes barrières de croissance. Ces contraintes ne peuvent pourtant à elles seules expliquer le développement vertical d’Ostie caractérisant cette phase. Dans la ville, les nouveaux édifices sont construits au-dessus d’un bâti antérieur, réalisant là un mouvement de stratification urbaine. Le caractère vertical de ce développement urbain ne doit pas être négligé. La reconstruction d’Ostie fut surtout opérée au sein de l’aire que la ville occupait précédemment114. L’exhaussement opéré durant le règne de Domitien, l’emploi massif de l’opus mixtum à panneaux et de l’opus testaceum sont les conditions techniques nécessaires à l’émergence et à la diffusion d’une nouvelle forme architecturale : l’immeuble collectif. Cette forme architecturale se caractérise par la multiplicité des logements qu’elle abrite et par son nombre important d’étages15. Ce type s’oppose à la maison traditionnelle16. La diffusion de l’immeuble collectif est particulièrement notable à Rome et à Ostie et est souvent associée aux principes de la Nova Urbs de Néron17. Cette reconstruction doit être assimilée à une phase morphologique majeure de la ville car elle constitue le vecteur de diffusion de l’immeuble collectif. Ce dernier a été construit en très grand nombre à Ostie sous le règne d’Hadrien18. Il est, pour R. Meiggs, le vecteur principal de l’« architectural revolution » du II^e siècle19. Plutôt qu’un phénomène d’extension, il s’agit surtout d’une dynamique de superposition.

13Toutefois, toutes les boutiques construites durant cette époque ne correspondent pas à ce modèle. L’aire du temple de Magna Mater occupe une zone triangulaire de près de 4500 m² située entre le Cardo et l’enceinte méridionale d’Ostie, à proximité de la Porta Laurentina. Cet ensemble, formé d’un temple et d’un portique tourné vers l’intérieur de l’aire, fut édifié au début de l’époque impériale. Antérieure à la surélévation du sol d’Ostie opérée sous Domitien, cette aire se situe sous le niveau du Cardo (entre deux mètres et 30 cm, le Cardo étant en dénivelé négatif vers la Porta Laurentina). Un tronçon du portique oriental est alors reconverti en rangée de boutiques. La structure préexistante est employée comme fondation du nouvel édifice. Des murs en opus listatum sont érigés dans les entrecolonnements afin de former les murs de fond et latéraux des boutiques. L’élévation des boutiques est réalisée en opus testaceum, tandis que des baies munies de seuil à rainure longitudinale sont aménagées de manière à faire déboucher les boutiques sur le Cardo (fig. 22).

14Au total, 945 boutiques – 75 % du corpus – sont datées de la première moitié du II^e siècle, tandis que 154 – 12 % – sont attribuées à la seconde moitié. Par conséquent, 87 % des boutiques connues à Ostie ont été construites durant ce siècle.

15Durant la première moitié du III^e siècle, l’activité édilitaire d’Ostie diminue de manière substantielle. Si R. Meiggs a vu en cette période une époque de stagnation économique, J.M. Spurza en a souligné le dynamisme, notamment au travers des multiples édifications publiques20. Les boutiques construites durant cette période sont concentrées autour de deux axes partant de la Porta Laurentina : la section méridionale du Cardo et la partie occidentale de la regio V. Les édifices construits durant cette époque et comprenant des boutiques se démarquent par leur taille réduite et leur situation interstitielle dans le tissu urbain. Au total 18 boutiques sont édifiées dans des constructions équipées d’un logement au rez-de-chaussée21. En outre, 25 boutiques sont construites au sein d’unités dont le rez-de-chaussée est entièrement occupé de boutiques (I, xiii, 5 ; V, i, 1 ; V, vi, 3 et 7). Cette période se démarque par un dynamisme encore important : la construction de 43 boutiques – 3 % du total – peut lui être attribuée.

6.1.3 Au-delà du tournant du III^e siècle

16Le milieu du III^e siècle marque un tournant décisif dans l’histoire d’Ostie. La phase morphologique qui s’amorce se caractérise par l’emploi d’une technique de mise en œuvre particulière : l’opus vittatum. Son émergence est traditionnellement expliquée par une diminution de la production de briques, raison de l’emploi de plus en plus important de blocs de tuf dans la maçonnerie22. Les archéologues soulignent également le remploi de briques prélevées sur des édifices antérieurs. Cette phase se distingue de la précédente par la nature et l’ampleur des constructions. Les constructions ex nihilo se font plus rares, le mouvement général se caractérise davantage par le maintien ou la modification des constructions antérieures. En outre, la typologie des édifices construits durant cette période se caractérise par la grande rareté des immeubles collectifs qui étaient si fréquentes précédemment. Il semblerait que de nombreux vestiges de cette époque aient été détruits lors de restaurations modernes.

17Parmi les boutiques construites au cours de cette période, une distinction doit être établie entre les édifications ex-novo et les constructions de boutiques au sein d’édifices préexistants.

18Trois boutiques sont édifiées au sein de maisons. Deux boutiques encadrent l’entrée principale de la domus del Tempio Rontondo (I, xi, 2-3) édifiée au centre de la ville. La construction de cette maison est datée de la fin du III^e siècle23. Une boutique intègre la domus delle Gorgoni (I, xiii, 6), édifice trapézoïdal situé à la croisée du Semita dei Cippi et du Cardo. Elle est datée de 300-325 par T.L. Heres et de la fin du III^e siècle par R. Tione24. Le caractère interstitiel de ces deux maisons contraste avec les constructions précédentes.

19Une rangée de 21 boutiques est construite en avant du portique de Neptune. Leur maçonnerie est composée de briques remployées et de moellons de tuf, indiquant une datation postérieure au milieu du III^e siècle (fig. 23)25. Leur faible élévation a poussé les premiers archéologues à n’y voir que des fondations de boutiques construites partiellement en bois. Elle fut également expliquée par une destruction volontaire de ces boutiques au cours de l’Antiquité Tardive.

20Durant cette période, les constructions au sein d’édifices préexistants sont au nombre de dix. Trois boutiques sont construites à l’intérieur de l’îlot IV, iii. Des murs de partition en opus listatum s’appuient contre un mur de façade préexistant. Dans les entrepôts IV, v, 12, quatre cellules de stockage sont converties en boutiques. Les seuils sont retaillés afin de ménager une rainure longitudinale. Ils sont également surélevés sur un mur en opus mixtum à bandes.

21Deux boutiques sont construites dans la Piazza dei Lari. La structure initiale édifiée au II^e siècle est composée de six piliers ; elle est traditionnellement identifiée comme un autel de carrefour par association au cippe inscrit situé à proximité26. La conversion de cet édifice en boutique est postérieure au milieu du III^e siècle, comme l’indique l’emploi de l’opus vittatum. Des murs sont érigés entre les piliers et un seuil à rainure longitudinale est posé à cette époque.

22Une boutique est construite à l’arrière de l’îlot IV, ii. Des murs latéraux en opus vittatum sont construits contre un mur de façade en opus testaceum.

23Le Piazzale delle corporazioni fut édifié à l’époque augustéenne, en même temps que le théâtre. Le niveau fut surélevé à l’époque de Claude, puis d’Hadrien. Il s’agit d’une vaste place entourée d’un double portique sous lequel furent posées au cours du II^e siècle 61 mosaïques formant des stationes. Durant la deuxième partie du III^e siècle, des murs en opus vittatum furent érigés sur les mosaïques entre le mur périphérique et la série centrale de piliers, formant ainsi une cinquantaine de pièces. Selon I. Pohl, ces modifications ne résultent pas d’un seul et même mouvement, mais de plusieurs interventions ponctuelles, datées du cours du III^e siècle27. Deux de ces pièces sont dotées d’un seuil à rainure longitudinale, attestant l’installation de boutiques sur la place28. Les fondations de la boutique installée dans la statio 58 sont en tuiles et en chaux29. Le mur de fond est en opus vittatum, les murs latéraux en opus listatum et le mur de façade en opus testaceum. Les restaurations intrusives du XX^e siècle opérées sur les mosaïques ne permettent pas de déterminer l’ampleur réelle de la reconversion de la place.

24Seules 37 boutiques – 3 % du corpus furent édifiées à partir du milieu du III^e siècle.

25Parmi les trois grandes phases morphologiques qui se dégagent, le II^e siècle ap. J.-C. se démarque avec la construction de près de 90 % des boutiques connues d’Ostie (pl. VII et tab. 7). Trois phases se distinguent également dans l’évolution des surfaces des boutiques. Dans un premier temps, elles croissent en passant de 24,2 m² en moyenne au I^er siècle av. J.-C. à 50 m² en moyenne durant la deuxième partie du I^er siècle ap. J.-C. (fig. 24). Puis, la surface moyenne reste à peu près stable (comprise entre 28.5 et 35.6 m² en moyenne) entre le début du II^e siècle et le milieu du III^e siècle ap. J.-C. Enfin, la seule boutique datée du IV^e siècle est d’une surface bien inférieure : 13,3 m². L’évolution des surfaces des boutiques semble suivre les grandes évolutions exposées précédemment.

26Par effet de source, le II^e siècle occulte aussi bien les siècles qui lui précèdent que ceux qui lui succèdent. S’il émet un bruit qui brouille notre compréhension des autres périodes, il apparaît incontestablement comme le beau siècle d’Ostie.

27Le développement des boutiques est étroitement lié à celui des immeubles collectifs, puisqu’elles furent, dans leur grande majorité, construites dans ces édifices mêmes. Cette intrication indique que l’essor des boutiques s’inscrit profondément dans le contexte de croissance démographique qui caractérise le II^e siècle, à l’occasion de la reconstruction d’Ostie et de l’édification du port de Trajan.

28L’essor démographique constitue précisément le principal facteur ayant contribué au développement des boutiques dans l’Europe du XVII^e-XVIII^e siècle selon F. Braudel et à celui des boutiques de Paris au XVIII^e siècle selon N. Coquery30. Toutefois, ces historiens y ajoutent d’autres facteurs.

29Pour F. Braudel, il s’agit de la fonction même des boutiques : le poids des boutiques dans les sociabilités, mais surtout le crédit31. C. Courrier dans sa thèse a démontré l’importance des boutiques dans les sociabilités de quartiers ou de voisinage, mais un essor particulier à Ostie, au II^e siècle n’est à l’heure actuelle pas confirmé32. Par ailleurs, la pratique du crédit dans les boutiques est attestée chez les manieurs d’argent et fut amplement étudiée par J. Andreau33. Un texte de Sénèque indique également que le crédit était pratiqué dans les boutiques non spécialisés dans les activités bancaires34. Cependant, rien dans les sources n’atteste d’un essor particulier du crédit à Ostie au II^e siècle, bien que la ville se distingue, avec Rome, Portus, Pouzzoles et Aquilée, par un nombre important d’inscriptions mentionnant des manieurs d’argent35. Ce que J. Andreau explique par la fonction portuaire de ces villes.

30À propos du Paris du XVIII^e siècle, N. Coquery évoque des configurations socioéconomiques favorables à l’essor des boutiques : « le développement industriel, la puissance du profit, l’accumulation des capitaux, la hausse de la demande liée à la croissance démographique et à l’enrichissement d’une partie de la population » ; mais également des facteurs d’ordre culturel : « la vogue des « articles de Paris » et l’innovation marchande, enfin l’attraction politique et l’éclat culturel36 ». Quelques-uns de ces éléments se retrouvent à Ostie. Ainsi, dès le II^e siècle, quelques vastes ateliers sont attestés à Ostie comme la Fullonica Maggiore (II, xi, 1) ou boulangerie I, xiii, 437. Les structures productives d’Ostie sont donc modifiées à cette époque. La documentation ne permet pas de déterminer si le facteur de l’enrichissement d’une partie de la population ou de l’accumulation des capitaux a joué un rôle dans l’essor des boutiques. Toutefois, quelques cas d’ascension sociale chez les collegiati sont attestés à cette époque à Ostie38. Enfin, rien ne permet de mesurer l’attrait d’Ostie ou la réputation de ses produits. Au total, certains facteurs retenus par N. Coquery se retrouvent à Ostie. Il est toutefois difficile d’en mesurer la représentativité, ainsi que de déterminer s’ils ont joué un rôle réel dans l’essor des boutiques, au-delà de leur développement qui semble contemporain.

6.2 Contextes architecturaux

31Les boutiques ne constituent que très rarement des édifices à part entière. Dans leur grande majorité, ces locaux sont intégrés à des unités construites plus vastes dont la diversité a déjà été soulignée39. Ils sont indistinctement associés aux domus, immeubles de rapport, entrepôts, temples, thermes, théâtres, et même à la caserne des vigiles. La présence de boutiques au sein d’unités de construction est traditionnellement interprétée comme l’adjonction d’unités de rente à un édifice principal dans le but de fournir un revenu au propriétaire40. Toutefois, les difficultés que pose l’identification archéologique des unités de propriété ont été soulevées à de maintes reprises41. À ce titre, la récente étude de J. Dubouloz porte un nouvel éclairage sur la question des relations qu’entretiennent boutiques et logements. Il apparaît, à la lumière des textes juridiques, que la boutique peut connaître un destin indépendant de celui de l’îlot. La boutique fournit un revenu à son propriétaire qui ne possède pas nécessairement la maison à laquelle elle est physiquement rattachée42. De fait, l’intégration d’une boutique dans une unité de construction est porteuse d’informations, non sur le statut juridique de la boutique, mais sur l’identité et les intentions de l’acteur se trouvant à l’origine de la construction.

6.2.1 Les édifices comprenant de nombreuses boutiques

6.2.1.1 Les immeubles

32Dans la littérature, les critères permettant d’identifier les immeubles collectifs demeurent étrangement implicites. Il s’agit d’une part de la présence d’un logement au rez-de-chaussée dont les caractéristiques ne permettent pas de le qualifier comme une domus – il correspond donc aux lieux de vie dénués d’atrium et/ou de péristyle. D’autre part, tout îlot pourvu d’un escalier menant vers de probables appartements est identifié comme un immeuble. Les îlots dont les étages sont a priori dépourvus d’appartements sont donc exclus de cette catégorie. Enfin, les thermes ou les entrepôts pourvus d’étages ne sont pas identifiés comme des immeubles collectifs.

33Ces immeubles sont construits en grand nombre sous le règne d’Hadrien43. Une filiation entre la maison et l’immeuble est traditionnellement établie par les historiens et archéologues. La Domus fulminata fait office d’exemple traditionnellement évoqué pour suivre cette évolution : l’atrium disparaît, tandis que le péristyle prend de l’importance, préfigurant la cour interne des immeubles44. La nouveauté qu’apporte l’immeuble collectif tient à la multiplicité des logements qu’il intègre, parallèlement à un nombre d’étages plus élevé. Cette nouvelle forme architecturale aurait donc été adoptée pour faire face à une poussée démographique contenue dans un espace urbain restreint. Ces solutions architecturales permettent d’accueillir plusieurs familles, contrairement à la maison traditionnelle. Si cette dernière est associée à des pratiques comme la salutatio ou l’intégration d’esclaves domestiques, l’immeuble correspond à un autre modèle. La variété des appartements des immeubles collectifs indique qu’ils n’étaient pas uniquement destinés aux plus humbles45. Selon G. Calza, l’immeuble tenait lieu de « palazzo per tutti » dans la mesure où il était composé d’espaces destinés à accueillir toutes les strates de la société46. Les archéologues et historiens s’accordent à dire que la majorité de ces logements était habitée par les couches populaires et moyennes d’Ostie47. Des appartements plus élaborés devaient également être occupés par des individus plus aisés48. La thèse selon laquelle les immeubles collectifs auraient été occupés par les membres d’une même association n’est fondée ni sur les sources épigraphiques, ni sur les sources juridiques49. J. Dubouloz a mis en évidence les différences entre les modes d’habiter en maison et en immeuble à travers les sources juridiques50. C. Courrier définit le mode d’habiter des immeubles par une sociabilité de voisinage très forte, composante importante de cultures de quartier51.

34Tout comme pour les maisons, il semble hasardeux de déterminer précisément le statut social des individus logeant dans ce type d’habitat. L’identité des commanditaires des immeubles d’Ostie demeure inconnue. Selon C. Pavolini, les propriétaires des immeubles collectifs n’y logeaient pas52. Conformément à la vision des collèges antérieure aux travaux de N. Tran, A. Gering a proposé d’y voir des associations de propriétaires dirigées par des élites romaines, ne résidant pas à Ostie53. Bien qu’aucune preuve ne permette de valider définitivement cette hypothèse, elle demeure compatible avec deux catégories d’indices. Il s’agit d’une part des conduites de plomb portant le nom inscrit de membres de l’élite romaine. Une discussion oppose les historiens et archéologues pour qui ces inscriptions indiquent le nom des propriétaires des édifices dans lesquels elles sont mises au jour et ceux soutenant que l’inscription indique l’atelier de production des conduites54. D’autre, part les sources littéraires reprennent le topos de la spéculation des propriétaires d’immeubles qui n’y résidaient pas55. L’ensemble des sources textuelles semble indiquer que les immeubles collectifs sortaient – partiellement tout du moins – du cadre des rapports familiaux s’organisant autour de la figure du pater familias56.

35La place occupée par les boutiques au sein des immeubles fut l’un des critères principaux employés pour élaborer une typologie des immeubles collectifs. G. Calza, le premier, a distingué trois types : les immeubles dotés de boutiques précédées d’un portique, ceux dotés de boutiques sans portique et les édifices dénués de boutiques57. A. Boethius a proposé quatre types. Il distingue les immeubles pourvus de boutiques, ceux composés de deux rangées de boutiques disposées dos-à-dos, les immeubles sans boutiques dotés d’une cour intérieure, puis les immeubles à cour et à boutiques58. J.E. Packer a distingué trois types : les immeubles dont le rez-de-chaussée est occupé par des boutiques, ceux qui en sont dénués et ceux incluant des vastes ateliers59.

36Le rez-de-chaussée de certains immeubles collectifs est entièrement occupé par des boutiques. Cette densité permet de dégager la rente la plus élevée sur une surface donnée. Trois solutions architecturales permettent d’équiper les unités construites d’un très grand nombre de boutiques. Il s’agit en premier lieu d’organiser les boutiques en rangées juxtaposées. Ainsi, chacune des façades peut être intégralement occupée par des boutiques, comme dans l’édifice I, xvi, 1. Cette solution n’est réalisable que sur les îlots rectangulaires assez étroits dont plusieurs façades sont dégagées. Une deuxième solution consiste à aménager une cour intérieure autour de laquelle des boutiques sont disposées, comme dans le Caseggiato del Larario (I, ix, 3). Ceci permet la disposition de boutiques en façade et à l’intérieur de l’édifice. Enfin, la troisième solution concerne les édifices intégrés à un parcellaire lanièré. Cette contrainte rend impossible la construction d’une cour, c’est donc une impasse qui permet la desserte des boutiques, comme l’illustre l’édifice IV, v, 7. La forme de cet édifice construit au II^e siècle ap. J.-C. est clairement un héritage du parcellaire de la maison datée du II^e siècle av. J.-C. occupant cet emplacement lors d’une première phase60.

37Les immeubles collectifs dont le rez-de-chaussée est entièrement occupé par des boutiques constituent le type d’édifices équipé du plus grand nombre de boutiques du corpus. Ces unités construites comprennent chacune entre 2 et 36 boutiques, pour un total de 324, soit 26 % du corpus.

38Les immeubles collectifs dont le rez-de-chaussée est partiellement occupé par des appartements comportent de fait moins de boutiques. Celles-ci sont organisées en façade et n’occupent qu’une face de l’édifice. Les logements donnent alors sur une autre rue ou sur une cour intérieure constituant une source de lumière. Ces 47 unités construites intègrent chacune entre 2 et 24 boutiques, pour un total de 281 locaux commerciaux, soit 22 % du corpus.

6.2.1.2 Rangées de boutiques

39Les quelques rares édifices uniquement composés de boutiques constituent un cas à part. Ce type d’unité construite est attesté à Ostie de la période tardo-républicaine – les Magazzini repubblicani (II, ii, 1-2) – jusqu’à l’Antiquité Tardive – les boutiques construites au sud du Portico di Nettuno (II, iv, 2). Elles peuvent constituer des projets de construction indépendants, comme les boutiques donnant sur le Forum (I, XI, 4) ou des modifications postérieures comme les boutiques construites dans les contreforts du château d’eau de la Porta Romana. Il s’agit là d’édifices dont la vocation est exclusivement commerciale. Qu’elles soient pourvues d’un étage ou non, les rangées de boutiques sont considérées comme l’exemple-type des unités de spéculation, édifiées pour fournir un revenu aux propriétaires61. Les rangées de boutiques sans étage s’écartent toutefois de ce modèle, dans la mesure où la construction d’appartements en hauteur aurait permis d’accroître encore ces revenus. Les rangées de boutiques sont construites en plus grand nombre durant la période précédant la reconstruction quasi-intégrale d’Ostie au début du II^e siècle, mais également après le milieu du III^e siècle. Il semblerait donc que ce type d’édifices soit caractéristique d’Ostie et que les immeubles collectifs s’y soient substitués durant le II^e siècle, car il s’agissait de formes architecturales pouvant générer un revenu supérieur pour une surface identique62.

40Au total, 27 rangées de boutiques peuvent être identifiées ; elles sont chacune équipées de 2 à 21 locaux commerciaux, pour un total de 208 boutiques, soit 17 % du corpus.

6.2.1.3 Les complexes

41Des bâtiments hybrides réunissent en leur sein des espaces aux fonctions variées : appartements, domus, bains et boutiques63.

42Le complexe des Case a Giardino est daté des années 123-124 grâce aux timbres de briques. Il est traditionnellement présenté comme un projet unitaire, multifonctionnel et luxueux d’Ostie64. Selon J. DeLaine, la mise en œuvre de l’édifice est très semblable à celle du complexe de Neptune et du Piccolo Mercato ; les trois constructions ont probablement été édifiées par les mêmes constructeurs65. L’identité des commanditaires est encore une fois toute hypothétique. Selon J. DeLaine, les caractéristiques de l’édifice traduisent la volonté de créer un cadre de vie calme et luxueux destiné aux grands commerçants66. Faute d’indices, cette hypothèse ne saurait être retenue en l’état de notre documentation. L’édifice comprend 39 boutiques.

43Deux complexes sont organisés autour de vastes thermes. Il s’agit en premier lieu du complexe formé par le Portico di Nettuno (II, iv, 1), les Terme di Nettuno (II, iv, 2), l’insula dell’Ercole Bambino (II, vi, 3-4), la Casa del Soffito Dipinto (II, vi, 5-6) le Caseggiato delle Fornaci (II, vi, 7) et la Caserma dei Vigili (II, v, 1-2), formant le quartier des thermes de Neptune dont l’édification, datée des années 130, fut financée au moins en partie par les empereurs Hadrien et Antonin67. Le complexe comprend 56 boutiques, ce qui en fait l’unité construite comprenant le plus de boutiques d’Ostie.

44Les Terme del Foro (I, xii, 6) comprennent, en plus des bains et de la palestre, des appartements aux étages et 30 boutiques. Enfin, le Caseggiato degli Aurighi (III, x, 1) et le Caseggiato del Serapide (III, x, 3) font partie intégrante de cette catégorie, mais ne comportent chacun qu’une dizaine de boutiques. Les Terme del Foro (I, xii, 6) et les Terme di Nettuno (II, iv, 2) sont pourvus de palestres équipées de boutiques. S’il s’agit de deux des trois thermes possédant une palestre à Ostie, ce sont également les plus vastes. Leur surface totale est respectivement de 4500 m² et de 7000 m². Ces thermes occupent chacun un îlot entier et se démarquent par l’intervention probable de commanditaires publics68. Ils se distinguent en outre par la cumulation de différentes fonctions : les étages de ces deux ensembles thermaux sont occupés par des appartements.

45Ces vastes complexes comportent entre 8 et 66 boutiques chacune, pour un total de 205, soit 16 % du corpus.

6.2.1.4 Entrepôts

46Selon G. Rickman, c’est à Rome, à Portus et à Ostie que se trouve le plus grand nombre d’entrepôts en Italie69. À Ostie, 16 édifices de stockage ont été identifiés70. Sept d’entre eux intègrent des boutiques : les Horrea I, vii, 1, le Piccolo Mercato (I, viii, 1), les Horrea I, viii, 2, les Horrea Epagathiana et Epaphroditiana (I, viii, 3), les Horrea Antonininiani (II, ii, 7), les Grandi Horrea (II, ix, 7), les Horrea dell’Artemide (V, xi, 7-8), les Horrea di Hortesius (V, xii, 1) et les Horrea V, xii, 2. Au total, 67 boutiques ont été construites au sein d’entrepôts71. Leur édification est surtout attestée entre le I^er et le II^e siècle. Il s’agit uniquement d’entrepôts à cour centrale, aucune boutique n’est associée aux deux autres types identifiés par G. Rickman : les entrepôts à couloir central ou à cellules de stockage disposées dos à dos72. Ces entrepôts figurent en outre parmi les plus vastes d’Ostie ; leur superficie totale est comprise entre 838 et 6076 m².

47L’identité des commanditaires ou des propriétaires des entrepôts est une question qui demeure ouverte. Si le rôle joué par l’État dans l’approvisionnement de la capitale pousse à considérer les grands entrepôts d’Ostie comme propriété publique, les sources textuelles incitent à la prudence. J. Dubouloz a mis en évidence que les horrea pouvaient être la propriété de particuliers même s’ils servaient à conserver des denrées annonaires73.

48L’inscription « Horrea Epagathiana et Epaphroditiana » ornant le fronton des entrepôts I, viii, 3 donne lieu à de nombreuses interprétations74. Ces très probables affranchis sont tantôt considérés comme les commanditaires, propriétaires ou les investisseurs des entrepôts75. L’ensemble de ce dossier ne permet donc pas d’identifier le statut des propriétaires des entrepôts d’Ostie.

49Les boutiques sont localisées avant tout en façade, de part et d’autre de l’entrée des édifices76. Des rangées de boutiques occupent également les façades secondaires des entrepôts situés dans les îlots I, vii et I, viii. Les entrepôts comportent entre 3 et 21 boutiques, pour un total de 97 locaux, soit 8 % du corpus.

50L’ensemble de ces types d’édifices comprend une grande majorité – 89 % – des boutiques d’Ostie. Cette forte proportion s’explique par le nombre de ces unités construites, mais surtout par la densité des boutiques qu’elles accueillent. En outre, chacun de ces types d’édifices se trouve particulièrement répandu à Ostie et contribue à la spécificité de son tissu urbain. La présence de vastes immeubles collectifs, projets unitaires ou entrepôts est attestée tant à Rome que dans son avant-port. Les édifices de cette catégorie font donc partager à Ostie les caractéristiques distinctives de la capitale. En cela, Ostie se distingue fortement des cités du Vésuve où de tels édifices sont inconnus.

6.2.2 Les édifices comprenant peu de boutiques

6.2.2.1 Les maisons

51Dans sa forme canonique, la demeure – traditionnellement nommée domus – est organisée selon un axe faisant se succéder un vestibule, un atrium et éventuellement un péristyle77. Cette architecture correspond au mode de vie des élites et aurait une fonction sociopolitique, articulée autour du rituel de la salutatio. La maison se caractérise donc par sa bipartition incluant un espace public, destiné à la clientèle, et un espace privé destiné aux résidents. Les analyses modernes des maisons se fondent en grande partie sur l’œuvre de Vitruve et sur l’étude des maisons des cités du Vésuve78. Ce modèle canonique de la maison semble propre à la période tardo-républicaine et au début de l’Empire. La progressive disparition de l’atrium semble s’être amorcée dès le II^e siècle et s’opère conjointement à la perte de la fonction électorale de la salutatio79. La progression de ce mouvement semble confirmée par la rareté des maisons à atrium figurant sur la Forma Urbis sévérienne80. Ce mouvement se remarque également à Ostie. Les maisons d’Ostie ont fait l’objet d’une attention particulière dès le milieu du XX^e siècle81. L’édification de maisons y est attestée depuis la période républicaine jusqu’à la période tardive. Il est établi que des maisons ont connu un dynamisme particulier lors de la période antérieure au II^e siècle, puis à partir du milieu du III^e siècle. Cette période se caractérise par le développement de maisons luxueuses concentrées dans les parties méridionales du site. La question de l’identité des occupants des maisons à partir du III^e siècle reste ouverte. Ils ont été assimilés à la noblesse sénatoriale romaine ou aux membres de l’administration de l’annone. Les tenants de la première hypothèse s’appuient sur la présence de noms sénatoriaux inscrits sur des conduites de plomb découvertes dans certaines maisons82. Les défenseurs de la seconde se fondent sur l’exemple de la Domus della Fortuna Annonaria (V, ii, 8) dans laquelle fut mise au jour une statue féminine portant une corne d’abondance, identifiée comme Ostie personnifiée, Fortuna Annonaria, ou encore Cérès83. Ces indices sont insuffisants pour opter pour l’une ou l’autre de ces hypothèses. Quoi qu’il en soit, la richesse de la décoration des maisons et leur organisation permettent d’associer ces édifices aux membres de l’élite d’Ostie84.

52Les boutiques associées aux maisons ne constituent que 3 % du corpus étudié. Leur édification s’étale sans discontinuité entre la période tardo-républicaine et l’Antiquité Tardive. Ainsi, la première maison connue équipée de boutiques – la Domus di nicchia a mosaico (IV, iv, 2) – est datée du milieu du I^er s. av., tandis que la dernière – la Domus delle Gorgoni (I, XIII, 6) – est datée du IV^e siècle. Les boutiques sont très souvent implantées de part et d’autre du vestibule des maisons85. Le nombre de boutiques est généralement pair, de manière à favoriser la symétrie de la façade. Les maisons sont ainsi pourvues de 1 à 6 boutiques souvent disposées symétriquement de part et d’autre de leur entrée principale. Il s’agirait d’une configuration soulignant l’organisation axiale de ces demeures86. Elle est également favorisée par un parcellaire souvent laniéré impliquant une façade étroite. Seule la Domus delle Gorgoni (I, xiii, 6), édifiée au début du IV^e siècle, échappe à ces règles. Sa forme trapézoïdale tient au croisement des rues qui la bordent. Si l’entrée principale de cette maison est dirigée vers la Porta Laurentina, l’unique boutique qu’elle intègre est ouverte sur sa façade occidentale, bordant le Cardo maximus.

6.2.2.2 Les petits bains

53G. Poccardi distingue les grands thermes publics – précédemment étudiés – des bains secondaires qui rassemblent bains privés et bains de quartier87.

54Les bains secondaires sont de taille plus réduite, comme l’a remarqué G. Poccardi, ils n’occupent jamais un îlot entier88. L’identité des commanditaires ou propriétaires de ces bains n’a fait l’objet que de conjectures. Ainsi les Terme dei Cisiarii (II, ii, 3) sont-ils présentés comme la propriété de l’association des charretiers dont une représentation orne la mosaïque de pavement de la pièce centrale89. Selon R. Mar, les Terme di Buticosus (I, xiv, 8) étaient initialement liés au sanctuaire d’Hercule avant d’être ouverts à un public plus large90. Les boutiques y sont surtout situées en façade. Toutefois, dans les Terme dei Cisiarii et les Terme di Buticosus, une boutique donne sur une salle intérieure pourvue d’une mosaïque de pavement, servant probablement de vestibule91.

55Ces thermes privés n’intègrent qu’entre 1 et 5 boutiques à la fois, pour un total cumulé de 18 boutiques, représentant 2,6 % du corpus.

6.2.2.3 Les édifices associatifs

56Certaines boutiques équipent des édifices identifiés comme des sièges d’associations professionnelles. L’identification de ces derniers est problématique et ne peut se fonder sur la seule typologie architecturale, tant ces édifices ressemblent aux maisons92. Certains d’entre-eux se caractérisent par l’emprunt d’éléments de vocabulaire architectural des maisons93. Ainsi, on y trouve souvent une cour à portique que les archéologues peuvent confondre avec un péristyle94. La confusion s’accentue lorsque, entre la fin du III^e et le IV^e siècle, ces édifices se dotent de bassins ornementaux95. Les identifications divergent à propos de quelques édifices. Par exemple, le Sede degli Augustali (V, vii, 1-2) a été identifié par G. Calza comme le siège des augustales en se fondant sur la découverte de statues impériales. Cette interprétation a été récemment rejetée par M.A. Laird pour qui les statues auraient été rassemblées à cet endroit par des chaufourniers qui utilisaient le local comme dépôt de marbre durant l’époque tardive, voire médiévale96. Au total, 18 scholae sont sûrement identifiées grâce à des inscriptions mentionnant une association97.

57Dix boutiques sont associées au Caseggiato dei Triclini (I, xii, 1), identifié comme le siège des Fabri Tignuarii grâce à la découverte d’un album collégial datant de 19898. L’édifice est pourvu d’une cour centrale entourée de neuf pièces dont quatre sont dotées de triclinia maçonnés99. Deux séries de deux boutiques sont situées de part et d’autre de l’entrée principale, tandis que six en occupent la façade méridionale. Le Tempio Collegiale (V, xi, 1) est également associé aux fabri tignuarii. Une inscription ornant le fronton de l’entrée principale de l’édifice comporte une dédicace de ce collège à Pertinax divinisé100. Cette découverte indique que ce temple était un lieu de culte détenu par l’association des fabri tignuarii. Le temple occupe le centre de l’édifice dont la façade était composée d’un porche abritant une boutique à l’angle nord-ouest101. Le Tempio dei fabri navales (III, ii, 1-2) est daté de la fin du II^e siècle, une dédicace du collège des fabri navales à P. Martius Philippus, indique que l’édifice appartenait très certainement à l’association des charpentiers de marine102. Le temple occupe le centre de l’édifice, tandis qu’un avant-corps intègre deux boutiques encadrant l’entrée principale. La schola del Traiano (Iv, v, 15) est identifiée comme un siège d’association grâce à sa typologie architecturale. La nature de l’association est incertaine103. En s’appuyant sur la découverte d’une inscription dans cet édifice, G. Hermansen a proposé d’y voir le siège des navicularii ostienses104. La date augustéenne de l’inscription ne concordant pas avec cet édifice de la fin du II^e siècle, cette hypothèse doit être rejetée. De même l’appartenance aux fabri navales ne saurait être retenue car elle repose sur la seule proximité de l’édifice au Tempio Collegiale situé de l’autre côté de la rue105. L’édifice I, x, 4 est traditionnellement identifié comme le siège des stuppatores. Cette identification se fonde sur la découverte d’une inscription dédicatoire de [---]rius Fructosus, patron du collège des stuppatores à Mithra106. Le mithrée occupe le centre de l’édifice dont l’entrée principale est encadrée par deux boutiques107.

58Seuls 5 sièges d’association comprennent des boutiques dont le nombre varie de 1 à 10. Celles-ci ne représentent que 1,1 % du corpus étudié.

59Les associations possédant un siège doté de boutiques sont d’une nature assez homogène. Il s’agit avant tout de métiers impliqués dans les activités portuaires d’Ostie. Ainsi en est-il des armateurs – fabri navales –, des naviculaires – navicularii ostienses –, des calfats – stuppatores. Le secteur de la construction est également fortement présent : les charpentiers – fabri tignuarii – possèderaient deux sièges d’association. Il a déjà été souligné à maintes reprises que les membres d’associations professionnelles constituaient la couche supérieure des gens de métier108.

60L’intégration architecturale des boutiques à ces édifices est comparable à celle des domus. La disposition des boutiques de part et d’autre de l’entrée principale de l’édifice est la plus courante. Toutefois, la schola del Traiano (IV, v, 15), pourvue de trois boutiques et le Tempio Collegiale (V, xi, 1) qui n’en possède qu’une se démarquent par leur configuration asymétrique. Seul le Caseggiato dei Triclini (I, xii, 1) est pourvu davantage de boutiques occupant sa façade méridionale. La localisation de boutiques au sein de ces édifices collégiaux mène vers deux interprétations différentes. Il s’agit d’une part de considérer ces boutiques comme le lieu d’activité professionnelle des membres de l’association. Ainsi, des boutiques attenantes au collège I, x, 4 des stuppatores sembleraient avoir été utilisées pour la production d’étoupe109. D’autre part, les boutiques associées aux édifices collégiaux sont considérées comme des unités mises en location, fournissant un revenu au collège propriétaire du siège110.

61Au total, maisons et sièges d’associations partagent des similitudes architecturales et entretiennent par là même des relations comparables avec les boutiques. Dans ces deux cas, l’identité sociale du propriétaire est établie : il s’agit soit d’un membre de l’élite d’Ostie soit d’une association. La localisation des boutiques en façade d’édifice, de part et d’autre de l’entrée principale est privilégiée. Ceci a pour conséquence de n’autoriser le rattachement à l’édifice que d’un faible nombre de boutiques. Dans les cas exposés, le nombre de boutiques n’excède pas six par édifice.

62Dans tous les édifices – comprenant un nombre faible ou important de boutiques –, la surface moyenne des boutiques est comprise entre 30 et 40 m², excepté celles se trouvant dans les thermes (fig. 25) – avec une surface moyenne de 51.4 m² – et celles situées dans les sièges collégiaux – surface moyenne de 69.1 m². Il s’agit justement là des édifices comprenant le moins de boutiques. Elles y sont donc plus rares, mais plus vastes.

Fig. 25 – Surfaces moyennes (en m²) des boutiques selon le type d’édifice dans lequel elles ont été construites.

63La multiplicité des unités construites comprenant des boutiques, leur variété et celle des acteurs montrent que la constitution du parc des boutiques d’Ostie est un processus non planifié à l’échelle de la ville, caractérisé par l’accumulation de nombreux projets indépendants. Les immeubles collectifs, toutes catégories confondues, comprennent 64 % de la totalité des boutiques d’Ostie (pl. VIII ; pl. IX ; pl. X et tab. 8). Il s’agit là du premier contexte de construction des locaux commerciaux. Le deuxième est constitué des édifices dont la vocation principale est économique : les entrepôts et les rangées de boutiques comprennent 23 % des boutiques. Il est remarquable que les rangées de boutiques constituent, avant la reconstruction du II^e siècle, puis dès la fin du III^e siècle, l’un des principaux types d’édifices comprenant des boutiques. Elles semblent être un type présent sur la longue durée à Ostie éclipsé au II^e s. ap. par l’essor des immeubles collectifs qui permettent, par l’ajout d’étages, de générer une rente plus importante pour une surface au sol donnée. Enfin, les constructions de dimensions plus réduites tels que les domus, sièges d’association ou les thermes ne comprennent que 7 % du corpus.

64Les édifices comprenant le plus grand nombre de boutiques – immeubles collectifs, grands complexes, rangées de boutiques et entrepôts – sont plus présents à Ostie et à Rome que dans d’autres villes. Le lien privilégié unissant Rome à Ostie réapparaît sous une forme architecturale au terme de cette deuxième approche.

Tab. 8 – Récapitulatif de l’évolution de la répartition des boutiques selon le type d’édifices dans lequel elles ont été construites.

65Il faut donc souligner l’articulation entre les processus socio-économiques se trouvant à l’origine d’une édification, la forme des édifices construits et le nombre de boutiques qu’ils comprennent. Mais la question du parcellaire semble avoir joué également un rôle important. Deux tendances contraires se distinguent. Il existe un parcellaire irrégulier et dense qui caractérise certaines zones de la ville constituées au cours du II^e siècle. Ces caractéristiques conjuguées avec les dimensions réduites de ces unités de construction traduisent des interventions individuelles, probablement privées. Ce type de configuration est concentré dans le quartier situé à la jonction de la Via della Foce et du Decumanus (le nord de l’îlot III, i et l’îlot I, XIV). Cette zone se distingue par la recomposition d’un parcellaire antérieur, traduisant des pratiques de remembrement. Les îlots de la Regio IV se démarquent par un parcellaire laniéré, étroit et allongé, perpendiculaire à la rue. Les îlots de la Regio V sont caractérisés par une persistance du parcellaire. Inversement, les îlots situés au nord de la ville, depuis le croisement du Decumanus et de la Via della Foce jusqu’à la Porta Romana, se démarquent par leur orthogonalité. L’implication probable d’acteurs publics dans cette zone a déjà été abordée et suscite encore de nombreuses interrogations. Ceci est probablement à mettre en relation avec les bornes de Caninus, attribuées à l’époque des Gracques, qui délimitaient un ager publicus au sein de la regio II111. Ce contraste pourrait suggérer par ailleurs un redécoupage foncier opéré dans les zones d’Ostie situées le long du Tibre.

6.3 Les boutiques, l’évergétisme et les politiques édilitaires

66La construction de boutiques fait parfois partie intégrante de politiques édilitaires. Cette pratique n’est attestée dans les sources littéraires que chez Tite-Live qui rapporte les réalisations des magistrats de Rome. En 204 av., les consuls M. Cornelius Cethegus et P. Sempronius Tuditanus font reconstruire des édifices incendiés entourant le forum parmi lesquels se trouvent sept boutiques, un macellum et la regia112. Ainsi, les consuls de 174 av., Q. Fulvius Flaccus et A. Postumius Albinus font édifier des boutiques bordant les forums de Calatia, Auximum, Potentia, Pisaurum, et de Sinuesse113. Les boutiques sont ici présentées comme des aménagements à caractère public, tout comme les temples, enceintes, égouts ou portiques mentionnés dans ce passage. Un passage de Tite-Live attribue à Tarquin l’ancien une toute autre pratique : la distribution de terrains situés aux abords du forum à des particuliers qui y font édifier des boutiques et des portiques114. Des interventions similaires sont attestées épigraphiquement au moins jusqu’au II^e siècle ; elles sont le fait de l’empereur ou d’élites locales et prennent principalement place sur le forum115. Ce dossier témoigne d’une véritable politique de construction des boutiques dans les zones centrales faisant partie intégrante de projets d’embellissement ou de logiques d’investissement. C’est sans doute dans ce contexte qu’il faut considérer les tabernae publicae détenues par les autorités et qui pouvaient être mises en location116.

67Le corpus épigraphique d’Ostie ne contient aucune inscription mentionnant explicitement l’édifica-tion de boutiques, mais certaines inscriptions font état de la participation d’acteurs publics dans la construction ou la réfection d’édifices identifiés archéologiquement et équipés de boutiques. De la sorte, il est possible, à condition de se fonder sur une identification solide, de cerner les boutiques financées tout ou partie par les acteurs publics. Au sein de ce corpus, les boutiques tiennent lieu d’équipements secondaires d’un édifice principal, à caractère généralement public. Cette pratique pourrait donc se rattacher à une forme d’opportunisme édilitaire. Ce dossier livre de précieuses informations sur l’identité des constructeurs de boutiques, mais surtout sur les évolutions de cette pratique.

6.3.1 Vestiges et inscriptions

68Le théâtre d’Ostie a été le fruit de plusieurs interventions impériales. Une inscription indique que M. Agrippa fut le commanditaire du premier théâtre d’Ostie, édifié en 18-17 av. J.-C.117. Ce premier édifice, d’une capacité de 3000 places était pourvu de boutiques situées sous les gradins, tournées vers le Decumanus118. Le théâtre fut reconstruit à l’époque de Commode et était pourvu de 16 boutiques précédées d’un portique119. Une dédicace de Septime-Sévère et de Caracalla est datée de 196, puis un arc triomphal s’appuyant contre la façade du théâtre fut édifié en 216 en l’honneur de Caracalla120.

69L’inscription CIL XIV, 98 nous apprend que des thermes furent inaugurés en 139 par Antonin le Pieux. Ce dernier aurait investi 2 millions de sesterces dans la construction et la décoration de cet édifice dont la construction fut initiée par Hadrien, son prédécesseur. Si l’établissement mentionné est traditionnellement identifié aux thermes de Neptune, il ne s’agit à l’heure actuelle que d’une hypothèse de travail. Des restaurations ultérieures commandées par Antonin le Pieux et par P. Lucilius Gamala « Junior » – probablement durant la seconde partie du II^e siècle – sont attribuées à cet édifice121.

70En se fondant sur une étude des timbres de briques découverts dans ce complexe, J. DeLaine propose de dater son édification des années 130-138122. Ce vaste projet urbain ne se borne pas au seul complexe balnéaire formé des bains et de la palestre. Le chaînage des murs s’ajoute à l’uniformité des techniques de construction employées pour fonder l’appartenance à un seul et même projet architectural. Une seule et même unité de construction se compose donc du Portico di Nettuno, des Terme di Nettuno, de l’insula dell’Ercole Bambino, de la Casa del Soffito Dipinto, et du Caseggiato delle Fornaci. Cet ensemble mesurant au total environ 11700 m² est équipé de bains, appartements, portiques et de 59 boutiques. Si l’on admet l’identification des thermes attestés dans les textes aux Terme di Nettuno, doit-on comprendre que les empereurs ont financé la construction de l’intégralité du complexe ou pourrait-il s’agir d’un projet urbain impliquant plusieurs investisseurs, dont le pouvoir impérial ?

71Les Terme del Foro (I, xii, 6-10) ont été édifiés durant la seconde moitié du II^e siècle, comme l’atteste leur mise en œuvre caractéristique de l’époque de Marc-Aurèle et de Commode, ainsi que des timbres de briques, datés de 150, 157 et de 180-192123. L’identification du commanditaire de ces travaux se fonde sur des indices de deux sortes. Il s’agit avant tout d’une inscription indiquant la restauration de thermes dont le nom lacunaire est mentionné : « ther] mis Gavi Ma[ximi »124. Cette hypothèse s’est trouvée confirmée lorsque, au cours des fouilles menées en 1992 dans les thermes, une inscription attribuant la construction des thermes à un Maximus a été découverte125. Enfin, une conduite de plomb découverte la même année mentionne ce dernier lorsqu’il était préfet du prétoire126. Gavius Maximus fut gouverneur de la province de Maurétanie Tingitane de 129 à 131, chargé de la flotte de Misène, puis de Ravenne, avant de devenir préfet du prétoire de 138 à 158127. Il est considéré comme un homme influent de la cour d’Antonin le Pieux128. Une inscription plus tardive indique que Ragonius Vincentius Celsius, préfet de l’annone entre 385 et 389 – connu pour avoir désamorcé un conflit opposant les mensores portuenses et les codicarii – a financé la restauration des thermes129. Les Terme del Foro sont équipés d’une trentaine de boutiques disposées autour de la palestre, le long du Cardo Maximus et de la Semita dei Cippi.

72Le macellum constitue sans nul doute l’édifice à vocation économique d’Ostie le plus mentionné dans les inscriptions130. Un premier macellum fut édifié sur les fonds mis à disposition par un certain Lucius Storax qui dota l’édifice de pondera Tarrensibus131. Cet épisode, est à dater du I^er siècle av. J.-C. selon Cl. De Ruyt132. Une deuxième inscription indique que P. Lucilius Gamala senior et M. Turrianus ont offert de nouveaux poids au macellum133. Cet épisode est donc postérieur à l’édification du marché alimentaire et date de la première moitié du I^er siècle avant, car P. Lucilius Gamala « senior » est actif entre 95 et 60 av. J.-C.134. Une troisième inscription mentionne la reconstruction du macellum financée par un affranchi en 11 ap. J.-C.135. Au cours du II^e siècle, un autre Gamala offre de nouveaux poids au macellum136. Enfin, Aurelius Anicius Symmachus, préfet de la ville entre 418 et 420 finance la réfection de l’édifice et le dote de nouveaux poids137.

73Ce macellum mentionné dans les inscriptions est traditionnellement identifié à l’édifice IV, v, 2 qui comprend plusieurs boutiques. Si cette identification est fondée, les inscriptions témoignent d’un véritable intérêt des élites d’Ostie pour le petit commerce qui se traduit par des réfections et de nouvelles ornementations.

74Le macellum, le théâtre, les Terme del Foro et les Terme di Nettuno sont autant d’édifices à caractère public. Leur édification obéit à la volonté d’établir des lieux d’échanges, de loisir et d’hygiène propres à la vie urbaine. Il s’agit également d’uniformiser le paysage urbain : ces édifices sont, pour la plupart, de plan orthogonal et pourvus de portiques leur conférant un aspect monumental. Malgré cette homogénéité, la construction de ces édifices résulte de logiques variées.

6.3.2 Acteurs et pratiques en évolution

75Les interventions des élites locales d’Ostie sont attestées à partir du I^er siècle av. J.-C., avec la construction du premier macellum par un certain Lucius Storax. Les interventions postérieures – entre le I^er et le II^e siècles – sont exclusivement le fait des Gamalae et ne constituent que des réfections ou des nouveaux ornements d’édifices déjà construits. Si la carrière de Lucius Storax est méconnue, P. Lucilius Gamala « senior » est un membre éminent de l’aristocratie locale du I^er siècle av. J.-C. : après avoir été décurion et duumvir quinquennal, il a assumé la charge de pontife de Vulcain. Son descendant, P. Lucilius Gamala « junior », a été décurion et duumvir. Les trois inscriptions ont en commun d’être les seules à relever incontestablement de l’évergétisme. Ce sont les seules à contenir la formule « sua pecunia », indispensable pour identifier une évergésie138. Ces dons ne concernent que les poids du macellum. Cette pratique traduit, selon M. Cébeillac, l’intérêt de ces élites dans le commerce139.

76La construction d’édifices équipés de boutiques par des empereurs ou des proches du pouvoir impérial est attestée entre le I^er s. av. J.-C. et le II^e s. ap. J.-C. M. Agrippa, Antonin le Pieux, puis Septime Sévère et Caracalla furent impliqués dans la construction de vastes édifices. Ceux-ci ont pour particularité d’occuper chacun l’intégralité d’un îlot et de comporter un grand nombre de boutiques : dix-huit pour le théâtre et plus d’une cinquantaine pour le complexe de Neptune. Ces constructions voisines sont par ailleurs toutes deux situées dans la zone délimitée par les bornes de Caninus. Il faut prendre également en considération la construction des Terme del Foro comportant une vingtaine de boutiques par Gavius Maximus, personnage influent de la cour d’Antonin le Pieux140.

77Ce n’est qu’à partir de la fin du IV^e siècle que cette pratique est à nouveau attestée. Le relais est passé aux mains du préfet de l’annone qui est en charge des affaires d’Ostie depuis le III^e siècle. La dernière intervention date du V^e siècle ; elle est l’œuvre d’Aurelius Anicius Symmachus, préfet de la ville. Au cours du IV^e siècle, le préfet de l’annone est subordonné au préfet de la ville141. Toutefois, le rôle de curateur des édifices d’Ostie revient au préfet de l’annone ; l’intervention d’Aurelius Anicius Symamchus tient lieu d’exception à la règle selon A. Giardina142. Ces interventions ne sont constituées que de réfections. De fait, ces acteurs ne sont à l’origine de la construction d’aucune boutique.

78Ces boutiques vraisemblablement édifiées dans le cadre de politiques édilitairesou d’évergésies ne représentent que 10 % du corpus d’Ostie. Ce dossier traduit tout de même une implication des élites dans la constitution d’espaces économiques. Trois mouvements se succèdent. Jusqu’au II^e siècle, des boutiques sont l’objet d’évergésies de notables locaux. Entre l’époque augustéenne et la fin du II^e siècle, le pouvoir impérial se trouve à l’origine de l’édification de vastes édifices comprenant des boutiques. Ce n’est qu’au IV^e siècle que des réfections sont financées par des préfets de l’annone ou de la ville. Ce type de financement est un bon indice du caractère public des édifices. La question se pose, par extension, aux boutiques dont ils sont équipés. De fait, l’identification de ces locaux commerciaux comme des tabernae publicae reste hypothétique143. Ces dernières pouvaient être mises en location directe ou indirecte, contre le versement d’un vectigal144. Quel que soit le statut des boutiques, le rôle joué par les empereurs ou par des personnalités qui leur sont très proches souligne à nouveau la relation particulière qu’entretiennent Ostie et la capitale qui s’exprime particulièrement au cours du II^e s. ap. J.-C.

6.4 Pour conclure : Ostie, Rome et les autres

79La très grande majorité des boutiques est édifiée durant le II^e siècle, suite à la construction du bassin de Trajan et à l’exhaussement entrepris entre le I^er et le II^e siècle. Elles sont, pour la plupart, rattachées à des immeubles collectifs ou de vastes complexes. Enfin, le dossier épigraphique permet de mettre en évidence le rôle des politiques urbaines dans la construction des boutiques. Celle-ci découle de plusieurs processus dont l’intervention impériale de la fin du II^e siècle occupe la première place. Ces trois facteurs résultent directement ou indirectement de la relation particulière que Rome entretient avec son avant-port, plaçant Ostie dans l’orbite de la capitale. Au terme de cette étude, cette relation se traduit sur trois plans : elle est commerciale (densité des boutiques), architecturale (très forte présence des immeubles collectifs) et urbanistique (reconstruction quasi-intégrale de la ville au II^e s. ap. J.-C.). Ceci se doit toutefois d’être nuancé à l’aide de comparaisons pouvant être établies avec d’autres sites connus.

80La comparaison d’Ostie aux sites de Pompéi et d’Herculanum permet de mettre en évidence les spécificités des boutiques de l’avant-port de Rome. Ostie se démarque avant tout par un grand nombre de boutiques. On a dénombré 50 boutiques à Herculanum, 880 à Pompéi et 1263 à Ostie145. Mais ces chiffres n’ont de sens que mis en rapport avec la surface des villes. La concentration de boutiques par hectare est de 8,9 à Herculanum, 20,9 à Pompéi et de 27,1 à Ostie. Cette dernière se démarque donc par une densité commerciale plus importante : deux fois plus qu’à Herculanum et supérieure d’un tiers à celle de Pompéi.

81La plus faible densité de boutiques de Pompéi et d’Herculanum s’explique par les caractéristiques de leur tissu urbain. En effet, les demeures y prédominent, tandis que les immeubles collectifs se distinguent de ceux d’Ostie par leurs dimensions réduites et leur faible nombre d’étages146. Cette différence est traditionnellement expliquée par la brusque destruction des cités du Vésuve, les empêchant d’adopter la forme d’Ostie ou de Rome vers laquelle le cours de l’histoire devait les amener. Adopter cette vision revient à supposer l’existence d’une morphogenèse urbaine homogène dans toutes les villes d’Italie, quels que soient les contextes locaux. L’échelle de Pompéi et d’Herculanum doit être considérée : leur localisation et leurs ressources les auraient-elles nécessairement amenées à adopter une morphologie urbaine similaire à Ostie ou Rome ? On remarque qu’au cours du I^er siècle ap. J.-C., le tissu urbain d’Ostie se distingue déjà de celui de Pompéi ou d’Herculanum par la présence d’entrepôts, d’immeubles et de rangées de boutiques. Ceci indique donc que le seul écart chronologique ne suffit pas à expliquer ces différences. Dès avant la reconstruction d’Ostie, la ville se distinguait des cités du Vésuve.

82La ville de Volubilis, avec ses 160 boutiques, est un autre exemple s’opposant à l’idée d’une évolution universelle des villes romaines. R. Etienne explique les dimensions réduites des îlots par rapport à ceux de Rome et d’Ostie par des techniques de construction ne recourant que très rarement à la brique147. Les trois villes n’ont pas connu de phase morphologique comparable à la reconstruction d’Ostie au II^e siècle, probablement suscitée de manière indirecte par les activités portuaires. Leurs différences semblent tenir à la nature de leur tissu urbain et donc, par extension, de leur configuration socioéconomique.

83Les similitudes des tissus urbains d’Ostie et de Rome n’ont pas manqué de frapper les historiens et archéologues qui utilisent l’image du miroir ou de la copie pour évoquer cette ressemblance148. Cette analogie se fonde sur le développement vertical du bâti et la prépondérance des immeubles collectifs. Selon P. Gros, les immeubles d’une certaine ampleur ne se retrouvent qu’à Rome et à Ostie en Occident sous le Haut-Empire149. Cette situation s’étend également aux boutiques. À travers son étude des plans de la Forma Urbis, R.A. Staccioli a souligné la similitude de la typologie des boutiques de Rome et de celle élaborée par G. Girri à propos d’Ostie150. Sur ce point, la Casa della Via Giulio Romano édifiée au II^e siècle est tout à fait semblable aux îlots d’Ostie151. La similitude s’étend à l’échelle du quartier. La ressemblance entre le quartier construit sous Hadrien à proximité de la Piazza Colonna et le quartier de Neptune d’Ostie est frappante. Les boutiques s’alignent sur tous les côtés de ces îlots (fig. 26). Le décompte des boutiques sur le plan de G. Gatti révèle une concentration très importante de boutiques152. Le complexe formé par les trois îlots mesure 25 mètres sur 200 ; il occupe donc un demi-hectare. Il est possible de dénombrer sur le plan au moins 70 boutiques, ce qui représente une concentration de plus de 140 boutiques à l’hectare. Un autre exemple de quartier est celui du fragment 27 de la Forma Urbis153. Le quartier comprend des édifices dont le rez-de-chaussée est intégralement composé de boutiques (fig. 27). Par estimation, la concentration de boutique est de 50 unités par hectare. Toutefois, ces zones et édifices de grande densité coexistent avec des jardins ou un bâti moins dense en boutiques comme les domus du fragment 11 e-f de la Forma Urbis154. Enfin, des boutiques sont également présentes dans les complexes monumentaux comme les Forums impériaux, le Colisée ou le « Marché » de Trajan. L’analogie avec Rome est opérante essentiellement pour les vestiges d’Ostie datant du II^e siècle ap. J.-C.

84Plusieurs hypothèses ont été proposées : selon G. Calza, la ressemblance entre Ostie et la capitale tient à leurs contacts, leur proximité et la présence de configurations sociales analogues155. La deuxième explication proposée consiste en ce que le bâti d’Ostie aurait pris pour modèle la nova urbs néronienne156. Enfin, pour J.E. Packer, le site d’Ostie aurait servi à la capitale de prototype pour l’application de la charte néronienne157. Rien ne permet de vérifier ces deux dernières hypothèses. Toutefois, dans les deux cas se pose le problème de l’écart chronologique entre le projet néronien et la reconstruction d’Ostie qui n’est datée que du début du II^e siècle. Qu’il s’agisse d’une adaptation spontanée du bâti à de nouvelles formes sociales, ou des effets de politiques urbaines menées à Rome et à Ostie, les raisons de cette ressemblance tiennent à la relation que la capitale et son avant-port entretiennent.

85Etant donné la nature fragmentaire de la documentation permettant l’étude du tissu urbain de Rome, il est impossible d’en dénombrer les boutiques. Seul G. Calza s’est essayé à estimer le nombre de boutiques de Rome en proposant le nombre de 10000 unités158. Le nombre est plus élevé si l’on choisit de transposer le ratio par hectare d’Ostie pour l’appliquer à Rome. Il y aurait alors plus de 37000 boutiques à Rome sous le Haut-Empire159.

86La population de la Rome impériale étant estimée entre 800000 et 1200000 habitants ; on obtient donc un ratio d’une boutique pour 23 à 34 habitants. Ces chiffres doivent être mis en perspective avec ceux de J. Delumeau à propos de la Rome de 1622, abritant 114000 habitants pour 5578 boutiques160. On y compte un ratio d’environ une boutique pour 20 habitants ; l’ordre de grandeur est donc comparable161. Les limites de la comparaison entre les mégapoles antiques et celles du XVI-XVII^e siècles ont déjà été soulignées par Cl. Nicolet indiquant que les premières étaient vraisemblablement beaucoup plus peuplées que les secondes162. L’historien a démontré que cette différence tient pour l’essentiel au rôle joué par l’évergétisme et les politiques annonaires face au problème de la subsistance. Dans ce cadre, afin de rendre cette comparaison pleinement opérante, il faudrait déterminer si les politiques annonaires se font au détriment du petit commerce, auquel cas, la densité des boutiques au regard de la population urbaine devrait être moins élevée dans les mégapoles antiques que dans les mégapoles du XVI^e-XVII^e siècles.

87En tant qu’avant-port de Rome, Ostie entretient des liens privilégiés avec la capitale, mais elle demeure une ville dont la population est estimée autour de 30000 habitants. En cela elle ne peut être considérée comme le miroir d’une mégapole comme Rome.