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Frères de sang, frères d’armes, frères ennemis

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Catherine Brice

Introduction

Catherine Brice

Texte intégral

  • 1  Fraternité, dans Dictionnaire de la conversation et de la lecture : inventaire raisonné des notion (...)
  • 2  G. Bertrand, G. Montègre, C. Brice (dir.), Fraternité : pour une histoire du concept, Grenoble, 20 (...)

1On le sait, l’hymne national italien, composé par Goffredo Mameli en 1847 en appelle aux Fratelli d’Italia, aux frères d’une Italie rêvée, unis dans le combat. De la fraternité aux frères, il y a pourtant un va-et-vient incertain. La fraternité : « C’est une belle et noble vertu, soit que, circonscrite et restreinte, elle lie seulement entre eux quelques hommes du même sang, soit que, ne connaissant pas de bornes, elle embrasse l’humanité entière »1. À l’image de cette définition de la fraternité, qui va du plus particulier – les frères de sang – au plus général – l’humanité –, le projet proposé par l’ANR Fraternité partait d’une enquête en apparence restreinte – l’histoire du mot fraternité et des concepts qu’il recouvre en Europe, durant un long XIXe siècle – pour s’élargir dans deux directions complémentaires : l’étude des modalités de la mobilisation politique durant cette période, et plus particulièrement l’étude du volontariat, ainsi que la compréhension de la construction de l’idée nationale durant le siècle des nationalités. On a donc cherché à relier autour d’un exemple précis, l’histoire des concepts, l’histoire des formes de mobilisation et l’histoire des dynamiques nationales d’un long XIXe siècle. Par cette triple approche, l’histoire du concept, l’étude du caractère opératoire de ce concept très particulier de fraternité et son utilisation dans un contexte spécifique, celui des luttes pour l’indépendance nationale, on propose une relecture appuyée sur des exemples précis de l’histoire culturelle du politique. L’histoire des concepts, d’abord, au sens employé par R. Koselleck et son équipe ; l’histoire du concept de fraternité nous intéresse à la fois dans son épaisseur chronologique et sa dimension spatiale : quelles étaient ses acceptions au XIXe siècle, comment le mot a-t-il changé de signification tout au long de la période, et comment cela s’est-il traduit dans différents pays européens. Cette première approche a été l’objet d’un colloque, organisé en 2010 et publié depuis qui a permis de faire le point sur cette notion de fraternité depuis l’Antiquité, en en confirmant le caractère fluctuant.2

  • 3  A. M. Banti, La nazione del Risorgimento : parentela, santità e onore alle origini dell’Italia uni (...)
  • 4  C. Brice, S. Aprile (dir.), Exil et Fraternité au XIXe siècle, Bordeaux, 2013.

2Partant de cette histoire du concept de fraternité, nous avons été intéressée par les théories proposées par A.M. Banti dans son ouvrage, La nazione del Risorgimento. Parentela, santità e onore alle origini dell’Italia unita3 qui mettait en relation des « figures profondes » de la littérature italienne et la mobilisation des Italiens durant le Risorgimento. Au sein de la parentèle, la fraternité pouvait être examinée comme un des éléments qualifiant la nation, les liens unissant ses membres donnant une définition spécifique de la nation italienne, instrument efficace de mobilisation. Pour l’étudier nous avons pris l’angle de l’arrachement à la patrie, soit l’exil. Comment la fraternité résiste-t-elle à l’exil, est-elle construite, de l’extérieur, par les bannis ? Ces travaux ont été publiés dans un volume Exil et Fraternité4. Ensuite, nous étions partie de l’hypothèse que l’utilisation du terme de fraternité comme qualification d’un lien social spécifique et essentiel a eu des effets sur la manière dont les hommes du XIXe siècle ont pu concevoir leurs formes d’engagement politique. L’existence de types d’associations particuliers comme le volontariat, les « bandes » de frères, mais aussi les fratellanze, brotherhood, fraternities, etc. indique, au-delà du mot lui-même, des modalités d’agrégation politique, mais pas seulement, qui pourraient être en partie liées à la vision même de la société dans laquelle elles s’inscrivent. Ce dernier volet de la réflexion était l’objet du colloque international qui s’est tenu à Rome du 10 au 12 mai 2012.

3Pourtant, à ce dernier stade, le projet avait connu une inflexion notable : il s’était resserré, assez significativement sur l’Italie du XIXe siècle. Les centres d’intérêt des organisateurs du projet, mais aussi la composition de l’équipe et l’ampleur du propos ont, d’une part, réduit le champ territorial d’investigation à la péninsule italienne, mais aussi permis d’approfondir l’enquête. En effet, si on avait au départ fait le pari du caractère opératoire des concepts dans la formation de ce « sentiment national », et de sa possible déclinaison en des formes d’organisations prépolitiques ou politiques sur un long XIXe siècle, il fallait toutefois prendre en compte ce que les deux premières étapes de la recherche nous avaient confirmé – et parfois enseigné. D’abord, que le mot de fraternité possédait une polysémie compliquée qui ne pouvait être réduite à une seule signification. Racines antiques, religieuses, chrétiennes, catholiques, puis liées à la Révolution française : origines qui n’ont pas les mêmes implications sociales, politiques, organisationnelles. Second point important qui était également apparu clairement, c’est que cette diversité des acceptions du terme fraternité, pouvait, pour le bénéfice de l’étude sémantique, être analysées, triées, mais qu’on devait également tenir compte du fait qu’à un moment précis, les différentes acceptions pouvaient se stratifier, se mêler également dans l’action politique (ou, si l’on accepte cet anachronisme, de « communication politique »), donnant au terme une plus grande efficacité mobilisatrice, mais butant très vite sur des incompréhensions, des approximations, renvoyant à des « répertoires » d’action parfois opposés. La période 1846-1848, en Italie, est de ce point de vue extrêmement intéressante, lorsque la fraternité évoquée par Pie IX percute la fraternité « libérale », dans un enchevêtrement dont on peut aujourd’hui démêler les fils, mais dont il n’est pas sûr que ce fut aussi clair pour les protagonistes. En d’autres termes, étudier la fraternité comme catégorie de l’action politique ne peut se faire sans également étudier l’action politique, car c’est alors que les conséquences de la notion de fraternité utilisée se font jour.

4Enfin, le dernier point qui est apparu durant cette enquête, et qu’il s’est avéré impossible d’ignorer, c’est la dimension individuelle de la question. La fraternité est un concept, mais c’est aussi un état et un sentiment. Un état, car être frère relève d’un statut familial, encadré par des normes, des lois qui n’instaurent pas l’amour fraternel, qui lui, est un sentiment dont on sait qu’il fut loin d’être unanimement partagé, à commencer par Caïn et Abel… L’histoire de la fraternité se tient à l’intersection de l’histoire familiale et de l’histoire politique : c’est ce que nous rappelle ici Laura Casella.

5L’arc chronologique abordé dans ce volume recouvre un long XIXe siècle, de son début jusqu’à la Première Guerre mondiale. L’article de Claudio Chiancone permet de cerner la naissance d’une fraternité ancrée dans la République des Lettres, sous la forme de cénacle littéraire. L’ouverture sur les années de la Grande Guerre et du premier XXe siècle esquisse les glissements de la notion, sous l’influence des nationalismes, mais aussi de l’expérience de guerre. L’érosion de la notion de fraternité universelle face au nationalisme agressif des dernières années du siècle, puis la manière dont la fraternité « réelle » est impactée par le conflit durant la Grande Guerre et les années successives. Ce qui permet aussi de saisir l’évolution de l’usage du terme de frère qui, loin d’être « intemporel » est lentement remplacé après la victoire par celui de « fils », les fils de la Patrie, comme le montre ici l’article de Teresa Bertilotti. Et aussi, dans la langue du fascisme, par le terme de « camerato », camarade de tranchée qui se distingue du « compagno » du registre politique socialiste.

6Ainsi, il était impossible de faire l’économie de parcours biographiques pour tenter de saisir au plus près ce qu’être frère voulait dire dans cette Italie du Risorgimento et des années qui en clôturèrent l’existence. En Italie, tout au long du XIXe siècle, deux points apparaissent avec force : l’utilisation massive du mot frère (fratelli), fraternité (fratellanza) durant les guerres d’indépendance, mais aussi la mobilisation massive de frères de sang, d’une même famille, qui ont pu combattre ensemble : les frères Bandiera, Fabrizi, Cavour, Cairoli… en sont quelques exemples. Mais nombreux sont aussi – et c’est une des pistes explorées dans cette recherche – les frères qui combattent les uns contre les autres, et on en trouvera des exemples dans ce recueil. Or, on sait bien désormais que les « jeux d’échelle » ont des effets sur la compréhension des objets d’histoire. Examiner les relations entre frères durant l’épisode de l’Unification italienne propose une bien plus grande complexité des situations, où les ingrédients des relations fraternelles sentimentales, des relations fraternelles juridiques, des relations fraternelles « politiques » s’entrecroisent. L’exemple des frères D’Azeglio étudié ici par Lucy Riall en est un excellent exemple, ou encore celui de ces frères « asymétriques » évoqués par Agostino Bistarelli. On trouve donc nombre de frères ennemis, opposés, mais qui parviennent à « gérer » les différends politiques, comme si les liens de la famille naturelle en définitive dépassaient les clivages politiques. Ainsi, la figure des frères ennemis apparaît à côté de celle des frères d’armes : mais la nature de leur opposition peut varier.

Le caractère opératoire de la notion de fraternité dans le monde italien du XIXe siècle

  • 5  Il existe une très importante bibliographie sur la question. Mentionnons seulement D. Cefaï, Expér (...)
  • 6  D. Cefaï, Expérience, culture et politique, art. cit., p. 99.
  • 7  A. M. Banti, La nazione del Risorgimento : parentela, santità e onore alle origini del Risorgiment (...)
  • 8  Voir, outre les travaux de M. Agulhon, R. Huard, La naissance du parti politique en France, Paris, (...)

7La question posée initialement était celle de l’engagement politique, en s’appuyant sur les hypothèses issues de la science politique, et plus précisément des théories des mobilisations. Une piste intéressante pour notre propos tient dans les travaux qui mettent en relation cultures politiques et engagement. Les cultures politiques, et ici on retient de l’ensemble de ce qui compose une culture politique le seul élément de la fraternité, fonctionneraient comme des « grammaires de la vie publique », proposant des opérations de cadrage de l’univers social et politique, entraînant des formes de mobilisations spécifiques5. Parmi les éléments de cette culture politique, la fraternité donc, fonctionne comme une des structures de pertinence, des « activités de cadrage » de la vie publique. Or : « Les cultures politiques apparaissent indissociables de leurs usages pragmatiques et stratégiques […] qui contraignent les formes de l’action individuelle et collective »6. Ainsi, si la fraternité peut constituer une des grilles de compréhension du contexte social et politique, elle permet de mieux expliquer les formes d’organisation privilégiées par les acteurs. Les travaux d’Alberto Maria Banti qui, dans La nazione du Risorgimento7 a identifié la famille comme un des ressorts de la définition de la nation, à la fois dans sa forme et dans les valeurs qu’elle véhicule, a aussi constitué un point de départ, même si Banti s’intéresse peu aux formes d’organisation politique, mais davantage aux capacités de mobilisation qu’induit l’usage de ces figures de la nation. Dans notre projet, nous cherchions à rapprocher la conception familiale de la société, la nature des rapports fraternels et des formes d’organisation politiques, prépolitiques pourrait-on dire, renouant ici avec les travaux d’historiens qui, après Maurice Agulhon, ont montré les mouvements de reprise et d’émergence de formes d’associations et de rituels de sociabilité conduisant à la formule de l’association moderne8.

  • 9  Marcel David, Fraternité et révolution française, 1789-1799, Paris, 1987. Également M. Ozouf, Frat (...)
  • 10  M.-C. Blais, La solidarité : histoire d’une idée, Paris, 2007.
  • 11  M. Borgetto, La notion de fraternité en droit public français : le passé, le présent et l’avenir d (...)
  • 12  C’est volontairement que l’on n’a pas traité, dans ce projet, de la Franc-Maçonnerie et de la Char (...)
  • 13  I. Porciani, Famiglia e nazione nel lungo Ottocento, dans Ead. (dir.), Famiglia e nazione nel lung (...)
  • 14  Voir C. Brice, Métaphore familiale et monarchie constitutionnelle : l’incertaine figure du roi « p (...)

8Cette hypothèse de départ s’est, heureusement, complexifiée. D’abord car il a fallu prendre la pleine mesure du fait que les projets de l’équipe s’étaient concentrés sur la péninsule italienne, en partant toutefois de travaux et d’exemples français. En effet, pour la France, l’histoire de la fraternité a été faite par Marcel David9, dans deux volumes importants, et le travail a été complété par le livre récent de Marie Claude Blais sur La solidarité10. Sans compter l’excellent ouvrage de Michel Borgetto, juridique mais pas seulement11. Entre idée, valeur et principe, l’histoire de la fraternité est bien connue, dans ses évolutions et ses différentes acceptions pour la France, moins sans doute pour l’Italie… Or, l’Italie du XIXe siècle est, on le sait, dans une situation bien différente de la France étudiée par Marcel David. Si la fraternité révolutionnaire a pu bien entendu toucher la péninsule en particulier durant les années 1796-1799, si elle a été précédée par la fraternité maçonnique12, puis renforcée par la diffusion des idées républicaines, il n’en demeure pas moins que la fraternité en Italie n’a pas été l’objet d’une élaboration théorique comparable à celle qui, en 1848, amena à l’ajout de la fraternité dans la devise républicaine, Fraternité destinée à équilibrer les deux valeurs contradictoires de l’Égalité et de la Liberté. Le socle culturel et politique de la fraternité italienne repose bien davantage sur l’héritage catholique, universel, tout comme la fraternité mazzinienne, ou la fraternité familiale, omniprésente. Le poids de la famille comme modèle de référence politique a d’ailleurs attiré l’attention des historiens de l’Italie13 et Laura Casella en rend compte dans ce volume. Ce qui ressort de ces travaux c’est bien que la notion même de famille, sur laquelle s’appuie la fraternité est complexe, et que par conséquent la nature (personnelle, juridique, émotionnelle) des liens fraternels varie considérablement. Et qu’elle varie aussi au regard de la nature de la puissance paternelle qui contrôle dans une certaine mesure les rapports entre frères14. En d’autres termes, le caractère opératoire politiquement de la fraternité reste largement tributaire du contexte d’expérience des acteurs.

  • 15  Voir le stimulant ouvrage de P. Braud, L’émotion en politique, Paris, 1996.
  • 16  Voir D. Lett, Frères et sœurs : histoire d’un lien, Paris, 2009.

9On rejoint ici l’un des points forts de l’histoire des concepts, qui est de mettre l’accent sur une histoire pragmatique et culturelle des concepts. Partant de là, on peut questionner la pertinence de la fraternité comme catégorie de l’engagement politique au cours du XIXe siècle en utilisant les travaux qui interrogent les modalités de l’engagement politique en relation avec les cultures politiques, en particulier ceux qui réhabilitent les contextes d’expérience et d’activité des acteurs, en incluant les émotions et les croyances15. Les ressorts de l’engagement politique, tout comme les formes de la mobilisation ont une histoire en apparence fermement départagée par la césure que représente la Révolution française. Pourtant, on le sait bien, la modernité politique liée à la représentation nationale et à la souveraineté populaire a mis du temps à s’imposer, et à se transformer par le biais des partis politiques, et c’est particulièrement vrai en Italie. Si, au cours d’un long XIXe siècle une forme de représentation de la société civile et politique semble s’imposer, comme une référence constante, mais polysémique, c’est celle de la fraternité. L’ensemble des articles présentés ici insistent sur le caractère massif de l’emploi de ce terme, tout en mettant en garde sur les grandes différences qui le sous-tendent : la fraternité catholique n’est pas la fraternité républicaine. Les frères d’une famille, où le père est tout-puissant et où les relations entre frères sont fortement inégalitaires, n’ont pas les mêmes liens que des frères dans une famille où la patria potestas est tempérée et où l’égalité des membres de la famille garantie par la loi16.

10Cette référence à la famille comme une autre manière de désigner la patrie, de lui conférer donc des valeurs et des formes d’attachement spécifiques, et l’enracinement de ce trope dans un passé connu en constituent la puissance d’évocation et de mobilisation. Mais, on l’a indiqué, la fraternité a plusieurs visages : dès lors quelles formes politiques peuvent prendre ces différentes fraternités ?

Les formes de la mobilisation : volontariat international et associations fraternelles

  • 17  Voir Solidarietà, volontariato, partecipazione popolare negli opuscoli minori della Biblioteca naz (...)

11Les sociétés fraternelles, qu’elles s’appellent Fratellanze, Brotherly societies, Brotherhood, Bruderschaft, sont nombreuses. À quels types de solidarité font-elles appel, à quel univers politique se rattachent-elles ? Est-il possible, à partir de l’étude des statuts et des déclarations de principe de ces associations, de mettre en évidence une typologie de cette fraternité en acte ? Est-ce que cette fraternité implique des modes d’associations spécifiques (serment, entraide, quel type de hiérarchie interne…). En Italie, les Fratellanze concernent aussi bien des associations d’anciens combattants des guerres d’indépendance que des associations d’obédience mazzinienne, ou encore les loges maçonniques17. Qu’ont en commun ces organisations aux buts et aux convictions différentes ? À quel type de fraternité font-elles référence ? Une étude du vocabulaire employé, et une attention particulière portée à l’iconographie, aux symboles et aux représentations figurées de la fraternité permettra de préciser à quel type d’engagement politique répondent les sociétés fraternelles et quelle en fut la mémoire jusque dans les années vingt. C’est un point que ce colloque a également approfondi : Gian Luca Fruci propose, pour définir la fraternité combattante du long 1848 italien une typologie des formes d’association, mais aussi de représentations. Alessio Petrizzo s’intéresse au lexique politique qu’induit la fraternité politique. Pierre-Yves Manchon se penche sur la guerre du brigandage dans le sud de l’Italie pour montrer la recomposition opérée par l’État italien des fraternités d’armes au service d’une fraternité nationale menacée. À partir d’exemples locaux comme Pavie – Ariana Arisi Rota et Marina Tesoro – où l’ombre de la famille Cairoli joue comme l’archétype d’une famille politique, ou à Trieste où Tullia Catalan étudie les Juifs triestins de l’exil politique à la Grande Guerre, l’étude des liens créés au sein de fratries montre soit sur place, soit en exil, les cheminements parfois compliqués de cette fraternité « en action ».

  • 18  L. Riall, Martyr cults in nineteenth-century Italy, dans Journal of Modern History, 82/2, 2010, p. (...)
  • 19  Voir G. Albergoni, Sulla « nuova storia » del Risorgimento : note per una discussione dans Società (...)

12Comme nous l’avons évoqué, nous avons réfléchi dans ce projet en partant des propositions énoncées par Alberto M. Banti et son équipe sur le « canon risorgimental », et donc sur la place de la famille comme figure profonde permettant de « dire » la nation. Toutefois, dans les discussions qui ont suivi ce travail, il est apparu que cette figure « familiale » – et tout particulièrement la figure fraternelle, était loin d’être l’apanage du mouvement risorgimental, et qu’on retrouvait, dans les rangs des zouaves pontificaux ou des opposants au Risorgimento, un usage tout aussi « massif » de ce terme, et une utilisation à des fins mobilisatrices efficace18 comme le démontrent, du côté de l’Église catholique, Filippo Pizzolato, qui nous précise ce que représente la fraternité dans la doctrine sociale de l’Église, ou les articles traitant de l’Anti Risorgimento (Ferdinand Göhde, Simon Sarlin, Bruno Dumons). Il s’agit là, espérons-le, d’un élément de discussion intéressant, qui pourra nourrir la « nouvelle histoire culturelle » du Risorgimento19.

13Pascale Budillon Puma aborde le thème de la fraternité à travers un corpus littéraire, celui des souvenirs de fraternité chez Garibaldi et chez Cantù. L’importance accordée par les penseurs même du Risorgimento au caractère d’abord littéraire de la Renaissance nationale, et au caractère naturellement « militant » des écrivains, légitime donc cette approche. En outre, comme on l’a rappelé, la fraternité comme trope du discours national de la « famille », discours mobilisateur par excellence, rend l’analyse des textes intéressante. Ainsi, l’utilisation de la fraternité chez Garibaldi et Cantù apparaît radicalement opposée : la fraternité nourrit de possibles rapprochements et compagnonnage chez Garibaldi, alors que le pessimisme de Cantù lui, fait penser la fraternité comme insuffisante à forger le lien politique et social en l’absence de la figure paternelle.

  • 20  Voir sur ce point les pages éclairantes d’I. Porciani, Famiglia e nazione nel lungo Ottocento, dan (...)
  • 21  Voir A. Bellavitis, L. Casella, D. Raines (dir.), Construire les liens de famille dans l’Europe mo (...)
  • 22  Ces pratiques sont particulièrement bien mises en évidence dans les cas d’exil politique, lorsque (...)

14Ce volume qui clôt – sans toutefois prétendre l’épuiser – cette enquête sur la fraternité comme catégorie de l’engagement politique ouvre des questions nouvelles qui peuvent être stimulantes pour l’histoire des cultures politiques, l’histoire des mobilisations ou encore l’histoire des représentations. Car au fond il s’agit bien d’essayer de comprendre comment la mobilisation politique, au XIXe siècle, dans un contexte de transition de la monarchie absolue à un régime plus libéral, a pu être irriguée par une représentation de la nation. Ici, la volonté de partir d’une approche « culturaliste », s’appuyant sur l’idée de fraternité, l’idée de famille comme modèle de la nation, a pu être complétée par une approche plus empirique, s’appuyant sur des cas individuels, des moments spécifiques. Comment fonctionne, concrètement, cette image de la fraternité, cette représentation, quand elle est mise à l’épreuve des faits et des individus ? Partir de la fraternité, c’est bien partir de la représentation familiale comme paradigme de la nation20. Mais, on l’a dit, les valeurs induites par la famille sont, en Italie comme en Europe d’ailleurs, très différentes selon les codes en œuvre ; et le rapport entre les frères largement conditionné par la loi et la nature de la puissance paternelle. Notons d’ailleurs qu’un angle resté encore peu exploré dans la recherche sur le XIXe siècle – à la différence de la période moderne qui l’a mieux abordée21 – c’est la dimension économique de la famille, et donc sa dimension politique. En effet, il nous semble que dans une Europe largement dominée par le libéralisme, et une péninsule où Cavour pouvait déclarer : « L’économie politique, c’est l’amour de la patrie », l’emboîtement famille/Nation peut aussi fonctionner pour le rapport entre économie domestique/économie nationale. Il y a là des pistes à explorer, mais il est probable que la fraternité conçue dans ces termes n’aura pas les mêmes caractéristiques que la fraternité pondérant Liberté et Égalité. La fraternité « économique » est davantage constituée de concurrence, d’une part, mais aussi de complémentarité mises au service d’un but supérieur, la fortune familiale, le « jeu d’équipe » évoqué par Laura Casella dans ce volume22. C’est là une hypothèse que nous n’avons pas explorée en détail. Ainsi, à l’instar de l’Ancien Régime, où gouvernement domestique et gouvernement civil se répondent, au XIXe siècle, gestion domestique et gestion nationale peuvent aussi se correspondre.

15Toutefois, si nous avons laissé de côté cet aspect de la question, il nous semble que nous avons bien défriché d’autres aspects. En se confrontant à une approche empirique, il était inévitable que le tableau dressé en hypothèse se complexifie. Complexification de l’idée de famille, complexification de la notion de fraternité, mais aussi complexité des caractères, des configurations sociales, territoriales, familiales. Alors on ne peut qu’être surpris au fond que, malgré cet éclatement des références de la fraternité, ce mot, ce concept, et les valeurs – diversifiées – qui y sont attachées ait au fond « fonctionné » durant ce long XIXe siècle, de part et d’autre de l’échiquier politique et dans l’ensemble de la péninsule – pour ne pas dire en Europe. Peut-être faut-il, pour expliquer cela faire nôtres les hypothèses de Banti sur l’efficacité des figures profondes et anciennes pour « encadrer » les explications de la réalité. Le caractère « naturel » de la famille, les valeurs positives que des siècles de catholicisme lui avaient associées, l’importance des liens familiaux, du nom, de la fortune en avaient fait une figure idéale de l’ordre social et le pilier de l’ordre politique. Mais ce caractère « évident » qui en fait la force rend aussi possible sa très grande plasticité. La fraternité d’armes des zouaves pontificaux est-elle radicalement différente de celle des Chemises rouges ? Au-delà des discours, il faudra se rapprocher des pratiques pour mieux le comprendre. Mais nous avons ici déjà des pistes avec les remarques de Fruci qui indiquent que la fraternité catholique, au cours du XIXe siècle, se politise – plus que l’inverse, où la politique serait « sacralisée ».

16Enfin, se penser comme frères implique-t-il de s’agréger dans des organisations spécifiques ? Il y a (cf. Petrizzo, Fruci dans ce volume) des mises en scène de la fraternité, repérables, descriptibles, dotées d’une mise en scène propre, de déclarations et d’inscriptions. Mais qu’en est-il lorsqu’on se penche vers les formes d’organisation plus pérennes ? L’étude des associations d’anciens combattants (Brice) montre une mise en forme par le biais des statuts d’une fraternité invoquée, mais peu mise en œuvre. Les modèles alternatifs à la famille (l’armée, les associations professionnelles – corporations, associations de secours mutuel –, la franc-maçonnerie) avec leur hiérarchie interne, plus proche de ce que serait le modèle familial d’Ancien Régime, collectif et solidaire, que du modèle familial moderne, façonnent fortement ces types d’organisations. Y a-t-il d’ailleurs une forme d’organisation politique qui reflète les relations fraternelles libres et égales ? Les Saint-simoniens, sans doute, mais y aurait-il l’équivalent en Italie ?

17Ainsi, cette étude ne peut qu’inciter à toujours confronter cadres theoriques d’analyse et etudes empiriques : la richesse des resultats, si elle ne contribue pas à simplifier les choses, ne les rend que plus intéressantes, loin des modèles en surplomb. Mais nous nous trouvons face à un paradoxe qui résonne étrangement en ce XXIe siècle. Plus les cadres de l’engagement politique sont vagues, généralistes, ancrés dans le passé, plus ils sont susceptibles de recevoir des aspirations, des idées contradictoires. C’est donc moins le cadre qui est important, que l’ouverture qu’il laisse à chacun pour s’y projeter. Les opérations de cadrage propres aux sciences politiques seraient-elles donc plutôt le fait des acteurs, des citoyens, plutôt que des spin doctors ou communicants ? Est-on si loin de la fraternité du XIXe siècle comme catégorie de l’engagement politique ? Peut-être pas.

Notes

1  Fraternité, dans Dictionnaire de la conversation et de la lecture : inventaire raisonné des notions générales les plus indispensables à tous, par une société de savants et de gens de lettres, Paris, 1853, tome 9, p. 769.

2  G. Bertrand, G. Montègre, C. Brice (dir.), Fraternité : pour une histoire du concept, Grenoble, 2012.

3  A. M. Banti, La nazione del Risorgimento : parentela, santità e onore alle origini dell’Italia unita, Turin, 2000.

4  C. Brice, S. Aprile (dir.), Exil et Fraternité au XIXe siècle, Bordeaux, 2013.

5  Il existe une très importante bibliographie sur la question. Mentionnons seulement D. Cefaï, Expérience, culture et politique ? dans D. Cefaï (dir.), Cultures politiques, Paris, 2001, p. 93-135 ; D. Cefaï, Pourquoi se mobilise-t-on ? Les théories de l’action collective, Paris, 2007. Voir E. Goffman, Frame Analysis : an Essay on the Organzation of Experience, Boston, 1974 ; S. Tarrow, Mentalities, political cultures, and collective action frames : construction meanings through action, dans A. D. Morris, C. McClurg Mueller (dir.), Frontiers in the Social Movement Theory, New Haven, 1992, p. 174-202 ; D. A. Snow, R. D. Benford, Ideology, frame resonance and participant mobilization, dans B. Klandermans, H. Kriesi, S. Tarrow (dir.), From structure to action : comparing Social Movement Research across Cultures, Greenwich, 1988, p. 197-217.

6  D. Cefaï, Expérience, culture et politique, art. cit., p. 99.

7  A. M. Banti, La nazione del Risorgimento : parentela, santità e onore alle origini del Risorgimento, Turin, 2000 et A. M. Banti et P. Ginsborg, Il Risorgimento, Turin, 2007 (Storia d’Italia, Annali, 22).

8  Voir, outre les travaux de M. Agulhon, R. Huard, La naissance du parti politique en France, Paris, 1996. J. Boutier, Ph. Boutry, S. Bonin (dir.), Les sociétés politiques. Atlas de la Révolution française, vol. 6, Paris, 1992 et G. Quagliariello (dir.), Il partito politico nella Belle Époque : il dibattito sulla forma partito in Italia tra 800 e 900, Milan, 1990.

9  Marcel David, Fraternité et révolution française, 1789-1799, Paris, 1987. Également M. Ozouf, Fraternité, dans F. Furet, M. Ozouf, Dictionnaire critique de la Révolution française, Idées, Paris, 1992, p. 199-215. Jean-Claude Caron, Frères de sang : la guerre civile en France, Paris, 2009 ; Frédéric Brahmani et Odile Loyrette (dir.), Fraternité : regards croisés, Besançon, 2009.

10  M.-C. Blais, La solidarité : histoire d’une idée, Paris, 2007.

11  M. Borgetto, La notion de fraternité en droit public français : le passé, le présent et l’avenir de la solidarité, Paris, 1993.

12  C’est volontairement que l’on n’a pas traité, dans ce projet, de la Franc-Maçonnerie et de la Charbonnerie. D’abord, car il y a là une bibliographie déjà fort importante qu’il aurait été impossible d’intégrer dans cette recherche, même si, bien sûr, elle reste à l’arrière-plan. Mais surtout car nous intéressaient les formes d’agrégation autour de la fraternité qui ne soient pas des sociétés secrètes mais des formes modernes, ouvertes dans l’espace public.

13  I. Porciani, Famiglia e nazione nel lungo Ottocento, dans Ead. (dir.), Famiglia e nazione nel lungo Ottocento italiano : modelli, strategie, reti di relazioni, Rome, 2006 p. 15- 53 ; M. Bonsanti, Amore familiare, amore romantico e amor di patria, dans A. M. Banti et P. Ginsborg, Il Risorgimento… cit., 2007, p. 127-152.

14  Voir C. Brice, Métaphore familiale et monarchie constitutionnelle : l’incertaine figure du roi « père » (France et Italie au XIXe siècle), dans G. Bertrand, C. Brice, G. Montègre (dir.), Fraternité : pour une histoire du concept, Grenoble, 2012, p. 157-185, ainsi que les travaux d’Anne Verjus : A. Verjus, Du patriarcalisme au paternalisme : les modèles familiaux de l’autorité politique dans les républiques de France et d’Amérique, dans P. Serna (dir.), Républiques sœurs : le Directoire et la Révolution atlantique, Rennes, 2009, p. 35-51 et Le bon mari. Une histoire politique des hommes et des femmes à l’époque révolutionnaire, Paris, 2010.

15  Voir le stimulant ouvrage de P. Braud, L’émotion en politique, Paris, 1996.

16  Voir D. Lett, Frères et sœurs : histoire d’un lien, Paris, 2009.

17  Voir Solidarietà, volontariato, partecipazione popolare negli opuscoli minori della Biblioteca nazionale centrale di Firenze, 1870-1914, catalogue éd. par F. Dolci, Florence, 1983 ; A. Pellegrino (dir.), L’associazionismo in Toscana negli opuscoli della Biblioteca nazionale centrale di Firenze : prime elaborazioni, [S. l. : s. n.], 1998. ; L’associazionismo operaio in Italia (1870-1900) nelle raccolte della Biblioteca nazionale centrale di Firenze, catalogue éd. par F. Dolci, Florence, 1980. Également les travaux de Maurizio Ridolfi pour l’Italie dont Il circolo virtuoso, Florence, 1990.

18  L. Riall, Martyr cults in nineteenth-century Italy, dans Journal of Modern History, 82/2, 2010, p. 255-287 ou encore F. Göhde, Foreign Soldiers in the Risorgimento and Anti-Risorgimento : a transnational Military History of the Germans in the Italian Armed Groupes, 1834-1870, PhD, Institut universitaire européen, 2014 ; ou comme le rappelle excellemment Ariana Arisi Riota dans A proposito di « Fare l’Italia : unità e disunità nel Risorgimento », dans Società e storia, 2010-128, p. 334-335.

19  Voir G. Albergoni, Sulla « nuova storia » del Risorgimento : note per una discussione dans Società e storia, 120, 2008, p. 349-366 ou encore la discussion publiée par Storica, 38, 2007, p. 91-137 avec des interventions de Lucy Riall, Axel Körner, Maurizio Isabella, Catherine Brice et une réponse de Alberto M. Banti.

20  Voir sur ce point les pages éclairantes d’I. Porciani, Famiglia e nazione nel lungo Ottocento, dans I. Porciani (dir.), Famiglia e nazione nel lungo Ottocento italianio, Rome, 2006, p. 45-47.

21  Voir A. Bellavitis, L. Casella, D. Raines (dir.), Construire les liens de famille dans l’Europe moderne, Rouen, 2013 ; A. Bellavitis, I. Chabot (dir.), Famiglie e poteri in Italia tra Medioevo ed Età moderna, Rome, 2009 ; A. Bellavitis, I. Chabot (dir), La justice des familles : autour de la transmission des biens, des savoirs et des pouvoirs (Europe, Nouveau Monde, XIIe-XIXe siècle), Rome, 2011.

22  Ces pratiques sont particulièrement bien mises en évidence dans les cas d’exil politique, lorsque les considérations idéologiques ou partisanes sont mises de côté pour préserver les patrimoines menacés. C’est là une figure de la famille et de la fraternité extrêmement typique dans les États italiens du Risorgimento.

© Publications de l’École française de Rome, 2017

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