1Dans le cadre de cette étude diachronique des boutiques d’Ostie et de leurs équipements, il est impératif d’élaborer une méthode de datation cohérente.

3.1 De la datation typo-chronologique à l’architecture du bâti

2La méthode de datation traditionnelle se fonde sur une étude typo-chronologique des appareils. Héritée des travaux d’A. Nibby, et d’E.B. Van Deman1, cette technique permit à G. Calza et G. Becatti d’établir une datation systématique des édifices d’Ostie publiée dans le premier volume des Scavi di Ostia en 19532. Elle repose sur le postulat d’une succession chronologique des types de maçonnerie : l’opus quadratum (apparition au IV^e siècle av. J.-C.), opus incertum (II^e av. J.-C.), opus quasi-reticulatum (fin du II^e av. J.-C.), opus reticulatum (début I^er ap.), opus mixtum (des Flaviens jusqu’au règne d’Hadrien), opus testaceum (fin du règne d’Hadrien) et l’opus vitattum (largement employé dès le milieu du III^e siècle jusqu’à l’abandon d’Ostie)3. Cette approche est toutefois complétée par la prise en compte des nombreux timbres de briques découverts in situ pouvant fournir des éléments de datation4. En outre, cette typo-chronologie est appliquée par ses concepteurs tant à Rome qu’à Ostie. Elle repose sur le postulat d’une très grande uniformité des techniques de construction employées à Ostie et à Rome trahissant l’idée d’une ingérence des pouvoirs centraux et ne laissant que très peu de place aux logiques de chantiers et aux solutions locales.

3Publiés au début des années 1980, les travaux de T.L. Heres ont le mérite d’approcher la période tardive (235-600 ap. J.-C.) d’Ostie et de Rome, véritable parent pauvre de la méthode de datation traditionnelle5. S’inscrivant dans la lignée des travaux de G. Lugli, l’archéologue hollandaise fonde sa typologie sur l’observation des matériaux (uniformité des lots, qualité, dimensions) et de leur mise en œuvre (appareil, épaisseur des joints, qualité du mortier)6. Sa démarche se fonde sur l’étude des édifices de Rome ou d’Ostie dont la datation absolue est connue grâce aux sources textuelles. Cette datation est par la suite attribuée aux édifices non datés, pourvus d’un appareil similaire7. Au terme de ce rapprochement, l’archéologue élabore une typo-chronologie fondée sur des caractéristiques des maçonneries de chaque période. Une certaine prudence doit toutefois être adoptée face à cet ouvrage souvent jugé trop systématique. De prime abord il repose sur le postulat d’une très grande homogénéité des techniques de construction à Rome et à Ostie, supposant une diffusion quasi immédiate des procédés d’un site à l’autre et au sein des chantiers tant publics que privés8. Un examen attentif des contradictions de l’ouvrage révèle les fragilités de cette démarche : T.L. Heres observe des diffusions différées de parement entre Ostie et Rome, ainsi qu’entre les zones intra-muros et extra-muros9. Ces remarques sont en contradiction avec le postulat de T.L. Heres selon lequel les techniques de construction sont caractérisées par une très grande homogénéité à Rome, dans ses environs, ainsi qu’à Ostie. Par ailleurs, le caractère circulaire de certains arguments affaiblit l’argumentation de l’archéologue. Par exemple, le mausolée de Sainte Constance et la basilique Sainte-Agnès-hors-les-Murs furent édifiés, selon le Liber Pontificalis durant le règne de Constantin. Or, leur maçonnerie ne concordant pas avec la typologie établie par T.L. Heres, cette dernière préfère donc les dater des années 340-37010. Cette méthode pose d’autres problèmes : par exemple, un mur dont le parement diffère d’une face à l’autre se voit attribuer deux datations.

4L’approche de J. DeLaine se démarque par le grand intérêt accordé aux logiques de chantiers. L’archéologue s’est efforcée d’évaluer la durée de certains chantiers d’Ostie, ainsi que la main d’œuvre employée ou la quantité de matériaux nécessaire à leur réalisation. Par conséquent, la méthode de datation proposée accorde moins d’importance au type de maçonnerie, qui pouvait dépendre de choix esthétiques, ou de contraintes budgétaires11. J. DeLaine distingue toutefois le II^e siècle de notre ère à Ostie qui se caractérise par l’emploi massif de l’opus mixtum à panneaux. L’idée que les timbres de briques indiquent la date de construction d’un édifice constitue le postulat permettant d’établir une « micro-chronology » des édifices ostiens de ce siècle avec une précision remarquable durant les règnes de Trajan et d’Hadrien12. Cette méthode repose toutefois sur l’idée que les briques étaient employées très rapidement après leur production13.

5Ce n’est que tardivement que les méthodes de l’archéologie du bâti, développées par des médiévistes furent introduites à Ostie14. C’est une de ses déclinaisons, rebaptisée « archéologie de la construction » qui a été proposée par une équipe française composée d’E. Bukowiecki, H. Dessales et J. Dubouloz15. Elle se démarque par une réflexion avancée sur les logiques de chantier (contractants, programmes édilitaires, approvisionnement en matériaux). Cette méthode s’appuie sur une analyse de l’élévation des unités stratigraphiques construites (USC), permettant de dégager une datation relative fondée sur une succession d’étapes de construction16. Toutefois, l’étude de la maçonnerie, mêlant analyse modulaire et qualité des matériaux est également prise en considération, non sans la précaution de limiter son utilisation à un édifice ou à un ensemble construit cohérent17. Ces nouvelles démarches permettent de nuancer les datations traditionnellement retenues18.

3.2 Éléments de datation

3.2.1 La mise en œuvre

6En se fondant sur les travaux antérieurs, il est possible de s’interroger sur les interprétations permises par le type de mise en œuvre des édifices.

7L’idée, avancée par les auteurs du premier volume des Scavi di Ostia, selon laquelle la diffusion de l’opus testaceum se borne au seul II^e siècle a été critiquée. L’utilisation de cette technique ne se cantonne pas au seul Haut-Empire. D’une part, des productions de briques sont attestées à une date postérieure19 et d’autre part, des briques remployées ont été utilisées durant la période tardive pour édifier des murs en opus testaceum20.

8La diffusion de l’opus testaceum et reticulatum pour opus mixtum à panneaux est traditionnellement associée au règne d’Hadrien. J.H. Van Dalen a pourtant démontré que son utilisation est attestée sous les Sévères, ainsi que dans la domus del Tempio Rotondo, datée de 300-32521.

9L’utilisation de ces deux techniques peut donc être contemporaine : J. DeLaine observe que de nombreux édifices sont dotés d’un appareil différent à l’intérieur et à l’extérieur22. De même, J.H. Van Dalen affirme que l’usage de l’opus testaceum, plus onéreux, était privilégié dans le cadre des chantiers publics23. Si ces deux appareils sont largement employés durant le II^e siècle, leur diffusion est en réalité beaucoup plus large. La présence de ce type de mise en œuvre ne suffit donc pas à dater un édifice.

10L’apparition à Ostie de l’opus testaceum et opus vittatum pour opus mixtum à bandes est traditionnellement datée de la seconde partie du III^e siècle. Sa diffusion est étendue à l’ensemble de la période tardive. Les évolutions typologiques manquent toutefois pour distinguer les édifices du IV^e et du V^e siècle. L’essor de cet appareil trouverait ses racines dans la « crise » du III^e siècle, durant laquelle la production de briques aurait subi une très forte diminution, poussant les constructeurs à utiliser du tuf24. Cette thèse fut critiquée par R. Tione qui rappelle que dès le II^e s. ap., cet appareil est employé dans le suburbium de Rome, ainsi que dans la tombe 34 de la nécropole de l’Isola Sacra25. Th. Heres note en revanche un emploi plus tardif à Rome intra-muros où cette technique n’apparaît qu’au début du IV^e siècle26.

11Il apparaît donc que la succession chronologique des techniques de construction sur laquelle reposent les datations proposées par les auteurs du premier volume des Scavi di Ostia est contestable. Au contraire, à chaque époque, les techniques utilisées sont variées et procèdent de multiples facteurs. Elles ne peuvent donc suffire à dater un édifice. Les datations traditionnelles surévaluent la quantité des édifices du II^e siècle de notre ère, tandis que les phases tardives sont traditionnellement réduites aux interventions recourant à l’opus vittatum. A. Gering note ainsi que les travaux les plus récents tendent à fournir des datations plus basses des édifices27.

3.2.2 Repères stratigraphiques généraux

12En l’absence de contexte ou de mobilier permettant de passer d’une datation relative à absolue, il est impératif de prendre en considération quelques grands repères stratigraphiques. L’évolution des niveaux du système viaire d’Ostie fournit des éléments de datation solides pour les boutiques, édifices caractérisés par un lien immédiat avec la rue.

13Un rehaussement du niveau du sol fut opéré à la fin du I^er siècle de notre ère sur la quasi-totalité du territoire urbain afin d’assainir le sol, probablement pour faire face aux crues du Tibre. Ce rehaussement est traditionnellement attribué à Domitien depuis les travaux de F.H. Wilson28. Tacite rapporte qu’après l’incendie de Rome, Néron a imposé aux navires sans cargaison de descendre le fleuve jusqu’à Ostie chargés des débris de l’incendie29. Aux yeux de R. Mar, il s’agit là de l’origine de la politique de rehaussement poursuivie par la suite, que les analyses stratigraphiques datent du règne de Domitien30. Ce rehaussement a été étudié en détail dans les Magazzini Reppubblicani, thermes de Neptune, le sanctuaire d’Hercule et de Sérapis, les Terme del Nuotatore et la Porta Laurentina31.

14Si durant le Haut-Empire, les rehaussements de la chaussée sont probablement le fait de la puissance publique, la période tardive se caractérise par une obstruction de la voirie consécutive à l’écroulement d’édifices. Ce phénomène semble apparaître à partir des années 240/250 à Ostie, ce qui correspond à l’abandon de certains quartiers septentrionaux de la ville32. Cette tendance se renforce très nettement dès le IV^e siècle pour toucher toutes les zones d’Ostie33. Ces strates qui peuvent mesurer entre trente centimètres et deux mètres ne correspondent pas nécessairement à l’abandon définitif du site34. A. Gering a identifié des structures monumentales tardives édifiées sur ces strates, tandis qu’une « squatter occupation » a été identifiée dans d’autres quartiers35. Cette surélévation du sol dans certaines parties de la ville, quoiqu’accidentelle, constitue une source d’informations précieuses permettant de déterminer si une boutique était active durant la période tardive. A. Gering a remarqué que certains seuils de boutique étaient surélevés durant l’époque tardive de manière à faire coïncider le niveau de l’entrée du local avec celui de la rue. Cette situation peut être observée par exemple sur la via dei Balconi, dans laquelle de nombreuses boutiques ont un seuil qui a été surélevé d’une trentaine de centimètres, témoignant d’une occupation36. Ce rehaussement devait s’accompagner d’un nouveau pavement, au même niveau que le seuil. Ces pavements tardifs ne sont que très rarement conservés, résultant tant des conditions de conservation que de la volonté des fouilleurs de trouver des niveaux « en dur ». Un témoignage de cette pratique est observable dans l’une des boutiques du Caseggiato dell’Ercole Bambino (II, vi). Dans le coin nord-ouest de ce local subsistent les vestiges d’un pavement en mortier situé 7,5 centimètres au-dessus du niveau du pavement originel en opus spicatum. Si cette méthode ne permet pas d’établir la datation absolue de cette modification, elle n’en éclaire pas moins le mode de vie durant la période tardive, encore très peu connu. Cette évolution de la voirie d’Ostie offre des indices aidant à la datation des édifices. Quoique ne permettant jamais une datation absolue, il s’agit de précieux repères permettant, dans certains cas de réviser les datations retenues dans la bibliographie.

3.3 Dater les boutiques

15Dans cette étude, les datations des boutiques d’Ostie sont majoritairement issues de la bibliographie. Quelques ouvrages de synthèse permettent une première datation qui est ensuite vérifiée sur le terrain ainsi que par la lecture de rapports plus détaillés. Dans la mesure du possible, nous avons choisi d’éviter les datations proposées dans le premier volume des Scavi di Ostia, exceptions faites de celles qui furent confirmées par la suite37. Nous avons eu recours aux travaux de J. DeLaine, de C. Pavolini et de P. Pensabene qui contiennent des propositions de datation concernant la quasi-totalité des édifices d’Ostie38. Nous avons retenu de manière prioritaire les datations proposées dans le cadre d’études plus ponctuelles, se fondant sur des éléments de datation plus précis lorsque de tels travaux existent. Tel est le cas, par exemple, des travaux de R. Cervi sur les Case a giardino (III, ix), ou d’E. Bianchi sur l’îlot V, vi. Notre intérêt se porte avant tout sur les dates d’édification des boutiques – correspondant le plus souvent à la construction des immeubles dans lesquels elles sont insérées –, mais aussi sur leur date d’abandon. Afin d’adopter un système de datation cohérent, il a été nécessaire de choisir une périodisation pouvant être appliquée à toutes les boutiques étudiées. Le découpage chronologique choisi correspond à deux phases par siècle. Ces longues séquences permettent d’intégrer les différents niveaux de précision des datations. Si J. DeLaine propose des datations d’une précision de cinq ans sous Trajan et Hadrien, les constructions tardives sont sou-vent attribuées à une seule et même période s’étendant du milieu du III^e au V^e s. ap. J.-C. Ce choix permet l’étude sur le temps long des boutiques, divisant l’arc chronologique de cette étude en huit périodes.