Chapitre 21. La ville, les élites et l’État Toscan, entre réaction et collaboration (1849-1859)

1Le 27 avril 1859, alors que la domination autrichienne sur l’Italie vacille sous les coups de l’alliance franco-piémontaise, le grand-duc Léopold II doit abdiquer et quitter Florence, laissant la place à un gouvernement provisoire dominé par les libéraux modérés. Les 11 et 12 mars 1860, à une écrasante majorité, les toscans votent leur rattachement au nouveau royaume d’Italie, constitué sous la houlette du Piémont-Sardaigne. Comme le reste de l’ancien grand-duché, Livourne se retrouve intégrée au nouvel État-nation.

2Bien souvent, l’unité italienne a été perçue comme un événement inéluctable. Le grand-duché devait tomber sous le poids de ses contradictions, et Livourne, qui a tant donné en 1848, aurait été en attente, entre 1849 et 1859, de ce changement. De fait, la plupart des histoires de la ville passent très vite sur cette dernière décennie, justement parce qu’elle est pré-unitaire. L’histoire sociale de la péninsule, qui traite le plus souvent du XIX^e siècle à partir de 1860 – c’est encore le cas de la plupart des travaux novateurs des vingt dernières années –, conforte cette déformation, n’envisageant de discuter de la modernité des élites urbaines italiennes qu’à partir de cette date. Toutefois, depuis D. Mack Smith, qui invitait à se méfier des constructions à posteriori, l’inéluctabilité de l’unité italienne n’est plus autant assurée : si des aspirations à l’unité existent bien avant 1859, et reposent de surcroît sur certains facteurs objectifs, le processusqui aboutit à la création de l’État national italien n’est pas fondé, dans son déroulement, sur un plan préconçu et parfaitement maîtrisé par les artisans du Risorgimento1.

3Ces considérations ne sont pas hors de propos : elles invitent à penser l’histoire urbaine italienne de la seconde moitié du XIX^e siècle aussi bien en termes de ruptures que de continuités, tant il est vrai que l’unité constitue un changement d’échelle spatiale (du régional au national) qui pose de difficiles problèmes d’interprétation. Certes, bien souvent, l’incorporation au royaume d’Italie a signifié un changement important de cap. Pour les capitales, anciennes ou nouvelles, d’abord : Florence, puis Rome, connaissent une importante restructuration de l’espace urbain et une croissance directement provoquée par l’acquisition du statut de capitale du nouvel État italien2 ; inversement, la perte du statut de capitale et l’annexion entraînent Naples dans une crise durable et marquent l’échec des projets antérieurs de modernisation3.

4Mais l’unité est aussi un moment de rupture pour d’autres villes, certaines de taille plus modeste, comme Bologne (près de 80000 habitants en 1860), où les années 1859-1866 sont marquées par une politique d’embellissement urbain qui, succédant à la longue période d’assoupissement que constitue la Restauration, mobilise ressources et compétences et favorise l’émergence d’une administration municipale dotée de services techniques4. Les résultats sont cependant mitigés : la politique de grands travaux, à Bologne, s’enlise dans les difficultés financières et le développement de la ville reste somme toute modeste. De la même façon, la croissance de Florence est rapidement freinée par la perte, en 1870, du statut de capitale. Par ailleurs – et c’est le cas de Rome capitale – l’arrivée des Piémontais et de leur administration provoque certes des ruptures et des conflits avec les anciennes classes dirigeantes locales, mais la spéculation foncière liée aux grands travaux de réaménagements, et plus largement le jeu des intérêts donne lieu à des ententes et des compromissions entre ancienne et nouvelle élite5 Il convient donc d’avoir une approche plus complexe du rapport entre villes italiennes et unification politique. D’une part, parce que les trajectoires sont divergentes : en terme de modernisation, l’unité marque, selon les cas, un progrès ou un recul. D’autre part, parce que les facteurs de continuité sont aussi très présents, les échecs ou les avancées étant souvent en germe dans les orientations de la Restauration6.

5Livourne semble se ranger dans cette catégorie de villes qui, comme Naples, ont perdu beaucoup avec l’unité, non seulement parce que le rattachement au royaume d’Italie entraîne la perte de certains avantages (en l’occurrence, pour Livourne, la franchise, abolie en 1868), mais aussi parce qu’il intervient dans une phase délicate et difficile pour la ville. Toutefois, 1848 apparaît aussi comme un tournant majeur. Après l’échec de la révolution radicale et la prise de Livourne par les Autrichiens, la dynamique civile des années 1830-1840 semble en effet définitivement épuisée. Comme le souligne D. LoRomer, « La révolution de 1848 sape la vitalité de la communauté marchande et dissipe son engagement dans la réforme »7. Par ailleurs, le port d’entrepôt est affaibli par les progrès du libre-échange et de la navigation, qui encouragent le commerce direct entre producteurs et consommateurs de céréales8, et par l’enchaînement de la révolution radicale et de la répression qui lui succède. Certes, ce commerce reste encore une source de profit, mais désormais beaucoup plus aléatoire. À partir de 1849, l’évolution de la ville semble ainsi jouée et la domination de l’État régional, tout comme le maintien du port franc, appartenir à un ordre révolu. Dans un processus apparemment logique et inéluctable, la ville passerait au royaume d’Italie et tournerait la page de la franchise. Cette continuité de part et d’autre de l’annexion est en tout cas le postulat des différentes analyses historiques ayant traité de la fin des franchises9.

6Dans tous les cas, le déficit de modernité mis en exergue pour la période 1849-1868 est largement mis sur le compte du négoce. Pour D. Novacco, il y a carence d’idée de la part du groupe marchand de Livourne, qui, avec l’unification, s’enferrerait dans une résistance stérile10. G. Mori évoque une réaction conservatrice contre des changements que l’unité aurait pourtant mis en évidence, et M. Baruchello des forces du passé incapables de comprendre les temps nouveaux11. Cette résistance est le facteur explicatif proposé aux luttes politiques internes à la cité, luttes qui préludent, entre 1863 et 1868, à l’abolition du port franc. Selon la plupart des interprétations, le négoce se serait trouvé confronté à une bourgeoisie industrielle et à une petite bourgeoisie démocratique désormais plus fortes, opposées à ses anciens privilèges et déterminées à faire prévaloir un nouveau cours économique dans la cité. À l’inverse de 1834, ces forces, appuyées sur le gouvernement italien et la constitution de l’État-nation, l’auraient finalement emporté en 1868, ouvrant à la ville de nouvelles perspectives12.

7L’analyse, de facture marxiste classique, a le mérite de mettre les différentes fractions de la bourgeoisie locale au centre du problème. Mais, sur ce plan, elle tend à reprendre à son compte l’argumentaire des partisans de l’abolition du port franc, sans différencier arme rhétorique et enjeux réels. Certes, dans les termes, le mot négociant tend de plus en plus à désigner le groupe plus large des professionnels du commerce, tandis que l’usage des mots industriale et banchiere met en évidence les progrès de la spécialisation au sein des élites économiques locales13. Mieux, en 1871, la commission municipale chargée de préparer, au niveau local, le second grand recensement italien, n’utilise pas le terme de négociant, mais celui de commerçant, avec un classement par rubrique, en fonction de la spécialisation professionnelle14. Mais cette mise en évidence de la profession marchande, au détriment – progressif – du statut, reflète aussi les progrès des enquêtes statistiques et de l’esprit positiviste, deux éléments liés entre eux et par ailleurs clairement signifiés dans les conclusions de la commission municipale15.

8En termes de groupe social, on l’a vu, l’existence d’une bourgeoisie industrielle clairement détachée du négoce est tout à fait discutable. D’ailleurs, malgré la chute des emplois dans le secteur des transports et du commerce et l’émergence, dans les années 1850-1860, de quelques industriels (Enrico Conti, Gustavo Corridi…), l’emploi industriel local progresse mais ne décolle pas avant les années 1880 et l’essor des chantiers navals Orlando, lesquels vivotent pendant les quinze premières années16. De fait, il n’y a pas vraiment, dans le contexte de stagnation démographique et économique qui marque la Livourne des deux premières décennies de l’unité italienne, d’orientation de rechange industrielle proposée à la ville. Il en va de même, d’ailleurs, dans la plupart des villes de l’Italie du milieu du XIX^e siècle et des deux premières décennies de l’unité : même si l’industrie progresse et si se mettent en place, surtout dans le nord de la péninsule, des groupes locaux d’entrepreneurs, la richesse provient d’abord de la rente foncière et immobilière ou, parfois, du négoce, tandis que l’industrie, soupçonnée de déstabiliser l’ordre social, reste suspecte jusqu’aux années 187017. Il n’y a pourtant pas immobilisme : plusieurs études de cas (Bari, Florence, les villes d’Italie méridionales, Lucques surtout…) montrent un intérêt plus important des élites de la rente ou de l’ancien négoce pour l’investissement mobilier18.

9C’est aussi le cas à Livourne, dont les élites se sont mises particulièrement en évidence dans le premier essor des chemins de fer toscans et des institutions de crédit, tout comme dans l’essor de l’emprunt public, qu’il soit local ou national. Mais, sur le plan local, déconnectée de toute relance efficace de la politique d’urbanisme et des équipements, urbains et portuaires, greffée sur la dette des administrations publiques, l’option financière ne représente pas une issue nouvelle pour la ville. De la même façon qu’à Lucques, l’on n’assiste pas à un phénomène de modernisation, mais bien, comme le souligne A. M. Banti, « à la reproduction d’un comportement de rentier, grâce au renouvellement des sources de rentes »19. De ce point de vue, il y a donc divorce entre le dynamisme national et les apories du local.

10Rien de tout cela n’est cependant tranché au moment du rattachement au Piémont. L’événement dépasse d’ailleurs la seule question des intérêts des élites locales, ou plutôt il inscrit ces intérêts, de façon pressante, dans le devenir de la ville. L’abolition du port franc, en effet, met en jeu des équilibres politiques et sociaux plus généraux, et donc plus délicats à traiter. Le parlement et le gouvernement italien l’ont bien compris, qui soulignent qu’à Livourne il ne s’agit pas simplement d’abolir un port franc, mais une ville franche20. En réalité, dans cette phase de rupture politique majeure, comprendre le rapport entre modernisation et élites locales nous intéresse avant tout dans le cadre d’un rapport plus global entre l’État, la ville et ces élites, évolution qui aboutit à la fin de l’ancien système livournais, sans pour autant que se dégage, à partir de la société locale, une véritable solution de rechange.

111849 constitue un tournant majeur dans les rapports que les élites locales entretiennent avec la ville. La révolution clôt un demi-siècle marqué par la croissance de la société civile et le rapprochement, concomitant, opéré entre les différents éléments de cette élite, autour du grand négoce, de la propriété et d’un projet social local. Si à partir des années 1830 la tendance à la constitution d’une grande bourgeoisie livournaise s’est accélérée, en revanche les années post-révolutionnaires sont dominées par un processus inverse. Certes, la destruction du système cosmopolite, initiée avec la suppression des Livornine, se poursuit dans les années 1850 et va dans le sens d’un rapprochement de classe, mais l’émergence d’une finance locale, de plus en plus proche de Florence et de l’État par le jeu des affaires – encore un élément développée dans les années 1830, et initié durant les années françaises –, divise le milieu négociant et introduit dans les bourgeoisies locales une rupture fondamentale, sur fond de désengagement de l’espace citadin.

12Jusqu’en mai 1855, Livourne est occupée par l’armée autrichienne, un corps de quatre mille hommes étant cantonné dans les forteresses de la ville. Ces troupes d’occupation, en entrant dans Livourne, se sont livrées à de nombreuses arrestations et exécutions sommaires. De plus, leur commandant, le baron d’Aspre, impose à la cité une contribution de guerre de 400000 florins (666400 lires toscanes)21, lui faisant payer la lourde répression et la non moins lourde surveillance qui s’abat sur elle. En février 1853, près de quatre ans après l’entrée de l’occupant dans la ville, le consul de France à Livourne note que les Autrichiens « ne se relâchent pas, surtout à Livourne qui depuis bientôt quatre ans n’a cessé d’être en état de siège »22. « Tous ces jours derniers, ajoute-t-il un mois plus tard, alors que se déroule le procès de Guerrazzi, ont eu lieu des visites domiciliaires et des perquisitions […] quelques arrestations ont été faites »23. En 1855, le départ des troupes autrichiennes ne lève pourtant pas la chappe de plomb qui s’est abattue sur la ville en 1849. 2000 soldats toscans les remplacent, et, surtout, la police toscane, renforcée par la présence de 400 gendarmes, maintien une forte pression sur la ville, multipliant les perquisitions et les arrestations. En février 1858, les masques et travestissements, très en vogue dans la ville pendant les festivités du carnaval, sont interdits par le gouverneur. En juin de la même année, plusieurs dizaines d’arrestations ont lieu parmi les bateliers et les portefaix de la Venezia ; en juillet, c’est une nouvelle vague de perquisitions domiciliaires24. Comme le note le consul de France, « La ville est maintenue dans une espèce d’état de siège moitié militaire, moitié civil, qui semble plutôt de nature à multiplier les abus irritants qu’à sauvegarder l’ordre d’une manière certaine »25.

13Cette répression n’épargne pas les communautés non catholiques. Les Britanniques, originaires d’un État libéral, sont particulièrement suspectés. Malgré les interventions du consul et des notables, les perquisitions et les arrestations interviennent jusque dans les villas des négociants et des aristocrates. Celle du comte Aldborough est perquisitionnée le 7 juin 1856, et l’on y arrête trois Anglais et un Italien, accusés d’imprimer un journal politique clandestin. Deux des Anglais, les frères Stratford, sont condamnés à mort par une cour martiale pour possession d’armes prohibées, haute trahison et impression d’écrits révolutionnaires26. Les tensions entre la police et la communauté britannique se nourrissent aussi des tentatives de prosélytisme évangélique menées par des sociétés de diffusion de la bible protestante, dont les correspondants livournais (des Ecossais, essentiellement) assurent l’entrée en contrebande en Toscane27. En outre, la réaction s’accompagne d’une sévérité et d’un contrôle renforcé des étrangers de passage. En 1857, deux notifications du gouverneur de Livourne renforcent ce contrôle et développe l’arsenal punitif qui frappe tous ceux qui logent des étrangers en situation irrégulière28.

14Bien que l’opposition politique radicale ait été réduite à une poignée de clandestins, repliés dans quelques sociétés secrètes, Livourne, vue de Florence, reste suspecte et dangereuse. Il est vrai que la population locale, si elle ne peut exprimer ouvertement ses opinions politiques, manifeste dès qu’elle le peut son aversion pour les forces de répression, composées de non livournais, souvent d’origine rurale. Le soir du 24 août 1856, par exemple, deux gendarmes qui se mêlent d’une rixe entre habitants intervenue dans un café de la rue San Giovanni sont « aussitôt attaqués et obligés de dégainer leurs sabres […] ils furent poursuivis par leurs assaillants, qu’excitaient à les massacrer des cris partis des fenêtres… »29. Par ailleurs, le consul de France souligne la froideur avec laquelle la ville accueille le grand-duc Léopold II lors de ses visites. Pour autant, une tentative d’insurrection mazzinienne, en juin 1857, ne recueille pas de véritable soutien populaire30. L’insuccès de la tentative, rapidement étouffée dans l’oeuf et suivie de nouvelles arrestations arbitraires, montre surtout une population écrasée par la répression et désireuse avant tout de se dégager de ce long état d’exception.

15Le repli de la société civile et de l’intérêt pour la chose publique sont notables :

… la ville ne s’intéresse à rien en dehors des intérêts mercantiles note le consul de France, […] les hommes qui imprimaient l’impulsion et le noyau actif […] sont maintenant éloignés et dispersés. Quant aux habitants de la Venezia et aux travailleurs du port, on ne croit pas que, livrés à eux mêmes, ils aient ni la volonté ni le pouvoir de s’engager dans une lutte sérieuse avec le gouvernement existant31.

16Le négoce retourne à ses affaires. Ce désengagement est marqué par le déclin des associations philanthropiques des années 1830- 1840, dont le nombre décline et les activités freinées par le manque de fonds32. Dès août 1849, Mmes De Larderel, Dalgas, Michon et Dufour, toutes membres de la députation directrice des Asili infantili di carità per le femmine, une association vouée à l’éducation des fillettes du peuple, font appel à l’aide publique, demandant en particulier que la future réforme municipale prévoit une subvention annuelle des communes pour les associations de ce type33. Comme il se doit, la supplique transite par le gouverneur de Livourne, lequel émet un avis favorable et confirme les difficultés financières des associations, soulignant au passage que le manque de fonds est en partie du à la défiance que les élites locales entretiennent désormais à l’encontre du popolo minuto34, coupable d’avoir mis en échec leur projet d’hégémonie sociale.

17Ce sentiment d’ingratitude des classes populaires s’accompagne d’un profond désir d’ordre social, la phase radicale du Quarantotto ayant fait surgir le spectre menaçant de la révolution anti-riche. La priorité est au maintien de l’ordre, aussi bien du côté de l’administration que des pouvoirs locaux. En 1849, pour la chambre de commerce, tant que l’éducation n’aura pas amélioré la moralité « au sein de notre plèbe », il ne sera pas possible d’avoir la tranquillité dans la ville que par l’institution d’une police rigoureuse, munie des forces suffisantes pour faire respecter la loi35. Cet appel à la remise en ordre vise particulièrement les portefaix des carovane (corporations), instituées en 1847 : « On rappellera à l’ordre et à la stricte observance de leur règlement, demande la chambre au gouvernement, les compagnies privilégiées de portefaix de manovella et sacco, qui sur ce point n’ont pas donné motif de satisfaction aux négociants »36.

18D’autant qu’entre 1850 et 1860, les conflits avec ces corporations de portefaix sont incessants, et tiennent essentiellement à la volonté des négociants d’instaurer une plus grande liberté d’embauche sur le port, en réduisant les privilèges acquis par les nouvelles carovane pendant la révolution37. L’appel au gouvernement tient aussi au fait que, malgré un climat politique défavorable, les portefaix, forts d’une organisation corporative née dans les luttes de la révolution, s’accrochent aux avantages que procure la réglementation de la manutention portuaire. Par ailleurs, la révolution a montré au négoce qu’il ne domine plus un groupe social désormais doté d’une organisation et d’aspirations autonomes38. Dès lors, la chambre de commerce n’a de cesse qu’elle n’obtienne du gouvernement une intervention dans l’affaire. Peu désireux de satisfaire le négoce, celui-ci nomme en 1853 un inspecteur chargé des carovane, payé par la chambre mais nommé par l’État39. Il n’ira pas plus loin. La chambre doit se débattre avec un problème qui, malgré les diverses mesures disciplinaires (règlement plus rigoureux et sélection plus sévère des responsables des corporations), s’amplifie jusqu’à l’unité italienne, avec la première grève des portefaix de Livourne, en mai 1860, et l’abolition des carovane qui lui est contemporaine.

19Les élites locales, cependant, n’ont pas renoncé aux idées libérales. En 1857, un rapport du gouverneur de Livourne souligne d’ailleurs l’existence d’un partito costituzionale (i.e. une opinion favorable à la monarchie constitutionnelle), « dans les rangs duquel se retrouvent beaucoup d’hommes intelligents et riches du pays ». Certes, ce groupe est attentiste, mais souligne le gouverneur,

même dans cet état d’inertie il me semble très à craindre… en ce qu’il pourrait même ainsi réussir dans ses intentions, bien que plus tard, en opposant cette résistance passive qui dans son inertie même atteint une force démesurée, et souvent infranchissable. En fait le gouvernement, menacé par la faction démocratique, privé du concours et de l’aide des classes civiles – soit qu’elles appartiennent au parti constitutionnel, soit à celui de l’indifférence – ne me semble pas pouvoir rester à l’abri dans l’isolement dans lequel il pourrait se trouver…40

20De fait, à la fin des années 1850, le pouvoir toscan ne jouit pas sur place du soutien, pourtant indispensable, des élites, lesquelles, massivement acquises au modérantisme, attendent des jours plus favorables pour tourner la page du régime.

21Il est vrai que celui-ci tend, au fil de la décennie, à restreindre la marge de manœuvre du courant libéral modéré. En quelques années, le souverain enterre les réformes libérales de 1947-1848. Le décret du 21 novembre 1850 dissous la chambre des députés élue en 1848 et supprime la liberté de la presse. Le Statuto de 1848, abandonné dès 1849 dans les faits, est officiellement supprimé en 1852. La réforme municipale, qui était un des éléments centraux du nouveau système libéral imaginé par les modérés, est vidée de son contenue en 1853.

22Les modérés toscans étaient en général des partisans de la décentralisation administrative. La mise en place d’une monarchie constitutionnelle devait s’accompagner d’une refonte de l’organisation territoriale du grand-duché et d’un élargissement de l’autonomie municipale. Pour les théoriciens de la réforme politique et administrative, l’essor du self government local passait par la mise en place d’élections locales intégrant l’ensemble des élites sociales et économiques41. Le projet de réforme municipale de mars 1848 devait concrétiser ces thèses. En outre, le projet de redécoupage territorial élaboré en décembre 1848 par la commission Zuccagni Orlandini prévoyait l’institution de districts, divisions administratives plus grandes que les communes et destinées à être, avec ces dernières et sur le modèle français, la base territoriale d’une plus grande autonomie locale42. Par ailleurs, le projet donnait à Livourne un district bien plus étendu que l’espace dévolu au gouvernorat de la Restauration. Il fut enterré avec la chute du pouvoir révolutionnaire. Après 1849, l’autonomie municipale reste lettre morte. La rapide marginalisation politique des modérés florentins, le contexte de réaction politique et la défiance du centre vis à vis de Livourne encouragent Florence et les administrations périphériques de l’État à ne pas jouer le jeu. D’autant que le nouveau règlement maintient toute la capacité d’ingérence du pouvoir central dans les affaires municipales. Le gouverneur peut suspendre les délibérations du conseil municipal, lequel ne peut se mettre directement en rapport avec un autre conseil municipal, ni outrepasser les champs d’intervention définis par l’ancienne réglementation communale léopoldine.

23Néanmoins, le discrédit du régime est d’autant plus graduel que les premières années post-quarante-huitardes sont dominées par la peur du désordre révolutionnaire et marquées par le maintien – provisoire – de quelques acquis de la période libérale. La refonte de l’organisation municipale du 20 novembre 1849, en particulier, s’appuie pour l’essentiel sur un projet élaboré par les modérés en 184843. L’avancée la plus significative tient à la valorisation du conseil municipal (conseil général). Il est désormais élu par et au sein des censitaires de la commune. Composé de quarante conseillers renouvelables par quart chaque année, il élit les seize prieurs et le gonfalonier est choisi par le souverain en son sein. Il doit se réunir trois fois par an et devient la seule instance décisionnelle de la commune, les prieurs étant davantage un groupe d’adjoints chargés du suivi et de l’application des décisions municipales.

24Autre acquis des dispositions de 1848, tous les propriétaires de la commune capables de justifier d’une rente annuelle minimale de cent cinquante lires toscanes sont éligibles et électeurs. À Livourne, ces dispositions donnent un corps électoral de 1669 personnes, curieusement supérieur à celui de mai 1848, qui comprenait 1409 individus44. C’est que la confection des listes électorales, entre 1848 et 1859, donne lieu à bien des oublis et bien des flottements. L’absence d’instruction générale précise, la multiplication des contestations et la faiblesse de la participation pousse à élargir la composition des listes. En 1852, l’on retrouve parmi les électeurs des individus comme T. Lloyd ou C. Dalgas, auparavant exclus pour ne pas avoir acquis la nationalité toscane, ainsi que des institutions pieuses et des firmes commerciales45. Surtout, il s’agit là non pas d’une dérive libérale, mais d’un abandon progressif des principes de 1848. D’ailleurs, par rapport à la loi électorale de 1848, le corps électoral est corseté par deux restrictions majeures qui marquent un net retour aux règles qui définissaient, sous la Restauration, les limites du corps civique. En premier lieu, les « capacités » (commerçants et industriels, cadres de l’armée et de l’enseignement supérieur, professions libérales…) sont exclues et le corps civique est ramené à la sphère du possesso. Ensuite, le groupe des éligibles est hiérarchisé par une disposition qui impose aux électeurs de choisir au moins la moitié des élus du conseil municipal parmi les individus disposant de plus de 804 lires de rente (604 personnes à Livourne) : le gouvernement, qui associe moralité, fidélité au pouvoir central et rente, pense ainsi limiter les risques de dérapage politique.

25Entre 1849 et 1851, il semble pourtant qu’une partie de l’élite livournaise ait joué le jeu des institutions municipales. Plusieurs conseillers municipaux élus en 1850, comme Sansoni, Reggio, Fauquet ou Michon sont des personnages de relief de la commune, en général confortablement élus. Propriétaires, négociants (sept titulaires et quatr suppléants) et professions libérales se retrouvent ensemble dans la nouvelle municipalité. Mettant à profit les quelques espaces dégagés par les nouvelles dispositions, le nouveau conseil joue le jeu de la collaboration avec l’État. Il accepte d’assumer les lourdes charges de gestion financière qui lui sont dévolues, mais tente aussi d’élargir sa capacité d’intervention dans la vie locale. C’est ce que montre la multiplication des travaux en commissions, certaines à dominante financière (projet de budget, comptes du patrimoine ecclésiastique…), d’autres davantage orientées vers la régulation de la vie citadine (projet de réforme sanitaire, examen des pétitions des habitants… )46. L’illustration la plus nette de cette tentative est la création d’une commission municipale destinée à réfléchir sur les moyens de relancer l’économie urbaine (commercio e industria)47. Tandis que les relations entre la chambre de commerce et le gouvernement toscan sont au plus bas, le conseil donne pour la première fois son avis sur les questions du commerce. Sur l’instigation du ministère de l’intérieur, la commission, composée d’un courtier, d’un propriétaire et de trois négociants, est chargé de formuler ses propositions au gouvernement sous forme d’un projet. En 1852, le conseil se divise en dix sections, correspondant à dix commissions spécialisées, chacune composée de trois conseillers et d’un prieur. L’une d’entre elle est chargée d’examiner les contentieux impliquant la commune, et comprend trois avocats, dont Carlo Sansoni, particulièrement actif dans le conseil municipal48. Cette place grandissante des professionisti dans la municipalité préfigure un phénomène majeur des premières décennies de l’unité italienne, la prépondérance des dottori et des avvocati dans le personnel politique local.

26Cette avancée des années 1850-1852 ne doit cependant pas être surestimée. D’abord, elle ne concerne qu’une partie des élites locales. Les refus d’exercer la charge de conseiller municipal sont nombreux, surtout parmi les libéraux. Parmi les quatorze refus de siéger de 1850, on compte d’importants notables libéraux, tels De Larderel, Corridi, Aghib, F. Malenchini, Abudharam, Pachò et Bartolommei. L’orientation assez conservatrice des électeurs de 1850 est particulièrement dans la répartition des suffrages, les mieux élus étant le notable catholique Giuseppe Michon et Michele D’angiolo, un fonctionnaire local particulièrement lié au pouvoir grand-ducal49. Ensuite, les difficultés croissantes des finances communales encouragent les notables à déserter l’institution municipale50. Par ailleurs, le déroulement des élections annuelles au conseil municipal met en évidence une participation de plus en plus faible. Pour le renouvellement annuel de 1852, seuls 192 électeurs de la commune, soit 11,5 % du corps électoral, vote au premier tour. Le quorum d’un tiers des électeurs n’étant pas atteint, il faut alors procéder à un deuxième tour, une semaine plus tard, qui intéresse encore moins d’électeurs (140 bulletins)51.

27Surtout, en 1853, les dernières velléités de réforme du pouvoir local disparaissent et marquent la fin de l’expérience municipale de 1850-1852 : avec le nouveau règlement municipal du 28 septembre 1853, on en revient à l’ancien système de désignation des édiles par tirage au sort au sein des bourses de possédants, et les fonctions du conseil municipal sont réduites au profit des prieurs et du gonfalonier, pour l’essentiel recrutés parmi des personnages fidèles, mais de second plan. Cela encourage les élites modérées de Livourne à déserter encore davantage l’institution municipale. Si, entre 1849 et 1852, le conseil comprend des hommes de poids de la commune, il est ensuite peuplé d’individus de second ordre, tandis que les refus d’exercer les charges municipales se multiplient52. Ainsi, le contexte de réaction politique, de marginalisation progressive des modérés et de défiance du centre vis à vis de la ville ne donne pas l’occasion aux élites locales d’exploiter longtemps l’ouverture municipale de 1849. Il est vrai que la collaboration entre élites locales et État est freinée par le déficit croissant des finances publiques53 et par la défiance profonde que le souverain voue aux négociants de la cité (cité, négoce et esprit de lucre étant, dans l’esprit du souverain, associés et considérés comme une cause majeure de perversion morale et rendus responsables de l’échec de sa politique livournaise), une défiance encore plus marquée après la révolution.

28Au début des années 1850, la collaboration entre l’État et la chambre de commerce est au point mort. Entre 1850 et 1851, le négoce sollicite à plusieurs reprises le gouvernement pour obtenir une baisser la taxe sur le commerce et à de nouvelles dépenses d’infrastructures (construction d’une gare, agrandissement du port, amélioration de l’entrepôt des marbres…), mais en vain54. En 1852, plusieurs pétitions de négociants, qui demandent toutes l’allégement du fardeau fiscal pesant sur le commerce et un développement des infrastructures portuaires, ne rencontrent pas plus d’écho55. Les députés de la chambre se plaignent de « la parfaite inaction du gouvernement quant à suivre la chambre sur tant de propositions qu’elle lui a faite précédemment »56. L’année suivante, une délégation de la chambre est renvoyée par le ministre des finances sans aucune réponse précise57.

29Significatives, dans ce contexte, sont les conditions dans lesquelles est adopté le projet de réaménagement du port de Livourne de 1852. La chambre de commerce avait à plusieurs reprises, dans les deux décennies précédentes, attirée l’attention du gouvernement toscan sur la nécessité de réaménager un port manquant de profondeur et désormais trop étroit et trop incommode, eut égard aux nouvelles conditions du trafic maritime en Méditerranée. Face au mutisme gouvernemental, le négoce a tenté en 1851 de tourner la difficulté en utilisant la commission municipale chargée de formuler un projet d’amélioration du commerce et de l’industrie locale, laquelle est majoritairement composée de négociants, dont un, le grec Michele Reggio, est aussi membre de la chambre de commerce. Dans ses attendus, la commission souligne d’ailleurs qu’elle a rédigé son rapport « autour de la pétition présentée au conseil municipal et souscrite par nombre de négociants, armateurs, assureurs, expéditionnaires, navigants et dans laquelle sont indiquées les incommodités que présente le port de Livourne »58. Celui-ci, favorablement accueilli par le conseil municipal, propose de prolonger le môle déjà existant, soit une solution privilégiant des travaux rapides et à moindre coût.

30Mais le gouvernement, s’il n’a pas consulté la chambre, ne s’est pas pour autant désintéressé de la question. En mai 1851, il a confié à un ingénieur français, Victor Poirel, qui a dirigé le réaménagement du port d’Alger, la charge des travaux. La chambre a beau se plaindre de ne pas être précisément informée des intentions de l’ingénieur et demander que l’adoption du projet dépende d’un concours59, elle est écartée de l’affaire. Le premier projet de Poirel, présenté en 1852, prévoit la mise en place de deux bras perpendiculaires à la côte, délimitant, avec un avant-port d’un km, un rectangle incluant l’ancien port médicéen. Ce projet est bien éloigné des intentions du négoce et suscite d’âpres polémiques, alimentées à Florence par la publication du mémoire de l’ingénieur Alessandro Cialdi, opposé à la proposition de Poiriel. Ce dernier doit alors composer, et publie un second projet, finalement réalisé, qui se rapproche des vues de Cialdi, et présente l’intérêt d’être moins coûteux60. Entre 1853 et 1866, l’espace portuaire est agrandi et protégé par la construction de deux grandes digues, l’une curviligne, à l’ouest, l’autre rectiligne, au nord, destinée à protéger l’ancien port médicéen.

31Tout comme la prise de décision, le déroulement des travaux écarte la municipalité et surtout la chambre de commerce61. Le décret du 13 mai 1852, en même temps qu’il donne à Poirel la direction effective des travaux, institue une commission spéciale chargée de superviser leur évolution, composée de Poirel lui-même, d’Alessandro Manetti, l’ingénieur du grand-duc directeur du département des travaux publics et du gouverneur (Manetti est rapidement supplée par Luigi Signorini, directeur des douanes de Livourne)62. La commission se réunit plusieurs fois par mois au palais du gouverneur. Poirel lui présente, une fois par mois, un rapport sur l’état des travaux. En outre, l’ingénieur français doit envoyer au ministère des finances un rapport hebdomadaire sur les dépenses et les travaux exécutés63. L’affaire reste donc dans les mains des ingénieurs, des administrateurs et du souverain, qui suit personnellement les travaux.

32La décision a d’abord été orientée par les impératifs budgétaires de Florence, où se déroule d’ailleurs l’essentiel de la polémique autour de Poirel64. Elle doit aussi beaucoup à la volonté des Habsbourg de Vienne et de Florence de relier davantage la Toscane à l’Autriche, l’emprise de cette dernière s’étant renforcée à la faveur de la réaction politique et de l’occupation militaire. Les projets des Habsbourg, à la fois stratégiques et économiques, visent à faire de Livourne leur principal port militaire en Méditerranée et un débouché de Trieste et de la Lombardie sur cette mer65. C’est d’ailleurs à la même époque, le 1 mai 1851, qu’est signée la convention entre l’Autriche, la Toscane, le Saint-Siège, Parme et Modène pour la création d’une ligne de chemin de fer reliant la Lombardie-Vénétie, Bologne et Livourne66. L’entreprise ne donne pas satisfaction à bon nombre de négociants livournais, qui voient d’un mauvais œil la montée en puissance de Trieste et sont davantage intéressés par l’extension de l’espace portuaire vers le nord et le quartier des entrepôts. Certes, la chambre obtient la construction, entre 1856 et 1858, d’une gare maritime et ferroviaire au nord de la ville, à San Marco, un équipement essentiel pour la future vocation industrielle de cette partie de la ville. Mais, après l’unité, le réaménagement Poirel s’avère vite insuffisant, et il faut attendre 1906 pour que l’État italien procède à de nouveaux travaux.

33Cet échec de la chambre de commerce de Livourne préfigure son remaniement complet. Le 30 décembre 1857, un décret du grand-duc Léopold II dissous la chambre existante et nomme de nouveaux députés, chargés d’élaborer une nouvelle organisation de la chambre de commerce locale67. Seuls quatre membres (Sacilly, Uzielli, Racah, Donegani) de la chambre précédente sont reconduits. Dans ses premières interventions devant la nouvelle chambre, Pietro Bastogi, président nommé par le souverain, précise la tâche qui lui est dévolue. Il s’agit d’élaborer un nouveau règlement, qui devra permettre à la chambre de commerce de Livourne de « répondre aux nouveaux besoins du pays »68 et d’être constituée « de façon à représenter vraiment le commerce de notre place et en protéger valablement les intérêts »69.

34Cet énoncé général recouvre en réalité deux objectifs, par ailleurs étroitement liés entre eux. En premier lieu, la réorganisation de la chambre de commerce est provoquée par la réforme du système de crédit toscan, qui lui est contemporaine. Le décret de dissolution de l’ancienne chambre de commerce fait d’ailleurs directement référence à la création de la Banca nazionale toscana, instituée quelques mois avant, le 8 juillet 1857. La nouvelle banque est une société anonyme issue de la fusion des deux banques d’escompte florentine et livournaise. Elle a deux sièges, l’un à Florence, l’autre à Livourne. Son capital est de huit millions de lires toscanes, réparti en 80000 actions de 1000 lires chacune, à égalité entre Florence et Livourne. Sa direction est composée d’un castellato, d’un président et de trois directeurs nommés par le souverain, et de quatre autres membres, deux nommés par les actionnaires et deux par les chambres de commerce des deux villes.

35Le conseil de la banque d’escompte de Livourne s’est montré d’emblée très favorable à la fusion. Très significativement, huit membres de la nouvelle chambre de commerce en faisaient partie70. Il y a donc un lien étroit, organique même, entre la chambre de commerce de Livourne et la nouvelle banque. L’objectif de la dissolution de 1857 est de tirer un trait sur l’ancienne chambre négociante, encore centrée sur les intérêts de l’entrepôt, pour avoir une chambre davantage en phase avec la banque toscane et les besoins financiers de l’État. Il s’agit d’adapter les institutions du commerce et du crédit à la financiarisation croissante des institutions et de l’économie toscane, tout en respectant la pluralité initiale du système de crédit en vigueur dans cet État, ou du moins en l’ordonnant autour des deux grands pôles de la finance71. D’ailleurs, le conseil de la BNT, composé de Livournais et de Florentins déjà présents dans les directions des deux banques d’escompte locales, est tout à fait bicéphale72.

36Dans le même mouvement, il s’agit de substituer à un pouvoir négociant réparti entre les principales firmes et « nations » un pouvoir des principaux capitalistes de la place, sans distinction entre les « nations ». Un premier pas avait été effectué dans cette direction au début des années 1850, lorsque le renouvellement des députés de la chambre ne se fit plus par « nations », mais selon une tripartition distinguant députés esteri (étrangers), toscani et israeliti. Le fait de ne plus parler de la « nation » juive, mais d’israélites, est un glissement sémantique qui indique la perte de contenu du marqueur communautaire et sa progressive réduction au critère confessionnel73. Le règlement adopté par la nouvelle chambre le 9 janvier 1860 marque la fin définitive de la chambre des « nations ». La chambre de commerce de Livourne devra être composée de vingt et un députés et d’un président, nommés par le souverain à partir de deux listes, l’une constituée par la chambre sortante, l’autre par la municipalité. Les députés devront être choisis parmi les banquiers, les principaux industriels, les armateurs et les administrateurs de société de chemin de fer, sans aucune distinction communautaire74.

37Toujours pendant la même décennie, on assiste, dans plusieurs communautés, à un début de désengagement des notables. Au sein de la « nation » grecque orthodoxe, apparaissent les premiers refus d’exercer la direction de la confraternité, tandis que les mariages mixtes se développent75. Dans la « nation » anglaise, les charges communautaires sont toujours exercées, mais les dons des notables, qui permettent de faire vivre l’église locale et son chapelain, sont en baisse76. L’unité italienne sanctionne donc un processus entamé dans les années 1830 (émergence de la figure de l’étranger, abolition de la Livornina). Les « nations » avaient déjà perdu de leur substance dans les années 1840, avec l’affirmation de la logique nationale et de la figure de l’étranger. La refonte de la chambre de commerce, dernier lieu habité par la logique des « nations », enlève aux réseaux du négoce international leur dernier support institutionnel sur place et réduit encore davantage les anciennes « nations » à leur dimension de communauté confessionnelle.

38La constitution de la finance toscane joue un rôle important dans ce processus, car elle précipite la recomposition des élites locales et éloigne une partie d’entre elles du milieu négociant traditionnel. À partir des années 1830, la financiarisation de l’économie toscane connaît des progrès notables. Une part importante des élites urbaines est touchée par le phénomène, en particulier à Florence et à Livourne, ce qui contribue au développement des relations entre les hautes sociétés des deux villes. Avec l’intégration croissante des produits agricoles et miniers toscans dans la sphère des échanges internationaux, les grands propriétaires florentins impliqués dans la commercialisation de leur production domaniale sont plus sensibles à l’innovation économique et aux questions du crédit77. Livourne présente non seulement l’avantage d’être un débouché commercial, mais aussi d’offrir à Florence et à son nouveau groupe de financiers (Lampronti, Fenzi, Giuntini…) une médiation très utile, ouvrant sur le crédit et les opérateurs internationaux. Pour les Livournais, les grands propriétaires et les financiers florentins présentent l’intérêt d’apporter des capitaux, mais surtout d’être plus introduits à la cour et auprès du gouvernement, et donc la possibilité de mieux saisir les opportunités d’affaires qui se décident dans la capitale (emprunts d’État, lignes de chemin de fer… )78.

39Les premières opérations financières communes se mettent en place, on s’en souvient, pendant les années françaises. Puis, durant le règne de Léopold II, les affaires impliquant de concert aristocrates florentins éclairés, banquiers florentins et négociants livournais se multiplient, en particulier dans le textile et les mines. Elles se développent sur fond de rapprochement idéologique (modérantisme toscan) et débouchent sur la constitution d’un réseau affairiste régional. Dans les années 1830-1840, ces affaires communes progressent sur trois fronts principaux, à savoir la mise en place des premiers organismes de crédit, le premier essor des chemins de fer et les assurances. À partir de 1836, Florentins et Livournais prennent des participations croisées dans les organismes de crédit qui se développent dans les deux places (caisses d’épargne, banques d’escompte)79. Si les principaux actionnaires et la majorité du capital de ces sociétés sont souscrits par des locaux, Livournais ou Florentins occupent le plus souvent la seconde place.

40Dans le cas de la banque d’escompte de Florence, créée en 1826, deux des principaux actionnaires sont les grands banquiers florentins Emanuele Fenzi et Michele Giuntini, mais les autres sont essentiellement des Livournais (en particulier les Franchetti, une des plus importantes familles de banquiers juifs de l’Italie centro-septentrionale80). Quant à la banque d’escompte de Livourne, créée en 1836 (les Livournais les plus investis dans la sphère financière réussissant cette fois – on se souvient de l’échec de 1815 –, à imposer à la place la mise en place de structures régulatrices du crédit81), l’on constate qu’après les Livournais, le second groupe de souscripteurs initiaux, par le nombre, est constitué des Florentins, qui représentent 54 % des actionnaires non domiciliés à Livourne82.

41De véritables réseaux d’affaires se sont mis en place entre les deux villes. Dans les années 1830-1850, le plus important est celui constitué autour du banquier florentin Emanuele Fenzi. Pendant les années françaises, la maison Fenzi a noué, à la faveur des emprunts contractés par le royaume d’Étrurie, d’étroites relations avec des négociants livournais comme le suisse Pietro Senn, Isach Franchetti et les Bastogi, que l’on retrouve par ailleurs dans la finance toscane du second tiers du XIX^e siècle.

42À la fin des années 1820, Emanuele Fenzi s’est associé aux frères Hall, des anglo-livournais dont le père a été chapelain de la « nation » anglaise, ce qui lui permet d’établir de solides relations avec les principaux négociants anglo-livournais (Routh et Garland, aussi établis à Naples, les frères Grant, Giacomo More) et les banquiers londoniens (Hambro, Baring surtout)83. Il profite ainsi de la croissance considérable du commerce extérieur britannique.

43Par ailleurs, Fenzi étend ses relations livournaises aux négociants livournais les plus impliqués dans les opérations de change et d’escompte de la place, comme les Uzielli, Morpurgo et Tedeschi, mais aussi Dalgas et Grabau, qui lui permettent d’étendre son aire d’intervention à Francfort, Hambourg et Vienne. À Livourne même, il utilise des négociants comme Torello Borgheri, dont la firme devient une succursale des Fenzi, pour placer des titres parmi les opérateurs locaux84. Initiée dans les spéculations des années françaises, poursuivie dans le commerce, l’industrie (mines, chapeaux de paille) et les opérations financières liées au grand commerce international, la collaboration entre Fenzi et les Livournais a permis la constitution d’un réseau d’affaire qui, dans les années 1830, s’avère capable de traiter, pour les Rothschild et leurs partenaires, le placement en Toscane des grands emprunts internationaux de l’époque et celui d’actions venues d’Angleterre, tout en établissant des relations financières suivies avec la grande banque française85.

44Les relations entre Florentins et Livournais se sont développées sur fonds de connexion accrue avec la finance des grandes places d’Europe. Elles profitent aussi, à partir des années 1830, du développement des sociétés par action86, en particulier dans les mines, la banque et les assurances. Ce dernier secteur, où les sociétés anonymes se multiplient entre la fin des années 1820 et le début des années 183087, est vite en butte aux difficultés. La concurrence des grandes places, Trieste surtout, et la faiblesse de l’armement local, provoquent un reflux très net dès la seconde moitié des années 183088. Mais les sociétés d’assurances ont joué un rôle pionnier dans l’ouverture des opérateurs économiques locaux à la coopération capitaliste.

45Dans les années 1840, l’intérêt des investisseurs livournais se focalise sur le chemin de fer. Cette décennie est marquée, dans toute la péninsule italienne, par la fièvre ferroviaire. Dans le royaume de Naples, au Piémont, en Lombardie-Vénétie et dans les États d’Italie centrale, associations civiles et milieux d’affaires poussent à la constitution de compagnies. Plus que les besoins réels de l’économie et des populations, compte ici l’influence des modèles européens, la volonté, parmi les élites risorgimentales, de faire progresser l’unité italienne par le développement des relations économiques, le climat favorable à l’initiative privée et la recherche de nouveaux investissements rémunérateurs (en l’occurrence, l’exploitation des lignes).

46En Toscane, sans doute plus qu’ailleurs, le gouvernement laisse l’initiative aux opérateurs privés, lesquels se disputent les premières concessions. Les investisseurs livournais sont, dans l’affaire, en première ligne. L’essentiel de la bataille a lieu autour de l’attribution de la ligne Livourne-Pise-Florence. Celle-ci débute en mars-avril 1838, lorsque le Livournais A. Kotzian, pour la maison P. Senn, et le Florentin E. Fenzi demandent chacun la concession de la future ligne, en même temps qu’un groupe de firmes livournaises où l’on retrouve les Rodocanacchi, Moore et Ulrich, Morpurgo et Tedeschi, soit des éléments parmi les plus dynamiques des négoces grec, anglais, suisse et juif. L’affaire tourne finalement à l’avantage de Senn, Kotzian et de Fenzi qui, associés, emportent la décision le 24 avril 1838 et fondent une société anonyme destinées à la construction et l’exploitation de la ligne Livourne-Florence89.

47Le capital social de la société est fixé à 30000000 lires toscanes, réparties en 30000 actions de 1000 lires chacune, dont 5000 réservées aux souscripteurs toscans ou résidant en Toscane. Si l’écoulement des actions réservées aux marchés extérieurs s’avère laborieux, le succès de la souscription est foudroyant en Toscane : entre le 27 avril et le 1 mai 1838, les 5000 actions sont souscrites90. Le premier tronçon, entre Livourne et Pise, est mis en service en 1844. Le reste de la ligne, entre Pise et Florence, via Pontedera et Empoli, est achevé en 1848. D’autres compagnies, auxquelles participent aussi des intérêts livournais, reçoivent la concession des lignes Empoli-Sienne et Lucques-Pise, achevées au moment de l’unité italienne, et mises en place sur le même mode, avec des sociétés par action, anonymes, créées dans les années 1840. Par ailleurs, d’autres créations de lignes sont concédées par Léopold II au capital privé, telle la Ferdinanda Maremmana (1845), destinée à relier Livourne, Grosseto et Chiarone, sous la houlette d’investisseurs livournais emmenés par L. Arbib et P. Bastogi91.

48Même si la fièvre du rail retombe après la révolution de 1848, en 1859, la Toscane est le troisième État de la péninsule pour la longueur des lignes, derrière les États du nord (Piémont, Lombardie-Vénétie). Le transport de marchandises par la ligne Livourne-Pise-Florence reste irrégulier sur l’ensemble de la période92. En revanche, le transport passager s’est rapidement développé, avec un doublement de la fréquentation entre 1844 et 1849, qui se stabilise dans la décennie suivante autour de 900000 passagers/an93. Jusqu’en 1860, date de son absorption dans la Société des Chemins de fer Livournais, la Leopolda s’avère donc une affaire viable, dégageant des bénéfices. Elle contribue fortement à la diffusion des pratiques du voyage au sein de la population toscane, notamment avec l’essor, dès les années 1850, de pratiques de loisir de masse comme les trains de plaisir94. Pendant le Quarantotto, le chemin de fer joue aussi un rôle important dans les déplacements des groupes révolutionnaires. Bien que la fréquentation soit soumise à de fortes variations saisonnières, la mise en place de la Leopolda à fortement réduit la distance entre Livourne, Pise et Florence.

49Par ailleurs, la mise en place des premières gares favorise les modifications du paysage urbain, du moins à Pise, où la gare de la Leopolda, construite près de la porte Fiorentina, s’accompagne d’importants travaux (nouvelle place, élargissement de la rue de S. Frediano…). L’arrivée du chemin de fer dans la ville donne une importante impulsion au premier plan régulateur de la ville (1852) et à une série d’aménagements urbains. En revanche, à Livourne, qui reçoit elle aussi une des premières gares du grand-duché, la gare et les aménagements qui l’accompagnent sont beaucoup plus modestes. Installée en dehors de l’enceinte, à proximité de la porte San Marco, la première gare de Livourne est un modeste édifice d’un étage, pas encore achevé lors de la mise en service de la ligne, et trop réduit pour être capable de faire face à une éventuelle croissance du trafic de marchandise95. Léopold II et son administration ont refusé la mise en place d’une gare à l’intérieur de la ville, ce qui correspond à une volonté de maintenir le cadre des franchises, dernier élément en place du système livournais.

50Du reste, cette résistance persistante à l’ouverture de la ville se manifeste dans de multiples occasions. En décembre 1852, par exemple, le gouverneur, le directeur des douanes et le gouvernement s’opposent à l’ouverture d’un marché agricole près de la porte Fiorentina, au nord-est de la ville, arguant du décret du 28 décembre 1841, qui interdit toute construction, foire ou marché dans un rayon de 10 miglia (16,5 km) autour de la limite franche, et des nécessités de la surveillance des limites96. Malgré une pétition de propriétaires de l’agro livornese, l’appui du gonfalonier et une délibération favorable du conseil municipal, jugeant que « les marchés sont capables d’animer l’activité économique et provoquer un mouvement et une circulation de capitaux qui est la vie et la prospérité des pays et des États […] que cette vie et ce mouvement peuvent grandement contribuer à un développement majeur de l’activité agricole, vraie et première richesse des peuples »97, Florence se montre intraitable. La volonté de maintenir la clôture urbaine s’avère cependant de plus en plus difficile à tenir, tant l’essor des échanges avec l’hinterland et le mouvement journalier de milliers de personnes par le chemin de fer favorisent l’ouverture de la cité et rend plus malaisée sa surveillance. D’ailleurs, la contrebande entre Livourne et l’Italie centrale semble s’être particulièrement développée dans les années 1850-1860, impliquant une part très importante de la population98.

51Mais la mise en place des compagnies de chemin de fer a permis de renforcer les liens entre banquiers, professions libérales et propriétaires les plus ouverts à l’investissement mobilier, et entre investisseurs livournais et florentins, sur fond d’ouverture plus grande au capital extérieur. Dans cette configuration, anciennes distinctions nobiliaires et affaires, propriété et investissement mobilier font bon ménage. E. Fenzi, par exemple, est tout à la fois banquier, propriétaire immobilier à Livourne et propriétaire foncier dans les environs de Florence. Et lorsqu’il est ennobli, c’est un train qui figure sur son blason99 ! Le jeu des affaires, dont on a vu qu’il est inséparable de la constitution d’une culture, d’une société civile et d’une idéologie, encourage des rapprochements entre fractions différentes des élites, mais comme ces rapprochements opèrent à différentes échelles, ils sont porteurs, à terme, de divisions et de contradictions.

52Au niveau local, la multiplication des intérêts communs rapproche catholiques et non catholiques, propriétaires et négociants, d’autant que la distinction entre « nations » s’efface. La diversification des investissements et l’ouverture sur la finance touche en effet une part croissante des élites livournaises. Les associations, la presse et les publicistes toscans diffusent un état d’esprit favorable à cette diversification. L’Accademia del Casino, en particulier, est tout au long de ces années un point de rassemblement pourles individus les plus intéressés à l’essor du capitalisme financier toscan. Significativement, la plupart des individus participant au réseau Fenzi et à la mise en place des structures locales du crédit sont des membres fondateurs de cette association. Outre l’appel plus important du capitalisme européen, les limites désormais atteintes par les profits tirés de la fonction d’entrepôt, tant en ce qui concerne la rémunération de la médiation commerciale que les revenus de la rente immobilière intra-muros, sont une autre importante raison de cette recherche diffuse d’investissements mobiliers, qui touche aussi les strates moyennes du négoce et de la propriété et se traduit par une diversification plus importante des revenus.

53Pietro Taddei est un bon exemple de cette évolution. Né en 1790, catholique, originaire du Piémont, il vient pendant la Restauration exercer la médecine à Livourne. Sa première femme est la fille d’un négociant livournais, Orsino Orsini. En seconde noce, il a épousé Anna Giamari, fille du négociant grec orthodoxe Pantaleone Giamari, associé de Michelangelo Bastogi. Ces liens avec le négoce facilitent la constitution d’une solide fortune, d’abord mobilière. En 1839, il fait ainsi partie de la fournée qui intègre la récente noblesse de Fiesole, une distinction qui sanctionne une position bien assise dans la cité100. L’actif de son patrimoine est estimé par la Députation à la noblesse à 136506 lires toscanes, une fortune moyenne, construite sur la propriété, le travail et, surtout, sur le revenu mobilier :

54À un niveau supérieur, le cas du négociant anglais Tommaso Lloyd met aussi en évidence la diversification accrue des sources de revenus au sein des élites livournaises. Outre l’extension de ses activités commerciales vers l’exportation de l’acide borique et du marbre toscan vers la Grande Bretagne et les États-Unis, Lloyd, président de la chambre en 1842 et 1843, est présent dans la plupart des nouveaux investissements mobiliers des années 1830-1840101. Il fait partie des actionnaires initiaux de la banque d’escompte de Livourne. On le retrouve aussi, tout comme Bastogi et Giamari, parmi les actionnaires de la société d’assurance Nettuno (1831- 1834), fondée par deux Juifs récemment arrivés à Livourne, Isach Sonnino (qui va édifier une des plus grosses fortunes italiennes de la deuxième moitié du XIX^e siècle) et Bonaiuto Sanguinetti102. Au début des années 1850, il est un des principaux créancier de la Società anonima della strada ferrata da Lucca a Pistoia103. Néanmoins, jamais Lloyd n’apparaît nettement comme un des initiateurs des nouvelles affaires financières. Il reste d’abord un négociant du port d’entrepôt, un intermédiaire commercial dans le nouvel ordre économique international en Méditerranée. Jamais, à l’instar de la plupart des négociants anglais de la place, il ne figurera, dans les recensements, listes fiscales, almanachs ou associations, autrement que sous la dénomination de négociant. Il ne s’agit pas d’un cas isolé. À la veille de l’Unité, et malgré le rétrécissement et les mutations du groupe, le négoce livournais est encore un point de rassemblement pour tous les citadins qui conservent d’importants intérêts dans le port d’entrepôt et l’espace des franchises.

55Il n’en va pas de même pour d’autres importants négociants de la place. Dans le deuxième tiers du XIX^e siècle, en effet, se met en place un groupe de banquiers, pour la plupart venus du négoce, mais de plus en plus orientés vers la finance. Cette évolution est perceptible dans l’individualisation progressive de la figure du banquier par le groupe négociant lui-même, mais aussi par le reste de la société et les institutions. Ainsi, les modifications perceptibles dans les listes du temps ne sont pas seulement le résultat d’une volonté croissante de précision classificatoire. Elles correspondent aussi à une recomposition en cours au sein du négoce. Jusqu’à la Restauration, le terme banchiere n’apparaît dans les listes de négociants dressées par les almanachs. Dans les almanachs de 1816, 1830 et 1843 le terme apparaît en tête de liste mais la liste elle-même mêle indistinctement banquiers, négociants et commerçants en gros104. C’est avec le guide Volpi, publié en 1846, qu’est attestée la première liste distincte de banquiers locaux105. Dès lors, les guides proposent une liste des banquiers de Livourne, dont le nombre ne cesse de s’allonger : six en 1846, onze en 1855, dix-neuf en 1867106. Dans le même temps, le terme banchieri, ou parfois celui de capitalisti, est de plus en plus employé dans le langage administratif pour désigner des hommes encore, pour la plupart, présents dans le négoce, mais de plus en plus investis dans le crédit et la finance.

56Rares sont les hommes nouveaux. La banque suppose des relations, du crédit et de la confiance, soit un capital économique, social et culturel qui ne s’acquiert pas si facilement. La plupart des banquiers livournais sont issus de familles du grand négoce local, avec une nette domination des individus issus de familles de notables juifs. Ils appuient leur activité à la fois sur les réseaux internationaux, à base familiale, ethnique et confessionnelle, tissés par les anciennes « nations » négociantes, et sur les relations (sociales, d’affaires) qui les lient entre eux. Significativement, entre 1855 et 1867, la domiciliation des firmes bancaires de Livourne tend à se concentrer dans la Via Ferdinanda (ou Via Grande) et les principales artères attenantes (Via S. Francesco, Via della Tazza), soit dans une zone urbaine à la fois prestigieuse et centrale, mais proche du quartier juif, point d’ancrage communautaire de la majorité des banquiers. En revanche, peu d’entre eux ont une domiciliation professionnelle dans le quartier de la Venezia, encore marqué par le port et le négoce.

57Autre évolution perceptible dans les almanachs des années 1855 et 1867, la citation d’individus en tant que responsables de sociétés (directeurs, membres de conseils d’administration), des fonctions dans lesquelles les banquiers sont particulièrement représentés. Cette émergence d’un groupe de banquiers est consacrée dans les listes fiscales de l’unité italienne : en 1871, parmi les principaux contribuables à l’impôt sur la richesse mobilière, individus ou firmes, cinq sont des banquiers, dont le second revenu, celui de la firme Bastogi. Cette affirmation du crédit au sommet de la fortune locale est très nette dès les premières années de l’unité : en 1864, la quasi-totalité des vingt et un principaux assujettis à la taxe familiale sont soit des banquiers, soit des négociants ou des propriétaires particulièrement actifs dans la finance locale (si l’on excepte les deux cas, notables, de Larderel et de Lloyd).

58Les décennies 1850-1860 sont ainsi marquées par une spécialisation plus nette à l’intérieur de l’ancien groupe négociant, lequel au demeurant, domine encore la fortune locale : en 1871, les négociants sont encore les plus nombreux au sommet du revenu mobilier ; et, significativement, le contribuable le plus important est Tommaso Lloyd. Mais la dénomination de négociant est le plus souvent accompagnée d’une spécialisation professionnelle (Lloyd est cité comme negoziante di salumi), tandis qu’émergent des entrepreneurs, des armateurs et des banquiers. Or, davantage que l’armement ou l’industrie, c’est dans le crédit et la finance que s’opère le plus vite et le plus nettement la recomposition du milieu négociant. La financiarisation d’une partie du négoce livournais est liée à la demande accrue en capitaux (emprunts publics, industrialisation, révolution des transports, expansion européenne…), au développement des grandes banques d’affaire européennes et à l’intégration croissante des anciens réseaux du négoce dans la sphère du crédit et de la finance internationale107.

59C’est particulièrement le cas des Suisses, des Juifs et des Grecs, dont les réseaux, connectés aux grandes places financières (Paris, Londres) et aux nouveaux eldorados de l’investissement international (le Proche et le Moyen-Orient, surtout), quoiqu’encore utilisés pour le négoce, servent de plus en plus pour participer aux grandes affaires financières du temps. Dans les trois cas, l’on retrouve une organisation construite sur la triple proximité familiale, religieuse et géographique (une même origine, qu’il s’agisse de Neuchâtel, Chios ou des ghettos des cités d’Italie centrale). La finance suisse, dont l’intervention en Toscane et en Italie est particulièrement forte entre la fin du XVIII^e siècle et le début du XIX^e siècle108, dispose encore de correspondants actifs parmi les Suisses de Livourne (Ott-Traxler, Ulrich, Senn…), mais le poids de ces derniers dans la finance locale tend à se réduire dans la seconde moitié du siècle. En revanche, le négoce grec, fragilisé dans le commerce international des céréales, tend à diversifier davantage ses affaires, se tournant en particulier vers la finance109. Ce phénomène est aussi perceptible à Livourne : à partir des années 1850, et plus encore après l’unité, les Rodocanacchi, Tossizza, et Maurogordato, pour citer les plus importants, sont présents dans la plupart des affaires financières traitées dans la cité. Les Juifs de Livourne se sont engouffrés dans les nouvelles opportunités financières, des anciennes familles y trouvant le moyen de pallier à leur déclin dans le négoce et aux limites désormais atteintes par les revenus tirés de la rente immobilière, tandis que des négociants de plus faible envergure y édifient de nouvelles fortunes. Anciennes familles séfarades et juifs originaires d’Italie centrale se partagent ici les affaires. Particulièrement actifs sont les Uzielli, les Soria, les Cave-Bondi, I. Sonnino, F. Modena, les Tedeschi et les Franchetti. À ces hommes issus des anciennes « nations » du négoce s’ajoutent des italiens catholiques, P. A. Adami, qui fut ministre des finances de Guerrazzi, et surtout Pietro Bastogi, qui est sans nul doute le plus important financier livournais – puis toscan – de l’époque.

60Plus que tout autre, Bastogi représente cette banque livournaise émergente, qui s’affirme en étant médiatrice entre la grande banque d’affaire internationale et l’État toscan. Tout comme Lloyd, Pietro Bastogi s’est hissé au sommet de la fortune mobilière locale. Maisson évolution est en réalité tout autre, car il s’agit ici d’une sortie du négoce et de la constitution d’une fortune essentiellement financière. Comme la plupart des financiers livournais, Bastogi est d’abord un héritier : son père, Michelangelo, originaire de Civitavecchia, arrivé à Livourne à la fin du XVIII^e siècle, a construit, associé au négociant grec Giamari, une firme négociante prospère. Dès les années françaises, la firme est ouverte aux différentes formes d’investissements mobiliers dans la région, finance comprise110. Dans les années 1830, les Bastogi père et fils développent de concert l’activité financière de la firme, tout en restant dans le négoce. La situation acquise dans la cité est sanctionnée en 1838 par l’obtention de la noblesse livournaise. Mais l’émergence de Pietro Bastogi comme financier n’intervient qu’à partir de 1847, lorsqu’il commence à jouer un rôle privilégié dans le traitement des emprunts de l’État toscan, en s’appuyant sur sa nouvelle position d’intermédiaire des Rothschild en Italie111. Devenu, en matière de crédit, le principal concurrent de Fenzi et l’interlocuteur privilégié du gouvernement toscan, Bastogi en profite pour reprendre en main la direction d’autres affaires, comme les mines de fer et fonderies de l’île d’Elbe et de la Maremme, ou les sociétés de chemin de fer crééesafin d’étendre le réseau toscan en Italie centrale (lignes Lucques-Pistoia et ligne de la Maremme, qui devait relier la Toscane à Grosseto et aux États pontificaux)112.

61L’ascension de Bastogi s’est jouée entre la fin des années 1840 et le début des années 1850. Libéral, élu député en 1848, Bastogi s’était opposé très vivement à la politique financière du gouvernement Guerrazzi. Après le retour de Léopold II, en pleine politique de réaction, Bastogi a su gagner la confiance du gouverneur Ronchivecchi, lequel suggère au président du conseil et ministre des finances, Giovanni Baldasseroni, de le récompenser : « Ne serait-ce pas un acquis pour le gouvernement s’il était nommé conseiller d’État en service extraordinaire ? On peut estimer que Pietro ne le refuserait pas »113. La collaboration avec Baldasseroni devient ensuite de plus en plus étroite, Bastogi se rendant indispensable en négociant les premiers grands emprunts toscans des années 1849 et 1852. En même temps qu’il resserre ses liens avec le pouvoir, Bastogi a la prudence de ne pas se compromettre de façon trop voyante : il refuse en effet les décorations et les titres, conscient des faiblesses du régime. La position conquise auprès du gouvernement et de la cour ne l’empêchera pas, ensuite, de poursuivre son ascension financière et politique dans la première décennie de l’unité italienne. Bien au contraire, les années 1850 sont pour lui un tremplin.

62Entre 1850 et 1860, ses rapports avec la chambre de commerce de Livourne évoluent en fonction de l’appui acquis à Florence et de son rôle croissant de banquier de l’État. En 1850 et 1851, Bastogi est député de la chambre de commerce. La première année, il se montre assidu aux séances, se faisant le promoteur d’une surveillance accrue du port, ce qui lui permet d’apparaître comme un des chantres, au sein du grand négoce, de la remise en ordre de la ville. Il intervient aussi en faveur d’une amélioration du fonctionnement de la chambre, proposant la création d’une commission interne chargée d’étudier les règlements en vigueur dans les autres grands ports du temps (Trieste, Marseille, Gênes… )114. Mais la seconde année, les relations avec les autres députés sont plus tendues. Fait rarissime dans l’histoire de l’institution, une motion condamnant son absentéisme est votée en mai, alors que la participation aux séances semble globalement faiblir115. Conséquence de rivalités de personnes et d’affaires ? Si les tensions sous-jacentes à la motion de défiance contre Bastogi sont mal connues, le contexte est plus clair et fourni davantage matière à explication : Florence, rappelons-le, se défie de la chambre et rejette ses demandes, tandis que Bastogi a de plus en plus l’oreille des cercles dirigeants de la capitale. Ce hiatus entre la chambre et Bastogi est finalement résolu par le coup de force de 1857, qui impose ce dernier à la direction de la chambre, qu’il préside jusqu’en janvier 1860. Il s’y conduira avec autorité, fort du soutien gouvernemental et de sa position de membre du conseil de gestion de la B. n. T116. Bastogi est ainsi devenu la figure de proue d’un groupe qui assoit sa réussite sur la collaboration financière avec le gouvernement toscan, sur ses liens avec les grandes banques d’affaires européennes et/ou son insertion dans les réseaux négociants intégrés dans la finance internationale.

63Pour tous, le lien avec l’État toscan est fondamental. En accordant des concessions ferroviaires et en laissant libre cours à la création des nouvelles sociétés minières, industrielles et financières, État toscan a facilité la constitution d’un groupe dont il use par ailleurs pour gérer ses problèmes de trésorerie et financer ses projets (mise en valeur de la Maremme, réaménagement du port de Livourne, endossement de la dette lucquoise en 1847…). Ce lien entre les finances grand-ducales et le capital livournais s’est approfondi en 1849, sur fond de défense des intérêts et de réaction politique, quand ces hommes, à la tête de la banque d’escompte, ont refusé de collaborer à la politique financière du gouvernement Guerrazzi, puis, en revanche, ont accepter de souscrire une part de l’emprunt d’État d’octobre 1849, émis pour faire face aux dettes accumulées pendant la guerre contre l’Autriche et aux frais d’entretien des troupes.

64Plusieurs autres emprunts d’État émis dans la décennie suivante (1851, 1852, 1854)117, motivés par les difficultés quasi permanentes du budget toscan, dans la mesure où les dépenses (grands travaux, frais d’occupation) croissent davantage que les recettes. Bien que la pression fiscale, directe et surtout indirecte, ait augmenté, cette hausse reste limitée par la nécessité de ménager les assujettis à l’impôt direct, qui constituent la base sociale du régime et savent se faire entendre du gouvernement, et par les difficultés rencontrées par les classes populaires118. La finance livournaise, sous la férule de Bastogi, devient alors indispensable au trésor. D’une part, lorsqu’elle souscrit un emprunt public, elle entraîne dans son sillage plusieurs centaines de négociants, propriétaires et entrepreneurs locaux. D’autre part, grâce à ses réseaux de correspondants et ses liens avec les grandes banques d’affaires européennes, elle place une grande partie de l’emprunt d’État sur les places étrangères. Enfin, elle est associée aux grandes entreprises de bonification et de développement des infrastructures qui marquent le règne de Léopold II.

65Les finances municipales constituent une autre source de financiarisation du capital livournais. Là encore, l’emprunt est motivé par l’incapacité publique à faire face aux dépenses par les seules recettes budgétaires et par la volonté de ne pas aggraver encore la pression fiscale. L’endettement municipal touche la plupart des communes les plus importantes de la Toscane. Déjà significative dans les années 1840, la dette des communes a enflé entre 1846 et 1851, passant, à la faveur des troubles politiques, de la guerre et de l’occupation autrichienne, de 9700522 à 19664468 lires toscanes, pour ensuite reculer un peu, tout en restant à un niveau suffisamment élevé pour obérer sans discontinuer les finances municipales119. La situation de Livourne, à cet égard, apparaît comme la plus préoccupante : elle reste, pendant toute la période 1848-1859, la ville la plus endettée de Toscane, sans qu’aucune solution ne se dégage pour sortir d’un endettement devenu chronique120. L’examen, entre la Restauration et l’unité italienne, des rapports administratifs et des budgets prévisionnels de la municipalité met en évidence, à partir des années 1830, la montée de cet endettement municipal121.

66La principale source d’endettement est constituée par le financement des grands travaux urbains, l’édification de l’aqueduc de Colognole d’abord, puis son entretien et certains gros travaux de voierie, comme la mise en place de la promenade d’Ardenza122. Pour faire face, la municipalité a emprunté à divers organismes publics ou encadrés par la législation toscane, mont de piété local, caisses d’épargne, institutions charitables sous administration publique (case pie, hôpitaux)…, ce qui lui a permis d’éviter les taux trop élevés pratiqués par les opérateurs privés, mais a progressivement alourdi son endettement123. La rupture d’équilibre intervient à la fin des années 1840, lorsque les troubles politiques, la révolution et la réaction qui suit perturbent la perception des recettes fiscales124. Dès 1847, la municipalité ne peut honorer toute ses créances et s’avère incapable de fournir à la députation des aqueducs sa côte part pour l’entretien de l’aqueduc de Colognole. La concession par l’État d’une partie des taxes perçues sur la consommation urbaine, accordée le 18 novembre 1852 et prorogée en 1855 et 1859, n’est pas suffisante pour alléger le fardeau croissant de la dette125.

67Se met alors en place une dette municipale flottante, qui pèse sur la ville pendant toute la période et encore durant les deux premières décennies de l’Unité126. À partir de 1847, la municipalité contracte des emprunts auprès des opérateurs privés, pour l’essentiel des banquiers, propriétaires et négociants de la place, emprunts qui sont essentiellement destinés à faire face aux échéances et à consolider sa dette127. Elle est d’autant plus conduite à le faire que le capital local, de plus en plus ouvert à la finance et à l’emprunt public, est à la recherche de nouveaux placements : l’abondance de l’offre favorise le traitement d’emprunts municipaux à des taux raisonnables, oscillant entre 4,75 et 6 %, émis sous forme de bons au porteur. Mais cette abondance nouvelle du crédit ne fait finalement qu’aggraver une situation d’autant plus néfaste que la dette finit par entretenir la dette : non seulement une part de plus en plus importante des budgets municipaux est consacrée au remboursement des créances et de leurs intérêts, mais les emprunts souscrits auprès du public sont davantage destinés à épurer la dette qu’à financer les besoins de la ville, ce qui alimente la spirale de l’endettement128.

68Tout cela a une double conséquence. D’une part, la ville aborde l’unité dans une situation financière désastreuse, ce qui ne favorise pas l’investissement des notables dans les affaires municipales. D’autre part, une large fraction des élites, dans le sillage des financiers locaux, a profité de la dette municipale pour trouver une nouvelle source de revenu, contrebalançant ainsi largement l’augmentation de la pression fiscale, qu’elle a su par ailleurs rejeter sur le reste de la population. Faut-il alors parler, dans cette situation, d’un parasitisme des élites sur la ville, parasitisme favorisé par la réaction politique des années 1850 et qui, au moment de l’intégration dans l’État-nation, bloquerait toute relance du dynamisme urbain129 ? En 1859, pourtant, rien n’est encore joué, et la finance n’est pas tout. Malgré ses difficultés, Livourne reste un port d’envergure internationale, qui rivalise encore avec Gênes. Des entrepreneurs comme Bougleux, Pieruzzini et Marassi ou des négociants comme les Mimbelli tentent de développer l’armement local, tandis que plusieurs initiatives manufacturières notables voient le jour dans les années 1850, dont certaines bénéficient du soutien de banquiers locaux130. Et, toujours attachées au modérantisme, de plus en plus tentées par la solution piémontaise, les élites livournaises n’ont pas renoncé à s’investir dans le pouvoir local, pour peu que les circonstances politiques le permettent.