Conclusion. Anatomie d’une citadinité manquée

1Avec l’unité italienne, les pouvoirs locaux réformés sont pris en main par des hommes issus des professions libérales, auxquels s’adjoignent des négociants et quelques entrepreneurs apparus dans les années 1850. L’État libéral, afin de faciliter l’émergence d’une bourgeoisie nationale bien enracinée dans le pays, pousse à ce rassemblement des notables locaux, rassemblement facilité par l’essor des relations entre les différents segments de la notabilité. Mais la fuite d’une partie des notables des anciennes « nations », qui ne veulent pas d’intégration nationale exclusive et conservent une identité construite sur l’alliance du local et du supranational, tout comme la fuite de ceux qui délaissent le local au profit du national et de Florence, et sont par ailleurs rejetés par une cité devenue méfiante, fait que la ville se trouve dirigée par une bourgeoisie affaiblie dès sa naissance, vite divisée et minée par la crise de la ville et les impératifs d’une unification politique rapide. La crise livournaise réside donc d’abord dans les faiblesses de la bourgeoisie locale et dans la position de l’État vis-à-vis de la ville, deux facteurs qui ont été décisifs dans l’échec final de la première modernité livournaise, laquelle a aussi sombré à la suite de la rupture politique provoquée par l’établissement de l’État-nation.

2Dans les années 1830, pourtant, les atouts de Livourne sont indéniables et s’appuient sur des évolutions que les années françaises, à bien des égards, avaient initiées. La croissance urbaine, la vitalité de la société civile, qui accompagne l’influence croissante des notables locaux dans la vie citadine, ainsi que l’ouverture de la ville à de nombreuses initiatives économiques nouvelles laissent augurer une transformation positive, permettant de faire de Livourne un des grands ports italiens de la seconde moitié du XIX^e siècle. Si Livourne, au contraire, entre dans le XX^e siècle au prix d’une grave crise et d’un indéniable déclassement, les causes sont à rechercher d’abord dans la force des conservatismes, qui finissent, au milieu du XIX^e siècle, par bloquer les transitions nécessaires.

3La permanence de la franchise n’entre que partiellement dans l’explication. Elle est davantage un réflexe de défense émanant de larges pans de la société urbaine, menacés de paupérisation, qu’une explication essentielle aux blocages de la cité. Certes, par son poids historique, par les formes et les avantages qui lui sont attachés, par l’usage de la limite franche qui s’est développée au sein de la population locale, la franchise cristallise les réflexes conservatoires, mais elle le fait d’autant mieux que l’État et les élites locales sont incapables de proposer un projet alternatif. Ainsi, lorsque les partisans de la franchise mettent en valeur le lien ancien, originel, qui lie la ville et le port franc, il s’agit d’abord d’une instrumentalisation du passé pour une bataille où se jouent surtout l’avenir et la position de la cité dans le nouvel État italien.

4L’échec de Livourne tient d’abord à une rupture radicale avec son identité cosmopolite. L’abolition de la livornina (1836), puis l’affirmation d’une identité nationale exclusive, à partir de 1848, facilitent l’effacement d’une partie des élites négociantes engagée dans la société civile locale. Cette perte de substance est accentuée par les troubles politiques qui accompagnent la formation de l’État italien et par la pression populaire, dont la prise d’autonomie politique marque l’échec de la tentative d’hégémonie modérée et négociante. Car, à la différence des notabilités mises en place dans d’autres ports méditerranéens du XIX^e siècle, comme Alexandrie ou Tripoli, les notables livournais n’ont jamais vraiment pu se constituer en pouvoir unifié et autonome.

5Pourtant, à partir du despotisme éclairé et des années françaises, puis plus encore pendant la première partie du règne de Léopold II, la construction d’une puissante bourgeoisie locale, bénéficiant de l’absence de concurrence aristocratique, peut s’appuyer sur le cumul progressif de plusieurs atouts. À l’enracinement du négoce dans la propriété locale s’est ajoutée la multiplication des liens avec les autres cités toscanes, Florence en particulier, tandis que la chambre de commerce et les associations offrent des bases institutionnelles nouvelles favorables à l’unification des élites et à la création d’une bourgeoisie livournaise, et cela sans pour autant que la notabilité communautaire soit abandonnée : bien au contraire, celle-ci est vivifiée par l’élan associatif des années 1830. Les grands négociants de Livourne, qui forment désormais un groupe social, contrôlent aussi une bonne partie des travailleurs du port, cumulent les ressources et peuvent prétendre fédérer derrière eux la bourgeoisie livournaise, d’autant que la libéralisation du régime, dans les années 1840, laisse espérer une réforme des institutions locales et la conquête de la municipalité. La frontière communautaire peut, à ce moment, être contournée par l’élite locale en formation, sans pour autant que soit supprimée la notabilité communautaire.

6La remise en cause du cosmopolitisme, au moment où le pouvoir local semble à portée de main, rend cependant vaine cette tentative d’hégémonie, d’autant que l’avènement de l’État-nation coïncide avec les débuts d’un radicalisme populaire qui va ensuite en s’amplifiant. De sorte que la bourgeoisie livournaise, au moment où elle se constitue comme classe prétendant à l’hégémonie sur la cité, se heurte à l’affirmation de l’identité nationale et aux affrontements sociaux contemporains, et ne peut bénéficier d’aucun temps pour affirmer un modèle citadin conciliant cosmopolitisme et libéralisme. Là réside sans doute la grande différence avec d’autres cités cosmopolites de la Méditerranée contemporaine, où l’autonomie locale a pu trouver, entre la fin du XIX^e siècle et la première moitié du XX^e siècle, un temps pour s’épanouir.

7Ce dernier aspect met en évidence un autre facteur explicatif essentiel, qui est la question de l’État et de son intervention. À la différence de l’Empire ottoman, le grand-duché de Toscane n’est pas un État qui se décompose progressivement. Il a su, avec le despotisme éclairé, trouver le moyen de se réformer, et n’a pas, en outre, été confronté à la poussée des impérialismes européens. Certes, Florence ne peut, et ne veut, contrarier les évolutions économiques et urbaines quotidiennement impulsées par les élites. Mais c’est de la capitale que partent les impulsions qui changent la règle du jeu institutionnelle ou les ordres qui en maintiennent la reproduction, et aussi une bonne part des faiblesses structurelles qui affectent les pouvoirs locaux, pris dans les difficultés et les contradictions croissantes du centre. Il en va de même avec l’unité italienne. Entre la ville franche et la ville industrielle du XX^e siècle, la continuité, de ce point de vue, est flagrante : c’est toujours l’initiative du pouvoir central qui oriente, d’abord, le destin de la ville.

8Malgré la mise en place, dès la fin du XIX^e siècle, d’une littérature hagiographique glorifiant l’œuvre des Orlando, jamais ces derniers, dont les chantiers, installés en 1865, vivotent sous la Droite historique, n’auraient pu développer cette activité, devenir une des plus importantes familles d’industriels italiens et occuper une position dominante dans la cité sans l’appui et l’amitié de Crispi, sans l’orientation de la Gauche historique en faveur de l’industrie nationale et sans les commandes de l’État. Et c’est encore ce dernier qui accompagne la mise en place d’une nouvelle bourgeoisie locale, véritablement intégrée à la bourgeoisie nationale.

9La rupture nationale, le poids du pouvoir central et l’impossibilité des notables livournais à dégager une voie nouvelle pour la cité expliquent son redimensionnement et l’engloutissement du passé franc dans les limbes de la mémoire urbaine. Par rapport à d’autres cités toscanes, cette rupture avec le passé constitue sans aucun doute une des grandes originalités de Livourne…

10Compter sur l’État est une permanence de l’histoire livournaise. Là, sans doute, réside la limite, ici entendue au sens de faiblesse, de la cité. Au début du XXI^e siècle, alors que le modèle urbain mis en place à la fin du XIX^e siècle est à son tour dépassé, Livourne peine à trouver une solution à partir de ses propres forces. Les échos des luttes ouvrières s’estompent et les grands établissements industriels se sont vidés, mais l’État ne répond plus et la ville est orpheline. L’Europe ne peut être un simple substitut. Inventer des solutions durables à partir du local est devenu indispensable, et cela est sans aucun doute un tournant et un grand défi pour la Livourne de ce début de XXI^e siècle, alors même que l’intégration européenne ouvre de nouveau la voie au supranational et à la vocation méditerranéenne.