1Dans un premier temps, nous choisissons de définir les boutiques comme des locaux accessibles de manière directe ou indirecte depuis la rue. Si elles se définissent a minima par leur fonction commerciale, elles peuvent accueillir des activités artisanales ou de services. La notion d’artisanat a été récemment rejetée par N. Monteix qui propose celle de « métier » définie comme une « activité fondée sur la mise en œuvre d’un savoir technique nécessitant l’emploi d’outils (cognitifs ou matériels) et qui tend au dégagement d’une plus-value1 ». Cette notion rassemble donc toutes les activités pouvant se dérouler dans les boutiques, et plus encore. Par conséquent, nous excluons de notre étude les formes de travail domestique, les activités de colportage, les marchés périodiques, ainsi que certains vastes ateliers d’Ostie dont la fonction semble strictement productive et non commerciale. Dans le cadre de cette étude, le terme boutique est employé de manière générique pour désigner les boutiques-ateliers. Ce type d’espace architectural n’était pas sujet, à l’époque antique, à une séparation stricte entre les fonctions commerciales et productives.

2Deux critères sont traditionnellement employés pour identifier les boutiques du monde romain. Il s’agit d’une part de la localisation d’une pièce en façade d’édifice et d’une large ouverture sur la rue. D’autre part, il s’agit du mode de clôture, faisant intervenir un seuil à rainure longitudinale. Il faut définir la place à accorder à ces critères dans le cadre du protocole d’identification des boutiques employé dans le cadre de ce travail. Dans ce but, une approche historiographique permet de s’interroger sur leurs origines et leur pertinence.

3L’historiographie des boutiques d’Ostie met en évidence les conditions de l’émergence du seuil à rainure longitudinale comme critère d’identification. La pertinence de ce critère doit être vérifiée, ce que nous ferons à travers une série d’études de cas localisés à Ostie. Enfin, il importe de réfléchir à la validité des autres critères, architecturaux et topologiques.

2.1 Identifier les boutiques : approche historiographique

4La question de l’identification des boutiques a véritablement rythmé les études consacrées à ces édifices. Si la spécificité d’Ostie est au centre de notre recherche, cette entreprise ne peut faire l’économie de quelques excursus indispensables à la compréhension des arguments principaux sur lesquels ces réflexions se fondent.

5Dans cette perspective, trois périodes majeures semblent se dégager. Durant le XIX^e siècle, seul un intérêt modéré est accordé aux boutiques d’Ostie, puisqu’il n’est question que de les différencier des cellules de stockage. En 1910, J. Carcopino introduit le seuil à rainure longitudinale dans la caractérisation des boutiques avant que G. Girri n’en fasse un critère d’identification en 1956. Enfin, tandis que les apports de cette étude sont négligés dans les travaux consacrés depuis lors à Ostie, le seuil fait l’objet de discussions plus détaillées ailleurs.

2.1.1 Le XIX^e siècle : deux historiographies distinctes

6Durant le XIX^e siècle, deux historiographies distinctes se développent. Centré sur le quartier du portico di Pio IX, le débat s’est articulé, à Ostie, autour de la question de la différenciation entre les boutiques et les cellules de stockage. Totalement ignoré à Ostie, le seuil à rainure longitudinale suscite à Pompéi dès le premier tiers du XIX^e siècle un vif intérêt de la part des archéologues qui l’ont très rapidement associé aux boutiques.

2.1.1.1 À Ostie : autour du Portico di Pio IX

7C’est dans le climat archéologique particulier de l’aube du XIX^e siècle que la zone du portico di Pio IX a été fouillée pour la première fois. Les grandes fouilles pontificales (1801-1805) demandées par Pie VII ont mis un terme aux initiatives privées du siècle précédent. La direction des fouilles est alors confiée à G. Petrini, tandis que C. Fea occupe le poste de directeur général des antiquités. L’ambition de ce dernier est de suivre l’exemple des fouilles menées dans les cités du Vésuve. Reléguant les marbres, inscriptions et statues au second plan, il se fixe comme objectif d’approfondir la connaissance de la topographie et de l’architecture d’Ostie2. C’est dans cette optique que la mise au jour du Portico di Pio IX fut initiée à partir de 18023. Comme l’indique le plan d’A. Guattani, seules six cellules ont été mises au jour durant cette période4. Selon F. Marini Recchia, il n’est pas certain que ces pièces aient été alors entièrement dégagées5. Cette zone n’a été totalement mise au jour que durant les années 1871-1878 par R. Lanciani qui poursuivait l’objectif de dégager des quartiers entiers du site6.

8La question de l’identification de la fonction de cet édifice a donc été l’objet de réflexions qui ne pouvaient se fonder que sur des arguments d’ordre spatial et planimétrique. De ce fait, les seuils – probablement encore enfouis – n’ont pu être pris en considération par les archéologues. Dans son ouvrage paru en 1805, A. Guattani est le premier à mentionner ces pièces qu’il voit comme des « salotti ad uso di magazzini »7. Plus de vingt ans plus tard, A. Nibby s’est opposé à cette interprétation en y reconnaissant des édifices commerciaux8. Dès lors, ces pièces sont identifiées tour à tour comme des lieux de stockage, ou comme des lieux de commerce, avec une nette prédominance de la fonction d’entrepôt. Ce n’est qu’en 1838 que L. Canina a proposé un véritable argument en faveur de l’hypothèse selon laquelle il s’agissait de cellules de stockage. En comparant le plan de ces vestiges avec la Forma Urbis, l’architecte découvre une grande similitude entre cette zone d’Ostie et les horrea Lolliana. En effet dans les deux cas, une série de pièces donne sur une aire centrale portiquée ; le Cardo d’Ostie correspondrait alors à la cour centrale des horrea. En se fondant sur cette ressemblance, L. Canina a émis l’hypothèse que les pièces du Portico di Pio IX étaient des cellules de stockage. Toutefois, l’archéologue utilise plusieurs termes différents pour désigner ces édifices : il parle de « botteghe », de « granari » et de « magazzini »9. L’emploi de ces différentes terminologies engage des interprétations variées, procédant d’une incertitude manifeste concernant la fonction précise de ces pièces. Sans être totalement péremptoire, L. Canina, par le biais de cette comparaison, a fondé son interprétation sur une argumentation solide. Par conséquent, l’autre hypothèse, faisant de ces pièces des boutiques, a été écartée durant la majeure partie du XIX^e siècle. Cette position est adoptée par P.E. Visconti, en 1877 : Sans se référer à la comparaison proposée par L. Canina, il s’appuie sur l’argument de la proximité de ce quartier avec le Tibre qui ne peut que confirmer la fonction de stockage de ces pièces10. Cette interprétation trouve l’approbation de G. Boissier qui affirme qu’elle correspond en tous points aux « usages ordinaires et [aux] données du bon sens », toutefois, il en attribue la paternité à P.E. Visconti, et non à L. Canina11. C’est la même année que R. Lanciani, ayant supervisé le dégagement intégral de la zone, propose une interprétation plus précise. Sans fonder cette affirmation sur une argumentation, l’archéologue italien identifie cette zone comme des « magazzini annonari »12. Selon lui, le quartier serait alors spécialisé dans le stockage du blé destiné à l’annone. Cette dernière interprétation, plus précise mais non étayée d’arguments, a fait date. Ainsi, J. Carcopino en 1910 se réfère à celle-ci sans mentionner les travaux antérieurs de L. Canina ou de P.E. Visconti13. De référence en référence, les archéologues perdent de vue les arguments de L. Canina et se référent alors à des études plus récentes qui ne se fondent que sur le « bon sens ».

9Les problèmes d’identification des pièces du Portico di Pio IX proviennent de l’état d’avancement des fouilles de ce secteur. L’absence de seuils obligea les spécialistes du XIX^e siècle à avoir recours à des arguments d’ordre spatial. La thèse de L. Canina selon laquelle cet édifice avait une fonction de stockage liée à l’annone a fait l’objet d’un consensus. Il semble que les réflexions menées à ce sujet relèvent de la spécificité d’Ostie : sachant qu’il s’agit d’une cité portuaire, les archéologues ont cherché, puis identifié des quais et des entrepôts. Aucune publication du XIX^e siècle ne s’appuie sur les exemples du Vésuve pour résoudre la question de la différenciation entre les boutiques et les cellules de stockage.

2.1.1.2 Les expériences des cités du Vésuve et de Rome

10À Pompéi, dès 1830, les archéologues ont mis en évidence le lien unissant les seuils à rainure longitudinale aux boutiques. À cette date, ils ont également associé ce mode de clôture spécifique aux tabernae mentionnées dans les textes anciens. La prise en compte plus précoce du seuil à rainure longitudinale dans l’identification des boutiques à Pompéi résulte sans nul doute de l’état plus avancé des fouilles.

11Dans son ouvrage consacré aux édifices privés de Pompéi, publié en 1824, l’architecte Fr. Mazois décrit les seuils de boutiques du site. Il compare alors ces seuils au système de clôture des boutiques de Paris au XIX^e siècle : « La porte de la boutiques se fermait comme la plupart de celles des magasins de Paris, au moyen d’une rainure dans le seuil de la porte, et d’une autre semblable dans le linteau de bois ; on y introduisait des planches dont les extrémités glissaient à la fois dans les deux coulisses ; une barre de bois mobile se plaçait ensuite derrière les planches pour les maintenir ensemble ; enfin la porte se fermait en tournant sur son pivot, et achevait de clore l’ouverture de la boutique14 ». Ce n’est que six ans plus tard que, s’appuyant sur les textes anciens, G. Vinci identifie les boutiques par leur seuil à rainure longitudinale et les désigne par le terme latin taberna : « Per taverne tabernae (cosi dette perchè formate di tavole, e di travi secondo il Vossio) intendevano gli antichi le botteghe, dove si esponevano le cose venali, onde distinguevasi la taberna vinaria, deversoria, olearia, lanaria, argentarea, libraria, ed altre ancora15 ». Enfin, en 1859, S. Ivanoff dresse une typologie des seuils de Pompéi, au sein de laquelle les seuils à rainure longitudinale figurent comme les « soglie delle porte di bottega16 ».

12Dès 1847, Ch. Dezobry assimile les boutiques du marché de Trajan à Rome à celles étudiées à Pompéi. Ainsi, il reconnaît les seuils à rainure longitudinale servant à la clôture des boutiques à l’aide de planches17. À propos de ces mêmes édifices, en 1892 J.H. Middletown utilise le seuil à rainure longitudinale comme un moyen de reconnaître les boutiques : « The large sill, with its long groove and flat sinking at one side for the door, always bears witness to the existence of a shop. These are very common among the existing remains of ancient Rome18 ».

13En somme, au milieu du XIX^e siècle, les boutiques constituent déjà une catégorie particulière d’édifices à Pompéi et à Rome. Elles se caractérisent par leur seuil à rainure longitudinale et sont parfois désignées par le terme latin « tabernae ». L’intérêt qu’elles suscitent découle de la ressemblance observée entre les seuils de Pompéi et ceux des boutiques modernes, mais également d’une reconnaissance du mode de clôture décrit dans les sources écrites. Ces réflexions ont été largement diffusées par le biais des publications de J. Overbeck ou d’A. Mau19. Abondamment cités, ces ouvrages synthétiques ne présentent que de manière succincte les arguments exposés dans les ouvrages mentionnés précédemment. Il serait donc trompeur d’attribuer à J. Overbeck et à A. Mau l’initiative des réflexions sur les seuils de boutiques.

14Les recherches menées sur les boutiques de Pompéi, de Rome et d’Ostie ont suivi deux évolutions distinctes. Dès le premier quart du XIX^e siècle, les seuils à rainure longitudinale de Pompéi ont suscité l’intérêt des voyageurs et des spécialistes. Très tôt, ce type de seuil est étroitement associé aux boutiques, devenant une caractéristique, puis un critère d’identification. En revanche, les études consacrées aux boutiques d’Ostie sont caractérisées par un véritablement enfermement, n’ayant que très peu recours aux comparaisons avec d’autres sites archéologiques. La nature des arguments employés pour identifier les boutiques varie de Pompéi à Ostie en raison de l’état de conservation des vestiges et de l’avancement des fouilles. Cette situation indique le rôle central joué par l’état des vestiges archéologiques dans ce type de réflexion.

2.1.2 L’introduction du seuil à rainure longitudinale dans les études consacrées à Ostie

15Une véritable rupture intervient dès 1910 dans les études consacrées aux boutiques d’Ostie : c’est à cette époque, et particulièrement suite à un article de J. Carcopino, que s’opère la jonction entre l’historiographie d’Ostie et celle des cités du Vésuve. Le seuil à rainure longitudinale émerge alors en tant qu’objet archéologique digne d’intérêt. Mais ce n’est qu’avec la publication de G. Girri en 1956 que celui-ci passe du statut de simple élément caractéristique à celui de véritable critère d’identification.

2.1.2.1 1910-1912 : l’apport des expériences de Pompéi : une timide remise en question

16L’intérêt pour les seuils ne pourrait se voir attribué à J. Carcopino seul. En effet, en 1909 et 1910, D. Vaglieri a déjà porté son attention sur ces « consueti soglie ». Toutefois, l’archéologue italien parle d’« ambienti », non de boutiques20. En outre, D. Vaglieri intègre le seuil dans l’inventaire des caractéristiques des pièces mises au jour, sans pour autant l’utiliser pour identifier leur fonction. Les années 1910 marquent un véritable tournant historiographique concernant l’identification des pièces situées en façade d’édifices à Ostie. Cette rupture s’opère suite à la publication, en 1910, d’un article de J. Carcopino consacré au « quartier des docks » d’Ostie. L’historien français y propose une nouvelle lecture des pièces bordant le Portico di Pio IX jusqu’alors interprétées comme des lieux de stockage. Si J. Carcopino ne remet pas en cause de manière catégorique les anciennes interprétations, il pose les jalons d’une nouvelle piste de réflexion s’articulant autour de la typologie des seuils. L’attention portée à ces derniers permet d’établir une différence entre les cellules de stockage et les boutiques.

17Ce souffle nouveau provient des études menées sur les cités du Vésuve. À ce titre, l’influence de l’ouvrage d’A. Mau, Pompeji in Leben und Kunst, datant de 1900, n’est probablement pas à sous-estimer dans la diffusion des savoirs relatifs aux boutiques parmi les archéologues et historiens de l’époque21. Ainsi, cet ouvrage est largement cité par J. Carcopino, tandis que L. Paschetto se réfère à l’exemple pompéien sans renvoyer à un ouvrage particulier22.

18Même s’il semble s’en défendre, J. Carcopino remet en cause dans une grande mesure les thèses avancées par R. Lanciani. À la lumière des travaux concernant les boutiques de Pompéi, il réfute la fonction de stockage attribuée à certaines pièces du Portico di Pio IX, en s’appuyant sur leurs aménagements et leurs seuils. La présence d’enduits peints, de certains types de pavement et d’une seconde pièce – interprétée comme arrière-boutique – permettent à J. Carcopino de remettre en question l’identification de ces pièces comme cellules de stockage : « Au surplus, quelques cellae font plutôt l’impression de boutiques pour marchands au détail que d’entrepôts pour négociants en gros ; je pense notamment à la pièce […], que pavent grossièrement comme dans la rue, d’irréguliers pentagones de lave, et dont les murs – si l’on en juge par les raies rouges, jaunes et bleues qui strient encore le fond blanc – furent jadis ornés de riantes peintures. Ce n’était pas un horreum : à quoi bon peindre un grenier ? Ce n’était pas un triclinium : on l’eût sans doute un peu mieux carrelé. C’est beaucoup plus probablement une taberna, à la fois magasin, boutique et demeure23». L’historien s’appuie également sur les exemples de Pompéi et de Timgad pour affirmer la fonction résidentielle des boutiques24. En outre, J. Carcopino accorde un intérêt particulier au type de seuil fermant ces pièces en les comparant aux systèmes de clôture des boutiques de Pompéi. Toutefois, cette analogie ne lui permet pas de rejeter catégoriquement l’identification erronée de ces pièces25. J. Carcopino n’en réfute pas pour autant clairement les théories développées durant le XIX^e siècle concernant les pièces bordant le Portico di Pio IX. L’historien s’essaie même à des interprétations allant dans le sens d’un quartier d’entrepôts : les rez-de-chaussée servaient à entreposer les denrées lourdes, tandis que les biens plus légers étaient stockés dans l’entresol26. Cette hypothèse est en contradiction directe avec une interprétation proposée plus loin dans le même article où il y reconnaît la « pergula, coutumière dans les tabernae de Pompéi »27. L’hésitation de J. Carcopino concernant la distinction entre pièces de stockage et boutiques est ici perceptible.

19L’attention portée aux seuils par J. Carcopino a suscité l’intérêt d’autres spécialistes comme l’Anglais T. Ashby et l’Italien L. Paschetto qui se sont tous deux référés à son article28. J. Carcopino ne semble pas décidé à exprimer un avis tranché en ce qui concerne l’association des boutiques à un système de clôture spécifique. Une certaine confusion est également perceptible dans les écrits de T. Ashby et de L. Paschetto parus en 1912. En effet, T. Ashby présente les cellules adossées au théâtre comme des boutiques et décrit leur seuil à rainure longitudinale29. Toutefois, il présente plus loin ce même type de seuil comme caractéristique des cellules de stockage. La présence de seuils à deux vantaux dans les cellules du Piccolo Mercato le pousse même à les identifier comme des boutiques plutôt que comme des cellules de stockage : « these were perhaps shops rather than storehouses, since they were closed by double doors »30. La même association fautive est opérée par L. Paschetto : « essa non dava alcun fastidio quando si procedeva alla chiusura del magazzino, perchè quando occorreva infilare le tavole, la si teneva aperta »31. Plus loin dans ce même ouvrage, il présente le seuil à rainure longitudinale comme caractéristique des boutiques : « le tabernae [...] presentano le solite caratteristiche : soglie di travertino con i soliti canaletti »32.

20L’apport de ces travaux réside dans l’intérêt nouveau accordé au seuil à rainure longitudinale. Toutefois, une véritable hésitation à associer ces seuils aux seules boutiques y est perceptible. En effet, chacun des auteurs attribue les seuils à rainure longitudinale tantôt aux boutiques, tantôt aux pièces de stockage. Ces positions indécises pourraient témoigner d’une crainte d’extrapolation des modèles vésuviens ou d’une réticence à remettre en cause ce que l’historiographie d’Ostie a mis près d’un siècle à établir. Elles mettent néanmoins en évidence le lien étroit unissant le type de seuil à la fonction de l’édifice qu’il équipe. Ces études ont relancé le débat sur l’identification de ces pièces à Ostie.

2.1.2.2 Le seuil à rainure longitudinale devient un critère d’identification

21Tandis que les fouilles progressent, la réflexion s’étend à l’ensemble des vestiges d’Ostie, alors qu’elle était jusqu’alors focalisée sur les seules pièces du Portico di Pio IX. Ce mouvement permet une mise en série favorisant une systématisation des raisonnements, ainsi que la définition des caractéristiques architecturales de ce type de pièce. Après 1912, les arguments de L. Paschetto, J. Carcopino et de T. Ashby, si hésitants soient-ils, concernant l’identification des boutiques, n’ont pas été remis en question. Cette période n’a pris fin qu’avec la publication, en 1956, de la tesi di laurea de G. Girri qui a entrepris d’établir les critères d’identification des boutiques d’Ostie.

22L’intérêt croissant accordé aux seuils trouve son expression dans la publication des fouilles du Caseggiato del Termopolio, menées par R. Paribeni en 1916. L’archéologue, découvrant alors une file de pièces dotées de seuils à rainure longitudinale, affirme qu’il s’agit très probablement de boutiques33. La même réflexion se retrouve dans les rapports non publiés de la fouille du Caseggiato del Larario menée par R. Finelli durant le mois de janvier 1919. Ainsi, entre le 2 et le 4 janvier, l’archéologue ne met au jour que la partie supérieure de l’élévation de l’îlot. Se fondant sur l’observation de rainures sur la face inférieure des linteaux, il suppose avoir trouvé des boutiques34. Ce n’est qu’une vingtaine de jours plus tard que son hypothèse se confirme par la découverte des seuils à rainure longitudinale35. L’identification des boutiques ne se fonde alors que sur la présence de caractéristiques observées sur d’autres boutiques du site. Moins que des critères d’identification, il ne s’agit encore que de caractéristiques permettant de confirmer des hypothèses de travail. Ces deux exemples, ainsi que la prudence dont font preuve les archéologues, indiquent que le seuil à rainure n’est pas alors jugé suffisant pour identifier une boutique avec certitude.

23Cette tendance est poursuivie dans l’œuvre de G. Calza qui présente la boutique comme une pièce largement ouverte sur la rue, possédant un seuil à rainure longitudinale ainsi qu’un étage habité, accessible via un escalier de bois et éclairé d’une fenêtre36. Dans ces deux descriptions il ne laisse que peu de place aux variations, présentant les boutiques comme des espaces aux caractéristiques récurrentes : possédant systématiquement une mezzanine, toutes les boutiques sont vues à la fois comme des lieux de travail et de vie. Dans ces publications, le seuil à rainure ne s’inscrit pas dans un questionnement sur l’identification des boutiques, mais bien dans une description de ces édifices, ainsi que du mode de vie qui y est rattaché. En effet, la mention du seuil prend place dans une description du système de clôture des boutiques visant à faire imaginer au lecteur un boutiquier vivant dans sa boutique, fermant celle-ci à l’aide de planches une fois le soir venu. En outre, cette description vise à démontrer la modernité de l’architecture romaine ainsi que son influence sur l’architecture moderne37.

24Avec ces quelques publications, la boutique d’Ostie émerge comme une catégorie à part, possédant ses caractéristiques propres. Ce n’est qu’avec les travaux de G. Girri que la question des critères d’identification et de leur hiérarchisation fut explicitement posée.

25Cette élève de G. Becatti avait en réalité préparé son mémoire de tesi di Laurea sur les boutiques d’Ostie et de Pompéi38. Toutefois, cette étude a été publiée sous une forme réduite, la partie concernant Pompéi ayant été supprimée. Par essence, cette entreprise incitait à la comparaison. Ainsi, G. Girri a pu s’appuyer, dans une large mesure, sur les publications ayant pour objet les cités du Vésuve. Le travail de cette archéologue a permis la jonction des historiographies vésuviennes et d’Ostie en ce qui concerne les boutiques. Cette démarche comparatiste, déjà entamée durant les années 1910, a pu être appliquée à l’ensemble des vestiges du site récemment mis au jour, durant les années 1938-1942. G. Girri était alors à même d’éprouver les critères établis dans les cités du Vésuve par l’étude de l’ensemble des boutiques d’Ostie. Elle propose alors d’en dresser la liste grâce à leurs caractéristiques architecturales, définies durant les années antérieures ; le véritable apport réside en réalité dans son questionnement concernant l’importance à accorder au seuil à rainure longitudinale39. Celui-ci est décrit comme le critère d’identification le plus sûr de la boutique :

L’ampio ingresso soprattutto, contrassegnato dalla soglia in pietra scanalata per l’inserzione delle tavole di chiusura della solita foggia usata anche a Roma e a Pompei, è l’elemento più sicuro per il riconoscimento delle taberne.

26L’archéologue se fonde alors sur les mentions du système de fermeture des boutiques chez Sénèque et Juvénal40. Elle se réfère également aux travaux de J. Overbeck et d’A. Mau qui ont déjà traité cette question dans leurs ouvrages consacrés à Pompéi41. En proposant des critères d’identification fixes pour les boutiques, l’auteur prend le contre-pied de G. Calza qui ne faisait qu’énoncer les caractéristiques des boutiques. Cet ouvrage largement diffusé a constitué une véritable référence pour les études postérieures consacrées aux boutiques. Ainsi, R. Staccioli affirmant s’inspirer des travaux de G. Girri, a tenté d’étudier les boutiques de Rome à travers la Forma Urbis Romae. Malgré l’impossibilité d’y recourir, l’historien se réfère également au critère du seuil à rainure longitudinale comme le plus stable42.

27La période s’ouvrant en 1910 avec l’article de J. Carcopino et prenant fin en 1956 avec la publication de G. Girri se caractérise par l’émergence de la boutique comme une catégorie d’édifice à part entière, ainsi que par l’intérêt croissant accordé aux seuils à rainure longitudinale. La rupture opérée durant cette période a permis à l’historiographie d’Ostie d’être mise à niveau de celle de Pompéi, mais a également fait du travail de G. Girri un véritable référent pour les boutiques du monde romain.

2.1.3 L’héritage de G. Girri

28Il suffit de consulter quelques comptes rendus de la publication de G. Girri pour se convaincre de sa bonne réception43. Souvent élogieux, ils font état, dans la majorité des cas, de l’avancée en matière d’estimation démographique de l’œuvre de G. Girri, et non de sa nouvelle approche de l’identification des boutiques. Toutefois, l’importance accordée aux seuils par G. Girri a fait par la suite l’objet d’un débat à Ostie, ainsi qu’à Pompéi.

2.1.3.1 Le déclassement du seuil à rainure longitudinale dans les études consacrées à Ostie

29L’apport des travaux de G. Girri tombe dans l’oubli au sein des études consacrées aux boutiques d’Ostie. Le seuil à rainure longitudinale y tient le rôle de simple caractéristique, non plus de critère d’identification. À ce titre, la publication datant de 1971 de J.E. Packer portant sur les insulae d’Ostie est la plus explicite. L’archéologue américain déclasse ce critère d’identification en plaçant au sommet de la hiérarchie la largeur de la baie : « size identifies Ostian shop doors44». Le seuil est donc relégué au rang de simple caractéristique : « All Ostian shop doors had travertine threshold. Grooves in the threshold held the vertical wooden shutters which Ostian shopkeepers, like their Pompeian counterparts, used to close their places of business at night ». J.E. Packer n’argumente pas ce déclassement dans son ouvrage. Toutefois, il est très probable qu’il s’agisse d’une précaution prise face au grand nombre de seuils absents aujourd’hui. Le seuil, souvent disparu, ne peut donc constituer aux yeux des spécialistes un critère d’identification stable et exclusif. Cette position, même si elle n’est jamais explicitement argumentée, semble être suivie par de nombreux spécialistes d’Ostie. G. Rickman, dans son ouvrage consacré aux horrea, s’y intéresse pour s’opposer à L. Paschetto qui avait associé les seuils à rainure longitudinale aux cellules de stockage45. Les seuils à rainure sont décrits comme caractéristiques des boutiques, sans qu’ils n’interviennent dans leur identification. Par la suite, dans sa synthèse sur Ostie, R. Meiggs évoque le système de clôture comme un élément propre au mode de vie des boutiquiers de la ville46. Enfin, J.T. Bakker propose d’identifier les boutiques grâce à trois caractéristiques : la largeur du seuil, son type et enfin la présence d’un portique47. Toutefois, les ouvrages traitant des seuils des boutiques d’Ostie sont minoritaires. Ainsi, les articles de C. Pavolini, J. DeLaine ou de M. Heinzelmann, pourtant consacrés aux boutiques, ne traitent aucunement la question des seuils48.

30Les travaux consacrés aux boutiques d’Ostie retiennent le seuil à rainure longitudinale comme une caractéristique parmi d’autres et non comme le critère d’identification le plus sûr. Ce rejet de l’apport de G. Girri résulte sans doute d’une précaution face à l’absence de seuil dans de nombreuses boutiques d’Ostie. De ce fait, l’inversion de hiérarchie proposée par J.E. Packer semble avoir emporté un large consensus parmi les chercheurs travaillant sur Ostie.

2.1.3.2 Ailleurs : typologies et mises en garde

31La proposition de G. Girri a été mieux suivie en dehors d’Ostie. Le seuil, en tant que critère discriminant, semble avoir connu un véritable retour durant les années 1990, suite à la publication de l’ouvrage de J.-P. Adam consacré à la construction romaine. Ce dernier, cité abondamment, fait office de relais sur la question du seuil et de sa contribution à l’identification des édifices. Selon J.-P. Adam, « les boutiques se distinguent par leur mode de clôture49», ce qui suffit donc à les identifier. Cette position est partagée par A. Bouet, qui en 1994 a consacré un riche article aux seuils du site d’Olbia. En les rapprochant des exemples gaulois et italiens, il a proposé une typologie détaillée des seuils. Parmi ceux-ci, les seuils à rainure longitudinale (type D) sont étroitement liés aux boutiques puisqu’ils permettent de les identifier50. Toutefois, l’archéologue français émet des critiques quant à la validité de ce critère dans le cas des seuils dont la longueur de la feuillure est supérieure à celle de la rainure51. De même, les reconversions et les bouchages sont autant d’éléments à prendre en compte dans l’étude des seuils selon R. Ling car ils peuvent perturber l’identification des boutiques au sein des vestiges52. Toutefois, l’archéologue anglais retient le seuil comme critère d’identification non sans une mise en garde contre les risques de surinterprétation53. Plus récemment, N. Monteix a émis le même type de réserve concernant l’utilisation exclusive de ce critère :

Le système de fermeture à vantail mobile et panneaux coulissants paraît avoir été largement dominant dans les locaux commerciaux, au point que sa mise en évidence constitue un indice remarquable pour identifier ces derniers. Toutefois, ces seuils ne sauraient constituer le seul marqueur : réutilisés en place, ils n’indiquent plus une boutique ; certains ateliers, installés dans des locaux ne permettant pas la mise en place d’une large ouverture, sont dépourvus de ce type d’accès54.

32Le seuil à rainure longitudinale, en tant que critère d’identification exclusif, n’a véritablement émergé qu’avec les travaux de G. Girri dont la réception fut inégale. Paradoxalement, ce critère a été déclassé dans les études consacrées à Ostie, tandis que la hiérarchie proposée par G. Girri a été reprise et nuancée au sein des études portant sur les cités du Vésuve.

2.2 Méthodologie pour l’identification des boutiques

33L’identification des boutiques parmi les vestiges archéologiques se fonde sur deux critères : l’un tient au mode de clôture, l’autre est architectural et topologique. Or, un grand nombre de seuils à Ostie a disparu. Cela rend impossible l’utilisation exclusive du premier critère, qui est pourtant le plus fiable. C’est la raison pour laquelle il faut s’interroger sur la pertinence de ces deux critères en vue d’élaborer un protocole d’identification des boutiques d’Ostie.

2.2.1 Le seuil à rainure longitudinale en question

34Le seuil à rainure longitudinale a été retenu comme le critère d’identification le plus sûr par de nombreux archéologues. Si sa présence est attestée en Bretagne, en Hispanie, en Tingitane, mais également en Grèce, ce mode de clôture ne semble pas avoir connu une diffusion généralisée dans la partie orientale de l’empire55. Par exemple, les boutiques de Sardes, d’Olynthe ou de Doura-Europos ne sont pas dotées de seuils à rainure longitudinale, mais de seuils à deux vantaux56. À Ostie, la localisation de ces seuils semble confirmer le lien étroit qu’ils entretiennent avec les édifices commerciaux, mais deux cas de figure semblent déroger à cette règle.

2.2.1.1 Le seuil à rainure du Tempietto repubblicano

35A. Bouet a identifié un seuil à rainure longitudinale dans un espace non commercial à Ostie : le vestibule du Tempietto repubblicano (II, IX, 4)57. Ce lieu est équipé d’un seuil qu’A. Bouet rapproche du type D2. Il est muni d’une rainure longitudinale et d’une feuillure centrale qui ne se développe pas sur toute la profondeur du seuil. Les planches de fermeture devaient donc y être insérées et non glissées (fig. 2).

36Le temple est précédé de trois petites pièces de façade. Le seuil est installé dans le local central dont la fonction demeure obscure. En 1918, R. Paribeni proposait deux hypothèses. Selon l’une, la pièce centrale, dotée d’un seuil à rainure était une boutique, tandis que les deux pièces latérales assuraient l’accès au temple. Dans la seconde hypothèse, la pièce centrale est un vestibule, tandis que les deux autres sont des pièces de façade58. D’après P. Pensabene, les pièces latérales servaient peut-être à exposer des statues59. Ces espaces dépourvus de seuil sont équipés de grandes pièces de travertin creusées d’une rigole. Des objets analogues se trouvent dans les latrines situées au sud du Caseggiato dei Triclini (I, XII, 1), dans la palestre des Terme del Foro (I, xii, 6) et dans le Macellum (IV, V, 2). Il s’agit de gouttières destinées à l’évacuation de l’eau. Par conséquent, l’hypothèse de P. Pensabene semble valide ; il est en tout cas très vraisemblable que ces pièces n’aient pas joué un rôle dans l’accès au temple.

37De ce fait, la pièce centrale accueillait de toute évidence le départ d’escalier menant vers le pronaos du temple prostyle. L’emploi de ce seuil singulier est probablement imposé par l’exiguïté de cette pièce et par la présence de marches ne laissant pas l’espace nécessaire pour que des vantaux y soient rabattus. C’est probablement face à ces contraintes locales qu’un tel seuil fut employé. En outre, il n’existe pas à Ostie de temple encore équipé de seuil datant de la même époque qui permettrait de poursuivre les comparaisons. Par conséquent ce seuil ne suffit pas à remettre en cause la pertinence du critère du seuil à rainure longitudinale.

2.2.1.2 Les seuils dépourvus de rainure dans les boutiques

38Certaines boutiques d’Ostie sont dotées de seuils sans rainure. Un examen attentif permet de dégager deux explications possibles. D’une part, le seuil peut avoir été retaillé dans un deuxième temps correspondant à une reconversion de la pièce.

39D’autre part, se trouvent les boutiques dotées de plusieurs baies. Certaines arrière-salles de boutiques sont équipées de seuil à deux vantaux. Cette situation est observable dans l’édifice I, XIII, 5 dont la façade occidentale est occupée par six boutiques. Cinq d’entre elles sont pourvues d’une seconde pièce ouverte sur un espace de fonction incertaine. Les boutiques donnaient sur le Cardo Maximus, à l’ouest par des baies équipées d’un seuil à rainure, tandis que les pièces orientales étaient dotées de seuils à deux vantaux. Il n’est pas certain que ces pièces secondaires aient eu un rôle commercial, il pourrait s’agir de logements.

40La multiplicité des baies peut également résulter de la modification de certains espaces. Ainsi, une des boutiques du Caseggiato del Larario (I, IX, 3) est pourvue d’un seuil à rainure longitudinale et d’un autre à deux vantaux. Cette situation résulte, selon L. Socca de la suppression d’un escalier qui partait de la seconde baie60. Cet escalier aurait été supprimé durant la seconde phase de l’édifice.

41Ni le seuil du temple prostyle, ni les seuils à deux vantaux situés dans les boutiques d’Ostie ne permettent de rejeter le seuil à rainure longitudinale comme critère d’identification des boutiques. Au contraire, ces quelques exemples tendent à confirmer l’étroite association entre ce type de seuil et ces édifices.

2.2.2 Les critères architecturaux sont-ils pertinents ?

42Une position en façade d’îlot et une relation directe avec la rue suffisent pour de nombreux archéologues à identifier les boutiques61. Cette pratique semble concerner tant la partie occidentale qu’orientale de l’empire, ce qui pose des problèmes méthodologiques analogues62. Ces critères sont apparus dans les études consacrées à Ostie durant les années 1960 alors que l’importance que G. Girri a accordée au seuil à rainure longitudinale tombait en déshérence63. Cette définition repose sur deux caractéristiques : à la fois sur une approche architecturale (la situation en façade) et sur un critère topologique (la relation qu’entretient la boutique avec la voie publique).

43L’importance accordée à ce critère découle des contraintes posées par les sources : de nombreux seuils ayant disparu, il s’agissait de ne pas restreindre les corpus aux seules boutiques qui en étaient encore munies. Par exemple, P. Allison définit les boutiques comme des pièces situées en façade d’îlot et ouvertes sur la rue64. R.A. Staccioli, contraint de ne se fonder que sur la planimétrie de la Forma Urbis Romae, retient également ces critères65.

44Si le critère du mode de clôture est le plus sûr, les seuils encore en place sont trop rares à Ostie pour qu’il soit retenu de manière exclusive. Le recours aux critères architecturaux et topologiques est par conséquent rendu indispensable. Il importe donc de mesurer les limites de la pertinence de ces critères dans le cadre de l’identification des boutiques.

2.2.2.1 Des caractéristiques partagées

45Une identification établie grâce à une situation en façade se fonde très souvent sur une lecture planimétrique seule. Comme l’a indiqué R.A. Staccioli, à propos de la Forma Urbis, cette démarche peut donner lieu à d’importantes confusions66. Une position en façade d’îlot ne concerne pas uniquement les boutiques, mais également les vestibules, les cellules de stockage, les latrines et les cages d’escaliers. Celles-ci doivent être exclues de l’inventaire des boutiques, c’est pourquoi il est indispensable de retenir des caractéristiques permettant de les distinguer.

46La situation de certaines cellules de stockage rend leur identification difficile. Contrairement à leur configuration la plus courante – organisées autour d’une cour interne –, certaines de ces pièces semblent être directement ouvertes sur la voirie à Ostie. C’est le cas des cellules flanquant les Grandi Horrea (II, IX, 6 et 7). Une série de treize cellules se situe au sud de l’édifice, tandis que son côté oriental est bordé d’au moins dix-sept unités (fig. 3). Elles furent édifiées au I^er siècle de notre ère en appui sur les murs périphériques des entrepôts67. Dès 1912, L. Paschetto y voit des boutiques de luxe ; la robustesse des murs (en appareil orthogonal de blocs de tuf) devait prévenir les vols de matériaux précieux68. En 1956, G. Girri rejette cette identification en n’intégrant pas ces pièces à son corpus. Plus récemment, J. DeLaine, ainsi que M. Heinzelmann les ont à nouveau identifiées comme des boutiques, tandis que dans une publication datant de 2008, une équipe française ayant travaillé sur cet édifice identifie ces cellules comme des espaces « commerciaux ou de stockage69 ». Cette ambiguïté repose sur la communication que ces pièces semblent entretenir avec la voirie70. Lors d’une première phase, les cellules de stockage sont précédées d’un portique qui est condamné par un mur construit dans les entrecolonnements lors d’une phase postérieure. Cette erreur d’identification résulte donc d’une ambiguïté planimétrique. Comme l’avait déjà souligné R.A. Staccioli, les cellules de stockage et les boutiques peuvent être représentées de manière identique sur un plan71.

47Plus qu’une étude planimétrique, un véritable travail de prospection sur le terrain est nécessaire à la différenciation de ces types d’espace. Cette démarche prend appui sur deux éléments architecturaux propres aux cellules de stockage : les seuils et les vides sanitaires. Comme l’a démontré G. Rickman, les seuils de ces pièces sont dénués de rainure longitudinale, contrairement aux seuils caractérisant les boutiques72. Le type de seuil présent dans ces pièces est donc un indice permettant de proposer une identification correcte. En outre, celle-ci peut s’appuyer sur la présence de vides sanitaires caractérisant certaines cellules de stockage, mais totalement absents des boutiques73.

48De même, certaines latrines publiques partagent les mêmes caractéristiques architecturales retenues pour l’identification des boutiques. Ainsi, les latrines du Caseggiato dei triclini (I, xii, 1) sont installées en front d’édifice, en communication directe avec la voirie. Ce cas est d’autant plus révélateur que ces toilettes furent installées dans d’anciennes boutiques. C’est à la fois les dispositifs sanitaires (la présence d’une fosse périphérique et de dalles formant une banquette) et le type de seuil (ne possédant pas de rainure) qui permettent de les distinguer des boutiques74.

49Les vestibules sont également concernés par cette ressemblance. La définition qu’en donne R. Ginouvès est assez explicite et assez proche de celle que l’on peut donner des boutiques : il s’agit de « pièce[s] largement ouverte[s] sur l’extérieur, mais comprise[s] dans la ligne de la façade »75. De même que pour les cas précédemment cités, la distinction s’opère donc grâce au type de seuil (comme c’est le cas du vestibule de la domus delle Muse III, ix, 22). Or, certaines boutiques devaient être des pièces de passage, ainsi, la cellule r5i03b02, dotée d’un comptoir maçonné, permet d’accéder à l’habitation du Caseggiato dei Lottatori (V, iii, 1)76.

50Les critères spatiaux sont trop larges ; leur application stricte pourrait entraîner des identifications abusives. Cette définition est donc inopérante et doit être modérée par une étude au cas par cas de ces pièces. Cette démarche ne doit pas reposer sur une seule lecture planimétrique, mais également sur un travail de terrain permettant d’observer des éléments architecturaux distinctifs, comme les seuils. L’utilisation de ce critère n’est recevable qu’au prix d’une exclusion de toute pièce possédant une fonction non commerciale manifeste77.

2.2.2.2 Des caractéristiques topologiques inopérantes

51L’identification des boutiques se fonde traditionnellement sur un autre critère, de nature topologique. Il s’agit de la relation directe que les boutiques entretiennent avec la rue78. Toutefois, le corpus d’Ostie livre plusieurs contre-exemples de boutiques à propos desquelles ce critère est inopérant.

52Il s’agit en premier lieu des boutiques faisant partie des complexes thermaux. Les Terme del bagnino Buticosus (I, xiv, 8) occupent le cœur d’un îlot et ne sont accessibles depuis la Via Epagathiana que par le biais d’un long vestibule (fig. 4). Une boutique pourvue d’un seuil à rainure longitudinale donne sur la pièce centrale de distribution des thermes. Par conséquent, elle n’est pas directement accessible depuis la rue. Une situation analogue est observable dans les thermes dei Cisiarii (II, ii, 3). Une boutique donne sur le vestibule du complexe, tandis qu’une seconde débouche directement sur le frigidarium (fig. 5)79. Toutes deux ne sont donc accessibles que depuis les thermes80. Dans ces cas, l’accès des boutiques est commandé par le vestibule des thermes. Le critère de situation en façade, et de lien direct avec la rue ne peut donc être généralisé à l’ensemble des boutiques d’Ostie.

53ÀOstie, seuls deux complexes thermaux sont dotés d’une vaste palestre : les Terme di Nettuno (II, iv, 2) (fig. 6) et les Terme del Foro (II, xii)81. Ces palestres sont entourées de boutiques qui ne peuvent être accessibles que depuis ces espaces dotés d’un seuil à deux vantaux. Une situation similaire est observable dans les cours des édifices I, ii, 5 ; I, ix, 3 ; III, ix ; III, x, 3 ; IV, ii, 2-4 ; IV, v, 7 et IV, v, 18. Dans tous ces cas, les boutiques ne sont pas situées en façade d’îlot et ne sont pas directement accessibles depuis la rue. Ces critères souvent retenus ne sont donc pas systématiquement opérants.

54La définition selon laquelle les boutiques ne sont que des pièces disposées en façade d’îlot et en communication directe avec la rue est irrecevable pour plusieurs raisons. Le critère architectural retenu ne concerne pas les seules boutiques, mais aussi d’autres pièces telles que des cellules de stockage, des vestibules, ou encore des latrines. L’idée selon laquelle les boutiques entretiennent systématiquement un lien topologique direct avec la rue est également inopérante. Certaines boutiques, situées autour de cours d’immeubles ou de palestres ne sont pas concernées par cette relation, leur accès étant commandé par la porte d’entrée des îlots. Toutefois, la disparition d’une grande partie des seuils d’Ostie rend ces critères incontournables. Ne retenir que le critère du mode de clôture impliquerait le rejet d’une grande partie du corpus.

55Nous choisissons donc de définir les boutiques comme des pièces pourvues d’un seuil à rainure longitudinale, situées en rez-de-chaussée, accessibles directement ou indirectement depuis la voie publique et ne possédant pas de fonction non-commerciale manifeste. Cette double définition, à la fois positive et négative requiert une observation des vestiges au cas par cas et non une simple étude planimétrique.

2.3 Conclusion : un corpus d’extension variable

56Cet examen des principes d’identification mène à sélectionner deux critères principaux.

• Il s’agit d’une part d’envisager la totalité des locaux dotés d’un seuil à rainure longitudinale comme des boutiques.

• À cette première population s’ajoute une seconde, celle des boutiques hypothétiques, correspondant à l’ensemble des locaux situés en rez-de-chaussée, accessibles directement ou indirectement depuis la voie publique, ne possédant pas de fonction non-commerciale manifeste.

57Deux populations sont donc à distinguer, correspondant à un corpus restreint et à un second, élargi. Ce choix est motivé d’une part par la volonté d’éviter toute identification abusive et d’autre part par la nécessité de tenir compte des aléas de la conservation des vestiges.

58Un premier décompte des boutiques d’Ostie a été entrepris par G. Girri en 1956 dans le cadre de sa tesi di Laurea. C’est dans ce contexte que l’archéologue italienne a inventorié 806 boutiques. Si G. Girri annonce en introduction que le critère d’identification le plus stable réside dans la présence d’un seuil à rainure longitudinale, le corpus qu’elle inventorie est beaucoup plus large. Toutes les pièces en rez-de-chaussée, largement ouvertes sur la rue sont également prises en considération. Par conséquent, des pièces n’ayant pas la fonction de boutiques ont été intégrées à son étude. C’est par exemple le cas des pièces flanquant le côté oriental des Grandi Horrea, que l’examen des seuils permet d’identifier comme des pièces de stockage.

59Malgré tout, comme l’avait supposé C. Pavolini, le nombre de boutiques identifiées par G. Girri est bien trop faible82. Un examen attentif des vestiges d’Ostie permet d’identifier plus de 1263 boutiques hypothétiques, dont 575 dotées d’un seuil à rainure. Cette différence ne résulte pas de la progression des fouilles d’Ostie depuis 1956 : les zones mises au jour depuis cette date sont très peu étendues.

60Afin d’expliquer ces différences de décompte, il faut opérer un examen attentif de l’inventaire de G. Girri (pl. I). Deux tendances nettes se dégagent. Il apparaît en premier lieu que G. Girri a identifié de manière prioritaire les boutiques situées en façade d’îlot, à proximité des grandes artères de la colonie. Ainsi les boutiques occupant l’extrémité septentrionale des îlots I, xiv et I, xvi n’ont pas été identifiées comme telles par l’archéologue. De même, les boutiques installées autour d’une cour d’immeuble sont souvent omises, comme les locaux du Caseggiato del Serapide (III, x, 3).

61La démarche de G. Girri se fonde également sur une localisation présupposée des boutiques. Les boutiques intégrant les espaces à priori dénués de locaux commerciaux ont été omises, comme les boutiques flanquant des édifices publics telle la Caserma dei Vigili (II, v, 1-2) ou la palestre des Terme del Foro (I, xii, 6). Il en va de même pour les boutiques situées dans le complexe résidentiel des Case a Giardino (III, ix) ou encore dans la nécropole de la Porta Romana. Ces omissions témoignent d’une démarche fondée sur le présupposé d’une séparation stricte entre les différentes fonctions urbaines.

62Plus récemment, deux autres recensements des boutiques d’Ostie furent proposés par V. Kockel et par J. DeLaine83. Loin d’être des inventaires exhaustifs, il s’agit de simples cartographies de ces locaux à l’échelle de la ville. Les archéologues se sont probablement fondés sur une identification planimétrique des boutiques. Le critère du seuil à rainure longitudinale n’est pas retenu dans la mesure où tous deux ont identifié les cellules de stockage attenantes aux Grandi Horrea (II, ix, 7) comme des boutiques alors qu’elles sont pourvues de seuils à deux vantaux. Tout comme dans l’inventaire de G. Girri, on y observe une omission des parties reculées de la ville, ainsi qu’un cloisonnement présupposé des fonctions urbaines.

63Le seuil à rainure longitudinale, critère d’identification employé par un grand nombre d’archéologues sur d’autres sites, est incontestablement le plus fiable. Il faut par ailleurs avoir recours à d’autres critères permettant l’étude des locaux dont les seuils ont disparu. Il s’agit de locaux situés au rez-de-chaussée, accessibles depuis la rue et n’ayant pas de fonction non commerciale manifeste. Ces critères permettent la constitution d’un corpus de 1263 boutiques (dont seule la moitié dispose d’un seuil encore en place) pour 46 hectares. Il s’agit d’un corpus important dès lors qu’on le compare aux 880 boutiques-ateliers identifiées à Pompéi, pour 42 hectares84.