Frères de sang, frères d’armes, frères ennemis
|Fraternités conflictuelles, fraternités contestées
Frères contre la révolution
Discours et expériences de la fraternité dans l’Anti-Risorgimento
Résumé
En s’opposant au mouvement nationaliste et à la fraternité dont celui-ci se réclamait, l’Anti-Risorgimento – ici entendu comme l’ensemble des oppositions conservatrices à l’unification italienne – ne s’est pas contenté de rejeter une notion dont ses porte-parole dénonçaient le caractère abstrait et pernicieux, dans le droit fil de la pensée politique contre-révolutionnaire. La Contre-Révolution a constamment revendiqué les origines chrétiennes de la fraternité et tenté de promouvoir une vision idéale concurrente, en mesure de nourrir elle aussi des solidarités politiques en défense de l’organisation traditionnelle de la société. L’expérience du volontariat militaire en défense de la papauté, entre 1860 et 1870, peut être interprétée comme le produit, ou du moins le support, d’une ambition visant à prouver la supériorité du modèle catholique de la fraternité d’armes.
Texte intégral
- 1 Voir A. Banti, La nazione del Risorgimento : parentela, santità e onore alle origini dell’Italia u (...)
1Dans l’Italie du Risorgimento, le terme et la notion de fraternité étaient clairement associés au camp du nationalisme révolutionnaire. La construction nationale italienne s’est en effet largement accomplie au nom d’une fraternité enracinée à la fois dans une métaphore familiale de la nation, liée aux conceptions organicistes du corps social, et dans l’héritage conceptuel de la Révolution française qui avait fait de la fraternité une vertu et un idéal politiques. Omniprésent dans le discours patriotique, le mot avait ainsi acquis une portée clairement subversive, dans la mesure où il servait à la promotion des liens horizontaux et contractuels en concurrence du modèle de la paternité bienveillante cultivé par les monarchies absolutistes. Comme l’a illustré Alberto Maria Banti, la vision de la politique véhiculée par le discours littéraire et artistique formant le « canon » des élites nationalistes, à travers ses métaphores familiales et ses ressorts narratifs, exerçait une séduction d’autant plus forte que les notions abstraites qu’elle invoquait s’y incarnaient dans des images parlant à la fois au cœur et à l’esprit : l’amour fraternel, avec son envers le fratricide, faisaient assurément partie de cet arsenal rhétorique à haute teneur émotionnelle qui a joué un rôle crucial dans la montée et le succès du mouvement patriotique1.
- 2 A. Salvestrini, Il Movimento antiunitario in Toscana : 1859-1866, Florence, 1967, p. 214.
- 3 En témoigne par exemple l’inclusion d’une entrée « Anti-Risorgimento » dans un récent volume consa (...)
- 4 Voir G. Gengembre, Culture contre-révolutionnaire, dans J.-C. Martin (dir.), Dictionnaire de la Co (...)
2L’Anti-Risorgimento – ici entendu comme l’ensemble des oppositions conservatrices à l’unification italienne – s’est donc d’abord efforcé de dénoncer le caractère pernicieux de la fraternité invoquée par ses adversaires, en puisant dans les eaux anciennes du réquisitoire contre-révolutionnaire contre les abstractions héritées de la Révolution française. Sans doute n’est-il plus indispensable de justifier une étude des oppositions à l’unité italienne, comme le faisait Arnaldo Salvestrini en 1967, au nom d’un intérêt en creux pour l’action de Cavour et de ses successeurs immédiats, dans l’idée qu’« examiner de plus près les résistances et les réactions suscitées par cette action aide à mieux évaluer toute la complexité de l’opération et permet dans le même temps de comprendre les moyens et les formes adoptés par le mouvement national au cours de sa réalisation »2. Non seulement l’Anti-Risorgimento a désormais droit de cité parmi les historiens3, mais personne ne doute plus que la pensée contre-révolutionnaire dont il ressort, en tant qu’« ensemble conceptuel disponible pour contester globalement le siècle et la modernité », n’a pas consisté en un simple refus mais aussi dans un processus de création ou de recomposition d’une culture politique originale4. Ainsi de la fraternité, dont les opposants à la révolution ont constamment revendiqué les origines chrétiennes et proposé une vision idéale concurrente, capable à son tour d’inspirer ou de consolider des solidarités politiques. L’expérience du volontariat militaire en défense de la papauté, entre 1860 et 1870, ne peut-elle être interprétée comme le produit, ou du moins le support, d’une ambition visant à donner vie à un modèle catholique de la fraternité d’armes et à en prouver la supériorité ?
Dénoncer la fraternité révolutionnaire : Giacinto De Sivo et la Storia delle Due Sicilie dopo il 1848
- 5 G. De Sivo, Storia delle Due Sicilie, dal 1847 al 1861, Rome, 1863, 1, p. 340. Toutes les citation (...)
Le 15 mai de Naples fut, en Europe, la première opposition sérieuse aux sectes, et mit fin dans le royaume au premier acte d’un drame abject qui avait duré quatre mois et qui fut le théâtre de tous les excès et toutes les contradictions. On prêcha le progrès des mœurs tout en exaltant la calomnie ; on loua la fraternité tout en semant la discorde civile ; on promit la paix et on eut les coups de fusil et la guerre civile […]. Mensonges effrontés comme nous n’en avions jamais connu ; horrible tragédie de viles passions, dont la tromperie fut le prologue et la catastrophe finale la punition5.
3Cette condamnation véhémente de l’expérience constitutionnelle napolitaine de 1848, ouverte par les émeutes de janvier et close par le coup d’État militaire du 15 mai, contient une dénonciation de la fraternité « révolutionnaire » puisant dans une longue veine de pensée ultraconservatrice. Son auteur, le poète et journaliste napolitain Giacinto De Sivo, appartenait par tradition familiale à la Contre-Révolution (son grand-père avait armé à ses propres frais des milices royalistes en 1799, et l’un de ses oncles avait servi comme officier dans l’armée du cardinal Ruffo). En 1860, au moment de la chute du royaume méridional, il avait été destitué de sa charge de conseiller d’intendance et emprisonné à deux reprises avant de s’exiler volontairement à Rome (où le dernier roi de Naples s’était installé avec sa cour) pour échapper à une nouvelle arrestation. Son Histoire des Deux-Siciles depuis 1848, parue en cinq volumes entre 1863 et 1867, dont est extraite cette citation, est vite tombée dans l’oubli jusqu’à sa redécouverte par Benedetto Croce cinquante ans plus tard.
- 6 Voir N. Del Corno, La setta e i complotti : un’ossessione reazionaria nell’Italia del Risorgimento(...)
4L’interprétation historique de De Sivo est tout entière placée sous le signe du complot, œuvre des sectes, ou plutôt de la « Secte mondiale », moteur de toutes les révolutions qui avaient agité l’Europe depuis la fin du XVIIIe siècle. On retrouve chez lui tous les ingrédients de la pensée complotiste qui, derrière ses innombrables variations narratives, relève d’une même construction morphologique : la référence permanente à des forces secrètes, à des puissances invisibles et souterraines, le caractère total et transparent de la conspiration, la démonstration du complot par ses effets. Par là, l’œuvre se rattache donc à une riche veine conspirationniste, inspirée des célèbres Mémoires de l’abbé Barruel (traduits en italien dès 1799, réédités à Naples dans les années 1820 puis en 1850) et régulièrement alimentée dans l’Italie de la Restauration par les chantres de l’antilibéralisme6. Obsessive est donc, chez De Sivo, la dénonciation du mensonge, des masques et des apparences trompeuses sous lesquels « la Secte » se déguise pour séduire le peuple. Le passage cité est tout entier bâti sur une rhétorique de l’opposition : entre l’apparence et la réalité, entre les promesses et les faits, entre le mensonge et la vérité des choses. La fraternité prend place dans les premiers, au milieu de tous les principes agités par les apôtres de la Révolution (le progrès, la liberté, le suffrage universel, la paix). Au faux-semblant de la fraternité révolutionnaire s’oppose comme un démenti l’affreuse réalité de la discorde, le sang répandu et la guerre civile.
- 7 G. De Sivo, Storia delle Due Sicilie, dal 1847 al 1861… cit., p. 54 et 148.
5Dans l’œuvre de De Sivo, l’évocation de la fraternité (« fratellanza ») est presque systématiquement associée à la violence et à la déception, de manière suggestive ou explicite. La fraternité, comme l’égalité ou l’unité, n’est qu’un « mot séduisant qui remue les passions », une de ces « formules politiques qui à coups de grands mots assassinent les nations »7. Sa dénonciation de la fraternité est tantôt générique, tantôt ramenée à une application particulière de la notion à l’ordre politique, social, juridique ou moral :
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fraternité comme solidarité et identité des différents peuples aspirant à l’unité nationale, fondement de la construction d’une unité territoriale et politique faisant fi des séparations historiques et politiques au nom du prétendu droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ;
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fraternité comme mode de régulation de la société politique conçue comme ensemble d’individus égaux en droits qui conduit à la « tyrannie du suffrage universel » ou à l’émancipation des minorités religieuses, c’est-à-dire à la victoire du protestantisme ;
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fraternité comme fondement d’une égalité réelle qui entend gommer les différences sociales et abattre les hiérarchies naturelles, prélude au triomphe du « communisme » ;
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- 8 E. Burke, On the Proposals for Peace with the Regicide Directory of France, Londres, 1796.
fraternité enfin des peuples entre eux, base d’un nouveau système international censé garantir la paix universelle, mais instrument en réalité de l’esprit de conquête révolutionnaire et des rivalités de puissances, dans la continuité de la critique qu’en avait fait Edmund Burke dès 1796, c’est-à-dire de cette fraternité révolutionnaire « si terrible dans sa nature [et] dans ses conséquences manifestes », car outil aux mains d’une « puissance nouvelle d’une nouvelle espèce » (la Révolution)8.
6Pour des raisons d’actualité politique, c’est sur la première de ces dimensions, la fraternité comme fondement de l’unité nationale, que De Sivo insiste le plus dans son œuvre de circonstance. Cette fraternité pèche selon lui dans la mesure où elle s’appuie sur une conception volontariste du sentiment national, destinée à venir se briser contre les différences léguées par l’histoire. Ce discours, appuyé sur le stéréotype de l’Italie aux cent cités, aux fortes identités et aux rivalités régionales qui constitueraient un obstacle insurmontable à son unité politique, est invoqué à maints endroits de l’œuvre de De Sivo pour combattre le projet unitaire. Ainsi peut-on lire dans un pamphlet publié à Rome à la fin 1861 :
- 9 G. De Sivo, I Napoletani al cospetto delle nazioni civili (1861), Rome, 1967, p. 15, cité par P. P (...)
La force ne peut concilier les esprits disjoints, les intérêts opposés, les passions de jalousie ou de rivalité, les terres séparées par des montagnes, des fleuves ou de vastes distantes, des coutumes diverses, des peuplades différentes, des besoins variés, des tendances contraires, des modes de pensée opposés et la mémoire des traditions qui se transmettent par le sang et se boivent avec le lait maternel. Les parties hétérogènes d’un tout incohérent, rassemblées à coups de pièges et d’usurpations, ne tardent pas à se rompre ; et la guerre civile inévitable, la division et la vengeance, seront le fruit d’une œuvre accomplie par un caprice infâme, au mépris des hommes et du Ciel9.
7La fraternité révolutionnaire n’est pas dénoncée seulement comme un leurre pour séduire les hommes sur le chemin de la révolte, mais aussi comme une idéologie pernicieuse fondée sur une vision désincarnée et fausse des sociétés politiques, et comme l’indice d’un radicalisme fauteur de divisions et gros de la guerre civile. De là un usage ironique et polémique du vocabulaire de la fraternité, appliqué à la répression des révoltes populaires par le gouvernement unitaire dans le Sud de la péninsule, comme dans un numéro de juin 1861 de son journal La Tragecommedia, dans lequel l’auteur ironisait en écrivant :
- 10 Reproduit dans G. De Sivo, La tragicommedia, Naples, 1993, p. 59 (2e numéro, 22 juin 1861).
Tandis que les soldats Italiens accourent du Nord pour donner partout la chasse aux frères égarés du Midi et cherchent avec un zèle incomparable à ramener les brebis perdues à l’étable ou à l’abattoir […] les anciens soldats bourboniens, avec une obstination qui ne mérite que les insultes et les coups de fusil, font la sourde oreille à l’appel qui les invite sous le drapeau italien, et mettent souvent leur pas sur un chemin différent de celui qui mène à la gloire…10
8Nous avons donc affaire à une dénonciation systématique de la fraternité révolutionnaire, accusée d’être une notion creuse et nocive. Mais De Sivo n’est bien sûr pas un cas isolé. Sa dénonciation de la fraternité trouve de nombreux échos dans le discours antiunitaire des années 1860.
9On retrouve la même dénonciation chez un autre représentant du légitimisme napolitain, Pietro Calà Ulloa, chef du gouvernement bourbonien en exil, dans la conclusion d’une lettre fictivement adressée à un pair de la chambre haute prussienne et publiée (en français) en 1863. Intitulée « La Guerre Civile », cette lettre est consacrée à la révolte des paysans méridionaux contre le gouvernement unitaire. Après avoir passé en revue les « atrocités » commises par les troupes italiennes dans le Sud de la péninsule, Ulloa proclame :
- 11 P. Calà Ulloa, Lettres napolitaines, Bruxelles, 1864, p. 96.
Au moment où j’écris, la brutalité de la force n’a plus de bornes, la réaction [au sens de contre-révolution] est une passion et deviendra bientôt un enthousiasme. La révolution et la conquête, trop opiniâtres pour désister de leurs desseins, trop faibles pour les exécuter, éprouvent les suites funestes de la guerre civile qu’elles-mêmes ont allumée. L’Italie en est émue, et cette fraternité à laquelle on avait fait appel, se retrouve maintenant au spectacle de tant de malheurs11.
10Comme De Sivo, Ulloa condamnait donc une idée abstraite de la fraternité entre Italiens visant à les fondre dans une organisation politique unitaire, projet condamné par l’histoire de la péninsule façonnée depuis huit siècles par « la guerre entre le principe d’unité et le principe de la confédération ». L’unitarisme était donc porteur de divisions fatales. Puisqu’il devait effacer les divisions naturelles de l’Italie et des Italiens, le seul moyen qui s’offrait à lui était la centralisation, « la condition et le danger de l’unité politique », qui ne se ferait que par le despotisme : « L’Italie ne connaîtra l’unité que dans l’esclavage ». Quant à la fraternité des peuples brandie par le camp de la Révolution, celle-ci n’était que le paravent d’une ambition territoriale sans limite ou d’un radicalisme politique friand de nouvelles conquêtes. Reprenant presque terme pour terme la dénonciation de la Révolution française par Burke, Ulloa se risquait à cette prophétie :
L’unité ne peut se faire, en effet, que par la terreur ou la guerre : l’une ou l’autre sera donc la cause de ce nouvel État. L’unité amènera une politique orgueilleuse, remuante, téméraire, car l’ambition est toujours plus vaste que les frontières. […] L’Italie unie, forcée, dès son berceau, de devenir guerrière et conquérante, serait condamnée à mourir également de ses défaites et de ses triomphes.
11Prophétie qui répondait à des convictions profondément enracinées dans les esprits conservateurs de l’époque, pour qui le royaume d’Italie était condamné à périr au cours d’un nouveau conflit inéluctable contre l’Autriche, à moins qu’elle ne s’écroulât avant sous le poids de ses immenses défis intérieurs.
- 12 La Sacra Alleanza del 1815, dans La Civiltà Cattolica, 5, 4, 1863, p. 165.
- 13 J. Lechevalier, ses Vues politiques sur les intérêts moraux et matériels de la France, Paris, 1837 (...)
12Les arguments qui sous-tendent la dénonciation de la fraternité révolutionnaire dans le discours antiunitaire n’étaient certes pas une invention des années 1860. Ils étaient empruntés à une tradition de pensée tendant à faire de l’idéologie révolutionnaire une rhétorique porteuse d’exclusion, d’intolérance et de recours à la violence, soumise à la fatalité de recourir à la répression sanglante en vue d’éliminer l’opposition de tous ceux qui refusaient de se reconnaître en elle. Une tradition qui faisait du rationalisme des Lumières le responsable de la Terreur et de la guerre civile, et qui rappelait à l’envi la devise « fraternité, ou la mort » dont la Révolution avait couvert les édifices publics, ironisant sur le sens de la fraternisation mise en œuvre par les sans-culottes en 1793 et 1794. « Fraternité ! criaient du haut de la guillotine les Jacobins ; fraternité, à la tête des armées dévastatrices les capitaines de la République française », pouvait-on lire dans un article de la jésuite Civiltà Cattolica consacré à « la Sainte Alliance de 1815 »12. Du reste, l’ambivalence de la fraternité révolutionnaire traverse tout le XIXe siècle et déborde largement les clivages politiques. Dans « la fraternité comme principe social », Jules Lechevalier ne voyait ainsi qu’un « dogme… fertile en mensonges et en déceptions » en vertu duquel des hommes s’étaient attribué « le droit de vie et de mort sur la société » : « La fraternité commence par la guerre civile », peut-on lire sous la plume du saint-simonien et fouriériste, car « la violence et le despotisme militaire sont les premiers traits sous lesquels se montre la fraternité universelle »13.
Revendiquer les origines chrétiennes de la fraternité
- 14 G. Ventura, Discorsi funebre pei morti di Vienna (novembre 1848), dans Opere complete, Milan, 1860 (...)
- 15 J. D. Cortès, Discurso pronunciado en el Congreso el 4 de enero de 1849, dans Obras de Juan Donoso (...)
13Si le discours contre-révolutionnaire rejette et dénonce la fraternité universelle de la Révolution, quelle idée de la fraternité a-t-il à lui opposer ? Il s’agit, bien sûr, de la fraternité chrétienne, dérivé de la charité. L’idée s’exprime couramment dans la littérature de l’Anti-Risorgimento. Elle est affirmée par exemple par le prédicateur palermitain Gioacchino Ventura qui, dans son Discours pour les morts de Vienne de novembre 1848, proclame que « la devise politique de la démocratie moderne – Liberté, Égalité, Fraternité – a été empruntée à l’Évangile ». La fraternité n’est rien que la charité, vertu évangélique, et l’Évangile est le premier livre à avoir affirmé « que les hommes doivent mutuellement se considérer et s’aimer comme des frères : Caritate fraternitatis invicem diligentes » (citation de la douzième épître de saint Paul aux Romains, « Soyez unis les uns aux autres par l’affection fraternelle »)14. Au même moment, de l’autre côté de la Méditerranée, le célèbre discours « sur la Dictature » prononcé devant la Chambre des députés de Madrid par Juan Donoso Cortès – dont la pensée originale, informée par un providentialisme pessimiste, finira par confluer dans le courant contre-révolutionnaire – déclarait de la même façon que la fraternité, comme l’égalité et la liberté, n’étaient pas des dons de la République mais du Calvaire, recevant une salve d’applaudissements de la majorité modérée ; la République française née de la révolution de février 1848 proclamait son intention d’établir le règne de la fraternité, mais elle n’avait fait que « restaurer la fraternité païenne, la fraternité d’Étéocle et de Polynice ; et les frères se sont égorgés les uns les autres dans les rues de Paris, dans la bataille la plus sanglante que les siècles aient jamais vue dans les murs d’une cité » (allusion, bien sûr, aux journées de juin)15.
14Les racines chrétiennes de la fraternité constituaient ainsi une alternative à une fraternité révolutionnaire plus ou moins profondément rejetée. Commentant la sixième conférence du prédicateur français Célestin Joseph Félix, consacrée à la fraternité, La Civilta Cattolica en tirait en 1863 une interprétation polémique de l’exposé sur les origines chrétiennes de la notion de fraternité :
- 16 Il progresso per mezzo del Cristianesimo. Conferenze in Nostra Signora di Parigi, pel Rev. P. Feli (...)
Jésus-Christ donc, et seul Jésus-Christ, est le véritable auteur de la fraternité sur terre. Et de même que depuis Caïn jusqu’à nous coule un fleuve de sang qui crie fratricide !, de même du Calvaire se déverse un autre fleuve qui crie fraternité ! : fraternité qui unit, puisqu’elle est amour ; fraternité qui enrichit, puisqu’elle consiste à se dépouiller de ses vêtements pour en revêtir autrui ; fraternité qui libère […].
Voilà le progrès social, conclut l’auteur lui-même, seul à même de nous apporter la garantie de la vraie liberté, de l’égalité, de la fraternité, de la véritable autorité […] qui élève la Société, en créant sous toutes les formes le respect, l’obéissance et l’amour16.
15L’idée se retrouve dans les « réflexions sur la politique chrétienne » publiées par le journal catholique La Verità de Bologne en décembre 1863 :
- 17 Pensieri intorno la politica cristiana, dans La Verità, 12 décembre 1863, p. 43.
Seul Jésus-Christ fut l’auteur de la liberté, de l’égalité et de la fraternité ; la Révolution française ne fit qu’en fausser l’idée et en dénaturer le caractère. [] La fraternité n’est qu’amour, et l’amour est une expansion de l’être et de ses attributs hors de soi. Ce qui nous montre combien est fausse la fraternité dont se réclament le Communisme et tous ceux qui voudraient aligner toutes les conditions sociales17.
16De l’idée chrétienne de la fraternité dérive ainsi une vision de la société que l’on peut à bon droit qualifier de contre-révolutionnaire, dans la mesure où elle se fonde sur le principe d’autorité et le respect des hiérarchies naturelles, et défend une vision verticale de la société qui promeut la double obéissance envers l’Église et le pouvoir légitime de droit divin.
- 18 V. Gioberti, Introduzione allo studio della filosofia, Lausanne, 1846, 3, p. 56 et 124.
17« La fraternité humaine ne peut avoir aucun fondement hors du Christianisme », affirme classiquement Vincenzo Gioberti dans le troisième tome de son Introduction à l’étude de la philosophie ; mais d’un « Christianisme vrai », « ancien, catholique, authentique, appuyé sur la tradition régulière et perpétuelle, sur les miracles et les monuments », capable d’immuniser contre « les contes philosophiques et politiques d’un grand nombre d’écrivains modernes sur la fraternité humaine » avec « leurs fleurs de rhétorique », ou contre « ce Christianisme philosophique, qui est aujourd’hui à la mode » – celui des catholiques libéraux – dont les fausses idées de fraternité ne sont qu’un « mirage trompeur ». La vraie fraternité « présuppose la paternité divine et l’unité de la famille humaine, avec les titres authentiques qui la démontrent ». Pour Gioberti, la fraternité entre les hommes n’est donc pas contradictoire des hiérarchies constituées par l’ordre naturel, mais au contraire les conforte. La paternité du pouvoir envers ses sujets traduit ainsi, dans le cadre des relations hiérarchiques au fondement de la société politique, l’impératif universel de fraternité entre les hommes qui tire son inspiration du sentiment religieux. « La fraternité des hommes et la paternité du pouvoir », conclut-il, « sont deux concepts [liés l’un à l’autre], transportés, par le moyen de l’Évangile, de la famille dans l’État, et en vertu desquels la monarchie devient un patronage et un patriarcat politiques, en renouvelant la forme primitive de la société humaine »18.
18La fraternité, proclame de même le père piariste Melchiorre Galeoti de Palerme, ne peut être un principe social que s’il est fondé sur la paternité. La fraternité, morte avec le meurtre d’Abel, est revenue sur Terre grâce au Christ qui, dans sa sagesse divine, lui a imprimé le caractère juridique de la puissance paternelle, en enseignant aux hommes à invoquer Dieu avec le « notre Père, qui êtes aux cieux ». De « l’enceinte sacrée de la famille », la paternité se répand sur le reste de la société, en suivant la gamme ascendante allant des autorités sociales au souverain, reproduisant à chaque niveau « la paternité providentielle et universelle de Dieu ». Mais on chercherait en vain cette paternité dans la bouche de ceux qui répètent à l’envi le nom de fraternité, laquelle n’est que « la fraternité de Caïn, plus horrible encore », qui voudraient faire de cette fausse fraternité « la bannière des factieux, poussés par leur orgueil naturel à se déchirer comme des bêtes féroces se disputant une proie ! ». Hors de la fraternité dans l’obéissance des hiérarchies consacrées par l’exemple divin, il n’y a que l’anarchie, l’immoralité, la guerre de tous contre tous et enfin la dissolution de la société :
- 19 M. Galeoti, Dei veri principii sociali : discorso, Turin, 1865, p. 31-38.
Quel temps que le nôtre, qui suscitera l’incrédulité des historiens qui devront en faire le récit ! Fraternité, [tu es] un des principes de cette société viciée qui nage parmi les ordures et les perfidies les plus abjectes que le sens enfante pour perdre l’esprit !19
Une fraternité en action : les zouaves pontificaux, frères d’armes et modèles de fraternité chrétienne ?
19Le combat contre la réalisation de l’unité italienne sembla offrir au monde catholique et conservateur l’occasion de mettre en œuvre un modèle alternatif de fraternité et d’en prouver la validité ou même la supériorité face au défi représenté par le triomphe de la révolution et de ses principes en Italie.
- 20 Cité par V. Viaene, The Roman Question : Catholic Mobilisation and Papal Diplomacy during the Pont (...)
20Après la révolte des Légations, sous la menace d’un développement du mouvement nationaliste dans le reste de ses États, Pie IX a fait appel à la mobilisation de tous les catholiques en faveur du temporel pontifical. L’encyclique du 19 janvier 1860 exhortait ainsi les évêques à « enflammer chaque jour davantage les fidèles confiés à [leurs] soins, afin que, sous [leur] conduite, ils ne cessent d’employer tous leurs efforts, leur zèle et leurs pensées à la défense de l’Église catholique et du Saint-Siège ». Des milliers de volontaires répondirent à l’appel du pape en prenant la route de Rome afin de renforcer la petite armée pontificale placée sous le commandement du général Lamoricière. Ce faisant, les dirigeants pontificaux n’espéraient sans doute pas renverser la situation sur le plan militaire, face à une armée italienne bien plus nombreuse, mieux équipée et aguerrie, mais plutôt à donner une incarnation visible à la résistance de l’Église à la remise en cause du pouvoir temporel de la papauté. Les volontaires portant l’uniforme de la papauté devaient, dans l’esprit de Mgr de Mérode, le bouillant ministre des Armes de Pie IX, matérialiser « la puissance morale de la profession de foi d’un grand nombre »20. Après la défaite écrasante des troupes de Lamoricière à Castelfidardo en septembre 1860, qui préluda à la perte des Marches et de l’Ombrie, l’armée pontificale fut reconstituée en 1861 sur les mêmes bases. Jusqu’en 1870, plus de 7 000 hommes provenant d’une vingtaine de pays (mais principalement de France, de Belgique et des Pays-Bas) s’engagèrent pour des durées très variables dans les rangs des zouaves pontificaux.
- 21 Ivi, p. 139.
- 22 Voir B. Horaist, La dévotion au pape et les catholiques français sous le pontificat de Pie IX, 184 (...)
21Le recours par la papauté à la mobilisation internationale des catholiques, et son succès auprès des fidèles, n’étaient pas seulement motivés par l’urgence des circonstances. Depuis 1815, les dirigeants de l’Église romaine avaient fait le choix de privilégier l’insertion de la papauté dans le concert international comme moyen de garantir son pouvoir temporel, face à une situation intérieure de plus en plus inextricable. Cette internationalisation de la question romaine avait pris appui sur le revival catholique qui avait vu un double mouvement d’expansion du catholicisme militant à travers la multiplication des congrégations et l’essor des pratiques dévotionnelles de masses, au moment où triomphait l’ultramontanisme. Les événements révolutionnaires de 1848-1849 avaient déjà ouvert la voie au-delà des Alpes à l’affirmation d’une opinion catholique mobilisée derrière la défense du pape et de son pouvoir temporel ; les campagnes massives de pétitions soutenues par la presse catholique constituèrent alors une sorte de « répétition générale pour la mobilisation plus générale et de plus longue haleine qui aurait lieu dix ans plus tard »21. Diffusée par dizaines de milliers grâce aux progrès de la production industrielle, l’image de Pie IX avait acquis une popularité dont aucun chef de l’Église n’avait sans doute bénéficié avant lui, contribuant à nourrir un courant inédit – dans son ampleur comme dans ses formes – de dévotion à la personne du « pape martyr »22. Véritable figure paternelle pour tous les fidèles, le pontife pouvait désormais exiger de ses chers « enfants » un dévouement entier inspiré par la piété filiale et par l’amour sacro-saint de la mère Église. La métaphore familiale joua dès lors à plein dans le discours de défense de la papauté, et la fraternité y trouva naturellement sa part.
- 23 Sur les « romans de zouaves », voir C. E. Harrison, Zouave Stories : Gender, Catholic Spiritiualit (...)
- 24 A. Bresciani, Le Zouave pontifical, Paris, 1862, p. 59.
22Le sacrifice de ceux qui étaient morts les armes à la main pour défendre le pape, dans la plus pure tradition des martyrologes chrétiens, est présenté dans ce discours comme l’expression d’une dévotion filiale de nature spirituelle supérieure à tous les liens de la parenté biologique, sous forme de renoncement, voire d’opposition à l’appartenance familiale. Lors des commémorations des « martyrs » de Castelfidardo, mères, pères et sœurs des disparus étaient exhortés à accepter le choix de leurs fils ou de leurs frères de donner leur vie au service d’une sainte cause. Les récits de zouaves, publiés à l’attention du public de fidèles, abondent en figures de mères ou de pères héroïques, capables de sublimer l’angoisse ou la douleur de perdre un enfant chéri23. Retenons l’exemple de ce père « sublime », dont l’histoire apparaît dans le roman du jésuite Antonio Bresciani, qui depuis sa retraite lointaine où il s’était retiré avec sa famille pour fuir les malheurs accablant l’Europe, accourt à Rome offrir ses deux fils au pape ; lorsque celui-ci, apprenant que les enfants ont encore leur mère, prie le dévot père de ramener un de ses fils avec lui, les deux jeunes hommes font « un généreux assaut de dévouement chrétien » et aucun n’accepte de partir (dans ce récit, la paternité héroïque se double donc d’une fraternité exemplaire)24.
23Les fratries n’étaient pas rares parmi les zouaves, signe de la dévotion exceptionnelle de certaines familles marquées par une tradition d’engagement au service de la « bonne cause ». Une photographie d’époque, comme les volontaires aimaient en faire à Rome pour envoyer à leurs familles et confectionner des cartes de visite, représente les quatre frères Charette, neveux du célèbre chef vendéen nés dans l’exil entre 1832 et 1839, dans l’uniforme si caractéristique des zouaves (l’aîné, Athanase, se distingue par sa position assise et son plastron d’officier). Les Villèle, les Sioc’han de Kersabiec, les Cathelineau, les Villiers de l’Isle-Adam et d’autres grandes familles de l’aristocratie légitimiste envoyèrent des fratries à Rome, à côté de frères au nom inconnu. Certains frères de « martyrs », comme François le Chauff de Kerguenec ou Arthur Guillemin, se firent également un devoir d’honorer la mémoire de leurs proches disparus en publiant leurs lettres. Dans les récits de zouaves, la fraternité biologique est volontiers mise en scène comme la manifestation d’une pureté d’esprit et de cœur capable de sublimer les liens fraternels et filiaux dans un dévouement universel. Le récit de Petronilla sur les blessés de Lorette, dans le roman du père Bresciani, met en scène un soldat mourant au pied d’un autel soutenu par deux compagnons d’armes :
L’un des deux, lui passant sa main sous la tête, se mit à parler en français ; le mourant et lui, semblaient s’aimer bien fort. Le pénitencier disait aux assistants : « Ils sont frères ; celui qui va mourir dit à l’autre : Console notre mère ; dis-lui que je meurs content, car je meurs pour la sainte Église et pour le Pape. […] ». Alors, son visage blanchit, son nez s’effila, ses yeux brillèrent ; ses lèvres, devenues toutes bleues, prononcèrent ces mots : « Marie !… Marie !… Marie !… » Et il expira. Je me mis à pleurer ; tout le monde pleurait, et celui-là qui était son frère, agenouillé à ses côtés, l’embrassait sur la bouche, sur les joues, sur les yeux, sur le front, jusqu’au moment où deux autres zouaves le prirent sous les bras, et le conduisirent ailleurs.
24De tels récits étaient écrits bien sûr dans l’intention de toucher le cœur et l’esprit de leurs lecteurs. Ici, la douleur du frère pour son frère de sang redouble en quelque sorte celle des autres participants pour leur malheureux frère d’arme.
- 25 J.-J. Huguet, Les Victoires de Pie IX sur les Garibaldiens en 1867 et les soldats du pape devant l (...)
25Dans les rangs de l’armée pontificale, les volontaires étaient idéalement appelés à forger une nouvelle fraternité, à la fois militaire et spirituelle. S’engageant non pour la gloire personnelle ou par ambition mais au service d’un idéal, les zouaves devaient former une communauté parfaite qui, dans les récits de zouaves, n’est pas loin d’acquérir une dimension mystique, inspirée par l’image biblique du peuple élu et par le mythe romantique des « nouveaux croisés ». « Ces enfants, ces héros » qui avaient sauvé le pape à Mentana représentaient pour le mariste Jean Joseph Huguet « l’univers chrétien » : originaires de Belgique, de Hollande, de France ou d’Amérique, « la plus cordiale fraternité règne parmi eux » : « Ils se connaissent, ils s’aiment avant de s’être rencontrés »25. À Marseille, le héros du roman du père Bresciani trouve « une assez nombreuse réunion de jeunes hommes, venus là de tous les points de la France, et de la Belgique, et prêts à partir pour Rome, afin de se mettre sous les ordres de Lamoricière » :
- 26 A. Bresciani, Le Zouave pontifical… cit., p. 33-34.
Odéric en fut ravi, et à peine avaient-ils tous ensemble posé le pied sur le pont du vapeur qui devait les porter à Civita-Vecchia, qu’une étroite et joyeuse camaraderie les avait tous rendus frères26.
- 27 Voir V. Viaene, Gladiators of expiation : the cult of the martyrs in the Catholic revival of the n (...)
26Cette communauté mystique allait au-delà des liens immédiats unissant les zouaves les uns aux autres et à tous ceux qui les soutenaient. Elle plaçait également les combattants pour la foi dans une continuité historique et géographique avec les premiers martyrs chrétiens, à un moment où l’Église catholique s’efforçait d’en relancer le culte, à travers lequel les fidèles étaient métaphoriquement appelés à expier les péchés d’une société impie en luttant contre les nouveaux « barbares », en même temps qu’elle insistait sur le caractère plébéien des premiers martyrs chrétiens (de même que pour certains zouaves) afin de démontrer la portée universelle de son combat27.
27Dans le portrait idéal que les zouaves inspiraient ou donnaient d’eux-mêmes, la force de la camaraderie permettait de gommer les différences de nationalité, d’appartenance à des classes sociales et même de rang au sein de la hiérarchie militaire. Dans ses souvenirs, le baron Athanase de Charette livre un compte rendu idyllique de cette fraternité d’armes, bien supérieure selon lui à celle de n’importe quel corps militaire régulier :
- 28 A. de Charette de la Contrie, Souvenir du régiment des zouaves pontificaux, Paris, 1870, p. 21-22.
Quelle fraternité entre les camarades ! […] Quand nous avions pu obtenir une permission de quelques jours, ce n’était pas toujours la capitale qui nous attirait : le plaisir de revoir un camarade ou d’admirer des sites presque ignorés nous entraînait bien souvent dans les montagnes et dans des bourgades éloignées ; on partait joyeusement, soit à pied, soit par le vetturino desservant la localité qu’on laissait pour quelques jours. Via ! et, plus riche de gaieté que de bagages, on atteignait une petite garnison où tous les camarades, amis et inconnus, vous accueillaient en frères. Souvent, quand le détachement y était peu nombreux, on y trouvait un mess organisé à des prix modiques, et où les officiers admettaient jusqu’à de simples zouaves. Là, en dehors du service, tous les rangs semblaient se confondre, et, chose impossible, je crois, dans un autre régiment, une intimité réelle y régnait. C’est qu’aussi on s’appuyait sur l’idée d’une vraie fraternité et d’une égalité qui savait ne nuire en rien à la plus stricte discipline. Amenés par les mêmes convictions sous les mêmes drapeaux, soldats et officiers pouvaient se mêler sans danger ; car les chefs, en se départant pour un moment de leur autorité, savaient bien que dans le service, et au premier signe, sous-officiers et soldats reprendraient l’obéissance immédiate et le respect absolu28.
- 29 Dès 1868, une Pius-Genootschap fut fondée à Gand dans le but de « resserrer les liens de la frater (...)
28La modestie des effectifs, le service accompli en terre étrangère (et en partie hostile), la motivation politique et religieuse de l’engagement, ainsi que l’habitude de donner une certaine cohérence nationale aux unités combattantes, ont pu créer les conditions effectives d’une fraternisation, telle que les anciens zouaves s’efforceraient de la préserver à travers des associations de souvenir et d’entraide une fois de retour dans leurs pays respectifs29. Mais l’insistance des propagandistes catholiques sur cette idée suggère a contrario les défis réels que posait la cohésion d’une armée constituée de volontaires d’âges, de conditions sociales, de nationalités et même d’orientations politiques assez divers. C’est à un contingent de volontaires majoritairement issus de la paysannerie et de la petite bourgeoisie urbaine que Mgr Ignace Bourget, évêque de Montréal, adressait cette exhortation significative :
- 30 Cité par É. Lefebvre de Bellefeuille, Le Canada et les zouaves pontificaux, mémoires sur l’origine (...)
Envisageant toutes choses des yeux de la foi, vous dirigez vos nobles ambitions vers un but bien plus sublime, et, en conséquence, vous n’aspirez à rien autre chose qu’à être soldats du Pape […]. Vos convictions seront encore plus intimes, quand une fois enrôlés, vous vous trouverez à côté de quelque noble et riche seigneur, ou de quelque officier supérieur devenu simple soldat, ou enfin, de quelque fils de famille se dévouant généreusement à la vie de soldat, au lieu d’entrer dans la vie publique à laquelle l’appellerait sa position dans le monde30.
- 31 Le Catholique, 15 décembre 1866, p. 266.
- 32 R. Oheix, Joseph Rialan, sergent aux Zouaves pontificaux, Nantes-Paris, 1868, p. 137.
29Pour le journaliste catholique de Gand Guillaume Verspeyen, « les fils des croisés » – ces rejetons de la meilleure aristocratie française et belge à propos desquels le général Cugia, en commentant la liste des blessés de Castelfidardo, se serait exclamé : « Quels noms ! On dirait une invitation de bal à la cour de Louis XIV ! » – faisaient « simplement leur devoir à côté du fils de l’artisan » : véritable « miracle de la fraternité chrétienne » qui semblait faire revivre les « premiers siècles de l’Église »31. Dans les faits cependant, la nécessité de placer des soldats belges et hollandais, purs produits du mouvement catholique populaire, sous les ordres d’officiers français représentants de l’aristocratie légitimiste, n’était pas sans produire des tensions aux arrière-plans sociaux et idéologiques, sans compter avec les problèmes évidents de communication (le français dominant était la langue de commandement parmi les zouaves). « Il arrive quelquefois des individus qui se figurent trouver une espèce de garde-noble n’ayant rien à faire, ou encore un bataillon où tous les soldats sont frères », écrivait en décembre 1865 le zouave Joseph Rialan à ses tantes, « mais ils se trompent les uns et les autres »32. Mais si l’idéal de camaraderie fraternelle ne correspondait pas (sans surprise) à la réalité, il n’en reste pas moins que cet idéal était présent et constituait une des motivations des engagements volontaires.
- 33 G. Mosse, De la grande guerre au totalitarisme : la brutalisation des sociétés européennes, Paris, (...)
30Au cours de la première moitié du XIXe siècle, le volontariat militaire s’est imposé comme un modèle d’engagement politique nouveau et attractif, doté d’une forte charge émotive et symbolique. Sans doute le succès de ce modèle dut-il beaucoup aux nouvelles conceptions de la citoyenneté, de l’héroïsme et de la fraternité forgées par la Révolution française et appliquées après 1815 aux combats pour les nationalités, sur lesquels l’historien George Mosse a attiré l’attention33. Mais l’attrait du volontariat n’était pas l’exclusive du camp révolutionnaire et nationaliste. D’une part, la rhétorique révolutionnaire était elle-même saturée de références religieuses, lorsqu’elle invoquait la « cause sainte » de la liberté et de la nation, encourageait le don de soi et vouait un véritable culte à ses glorieux morts (suivant la conviction, exprimée par Paul-Louis Courier, qu’« aucune vérité ne s’établit sans martyr »). L’influence évidente du romantisme dans les représentations du volontaire en armes entrait d’autre part en résonance avec la mentalité réactionnaire et se prêtait parfaitement à la récupération de valeurs ou de conceptions traditionnelles telles que l’idéal d’héroïsme chevaleresque, l’esprit de croisade, la fidélité aux traditions politiques et religieuses et le sens du sacrifice personnel. Deux modèles de fraternité d’armes s’affirmèrent ainsi qui, au-delà des différents univers culturels dans lesquels ils s’inscrivaient, puisaient à une même conception de l’engagement politique et militaire.
Notes
1 Voir A. Banti, La nazione del Risorgimento : parentela, santità e onore alle origini dell’Italia unita, Turin, 2000, p. 61-66 & 177-185.
2 A. Salvestrini, Il Movimento antiunitario in Toscana : 1859-1866, Florence, 1967, p. 214.
3 En témoigne par exemple l’inclusion d’une entrée « Anti-Risorgimento » dans un récent volume consacré à l’Italie du Risorgimento : J. A. Davis, L’Antirisorgimento, dans M. Isnenghi et E. Cecchinato (dir.), Gli italiani in guerra : conflitti, identità, memorie dal Risorgimento ai nostri giorni, 1, Fare l’Italia : unità e disunità nel Risorgimento, Turin, 2008, p. 753-769.
4 Voir G. Gengembre, Culture contre-révolutionnaire, dans J.-C. Martin (dir.), Dictionnaire de la Contre-Révolution : XVIIIe-XXe siècle, Paris, 2011, p. 213-219 (pour la définition, p. 213).
5 G. De Sivo, Storia delle Due Sicilie, dal 1847 al 1861, Rome, 1863, 1, p. 340. Toutes les citations sont traduites par nos soins.
6 Voir N. Del Corno, La setta e i complotti : un’ossessione reazionaria nell’Italia del Risorgimento, dans Belfagor, 31 mars 2002, vol. 57, no 2, p. 157-176.
7 G. De Sivo, Storia delle Due Sicilie, dal 1847 al 1861… cit., p. 54 et 148.
8 E. Burke, On the Proposals for Peace with the Regicide Directory of France, Londres, 1796.
9 G. De Sivo, I Napoletani al cospetto delle nazioni civili (1861), Rome, 1967, p. 15, cité par P. Pezzino, Risorgimento e guerra civile : alcune considerazioni preliminari, dans G. Ranzato (dir.), Guerre fratricide : le guerre civili in età contemporanea, Turin, 1994, p. 56.
10 Reproduit dans G. De Sivo, La tragicommedia, Naples, 1993, p. 59 (2e numéro, 22 juin 1861).
11 P. Calà Ulloa, Lettres napolitaines, Bruxelles, 1864, p. 96.
12 La Sacra Alleanza del 1815, dans La Civiltà Cattolica, 5, 4, 1863, p. 165.
13 J. Lechevalier, ses Vues politiques sur les intérêts moraux et matériels de la France, Paris, 1837, p. 186.
14 G. Ventura, Discorsi funebre pei morti di Vienna (novembre 1848), dans Opere complete, Milan, 1860, p. 72.
15 J. D. Cortès, Discurso pronunciado en el Congreso el 4 de enero de 1849, dans Obras de Juan Donoso Cortès, 3, Madrid, 1854, p. 260.
16 Il progresso per mezzo del Cristianesimo. Conferenze in Nostra Signora di Parigi, pel Rev. P. Felix d. C. d. G., tradotte da G. B. Centurione della medesima Compagnia, dans La Civiltà Cattolica, 5, 4, 1863, p. 91.
17 Pensieri intorno la politica cristiana, dans La Verità, 12 décembre 1863, p. 43.
18 V. Gioberti, Introduzione allo studio della filosofia, Lausanne, 1846, 3, p. 56 et 124.
19 M. Galeoti, Dei veri principii sociali : discorso, Turin, 1865, p. 31-38.
20 Cité par V. Viaene, The Roman Question : Catholic Mobilisation and Papal Diplomacy during the Pontificate of Pius IX (1846-1878), dans E. Lamberts (dir.), The Black International, 1870-1878 : the Holy See and militant catholicism in Europe, Bruxelles, 2002, p. 144.
21 Ivi, p. 139.
22 Voir B. Horaist, La dévotion au pape et les catholiques français sous le pontificat de Pie IX, 1846-1878, d’après les archives de la Bibliothèque apostolique vaticane, Rome, 1995.
23 Sur les « romans de zouaves », voir C. E. Harrison, Zouave Stories : Gender, Catholic Spiritiuality and French Responses to the Roman Question, dans Journal of Modern History, 79, 2, 2007, p. 274-305.
24 A. Bresciani, Le Zouave pontifical, Paris, 1862, p. 59.
25 J.-J. Huguet, Les Victoires de Pie IX sur les Garibaldiens en 1867 et les soldats du pape devant l’histoire, Paris, 1868, p. 133.
26 A. Bresciani, Le Zouave pontifical… cit., p. 33-34.
27 Voir V. Viaene, Gladiators of expiation : the cult of the martyrs in the Catholic revival of the nineteenth century, dans K. Cooper et J. Gregory (dir.), Retribution, repentance, and reconciliation, Woodbridge, 2004, p. 301-316.
28 A. de Charette de la Contrie, Souvenir du régiment des zouaves pontificaux, Paris, 1870, p. 21-22.
29 Dès 1868, une Pius-Genootschap fut fondée à Gand dans le but de « resserrer les liens de la fraternité chrétienne parmi les anciens soldats de Pie IX et de leur fournir au besoin aide, protection et assistance » (J.-J. Huguet, Les Victoires de Pie IX sur les Garibaldiens… cit., p. 233.). En France, les anciens zouaves pontificaux et volontaires de l’Ouest se retrouvèrent après 1871 dans une association qui édita un bulletin jusqu’au début du XXe siècle (Voir P. Nouaille-Degorce, Les volontaires de l’ouest : histoire et souvenir, de la guerre de 1870-1871 à nos jours, thèse doctorat, Université de Nantes, 2005). À signaler également l’Union Allet des volontaires canadiens, fondée en 1872 à Montréal avec pour triple objectif la défense de l’Église et de ses droits, la conservation de l’esprit et des traditions du régiment des zouaves pontificaux et le secours mutuel entre ses anciens membres, avec un bulletin publié de 1873 à 1883 (voir D. Audy, Zouaves de Québec au 20e siècle, Laval, 2003, p. 20-23.).
30 Cité par É. Lefebvre de Bellefeuille, Le Canada et les zouaves pontificaux, mémoires sur l’origine, l’enrôlement et l’expédition du contingent canadien à Rome, pendant l’année 1868, compilés par ordre du comité canadien des zouaves pontificaux, Montréal, 1868, p. 127.
31 Le Catholique, 15 décembre 1866, p. 266.
32 R. Oheix, Joseph Rialan, sergent aux Zouaves pontificaux, Nantes-Paris, 1868, p. 137.
33 G. Mosse, De la grande guerre au totalitarisme : la brutalisation des sociétés européennes, Paris, 2009, p. 22-32.
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