Introduction. Livourne risorgimentale, des « nations » à l’État-nation

1Il y a deux figures historiographiques de Livourne risorgimentale, opposées mais toutes deux implicitement construites autour du problème de la modernité citadine. L’une insiste sur la modernité politique de Livourne. A partir de Gramsci et avec l’essor, après 1945, de l’historiographie marxiste italienne, la révolution de 1848 apparaît comme l’événement fondateur et le pivot d’une période qui accoucherait de la politisation populaire et de la lutte de classe contemporaine. Exception notable dans l’Italie urbaine de la révolution, Livourne semble ainsi à l’avant-garde des temps nouveaux1. Plus récemment, dans le sillage du renouveau historiographique de l’histoire sociale italienne du XIX^e siècle, cette entrée dans la modernité a davantage été mise sur le compte des élites sociales, aux avant-postes de la formation des associations et de la société civile2^. L’autre figure historiographique met au contraire en avant le déficit de modernité de la cité. Livourne du XIX^e siècle apparaît comme une ville conservatrice, arc-boutée sur les privilèges de la franchise, qui rentre à reculons dans l’État-nation et ne sait pas profiter des opportunités de rénovation offertes par l’unification. Là encore, les élites occupent une position centrale : trop pusillanimes, guidées par des négociants occupés à défendre avant tout les intérêts liés au port franc d’entrepôt, leur rédemption ne viendrait finalement qu’au XX^e siècle et par les industriels, nouvelle classe émergente porteuse du renouveau de la cité3.

2Dans tout cela, nous paraît d’abord établi que Livourne entre, au cours des décennies 1830-1860, dans une période d’intenses mutations politiques et institutionnelles. Deux dates encadrent et marquent ces changements. En 1836, la Livornina accordée à la fin du XVI^e siècle, et qui établissait l’existence institutionnelle des « nations », est abolie. En 1868, c’est le tour du port franc. Entre ces deux dates, deux autres, 1848 et 1859-1860 (chute des Lorraine et rattachement au Piémont), inscrivent ces changements dans la construction de l’État-nation italien.

3Par ailleurs, si le Risorgimento marque la fin de l’ancien système livournais, l’insertion de la ville dans le nouveau cadre national est d’abord un échec : après deux décennies de crise, Livourne est redimensionnée ; à la différence d’autres grands ports de la Méditerranée septentrionale, comme Marseille, Gênes et Barcelone, son inscription dans l’État-nation signifie la perte de son envergure internationale. Il n’y a pas pour autant d’explication positiviste à cette sortie ratée de l’ancien système urbain. L’évolution du commerce en Méditerranée n’est pas, par exemple, une explication en soi : c’est davantage l’incapacité de la ville à s’adapter au nouveau cours des choses qui est en cause.

4Faut-il alors trancher dans le sens d’un défaut de modernité ? La réalité de l’évolution citadine, prise dans son ensemble, est beaucoup plus paradoxale : tant sur le plan des progrès de la société civile que sur celui de l’innovation économique ou politique, la ville et ses élites font souvent preuve d’initiative. À bien des égards, dans les années 1830-1840, Livourne apparaît comme la cité la plus dynamique de Toscane. Rendre ces contradictions intelligibles suppose d’abord d’intégrer la portée créatrice des ruptures politiques : 1848 et 1860 représentent, malgré des continuités importantes, des changements de cap décisifs. Par ailleurs, l’évolution du système urbain et la question de la modernité n’est saisissable qu’inscrite dans une analyse historique des rapports entre l’État, les élites locales et la ville, intégrant aussi bien l’évolution des structures sociales que les enjeux liés aux changements de structures territoriales4.

5S’intéresser aux phénomènes, donc. Trois, en particulier, qui sont fondamentaux pour l’évolution de la cité, nous semblent devoir retenir l’attention et traversent l’ensemble de cette troisième partie. En premier lieu, le rapport entre « nations » et État-nation : il y a un passage d’une conception à l’autre qu’il convient de suivre attentivement. En second lieu, le jeu des intérêts, qui se noue dans un rapport complexe entre défense des privilèges acquis à l’ombre de la franchise et nouvelles initiatives économiques ou urbanistiques. Enfin, autour de ces deux problèmes se noue la question centrale du devenir de la notabilité livournaise, appelée à changer de forme avec la remise en cause du cosmopolitisme et du port franc. C’est surtout et finalement les difficultés à établir une nouvelle notabilité en phase avec la modernité politique, sociale et économique du temps qui rend compte de l’échec livournais5.