1Les Abruzzes s’inscrivent dans un courant généralisé du développement de l’archéologie préhistorique. C’est en effet durant la seconde moitié du XIX^e siècle, époque à laquelle l’ancienneté de l’Homme est reconnue, que remontent les premières recherches en Préhistoire dans cette région. Mais c’est bien plus tard, dans les années qui suivent immédiatement la seconde guerre mondiale, que les recherches sur le Paléolithique deviennent systématiques. L’Épigravettien des Abruzzes doit beaucoup à l’activité d’un archéologue, Antonio Mario Radmilli, Professeur à l’université de Pise, qui a découvert et fouillé la plupart des sites majeurs du Paléolithique supérieur actuellement connus dans cette région.

1. Les recherches sur l’Épigravettien dans les Abruzzes

2Dans son dernier ouvrage sur le Paléolithique supérieur dans les Abruzzes, A.M. Radmilli (Radmilli 1997) divise l’histoire de la recherche préhistorique dans cette région en trois grandes périodes : une phase pionnière, dans la seconde moitié du XIX^e siècle, qui voit se déployer l’activité d’archéologues amateurs ; une seconde phase, jusqu’à la seconde guerre mondiale, durant laquelle l’archéologie se professionnalise et s’institutionnalise avec la création en 1939 de la Surintendance des Antiquités ; et, enfin, une dernière phase, commençant dans l’immédiat après-guerre, marquée par un développement considérable des recherches, en particulier sur l’Épigravettien. Nous ajouterons une quatrième phase à ce découpage proposé par A.M. Radmilli : celle qui suit la période d’intense activité de ce chercheur dans la région, durant les années ‘50 et ‘60. Des travaux plus récents, adoptant des approches nouvelles, sont poursuivis par des élèves de Radmilli à Pise ou par des chercheurs d’autres universités ; plusieurs sont encore en cours. Notre propos, dans ce chapitre, n’est pas de présenter dans le détail les arguments avancés par les uns et les autres pour rattacher un ensemble archéologique à une phase particulière de l’Épigravettien mais de dresser un rapide bilan historique des travaux sur le Paléolithique supérieur menés dans cette région en soulignant les grandes tendances de chaque étape de la recherche.

1.1. Une période riche en découvertes : les années ‘50 et ‘60

3C’est sous l’impulsion de Valerio Cianfarani, responsable de la Surintendance d’Abruzzes et de Molise à partir de 1947, que l’archéologie préhistorique se développe dans les Abruzzes. La mise en place d’un comité pour les recherches préhistoriques, adossé à la Surintendance, qui réunit archéologues amateurs régionaux et professionnels appartenant à l’Institut d’anthropologie et de paléontologie humaine de Pise, crée une forte dynamique entraînant de très nombreuses découvertes, fouilles et publications.

4Ainsi, en moins d’une décennie, la plupart des sites épigravettiens connus dans les Abruzzes ont été fouillés et publiés par A.M. Radmilli et ses collaborateurs. C’est dans la partie interne des Apennins, essentiellement autour du bassin du Fucino, que sont concentrés les gisements ayant servi à définir et subdiviser cette culture. Entre 1955 et 1962, Radmilli conduit la fouille des gisements suivants : la grotte A. Graziani, située dans le Parc national d’Abruzzes (Radmilli 1955), et en bordure du Fucino, les grottes Tronci (Radmilli 1956b), di Ciccio Felice (Radmilli 1956a), d’Ortucchio, La Punta (Cremonesi 1968), Maritza (Grifoni, Radmilli 1964) et l’abri Maurizio (Radmilli 1963) (fig. 1).

5Certains de ces abris se caractérisent par un remplissage important et par la succession de plusieurs niveaux archéologiques qui permettent à Radmilli de proposer une évolution de la culture épigravettienne. Il s’appuie pour cela sur les données stratigraphiques, celles apportées par les restes de faune et l’analyse typologique de l’outillage lithique. À l’époque de ces découvertes, rares sont les datations ¹⁴C disponibles (2 datations à La Punta, 1 à Ortucchio1). La densité des habitats autour de l’ancien lac glaciaire qui remplissait la dépression du Fucino lui permet d’établir des corrélations entre les abris et de distinguer deux périodes successives d’occupations épigravettiennes : la phase la plus ancienne correspond à l’occupation des grottes dites « basses » en raison de leur altitude proche du niveau historique du bassin du Fucino et la plus récente à l’occupation des grottes plus élevées (Grifoni, Radmilli 1964 ; Radmilli 1977, 1997). Dès son étude sur la grotte d’A. Graziani, Radmilli crée le terme de Bertonien pour qualifier l’Épigravettien des Abruzzes et en donne une première définition fondée sur des considérations typologiques (Radmilli 1955).

6Durant cette même décennie, l’activité archéologique se marque aussi par des ramassages de matériel lithique en surface effectués par des archéologues amateurs ou par Radmilli lui-même. Il s’agit pour l’essentiel de découvertes sporadiques d’attribution délicate que Radmilli, dans ses synthèses ultérieures, pointe tout de même comme des stations de plein air épigravettiennes (Radmilli 1977, 1997). Parmi celles-ci, se signalent cependant quelques concentrations plus riches dont le site de Campo delle Piane, repéré dès la fin des années ‘40. L’importance accordée par Radmilli à la découverte de cet habitat de plein air se juge par le fait qu’il l’a choisi comme site éponyme du Bertonien, terme formé à partir du nom de la commune dans laquelle il se trouve : Montebello di Bertona.

1.2. Après les années ‘60, de nouvelles fouilles et de nouvelles études

7Durant cette dernière longue période, l’archéologie préhistorique a connu des évolutions majeures, notamment méthodologiques. Dans les Abruzzes, les recherches sur le Paléolithique supérieur se sont poursuivies dans plusieurs directions : d’une part, de nouvelles fouilles sont venues enrichir le corpus documentaire ; d’autre part, le réexamen d’une partie des vestiges archéologiques sortis des fouilles de Radmilli dans les abris du Fucino, notamment de la faune, avec de nouvelles méthodes d’analyse, apportent un autre éclairage sur l’occupation épigravettienne dans la zone centrale des Apennins.

8Après les années ‘60, le rythme des découvertes s’est évidemment ralenti avec l’évolution des méthodes de fouilles devenues plus précises. Parmi les découvertes principales, citons plusieurs abris autour du Fucino : l’abri di Venere (Radi 1982), la grotte Continenza très riche en niveaux anthropiques (Barra Incardonara, Grifoni Cremonesi 1991, Bevilacqua 1994 ; Grifoni Cremonesi 2003), et la grotte di Pozzo (Mussi et al. 2000 ; Mussi et al. 2003). Ces deux derniers gisements, encore en cours de fouille, possèdent des niveaux attribués à un Épigravettien final, situés à la base d’une séquence mésolithique, ayant fait l’objet de plusieurs datations radiocarbone (Grifoni Cremonesi 2003 ; Mussi 2003 ; Mussi et al. 2008). A la grotte di Pozzo cependant, des dates s’échelonnant entre le 17^è et le 13^è millénaire BP laissent présumer une occupation de plus longue durée.

9Dans les années ‘90, quelques nouvelles fouilles ont été réalisées dans d’autres régions des Abruzzes. L’abri « Ermanno de Pompeis » dans la Maiella a livré des vestiges d’occupations rapportées à une phase récente de l’Épigravettien. Cette interprétation a été confirmée par une datation absolue (Boschian 1993, 2003 ; Boschian, Zamagni 1996, 1999 ; Zamagni 1998). Au nord-ouest, dans la province de l’Aquila, les abris Santa Maria et Camarda sont aussi attribués à un Épigravettien final mais avec une certaine réserve en raison de l’absence de datation¹⁴C fiable et d’une industrie lithique diagnostique (Agostini et al. 2003). Enfin, il faut mentionner la découverte d’un site de plein air, Catignano C dans la province de Pescara, dont l’attribution précise pose problème pour les mêmes raisons, l’alternative entre Gravettien/ Épigravettien ancien n’étant pas clairement tranchée (Serradimigni et al. 2008).

10Ainsi, la carte actuelle des sites épigravettiens des Abruzzes montre encore un fort déséquilibre entre la partie interne des Apennins et la façade adriatique de cette chaîne montagneuse (fig. 1).

11Les deux dernières décennies sont aussi marquées par la révision du matériel archéologique issu des fouilles anciennes des grottes du Fucino. En particulier, la faune a été réétudiée selon les méthodes actuelles de l’archéozoologie (analyse taphonomique, étude des traces de boucherie, détermination des âges et des saisons d’abattage, etc.) (Alhaique 2005 ; Alhaique, Recchi 2001, 2003). De même, l’industrie en matière dure animale et l’industrie lithique ont fait ou font actuellement l’objet de nouvelles analyses (Molari 2003).

1.3. Un cadre chrono-culturel encore à établir

12Malgré la relative abondance de grottes stratifiées, les bases d’une chronologie de l’Épigravettien durant le Tardiglaciaire sont encore bien fragiles. Dans sa dernière synthèse sur le Paléolithique supérieur des Abruzzes, A.M. Radmilli maintient le terme de Bertonien, malgré les réserves émises par d’autres chercheurs italiens, pour qualifier une culture qui, selon lui, se développerait de manière autonome dans les Abruzzes à partir de 18000 BP environ jusque vers 11-10 000 BP (Radmilli 1997, p. 263 et suiv.). Il la divise en 4 phases à partir de la stratigraphie de la grotte Maritza mais les données chronométriques à sa disposition manquent pour fixer précisément le moment de son apparition et le rythme de son évolution. Cette dénomination régionale semble progressivement abandonnée par les chercheurs qui travaillent actuellement sur cette région. Néanmoins, on peut encore la lire, avec ou sans guillemets, dans des publications récentes (cf par exemple Tozzi 2003 ; Alhaïque 2005). Pour notre part, c’est une appellation que nous n’utiliserons pas dans cet ouvrage sauf dans une perspective historique.

13Depuis les travaux d’A.M. Radmilli, la situation a peu changé en ce qui concerne les données chronométriques. Les nouvelles datations obtenues dans les grottes fouillées récemment ou en cours de fouille intéressent la phase finale de l’Épigravettien entre le 13^è et le 11^è millénaire BP à l’exception de la grotte di Pozzo qui a donné des dates plus reculées. Quant aux sites de plein air, tous, hormis Campo delle Piane, sont des sites de surface non datables par le radiocarbone.

14L’évolution de l’Épigravettien des Abruzzes reste aussi à construire tant du point de vue de sa nature que de son mécanisme. La révision du matériel archéologique découvert par A.M. Radmilli et l’étude de celui mis au jour plus récemment contribuent à cette entreprise. En particulier, les analyses archéozoologiques conduites sur les grottes du Fucino apportent des informations plus précises sur l’économie des groupes épigravettiens et sur l’occupation de la région de la Marsica. Des approches techno-économiques, plus globales, caractérisent aussi l’étude de l’équipement lithique et osseux avec l’intégration des phases d’acquisition des matières premières et de la production des supports qui font le lien avec les classiques analyses typologiques. Les actes de la 36^è réunion scientifique de l’IIPP tenue dans les Abruzzes, publiés en 2003, rendent compte de ce renouvellement méthodologique. Cependant, en l’absence de calage chronologique précis, les corrélations restent encore délicates. Ce constat vaut en particulier pour les phases anciennes du Tardiglaciaire pour lesquelles fort peu de datations sont disponibles2. Evidemment, il ne s’agit là que d’un état temporaire de la recherche. Les données paléoclimatiques et chronométriques communiquées lors d’une table-ronde tenue à Rome en 2006 et l’application de nouvelles approches témoignent d’un enrichissement des données et laissent augurer la possibilité de corrélations régionales et extra-régionales (Agostini et al. 2008 ; Mussi 2008).

15À l’heure actuelle, c’est hors des Abruzzes, vers le nord de l’Italie, qu’il faut se tourner pour trouver les études les plus nombreuses et les plus novatrices conduisant à l’élaboration d’un nouveau modèle évolutif de l’Épigravettien (cf., chap. 2).

2. La découverte de Campo delle Piane : les travaux de G. Leopardi et A.M. Radmilli

16C’est à Giovanni Battista Leopardi que l’on doit la découverte du site de Campo delle Piane. G.B. Leopardi (1916-1979), médecin dans la ville de Penne, est l’exemple même de ces érudits, archéologues amateurs, qui ont fait la Préhistoire jusque dans les années suivant la seconde guerre mondiale. Il est l’inventeur de très nombreux sites, préhistoriques et protohistoriques, qu’il a également fouillés, dans les Abruzzes et particulièrement dans la région de la ville de Penne qu’il parcourait régulièrement en raison de sa profession. Sa participation au « Comitato per le Ricerche Preistoriche in Abruzzo » mis en place par V. Cianfarani, Surintendant archéologique des Abruzzes et de Molise, et sa collaboration avec A.M. Radmilli en ont fait un acteur majeur de la Préhistoire dans cette région. Un Musée, dans lequel est exposée une partie de ses collections, lui a d’ailleurs été dédié à Penne3 (Cutilli, Pellegrini 2001). Le site de Campo delle Piane y est présenté.

17Les premières découvertes d’industrie lithique faites à Campo delle Piane par G.B. Leopardi remontent à la fin de l’année 1949. Elles sont publiées très tôt par lui et A.M. Radmilli, avec lequel il collabore immédiatement, dans les notices du « Bulletino di Paletnologia italiana » (Leopardi 1951-52 ; Leopardi, Radmilli 1954-55) et de la « Rivista di Scienze Preistoriche » (Radmilli 1951). Les deux auteurs précisent que l’aire de ramassage est assez vaste et s’étend sur les deux rives du Gallero. Un peu plus tard, A.M. Radmilli publie l’étude de l’industrie et l’attribue au Paléolithique supérieur en signalant l’existence de mélanges avec quelques pièces à la fois plus anciennes (moustériennes) et plus récentes (néolithiques ou protohistoriques) (Radmilli 1954-55)4. Toutefois, à cette époque, il n’utilise pas encore le terme de Bertonien pour identifier cette industrie et ce n’est qu’avec la publication de la grotte A. Graziani en 1955 qu’il l’inventera (Radmilli 1955).

18En 1953, G.B. Leopardi entreprend des fouilles à Campo delle Piane à, précise-t-il, 600 m de l’aire de grande concentration des ramassages dans une zone « totalement inattendue » (traduit par nous) où sont apparus en surface des silex mélangés à du sédiment noirâtre (Leopardi 1954-55). Cette fouille révèle l’existence, immédiatement sous la terre remuée par les labours, d’une tâche sombre, bien délimitée, de forme quadrangulaire d’environ 2 m de côté, qui contraste avec le sédiment jaune-beige environnant. En bordure de cette tâche, il signale la présence d’une petite aire de combustion de couleur brun rouge. Des vestiges archéologiques sont mis au jour au sein de cette couche sombre qui fait une dizaine de cm d’épaisseur : des silex taillés (une centaine dont quelques outils façonnés), associés à de rares fragments de charbon et une esquille d’os brûlé. Leopardi note que l’essentiel des restes lithiques se concentre près de la zone de combustion. Un certain nombre d’entre eux porte d’ailleurs des altérations thermiques. En dessous et autour de cette couche sombre, le sédiment se révèle stérile.

19L’absence de céramique et de trou de poteau incite Leopardi à interpréter cet ensemble comme les restes d’un habitat léger de type « bivouac ». Dans son article de 1954, Radmilli reprend à son compte cette interprétation et attribue cette structure au Paléolithique supérieur en la rapprochant de l’abondante industrie récoltée en surface (Radmilli 1954-55). Dans son dernier ouvrage sur le Paléolithique supérieur des Abruzzes, Radmilli resserre la fourchette chronologique et intègre l’occupation de Campo delle Piane dans l’Épigravettien final tout en admettant que les conditions de découverte obligent à une certaine prudence (Radmilli 1997, p. 64). Si l’interprétation fonctionnelle de la structure mise au jour par Leopardi ne semble pas remise en cause par les préhistoriens italiens (cf. notamment, les manuels de A. Palma di Cesnola 2001, p. 242 et de M. Mussi 1992, p. 626), des réserves sont prononcées sur son âge en raison de l’absence de datation absolue et du faible nombre de vestiges lithiques qui y étaient associés.

20Le rapport que fait G.B. Leopardi de sa fouille n’est accompagné d’aucun plan, aussi est-il difficile de localiser l’emplacement exact de son intervention. Malgré cette incertitude, les détails qu’il fournit dans sa description sont évidemment précieux pour la comparaison avec nos découvertes récentes et bien des points communs apparaissent. Par ailleurs, la distance qui sépare la fouille de l’aire de concentration des ramassages de surface suggère une occupation assez extensive de cette terrasse du Gallero. La reprise des travaux à Campo delle Piane le confirmera amplement.