Chapitre 19. Livourne dans le biennio révolutionnaire (1847-1849)

1En 1999, dans l’introduction d’un numéro spécial de la revue italienne Passato e presente consacré à la révolution de 1848 en Europe, S. Soldani déplorait le désintérêt de l’historiographie pour le Quarantotto transalpin1. Intégrée à la culture historique commune des Italiens, la révolution de 1848, en tant qu’objet historique, aurait pâti aussi d’un héritage historiographique obsolète, car trop englué dans une hagiographie des épisodes et des personnages du Risorgimento2. Pourtant, poursuivait-elle, les débats sur les rapports entre nation et État national italien se sont faits plus vivaces ces dernières années, ce qui n’a pas pour autant rallumé l’intérêt pour 1848. Il devait donc y avoir, « au cœur du silence italien »… « autre chose »3 !

2Sans doute cet autre chose tenait-il à l’épuisement des postulats antérieurs utilisés pour déchiffrer la genèse de l’unité italienne. Or, l’histoire du Quarantotto, et plus largement celle du Risorgimento ont connu, depuis, un profond renouvellement4. Celui-ci est surtout consécutif à la mise en avant d’une culture du Risorgimento et à l’élargissement des champs d’études qui lui sont liés. À cet égard, l’étude des rites, des pratiques, des influences et des différentes formes du discours national, ainsi que l’intérêt porté à des acteurs peu étudiés précédemment (femmes, minorités…) ont non seulement permis de saisir davantage le Risorgimento dans sa complexité et sa globalité, mais aussi et surtout de montrer qu’il s’agissait sans doute d’un mouvement plus massif et diffus que pensé auparavant, marqué par différentes formes de participation impliquant de plus larges pans de la société italienne du XIX^e siècle, au-delà des élites5. Mais les apories historiographiques, en la matière, ne provenaient pas seulement d’orientations trop hagiographiques. Et elles ne peuvent être seulement dépassées par un élargissement du phénomène risorgimental. Car elles reposaient aussi, et peut-être surtout, sur une instrumentalisation des révolutions locales au profit de schémas explicatifs prédéterminés et déjà orientés par l’unification postérieure.

3À rebours de cette démarche, il convient de reconstruire l’histoire de l’unité italienne à partir d’échelles plus réduites, en renonçant à une perspective centrale préétablie6, d’autant que la révolution de 1848 est, en Italie, nettement polycentrique7. Livourne nous y invite. Il s’agit d’une ville dont le rôle dans le Quarantotto est très important, une des capitales de la révolution en Italie. Mais sa participation au processus révolutionnaire a été longtemps instrumentalisée par le débat entre marxistes et libéraux sur le sens du Risorgimento. Or, à partir de notre connaissance du système local, il nous est possible de repenser l’émergence de l’idée nationale à Livourne. Pour ce faire, il convient de confronter l’apparition de luttes sociales et politiques de type nouveau avec le cadre antérieur des « nations » : à Livourne, 1848 est aussi le choc entre l’ancienne limite citadine et de nouveaux cadres culturels, politiques et sociaux.

4Le Quarantotto italien s’étale sur une période de deux ans (le biennio révolutionnaire, été 1847 – été 1849) et touche l’ensemble des États de la péninsule. À la fois révolution politique et mouvement national, il est ponctué d’insurrections et de mouvements populaires8. Il se déroule en deux phases. La première, dominée par les modérés, est marquée par la libéralisation des principaux régimes monarchiques italiens. Puis, au cours de l’année 1848, le consensus des premiers temps éclate et, dans une seconde phase, le Quarantotto devient tout à la fois une guerre patriotique contre les Autrichiens (mars 1848 – août 1849) sous la conduite du Piémont-Sardaigne et une révolution plus radicale, dominée par les éléments mazziniens. Le mouvement patriotique et national est finalement écrasé par la réaction et les troupes étrangères – autrichiennes et, dans le cas de la république romaine, françaises9.

5Le Quarantotto livournais se déroule selon le même schéma. Dans un premier temps (septembre 1847 – septembre 1848), les modérés sont au pouvoir, tant dans la ville que dans le reste de la Toscane. Cette victoire du modérantisme s’inscrit dans un contexte d’offensive libérale, tant en Europe qu’en Toscane. Sur le plan économique, l’abolition des Corn laws en Angleterre (juin 1846) et les progrès des thèses libre-échangistes anglaises trouve un profond écho dans l’opinion toscane, comme le montre le retentissement de la visite de Richard Cobden en Italie et en Toscane (février 1847)10.

6Deux ouvrages, qui ont un grand impact sur l’opinion italienne, le Primato de Gioberti (1843) et le Delle speranze d’Italia de Cesare Balbo (1844), cristallisent les opinions des modérés. Gioberti préconise la construction d’une confédération italienne placée sous la présidence du pape. Balbo soutient l’idée confédérale, mais estime prématuré d’en fixer l’organisation (bien que ses sympathies aillent vers la solution Piémontaise). Pour lui, l’Italie doit dès maintenant construire son avenir économique en tirant profit de sa position en Méditerranée, où les échanges vont se développer avec le prochain percement du canal de Suez. Mais elle ne peut le faire en restant fractionner en petits États. Il convient donc, dès maintenant, de faire de la péninsule un marché unifié, ce qui suppose d’y développer le libre échange et d’instaurer une union douanière11.

7Le retentissement du livre de Balbo et le succès des grands congrès scientifiques mettent au centre du débat la question douanière, d’autant que le courant modéré trouve un corps de doctrine commun dans l’idée d’une Italie fédérale construite à partir d’un développement des échanges. Léopold II, qui se passionne pour le chemin de fer (le premier tronçon de la ligne Livourne-Florence, qui relie Livourne à Pise est inauguré en 1844) et pour les congrès scientifiques, n’est pas insensible aux arguments des modérés, qui profitent par ailleurs des échecs répétés des mouvements insurrectionnels républicains en Italie centrale. Cette poussée des idées libérales enregistre un premier succès notable avec le projet d’union douanière signé en novembre 1847 entre le Grand-Duché de Toscane, les États pontificaux et le royaume de Piémont-Sardaigne.

8Le grand négoce de Livourne participe à cette offensive libérale, dont les thèmes correspondent à ses vues. Déjà fort du succès remporté en 1834 et de la première ligne de chemin de fer mise en place entre la cité et Florence, il se sent encouragé dans ses entreprises et mène campagne, via la chambre de commerce, pour de nouveaux aménagements portuaires, qui ouvriraient davantage la ville sur l’Italie et lui permettraient d’être un pont entre le nord de la péninsule et la Méditerranée. Il s’agit en outre de couper l’herbe sous le pied aux projets autrichiens, projets qui visent à renforcer le port concurrent de Trieste en amarrant davantage la Toscane à la Lombardie-Vénétie des Habsbourg12. En 1847, les hommes de la chambre de commerce font pression sur le gouvernement pour qu’il s’engage dans des travaux d’amélioration et d’agrandissement du port, envoyant plusieurs mémoires et une délégation à Florence. À la même époque, un groupe de grands négociants livournais, dont Leone Arbib, Giorgio Zust et Enrico Ghebard, obtiennent du grand duc une première concession sur la construction d’une ligne de chemin de fer en Maremme, qui devait relier la Toscane aux États pontificaux13. L’autre objectif de la chambre de commerce est d’élargir encore le laissez-faire dans le port. L’offensive porte cette fois-ci sur le marché du travail, la chambre obtenant du gouvernement qu’il supprime la corporation des portefaix bergamasques14. Comme cette mesure est demandée par les portefaix locaux depuis les années 1830, les négociants de la chambre renforcent aussi – du moins dans l’immédiat – leur lien avec cette profession, qui entre dans leur clientèle politique. Avec les bateliers, les portefaix de la Venezia vont ainsi constituer le bras armé du négoce durant la première année du biennio révolutionnaire.

9Car, à partir de 1846, la poussée libérale prend une tournure plus politique. L’élection du pape Pie IX (1846) et les premières mesures de libéralisation opérées dans les États pontificaux ont un grand effet sur l’opinion toscane, par ailleurs très travaillée par une propagande libérale et révolutionnaire qui a su tourner la censure. Comme le souligne le consul de France à Livourne,

La Toscane, si paisible il y a si peu de temps, présente un aspect nouveau dont les gens qui la connaissent bien sont inquiets […] les idées libérales ont étendu beaucoup plus qu’on ne le pouvait le supposer leurs ramifications dans toutes les classes de la société15. Et, par ailleurs, des écrits libéraux et révolutionnaires, imprimés et manuscrits, des satires provocantes circulent dans le public16.

10La popularité du nouveau pape, très forte en 1847, suscite au sein du courant modéré un mouvement en faveur d’une fédération dirigée par le nouveau pontife, tandis qu’à Livourne les premiers grands rassemblements de mai et juin 1847, destinés à soutenir Pie IX, marquent l’entrée de la plèbe en politique. Le 20 juin 1847, rapporte le consul de France à Livourne, après la messe,

une masse formée en colonne se réunit dans la rue principale adjacente à la grande place, et bientôt se mit en marche… aux cris de « vive Pie IX ». La foule se rend ensuite devant la maison du consul romain, qu’on fait illuminer. Là, un homme du peuple se saisit de la bannière pontificale, que la foule voulait voir agitée. La bannière est placée sur une hampe, et la foule repart en chantant en l’honneur du pape17.

11La montée du mécontentement et de l’agitation politique pousse Léopold II à adopter des mesures semblables à celles prises dans les États pontificaux, en particulier un assouplissement de la censure, une décision qui ouvre la voie à la liberté de la presse. La nomination de Larderel, à la fois homme de confiance du souverain et libéral convaincu au poste de gonfalonier de Livourne est un autre gage du pouvoir donné aux modérés. Les mouvements populaires d’août-septembre 1847 aboutissent à la mise en place d’un gouvernement libéral dominé par la figure du modéré Cosimo Ridolfi. Le grand-duc accorde la création d’une garde civique et promet une constitution, ou Statuto, promulguée le 15 février 1848. La constitution toscane institue la séparation des pouvoirs, avec un exécutif qui reste aux mains du souverain et un pouvoir législatif composé de deux chambres, le sénat, dont les membres sont nommés à vie par le grand-duc, et la chambre des députés, élue au suffrage censitaire. En outre, l’article VI établit que « La liberté du commerce et de l’industrie sont des principes fondamentaux de l’économie et de l’État »18.

12Le maintien d’un exécutif grand-ducal fort, l’institution du suffrage censitaire et l’érection du laissez-faire économique en dogme constitutionnel portent la marque des libéraux modérés, qui remportent les élections législatives du 15 juin 1848 et dominent le sénat toscan. À Livourne, les 1409 électeurs, répartis en quatre circonscriptions, élisent députés les modérés Giera, Cercignani, Bastogi et Malenchini, soit trois avocats et un négociant. Le grand négoce livournais, soucieux de préserver ses intérêts, est dans sa grande majorité favorable à une politique extérieure prudente et à une stabilisation de la situation intérieure. Grace à l’intervention des portefaix et des bateliers de la Venezia, qui ramènent à deux reprises le calme dans la ville, ils réussissent à freiner les ardeurs radicales qui se développent au sein des classes populaires livournaises.

13Pendant un an, le grand négoce livournais rassemble autour de lui un front modéré dont l’ossature est constituée des professions commerciales et portuaires rassemblées dans la Venezia. Le 30 août 1848 encore, alors que le pouvoir est sur le point de passer aux démocrates de Guerrazzi, « six ou sept cent personnes, des portefaix, des propriétaires ou des négociants étrangers se rassemblent in piazza en criant Vive le commerce ! Nous voulons l’ordre, nous demandons que l’on face entrer la troupe maintenant »19. Le contrôle des travailleurs de la Venezia est devenu un enjeu politique majeur, et c’est leur basculement dans le camp de la révolution radicale qui sonne le glas de la domination modérée dans la ville. Car le grand négoce ne peut arrêter le processus de radicalisation révolutionnaire de Livourne, qui devient l’épicentre du Quarantotto en Toscane. C’est d’elle que part l’exigence d’une garde civique et d’une constitution. Puis, c’est encore de Livourne que se développe l’exigence, victorieuse, d’un élargissement du corps électoral (le cens nécessaire à l’inscription sur les listes électorales était de trois cent lires, mais les protestations entraînent sa réduction de moitié, à cent cinquante lires) et du recrutement de la garde civique20. Le rapide processus de radicalisation politique qui touche la cité érode en quelques mois le crédit et les positions des modérés, tandis que les démocrates les plus avancés, sous la conduite de Guerrazzi, s’organisent et diffusent les thèses patriotiques et républicaines au sein de la population21.

14En septembre 1848, le gouvernement toscan tente de reprendre Livourne en main, en interdisant les réunions et les clubs politiques qui se sont multipliés. Il s’ensuit trois jours d’émeutes à l’issue desquelles les insurgés, soutenus par la garde civique et la plèbe de La Venezia, qui ont basculé dans le camp démocrate, font reculer les troupes gouvernementales dépêchées sur place. Ils obtiennent alors le départ du gouverneur modéré, tandis qu’une commission municipale extraordinaire, dominée par les démocrates, prend la direction de la cité (Larderel, une des figures de proue du libéralisme livournais, a démissionné de son poste de gonfalonier en mai 1848). À la suite de cet événement, l’agitation révolutionnaire s’étend dans le Grand-Duché. Livourne est désormais la capitale de la révolution démocratique en Toscane, et c’est à partir d’elle que Guerrazzi et les éléments les plus révolutionnaires s’emparent du pouvoir à Florence (octobre 1848 – avril 1849)22.

15 La dissolution de la chambre et les élections à la Constituante, élue cette fois-ci au suffrage universel masculin, sanctionnent l’influence désormais prépondérante des démocrates dans Livourne. Les candidats modérés sont battus, sauf Fabbri, qui n’avait pas adopté une ligne d’opposition ouverte à la politique de Guerrazzi. La victoire des démocrates et la décision prise par le gouvernement d’instaurer un emprunt forcé sur les riches (le décret est publié le 16 mars 1849), destiné à financer la guerre contre l’Autriche a de toute manière poussé une partie des négociants livournais à prendre la fuite. Adami, le seul négociant banquier élu, est un des rares hommes du milieu rallié au camp démocrate. Ministre des finances du nouveau gouvernement révolutionnaire, c’est un proche de Guerrazzi, tout comme Frangi. Quant à Pigli, il est ouvertement républicain et représente l’aile la plus extrême des révolutionnaires livournais. L’élection est aussi un succès personnel pour Guerrazzi, qui devance largement tous les autres candidats. Inversement, aucun grand négociant modéré n’est élu député. L’élection marque non seulement la victoire des radicaux dans la ville, mais aussi la prépondérance des professionisti au sein du personnel politique local.

16Ce basculement de Livourne dans la révolution est provoqué par une conjonction de causes. Dès le début, les modérés toscans ne présentent pas un front uni. L’ampleur de la libéralisation à opérer et l’attitude à adopter face aux progrès de l’idée nationale divise ce qui est davantage un courant composé de différentes personnalités, souvent rivales, qu’un groupe politique (exemple important de divergence entre modérés, la forme politique de l’unification, qui oppose adversaires et partisans d’une solution piémontaise). Ces divisions sont avivées par la dynamique révolutionnaire : une partie des modérés souhaite que le gouvernement temporise, craignant en particulier une réaction dure de l’Autriche, tandis que l’autre considère qu’il faut aller de l’avant dans les réformes et le processus national, et éviter ainsi d’être débordé par les démocrates. Mais les uns et les autres sont effrayés par la situation livournaise, qui échappe de plus en plus à leur contrôle.

17La situation économique et sociale contribue grandement à alimenter le mécontentement des Livournais et nourrit la dynamique révolutionnaire. Nous avons précédemment évoqué l’importance de l’indigence dans la plupart des centres urbains toscans. À Livourne, elle revêt des formes spécifiques, avec des périodes d’accroissement importantes, liées à la nature intermittente des métiers du port et de la mer et au lien étroit entre la conjoncture commerciale et le marché local du travail. Surtout elle est devenue, du fait de la croissance démographique, un problème de plus en plus préoccupant. Dans les années 1840, et malgré le ralentissement de cette croissance démographique, les choses vont en s’aggravant. Les associations philanthropiques sont impuissantes à répondre à l’ampleur des besoins populaires et la municipalité, très endettée par les dépenses édilitaires, ne peut prendre convenablement le relais. Les grands travaux urbains de Pierre Léopold arrivent alors à leur terme, ainsi que la période de forte croissance de l’espace urbain : en matière d’urbanisme, l’heure est désormais à la mise en ordre et à la gestion de l’expansion des années précédentes. Les mauvaises récoltes, en Toscane mais aussi en Europe, entraînent une forte hausse du prix des denrées, et en particulier du pain, alors que Livourne est le principal entrepôt céréalier de la Méditerranée. La présence d’importants stocks entreposés par les négociants et destinés au marché international accroît la tension sociale. Ces stocks sont la cible de vols répétés, ce qui avive l’inquiétude du négoce23. Les activités industrielles et artisanales de la ville sont à leur tour touchées par la crise. Avec le ralentissement de la demande, les emplois diminuent dans ce secteur, alimentant ainsi les difficultés de la plèbe urbaine, dont une partie souffre déjà de la cherté des loyers. Ainsi, la baisse et le contrôle du prix du pain sont une des principales exigences mises en avant par les classes populaires urbaines.

18Cela avive la contestation des institutions de répression toscane, en particulier le Buongoverno et la police toscane, qui deviennent une des cibles privilégiées des manifestations populaires24. Mais c’est surtout la réglementation du marché du travail qui focalise les revendications populaires. La question du travail est en effet l’objet de revendications précises, émises par plusieurs groupes professionnels, aussi bien au sein des travailleurs du port que dans l’artisanat urbain25. Il s’agit d’obtenir du gouvernement des mesures de régulation visant à garantir un emploi stable et correctement rémunéré. Les portefaix sont les premiers à formuler de telles demandes. D’abord soutenus par la chambre de commerce, ils obtiennent en 1847 la reconnaissance de deux compagnies locales de portefaix, dites de Sacco et de Manovella, la première chargée de la manutention des céréales et la seconde de celle des autres marchandises, sur qui sont transférés les privilèges de la compagnie des Bergamasques. Dans la mesure où le grand négoce s’appuie sur les portefaix, il accepte une mesure qui contrevient pourtant à ses objectifs de liberté totale sur le marché du travail local. Encouragés par le succès des portefaix, d’autres professions présentent des revendications similaires, comme les bateliers, les gardes de la Santé maritime ou encore les gozzanti et zavorranti, spécialisés dans le lestage des navires, qui obtiennent du gouvernement Guerrazzi le monopole des opérations de lest, la limitation précise du nombre de gozzanti bénéficiant du monopole et la mise en place d’un tarif « table et proportionnel » aux opérations effectuées26.

19Ainsi, plusieurs métiers du port obtiennent des garanties dans l’exercice du travail et la reconnaissance de corporations. Le phénomène est d’autant plus remarquable que les négociants modérés, mais aussi Guerrazzi, sont initialement hostiles à l’introduction de ces réglementations. Si les démocrates acceptent finalement les demandes populaires, les modérés, vaincus sur un de leur terrain de prédilection, le libéralisme économique, basculent dans l’hostilité à la révolution, la multiplication des demandes pour obtenir des garanties de travail étant de plus en plus perçue par les modérés comme une entreprise subversive coordonnée par les révolutionnaires et influencée par les socialistes français. La formulation d’exigences propres accompagne le processus de politisation et de radicalisation des classes populaires urbaines, qui obtiennent aussi du gouvernement Guerrazzi la diminution du prix du sel, l’abolition de la taxe familiale et surtout l’institution de chantiers publics sur le modèle des ateliers nationaux français27. Une grande partie des sans-travail de Livourne entrent alors dans les compagnies de volontaires chargées des travaux de terrassements, au nord de la ville, à l’emplacement prévu de la nouvelle darse, qui est aménagée à la jonction du canal des Navicelli (reliant Livourne à l’Arno) et de la nouvelle enceinte de la ville, et qui jouxte la douane dite « d’eau » et la nouvelle gare de chemin de fer de San Marco.

20La plèbe livournaise ne se mobilise pas seulement pour défendre des intérêts matériels. Elle montre aussi au grand jour ses sentiments patriotiques et anti-autrichiens, dans une ville marquée par la force du mouvement national28. L’agitation patriotique se développe à partir d’octobre 1847, lorsque le duché de Lucques devient possession du grand-duc de Toscane. Peu de temps auparavant, Lucques a été le cadre d’importantes manifestations en faveur de la libéralisation du régime politique et elle accueille favorablement son rattachement à la Toscane. À cette occasion, des Livournais vont à Lucques manifester leur solidarité. Le consul de France à Livourne évoque

des démonstrations de joie publique auxquelles sont venus prendre part des Pisans et des Livournais amenés au nombre de plusieurs milliers par le chemin de fer… Dans la soirée des bandes de musique venues de Pise et de Livourne ont exécuté des sérénades sur les places publiques… les Lucquois et les Toscans se donnaient des accolades en s’appelant frères…29

21Mais comme cette annexion, pour obtenir l’aval des autres souverains d’Italie centrale, s’accompagne de compensations territoriales toscanes en faveur des ducs de Parme et de Modène, dont Pontremoli et Fivizzano, cités sises en Lunigiana, au nord du Grand-Duché, les manifestations patriotiques deviennent ensuite plus protestataires et obligent les princes à revoir un accord qui place des territoires toscans sous la coupe de princes absolutistes30. La fièvre patriotique est ensuite nourrie par le danger d’une intervention armée de l’Autriche, qui occupe Modène et Parme, puis, à partir de mars 1848, par le début de la guerre austro-sarde. Elle pousse de nombreux Livournais à aller combattre les Autrichiens. Parmi les trois mille volontaires toscans mobilisés au côté de Charles-Albert de Piémont Sardaigne, certains sont des portefaix et bateliers de la Venezia, ou encore des artisans et ouvriers de la ville31.

22La crainte de l’intervention autrichienne joue un rôle essentiel dans l’exigence populaire d’une garde civique armée par l’État et recrutant largement au sein de la population, tandis que les tergiversations du gouvernement modéré vis à vis de l’Autriche et de la guerre patriotique alimentent le mécontentement et la radicalisation populaire32. Patriotisme et revendication sociale constituent ainsi la toile de fonds de la participation populaire à la révolution de 1848. Cette forte coloration populaire, qui permet à Livourne d’être le centre moteur de la révolution radicale en Toscane, constitue la principale originalité du Quarantotto local. Comme le note Gramsci, « Livourne fut une des rares villes où l’on ait vu en 1848-1849 un profond mouvement populaire, une intervention des masses populaires qui eut une large répercussion dans toute la Toscane et épouvanta les groupes modérés et conservateurs »33. À plusieurs reprises, le consul de France souligne cette implication populaire, évoquant les « jeunes gens des faubourgs et des fils de fermiers de la campagne34, […] la classe ouvrière »35 (i.e. ceux qui travaillent de leurs mains), le plus souvent « la masse » ou « le peuple ». Elle apparaît aussi dans l’importance des foules qui défilent lors des grandes fêtes révolutionnaires, ou dans la multiplicité des rassemblements et mouvements protestataires composés d’ouvriers. Le développement d’un mouvement populaire révolutionnaire autonome est un élément essentiel de la dynamique livournaise du Quarantotto36. Ce peuple réussit, au fil des fêtes civiques et des rassemblements révolutionnaires, à imposer un dialogue aux autorités, et en particulier au gouverneur de la ville. Ainsi, en décembre 1847, le consul de France note que « le gouverneur a dû paraître sur le balcon de son palais et entrer en conversation avec les orateurs du peuple […] Au milieu de cette étrange conversation, deux hommes du peuple ont paru au balcon… »37. Dans le même temps, la garde civique montre de premiers signes d’insoumission en refusant les officiers nommés par le gouvernement, tandis que les portefaix montrent leur puissance en imposant l’arrêt des opérations de manutention sur le port pendant la durée des fêtes religieuses de fin d’année38.

23Ces vocables de peuple ou de plèbe ne recouvrent pourtant pas un ensemble social uniforme, ni même un ensemble politiquement unifié. Les contemporains distinguent bien la plèbe grassa des artisans, portefaix des corporations, petits patrons de barque, ouvriers du verre… jouissant de revenus plus élevés et surtout d’un travail régulier, et l’ultima plebe des journaliers, débardeurs, marins et autres travailleurs occasionnels de la ville et du port, qui représentent une masse difficilement évaluable (15000 individus pour Guerrazzi39) mais assurément très importante, et gonflée par les ouvriers que la crise économique a mis au chômage. C’est surtout l’agitation de cette dernière fraction de la plèbe qui inquiète les modérés, et contre laquelle ils utilisent les portefaix et bateliers de la Venezia, désireux de protéger l’activité portuaire du désordre. Les conditions dans lesquelles est instituée la garde civique, en septembre 1847, mettent particulièrement en évidence ces divisions populaires. Dans un premier temps, la garde est destinée à être une institution purement bourgeoise, mais, avec le soutien des démocrates et d’une partie des modérés, la « plèbe grasse » réussit à y entrer. En revanche, la plèbe des travailleurs précaires est tenue en lisière, dans la réserve de la garde. La dépendance vis-à-vis d’une autre personne a été le critère essentiel d’exclusion. Ainsi, les journaliers, les brassiers, les fermiers et les domestiques sont seulement admis dans cette réserve, tandis que sont exemptés les fonctionnaires de l’État, les militaires, les ecclésiastiques et les consuls représentant une puissance étrangère.

24Cette division de la plèbe recoupe le jeu des appartenances spatiales et économiques. Courtiers, portefaix, bateliers et patrons de petites embarcations côtoient tous les jours les négociants dans le quartier de la Venezia, de sorte que le vocable de Veneziani, fréquemment employé dans la première phase de la révolution, désigne le rassemblement des hommes vivant du port d’entrepôt. Le négoce se sert de cette croyance en une communauté d’intérêt, qui repose, comme on l’a noté précédemment, sur des liens de clientèle et de voisinage. Les Veneziani plébéiens, rassemblés par le négoce, s’opposent, en tant que tel, au reste de la plèbe, par ailleurs souvent associée aux faubourgs et à son manque d’urbanité. À plusieurs reprises, les affrontements entre individus de la plèbe s’apparentent d’ailleurs à une réaction des Veneziani contre la venue du peuple des faubourgs, la Piazza Grande ou le Voltone constituant en général un champ d’affrontement entre les deux camps40.

25Mais au cours du processus révolutionnaire, les divisions politiques au sein de la plèbe s’estompent. En premier lieu parce que l’ultima plebe s’organise et obtient du gouvernement Guerrazzi la prise en compte de certaines revendications évoquées précédemment, comme l’institution des chantiers de la nouvelle darse et l’élargissement de la réglementation du travail. Ensuite, et là réside le plus grand échec du négoce, la jonction des deux plèbes sous l’égide des démocrates peut s’opérer dans la dynamique unificatrice du patriotisme, ce qui contribue grandement à l’armement de la réserve de la garde civique, une autre revendication de l’ultima plebe.

26Dans tous les cas, il apparaît que les plèbes de Livourne, si elles sont travaillées par la propagande des bourgeois démocrates de Guerrazzi, lesquels exercent sur elles, pour reprendre M. Agulhon, un « patronage démocratique »41, acquièrent cependant une autonomie politique de plus en plus affirmée, qui progresse au rythme d’une politisation rapide. C’est ce que note Hertzen dans une de ses Lettres de France et d’Italie :

En Toscane, le mouvement politique me parut encore plus prononcé qu’en Piémont. Dans les rues de Livourne, on voyait des groupes discuter politique avec beaucoup de chaleur, tous prenaient part à la dispute douce-amère, les fachini, les bateliers. On avait mis sur tous les magasins des foulards tricolores avec des inscriptions incendiaires, avec des appels, avec le portrait de Pie IX ; on portait d’énormes cocardes aux chapeaux, les femmes des nœuds tricolores, les enfants chantaient l’hymne de Pie IX42.

27Cette politisation s’affirme lors des événements, manifestations et fêtes qui ponctuent le Quarantotto43. Elle doit aussi beaucoup aux clubs qui se développent dans la ville. Comme le note le consul de France, « La classe ouvrière, qui fréquente ces réunions, devient de plus en plus audacieuse et exigeante44 […] l’initiative est descendue au peuple qui délibère en comités secrets… »45 Il est d’ailleurs significatif que le dernier gouvernement modéré, dans un ultime effort pour reprendre la ville en main, ait décrété, en vain, l’interdiction des clubs. D’ailleurs, loin d’être une masse indisciplinée, la plèbe défile en pelotons et colonnes, comme lors des réjouissances destinées à fêter l’institution de la garde civique : l’annonce de la décision déclenche « … un délire de joie ; 10 à 12000 personnes ont paradé dans les rues et parcouru la ville par pelotons… »46. « Toute la population, parée de rubans et de cocardes tricolores italiennes y prend part. Les réjouissances consistent principalement en promenades exécutées militairement, au son du tambour, par des colonnes de peuple rangées en pelotons… »47.

28L’organisation des défilés montre l’existence de structures populaires d’encadrement, dont nous ne connaissons pas avec précision le fonctionnement, mais qui jouent un rôle fondamental dans l’expression politique de la foule : « La population de Livourne est organisée en sections et en centuries ; à un signal ces sections se réunissent et marchent où la voix de leur chefs les conduit… »48. Cet encadrement doit beaucoup au cadre paroissial. Le clergé de la ville, très touché par les idées de Gioberti, est particulièrement actif dans un mouvement populaire encore fortement marqué, à ses débuts, par la ferveur religieuse et l’adhésion à Pie IX : « Toute la place était couverte d’hommes à genou, de bannières, de drapeaux élevés en l’air pour recevoir la bénédiction destinée à sanctifier aux yeux du peuple ses intentions et ses vœux »49. Une commission, nommée par acclamation, rédige un programme de fêtes pour les paroisses qui doivent se réunir le surlendemain, « leur curé à leur tête, pour marcher dans la ville et se rassembler sur la place du Dôme et les rues adjacentes ; les portes de l’église seront alors ouvertes pour que tout le peuple puisse suivre le Te Deum »50. Le jour dit,

dès le matin le rappel du tambour a appelé sous la bannière de la paroisse les habitants à se réunir pour marcher à la rencontre des députations des villages et villes voisines convoquées au Te Deum : à onze heures le défilé a commencé : chaque paroisse était précédée de la bannière ornée de banderoles (sic) aux couleurs tricolores italiennes ; 10000 personnes environ ont défilé […] Au centre des files marchaient des femmes couronnées de fleurs, de feuillages ou coiffées de chapeaux à la Henri IV, toutes parées de rubans tricolores ; le clergé des paroisses […] formait des pelotons […] des musiques militaires et civiles précédaient les paroisses et les députations. Toute cette masse, peuple, citoyens, femmes, clergé marchaient au pas militaire dans le plus grand ordre…51

29Ce lien avec la religion catholique se retrouve bien évidemment dans le contenu politique de la fête. Pacifique à ses débuts, le mouvement est apparemment unanime derrière les revendications libérales et le soutien à une confédération italienne présidée par le pape. Puis, au cours de l’année 1848, le catholicisme est moins présent dans les rassemblements populaires. Cela tient à l’effacement de la revendication nationale néo-guelfe, provoqué par les tergiversations de Pie IX et l’affirmation de la solution piémontaise, mais sans doute aussi au progrès des structures populaires qui diffusent rapidement des idées et des pratiques laïcisées.

30Pour les Veneziani, ce sont surtout les organisations professionnelles et « caravanes » de portefaix qui servent de cadre à une action politique disciplinée et organisée. Les « caravanes » élisent leurs responsables, les « caporaux », reconnus comme interlocuteurs par la chambre de commerce et les autorités, dont certains, comme les frères Gualberto et Giorgio Ciccio Roberti, prennent une part active aux événements de 1848. Certains de ces dirigeants populaires deviennent des chefs politiques et occupent une place centrale dans le combat que se livrent modérés et démocrates locaux. C’est par exemple le cas d’Antonio Petracchi, dit Giannettino, chef des navicellai (bateliers) de la Venezia, d’abord soutien du négoce contre Guerrazzi, puis rallié à ce dernier et commandant du bataillon de volontaires bande nere, regroupant des hommes du peuple partis combattre au côté de l’armée piémontaise52. D’autres, comme l’ouvrier bottier Enrico Bartelloni, animateur d’un important club politique de la ville, sont des cadres révolutionnaires formés dans les sociétés secrètes qui se sont développées dans les années 183053. Ils sont l’avant-garde d’un mouvement de déchristianisation qui va en se développant au sein de la plèbe livournaise, en même temps que progressent les idées socialistes et républicaines.

31L’affirmation de dirigeants politiques issus de la petite bourgeoisie intellectuelle, voire de la plèbe, et les progrès de la politisation populaire accompagnent ainsi l’émergence d’une conscience nationale et sociale dans la cité. Avec l’irruption de nouveaux acteurs sur le devant de la scène civique, 1848 marque un tournant dans l’histoire politique de Livourne, qui semble entrer brusquement dans la modernité politique, tout à la fois par la lutte des classes et la participation à la construction de l’État-nation.