Chapitre 12. Livourne, l’État et la Restauration

1Le 20 avril 1814, la convention de Parme conclue entre les plénipotentiaires de Murat et de Ferdinand III rétablit la dynastie des Lorraine en Toscane. Le 15 novembre de la même année, les lois en vigueur avant l’annexion à l’Empire sont restaurées et la législation napoléonienne abolie. Sur le plan territorial, le congrès de Vienne restaure le grand-duché dans ses frontières antérieures, augmentées de l’État des Présides et de la Principauté de Piombino, ce qui lui permet de prendre le contrôle de plus de 60 km de côte vers le sud et des îles de l’archipel toscan (Capraia, Pianosa, Montecristo, Giglio et surtout île d’Elbe). Le système de défense maritime toscan devient alors plus insulaire, mais Livourne, dont le gouverneur est commandant suprême du littoral, en reste la clé de voûte. Ces frontières de la Restauration restent inchangées jusqu’en 1847, lorsque le duché de Lucques est annexé à la Toscane. En termes d’organisation de la société et des pouvoirs urbains, la Restauration poursuit dans la direction initiée sous le règne de Pierre-Léopold. De ce fait, les réformes politiques des années françaises, qui ont souvent été dans la continuité du despotisme éclairé, ne sont pas toutes abandonnées. Le rétablissement, dans ces grandes lignes, de l’organisation citadine antérieure (poids de la notabilité et de la limite communautaire, des corps et des privilèges) n’empêche pas le maintien et la consolidation des formes de notabilités apparues entre la fin du XVIII^e siècle et le début du XIX^e siècle et construites sur le milieu de la rente (le Possesso) et sur celui du négoce (le Negozio, ou Commercio). La cité de la Restauration associe ces deux aspects. L’originalité de la ville/port franche est ainsi intégrée dans le schéma administratif général qui préside à l’organisation des cités toscanes. Cela favorise la multipolarité des pouvoirs locaux. Ni la municipalité, ni la chambre de commerce, ni les « nations » ne sont exactement constituées des mêmes individus ni, surtout, investies des mêmes fonctions de représentation. De ce fait, elles ne peuvent prétendre incarner toute l’élite locale. La monarchie, qui intègre ces différentes formes de notabilité dans un système régional de pouvoir de plus en plus bureaucratique, en tire profit pour perpétuer un ordre politique incontesté jusqu’à la révolution de 1848.

2La réforme de septembre 1816 restaure l’organisation administrative en vigueur avant l’annexion à la France. Plusieurs institutions importantes mises en place sous le règne de Pierre-Léopold, et tout particulièrement la présidence du Buongoverno, dotée de toutes les fonctions de police, sont rétablies. Les anciens pouvoir locaux sont eux aussi reconstitués. Avec le rétablissement des fonctions de gouverneur et de gonfalonier, du conseil des prieurs et des administrations les plus importantes d’avant l’annexion, comme le Scrittoio delle Regie Fabbriche (Bureau des bâtiments publics), chargé de l’action édilitaire de l’État, Livourne retrouve ses institutions locales de la fin du XVIII^e siècle. La restauration de la franchise et des privilèges des « nations », demandée par la majorité du grand négoce et par les notables communautaires, complète le tableau. Il serait cependant trop hâtif de conclure à une restauration pure et simple du système urbain en vigueur au XVIII^e siècle. En premier lieu parce que la Restauration, en Toscane, est marquée par le pragmatisme et la modération. Bien que l’image d’une Toscane préservée des excès de la revanche et de la rigueur policière soit largement surfaite, il n’y a pas eu de politique de réaction comparable à celles menées au Piémont, dans le duché de Modène et dans les États pontificaux1. Le nouvel équilibre politique et territorial en vigueur dans la péninsule facilite l’instauration, en Toscane, d’une politique de conservatisme modéré. Après le congrès de Vienne, le grand-duché est placé, comme la plupart des États italiens de la Restauration, sous l’influence dominante de l’Autriche de Metternich. Celle-ci, afin de préserver l’ordre international institué par la Sainte Alliance, veut éviter une rupture trop brutale avec les équilibres mis en place pendant les années françaises. Les liens dynastiques qui unissent les Habsbourg de Vienne et de Florence, tout comme les similitudes de conception de la fonction monarchique facilitent l’installation rapide de ce climat de modération politique.

3Passés les premiers mois de la Restauration, pendant lesquels le grand-duché est en partie dirigé par des partisans de la réaction, la direction des affaires toscanes échoit à des individus plus modérés, issus, comme N. Corsini et V. Fossombroni, du personnel réformateur de la première période lorraine, en général resté dans l’administration centrale pendant l’occupation française. Il en va bien souvent de même au niveau local. À Livourne, la nomination comme gouverneur de Francesco Spannocchi, un militaire fidèle de Ferdinand III, n’empêche pas le maintien aux postes de responsabilité (gonfalonier, direction des douanes, du port, des hôpitaux et institutions charitables…) d’hommes ou de familles déjà en place à la fin de la première période lorraine et qui ont poursuivi leur carrière pendant les années françaises, comme Ferdinando Sproni et Albizzo Martellini2. De la même façon, et si l’on excepte les Britanniques, réintroduits dans le jeu dès le début de la Restauration, les négociants qui dirigent la chambre du commerce de la Restauration ont souvent exercé cette responsabilité sous le précédent régime. En second lieu, les hommes qui dirigent la Toscane de la seconde période lorraine sont d’autant moins portés à la réaction antilibérale qu’ils restent des réformateurs attachés à l’œuvre accomplie sous Pierre Léopold. À ce titre, ils veillent à empêcher toute remise en cause des grandes décisions de ce règne. Ils évitent ainsi le rétablissement du pouvoir ecclésiastique et de la mainmorte et achèvent la vente des biens des congrégations religieuses supprimées.

4C’est le plus souvent en fonction de cet héritage léopoldien qu’ils déterminent leurs décisions et leur position par rapport à l’héritage des années françaises. À la législation pénale napoléonienne, jugée extrêmement sévère, est substituée celle, plus libérale, de la fin du XVIII^e siècle. Inversement, les mesures prises par les Français contre les dernières servitudes foncières, comme la suppression totale des fidéicommis (la Toscane est le seul État italien de la Restauration qui ne les rétablit pas), sont validées. Les opérations de cadastration lancées par les Français sont poursuivies et aboutissent, sous le règne de Léopold II, à l’activation du nouveau cadastre toscan. Les importants transferts de biens provoqués par la saisie de biens d’église et la vente de biens nationaux ne sont pas annulés. Certains éléments de la législation napoléonienne sont conservés, comme le code de commerce, le système hypothécaire et une partie des dispositions du code napoléon en matière testamentaire. Si les négociants de Livourne perdent une de leur institution représentative la plus importante, le tribunal de commerce, ils bénéficient de l’abolition de la patente et conservent la chambre de commerce, qui fonctionne désormais sur la base du règlement édicté avant l’annexion (décret du 26 mai 1814)3.

5Le retour du régime léopoldien ne signifie donc pas une remise en cause totale des changements opérés pendant les années françaises. Les réformes napoléoniennes qui sont dans la continuité de l’œuvre accomplie par le despotisme éclairé sont le plus souvent conservées, tandis que sont annulées celles qui correspondent mal aux orientations définies sous le règne de Pierre Léopold. Le rétablissement, malgré le mécontentement populaire consécutif aux disettes de 1816-1817, de la libre circulation des biens instituée à l’époque de Pierre Léopold tient en partie au poids de cet héritage du despotisme éclairé. L’autre raison de cette décision est la volonté de favoriser les intérêts des élites engagées dans le commerce du grand-duché. Ménager les intérêts du négoce et de la propriété « éclairée » est en effet l’autre élément permanent qui guide la politique de l’État pendant la Restauration. Pour Livourne, cela explique largement le retour de la franchise et des « nations », deux institutions liées à la fonction d’entrepôt, tout comme la rapide confirmation de la chambre de commerce. En revanche, celle de Florence, en butte à l’opposition d’une partie du négoce et de la banque locale, ne sera rétablie qu’après trois ans d’hésitation4.

6Permanence du personnel politique et administratif, permanence d’orientations favorables aux élites de la fortune mais hostiles aux privilèges de l’Église et de l’aristocratie, poids de l’héritage des Lumières… les éléments de similitudes entre la période impériale et la période antérieure du despotisme éclairé ne manquent pas et donnent à la politique livournaise de l’État une certaine continuité5. Lorsque Léopold II, au début de son règne, manifeste une nette volonté réformatrice, plusieurs de ses orientations donnent ainsi un sentiment de déjà vu : bonifications en Maremme, allégements de droits douaniers, essor du réseau routier, développement des cadres bureaucratiques sont dans le droit fil de la politique menée par son grand-père Pierre Léopold et, sur biens des aspects, de celle du régime napoléonien. Les régimes qui se succèdent en Toscane entre la fin du XVIII^e siècle et le milieu du XIX^e siècle ont en effet en commun d’être construits sur un même socle. Ils constituent un mélange de réformisme, de paternalisme et d’autoritarisme étatique. Tous sont édifiés sur trois principes essentiels, liés entre eux : le renforcement du pouvoir et des capacités d’intervention du souverain ; la plus grande efficience et, partant, la rationalisation des cadres administratifs de l’État ; la collaboration des classes dominantes urbaines à la gestion du pouvoir, soit dans l’appareil bureaucratique en développement, soit par la participation à des corps locaux de représentation (municipalités, chambres de commerce). En Toscane, mais aussi en Lombardie-Vénétie, dans le royaume de Naples puis dans le Piémont de Charles-Albert, l’État cherche à s’appuyer sur ces élites et instaure avec elles certaines formes de dialogue, qui peuvent impliquer un élargissement des pouvoirs locaux6.

7Cette forme de pouvoir, communément appelée monarchie administrative, se généralise dans la péninsule Italienne à partir des modèles unifiants que sont le régime napoléonien et la monarchie autrichienne des Lumières7. Elle est d’autant mieux adoptée en Toscane qu’il existe une tradition locale de monarchie administrative qui remonte à la première période Lorraine. Dans la monarchie toscane, réformisme et conservatisme sont étroitement liés, le souverain ayant fréquemment recours à la réforme administrative pour rendre plus efficace – et donc pérenniser – l’ordre établi. Sous le règne de Léopold II, les réformes administratives ne manquent d’ailleurs pas8, de sorte que l’adaptation des rouages du pouvoir aux besoins de la monarchie devient une posture permanente. La monarchie administrative arrive ainsi à maturité sous la Restauration.

8Cette perception des choses constitue un changement de perspective par rapport à l’historiographie classique du Risorgimento : tant pour l’interprétation libérale que pour l’interprétation marxiste, le système monarchique mis en place à partir des Lumières a atteint ses limites avec la Restauration9. Appliqué au cas toscan, cela conduit à insister sur l’échec des réformes entreprises après la Restauration, qui échouent car elles cherchent à améliorer la gestion administrative du pays sans toucher aux fondements politiques qui la soutiennent10. La seule expérience positive, tentée par les libéraux un temps au pouvoir (1847-1848), qui mettent en place une monarchie constitutionnelle dans laquelle l’autonomie locale occupe une place très importante, est emportée par la réaction qui suit l’échec du Quarantotto toscan. L’État toscan de la Restauration se serait donc empêtré dans le schéma directif des Lumières, et son incapacité à se réformer vraiment aurait été une des causes de sa chute. Le raisonnement ne vaut pas seulement pour la Toscane : selon l’historiographie classique du Risorgimento, la chute des États régionaux italiens (1859-1860) aurait été provoquée par leur incapacité à s’adapter aux changements nécessaires. Les États régionaux princiers auraient succombé à la poussée modernisatrice des XVIII^e et XIX^e siècles, qu’ils auraient initié avant d’en être finalement la victime. Ayant accompli leur fonction historique, ils sont donc condamnés au dépérissement. A contrario, le tournant libéral et constitutionnel pris par le Piémont justifie sa victoire.

9Cette idée d’un trend modernisateur, généralisé à l’ensemble de la péninsule Italienne, dont le mécanisme s’impose aux États et aux sociétés régionales, repose sur la thèse d’une affirmation progressive et concomitante de la société bourgeoise et de l’État-nation11. Il s’agit là d’une analyse classique du Risorgimento, conçu comme un grand mouvement de réveil national, qui commence avec les Lumières et aboutit à l’unité politique et territoriale. La Restauration, ainsi subordonnée à l’accomplissement du Risorgimento, ne serait donc qu’une phase de transition, marquée par la résistance de formes politiques appartenant au passé12. Le fonctionnement des structures administratives et politiques de la Restauration a ainsi peu focalisé l’analyse, car ces structures devaient céder la place à un cadre plus adapté, celui de l’État-nation libéral. Ce constat vaut aussi pour la Toscane, où l’analyse du système administratif de la Restauration a été à peu près abandonné après les travaux d’A. Aquarone et de G. Pansini, qui datent des années 1950-1960.

10La lecture du Risorgimento proposée par D. Mack Smith, qui considère que l’unification est davantage le fruit des circonstances politiques du temps, et la remise en cause, à partir des années 1970, de la « légende noire » de la Restauration, sont pour beaucoup dans le regain d’intérêt dont a bénéficié, ces vingt dernières années, la question des monarchies administratives13. L’accent est désormais mis sur les relations entre notables et État, soit un déplacement des aspects idéologique et institutionnel vers les pratiques des acteurs, ce qui a permis de mettre davantage en évidence les enjeux que constituent les pouvoirs locaux. Ceci étant, l’on en reste globalement à une histoire des causes de l’unification, dans laquelle l’État régional succombe sous le poids de ses contradictions. Au bout du compte, dans la plupart des études les plus récentes, la réorganisation administrative ne peut sauver des États régionaux qui manquent de soutien dans la société, en particulier dans les nouvelles classes supérieures et moyennes, mécontentes de la place qui leur est faite14. Elle s’avère finalement illusoire. Malgré leurs velléités réformatrices, les pouvoirs centraux, inquiets des dangers de déstabilisation révolutionnaire, ne laissent pas suffisamment d’autonomie aux pouvoirs locaux, dont l’instrumentalisation excessive empêche toute véritable intégration de la société civile bourgeoise en expansion, ou bien ils se heurtent aux résistances des notables locaux15.

11Ces analyses, quelle que soit leur pertinence, tentent d’évaluer des paradigmes d’histoire nationale. Or, pour nous, il ne s’agit pas d’abord de rechercher à Livourne les blocages de l’État régional et d’illustrer ainsi les causes du Risorgimento, mais d’abord de reconstituer un modèle local de fonctionnement des pouvoirs, de façon à mieux comprendre ensuite l’évolution de la ville et du port. Une telle inversion de démarche permet de ne pas évacuer l’irréductible différence de l’objet étudié, la confrontation avec la question du Risorgimento (III^e partie) devant être reconsidérée une fois bien établi les contours du système urbain de la Restauration. La relation établie entre Florence et Livourne repose sur plusieurs paramètres essentiels. Deuxième ville de Toscane, Livourne est le principal débouché maritime de Florence et, par son insertion dans des réseaux d’affaires internationaux, l’alimente en capitaux. Les facteurs de rapprochement entre les deux villes, construits sur les échanges et l’intérêt, sont importants et passent surtout par les élites (cf. infra chapitres suivants et III^e partie). Dans le même temps, les administrateurs florentins considèrent avec méfiance cette ville portuaire encore atypique, dont l’élite reste majoritairement composée de négociants des « nations », rarement possessionnés en dehors du territoire proche de Livourne. Le Prince partage ces préjugés, mais l’espace livournais reste privilégié lorsqu’il s’agit d’affirmer la politique d’urbanisme du pouvoir central. En termes de gestion étatique de la ville, il ressort de tout cela que Livourne est à la fois marginale et objet d’une attention particulière. Perçue comme une cité différente et à bien des égards dangereux, qu’il convient de contrôler étroitement et qui reste peu associée au pouvoir, elle est aussi un lieu d’expérimentation privilégié pour le réformisme de la monarchie administrative toscane, qui s’est employée à développer sa relation avec les élites locales, toujours plus notabilisées.

12Que ce soit pour réformer ou pour contrôler – les deux termes sont d’ailleurs souvent liés – le pouvoir central est ainsi très présent dans la ville, sans nul doute plus que partout ailleurs en Toscane. Il s’appuie pour cela sur un double filet de contrôle, horizontal (services et administration locale dépendant du gouverneur), et vertical (rouages administratifs supérieurs, à Pise surtout). Avec l’effort de rationalisation administrative entrepris par les différents régimes qui se sont succédés depuis les réformes de Pierre Léopold, les relations entre les bureaux florentins, l’administration périphérique et les pouvoirs locaux se sont développées. Mis à part les réformes des années 1848-1849, d’inspiration libérale – mais elles ne sont qu’une parenthèse dans le système administratif en vigueur dans le grand-duché –, les fréquents ajustements du dispositif administratif sont d’inspiration bureaucratique et visent à régler les problèmes de gestion des communes par le développement de fonctions spécialisées sans toucher aux fondements politiques du système. Loin de changer la hiérarchie des pouvoirs, ils multiplient les organes et les fonctionnaires chargés de contrôler les pouvoirs locaux.

13Si l’on excepte la saison des bains, au cours de laquelle Livourne accueille la famille régnante et son entourage, Florence, en tant que capitale, lieu de résidence de la cour, de l’administration centrale et de l’aristocratie, domine Livourne. Jusqu’en 1848, les principaux organes florentins de gouvernement, pour la plupart créés par Pierre Léopold et composés de membres nommés par le souverain, sont le Real Consiglio di Stato, Finanze e Guerra, la Reale Consulta et la Presidenza del Buongoverno. Ils interviennent, à des degrés divers, dans le contrôle croissant que le centre exerce sur les pouvoirs locaux et l’administration périphérique. La Reale Consulta a la charge de contrôler les tribunaux du grand-duché et d’établir, sous commission du Conseil d’État, les textes de loi. Le Conseil d’État assiste le souverain dans la direction politique du pays. À ce titre, il est le principal intermédiaire entre ce dernier et l’administration toscane. Il est composé des directeurs des trois secrétariats, d’État (politique intérieure), aux Finances et à la Guerre. Le directeur plus important est celui des finances, qui est aussi premier directeur du Conseil. La Présidence du Buongoverno (devenue ministère de l’intérieur à partir de 1848) a la haute main sur l’appareil policier et la nomination aux emplois liés à l’ordre politico-judiciaire, y compris la nomination des gonfaloniers, des gouverneurs et des commissaires de police. Le gouverneur de Livourne dépend du Président du Buongoverno, à qui il rend compte de son activité.

14Toute une correspondance, qui ne nous est malheureusement pas parvenue dans sa totalité, alimente les relations entre le Conseil d’État et l’administration locale, qui reçoit des instructions et envoie des rapports correspondant aux critères d’efficience administrative alors en vigueur. Ces critères tendent vers une plus grande exigence de rationalité, comme le montre la multiplication des rapports thématiques, des enquêtes et des tableaux de synthèse sur la situation financière et fiscale des communes16. La correspondance entre les administrations livournaises et le pouvoir central sont orientées d’abord vers le secrétariat aux finances et vers le Buongoverno. Mais son examen indique un net partage des rôles. Les bureaux des finances, d’un point de vue fiscal, s’intéressent davantage aux questions concernant le port franc et entretiennent des relations suivies avec l’administration des douanes et la chambre de commerce. Le Buongoverno correspond davantage avec les responsables locaux du maintien de l’ordre et avec les municipalités. Il comporte une section municipi qui suit l’ensemble de l’activité municipale, avec un intérêt tout particulier pour l’état des finances locales. La subordination des municipalités au président du Buongoverno est renforcée par le fait que ce dernier occupe en général le poste de Surintendant Général des communes.

15La Surintendance Générale des communes, installée à Florence, représente le sommet de la hiérarchie administrative des communes. Sa fonction principale est de veiller au respect de la loi communale toscane, ce qui lui permet, en pratique, d’intervenir sur toute décision municipale jugée non conforme à cette loi. Abolie en 1825, mais rétablie en 1840, la Surintendance, sans perdre son ancienne prérogative, examine à partir de cette date les candidatures au poste de gonfalonier, ainsi que les nominations et les promotions des chanceliers (secrétaires communaux). Lui est en outre confié par la loi la direction du cadastre et celle de l’enrôlement militaire. Elle a aussi autorité sur les cinq chambres de surintendance communale, qui regroupent les communes de leur circonscription. Ces chambres, dirigées par un provéditeur, ont surtout pour fonction de surveiller l’administration financière des municipalités. À ce titre, elles veillent au recouvrement et à la bonne administration des fonds nécessaires aux travaux routiers dévolus aux municipalités. À partir de 1825, cette surveillance s’étend à l’ensemble des travaux publics, par l’entremise de l’inspecteur du compartiment, un ingénieur dépendant de la chambre. En outre, elles surveillent le recouvrement d’un des deux impôts directs du grand duché, la taxe familiale. L’examen de la correspondance entretenue entre la chambre de Pise et la municipalité de Livourne, qui est sous sa juridiction, montre toutefois une surveillance plus large. Le provéditeur de Pise, qui dispose des rapports annuels que lui font parvenir les gonfaloniers, et surtout des lettres quasi quotidiennes du chancelier de la commune, est informé sur tous les sujets17.

16Ce quadrillage des activités municipales est aussi perceptible à travers l’importance de la correspondance entre les communes, l’administration locale et les administrations centrales de tutelle. Toute situation ou demande locale sortant de la routine administrative ordinaire fait l’objet d’avis multiples, entraîne la constitution d’épais dossiers et d’un examen tatillon des échelons supérieurs. Là encore, la période napoléonienne a été un moment important de cette évolution, car les administrations municipale et préfectorale ont dû fournir aux services centraux, et en particulier au ministère de l’intérieur, des rapports réguliers et des enquêtes sur la situation démographique, économique et politique des circonscriptions de leur ressort. Cette pratique est reproduite pendant la Restauration, avec la multiplication des enquêtes thématiques et l’établissement des rapports généraux annuels des gonfaloniers. Le Conseil d’État, en particulier, utilise ces données recueillies par les différents services administratifs pour la constitution des dossiers examinés lors de ses réunions.

17En tant que « commandant suprême du littoral toscan et de la marine militaire » et président de la santé maritime, le gouverneur de Livourne exerce son autorité sur Livourne, l’île d’Elbe et sur les autres îles de l’archipel toscane. Avec l’annexion des îles de l’archipel toscan, Livourne devient en effet le centre d’un ensemble administratif insulaire et côtier, qui tire sa cohérence des relations traditionnelles entre ces espaces et de leur commune intégration au système de défense – militaire, sanitaire et douanier – du littoral toscan. Le rôle administratif de Livourne est orienté vers la mer. Dans l’hinterland, et à la différence de la période impériale, elle n’est plus le chef-lieu d’une grande circonscription administrative. Malgré le rôle croissant de ses élites dans la mise en valeur minière et foncière du territoire toscan (cf. infra, chapitres suivants) et la présence d’un gouverneur, son aire d’influence terrestre est ramenée, sur le plan administratif, aux limites de l’ancien capitanato médicéen. Cette situation perdure durant toute la seconde période Lorraine, en particulier du fait de l’influence administrative, politique et culturelle de Pise, qui bloque celle de Livourne.

18En 1814, après la suppression des départements, les communes toscanes restent comprises dans des circonscriptions plus larges, les compartimenti, qui ont surtout des compétences de contrôle financier sur les communes. Ces compartimenti sont au nombre de quatre, dénommés selon leur chef-lieu et surtout selon des administrations d’Ancien Régime abolies par les Français et restaurées en 1814-1815 : la Camera delle Comunità à Florence, l’Ufficio Generale delle Comunità à Sienne, l’Ufficio dei Fossi à Grosseto et celui de Pise, qui a autorité sur la commune de Livourne en matière d’impôts, de dépenses de travaux publics et de budgets18. Dans la décennie suivante, l’effacement des structures administratives attachées aux compartiments et l’affirmation concomitante des Camere di soprintenza comunale (loi du 1^er novembre 1825) ne change rien à l’affaire : c’est encore Pise, siège d’une camera di soprintendenza comunale, qui exerce sa tutelle sur la municipalité livournaise. En 1848, le refonte administrative du grand-duché, qui institue neuf préfectures ou gouvernorats distincts19, détache Livourne de l’influence administrative pisane, mais l’aire d’influence administrative de la ville franche reste encore limitée au territoire de l’ancien capitanato. En matière judiciaire, Livourne dispose d’un tribunal de première instance, mais les appels passent par la cour de Pise. Sur le plan culturel et religieux, Livourne ne dépend plus de l’évêché de Pise depuis 1806, mais une partie des rejetons de l’élite locale fréquente l’université de cette ville, qui joue encore un rôle essentiel dans la formation des cadres de l’État. Malgré l’effort consenti pour développer les écoles livournaises, Pise demeure le principal centre d’attraction de tous ceux qui, au sein des élites, désirent acquérir les attributs de la culture dominante et prétendent exercer un pouvoir administratif.

19L’infériorité administrative de Livourne reflète la faiblesse de son emprise culturelle et politique, tant à Florence que dans l’ensemble du grand-duché. Non qu’elle ne joue pas un rôle important dans la diffusion d’idées nouvelles en Toscane. Mais, ville négociante, elle reste en marge dans le processus de définition des critères d’appartenance à la culture dominante. On en voudra pour preuve le fait que, malgré les progrès de la société civile livournaise et de l’identification à la patrie locale (cf. infra, III^e partie), les élites livournaises nourrissent souvent pour leur ville un complexe d’infériorité culturelle vis-à-vis des autres grandes villes italiennes. Pour Enrico Mayer, issu d’une famille négociante et très engagé dans les associations éducatives locales, « il y a beaucoup d’ignorance à Livourne, même parmi les classes aisées. Le commerce absorbe tout, et peu de personnes prennent intérêt à ce qui ne s’y rapporte pas directement ou indirectement »20. Et selon le gonfalonier Sproni,

Livourne, de par sa vocation, a accueilli en son sein, venus des contrées les plus éloignées, tant ce que produit la nature que ce que compose l’art, réunissant des peuples variés de la terre, de langues et coutumes différentes, mais n’a jamais pu permettre aux sciences et aux beaux-arts d’implanter un siège distinct parmi ses habitants, car la majeure partie d’entre eux, vouée aux spéculations du commerce, vit dans cette activité prenante et agitée, qui se prête mal à la tranquillité et au loisir nécessaire à l’acquisition du noble bagage de l’instruction21.

20Déplorer le manque d’urbanité de Livourne est alors un lieu commun très répandu au sein des groupes locaux dominants : handicapée par le poids excessif du negotium, Livourne est une cité incomplète et cette opinion reflète le poids de la culture dominante, celle de la propriété et de l’otium, qui impose ses modèles jusque dans la cité portuaire.

21Comme dans les autres communes, la tutelle que le pouvoir central exerce sur Livourne passe par les représentants sur place des différentes administrations spécialisées de l’État, soumises à la tutelle des départements ministériels et des échelons supérieurs de l’administration (à Florence et à Pise). Mais Livourne se distingue par deux particularités, qui sont le poids du gouverneur, dont la tutelle pèse sur toute l’administration locale, et l’importance des administrations liées au contrôle du port. Les fonctionnaires locaux du grand-duc sont sous l’autorité du gouverneur de la ville. Le gouverneur civil et militaire est la personnalité la plus éminente et l’autorité la plus importante de Livourne. Représentant du grand-duc dans la ville, il est nommé et révocable par ce dernier. Doté de pouvoirs étendus, il cumule les titres de Gouverneur civil et militaire, Conseiller d’État, Finances et Guerre, Général major des troupes souveraines, Commandant suprême du littoral toscan et de l’Impériale et souveraine marine militaire, et Président de la Santé. Rien de ce qui concerne la ville ou le port n’est censé lui échapper, et la plupart des informations destinées aux bureaux des ministères florentins transitent par ses services. Il contrôle aussi la chambre de commerce et la municipalité, à qui il transmet des instructions venues du Buongoverno de Florence. Pour remplir sa fonction, il est entouré (jusqu’en 1847) d’un auditeur de gouvernement, qui est tout à la fois son adjoint, son principal conseiller et, jusqu’en 1838, le responsable des affaires judiciaires traitées par les services du gouverneur ; de plusieurs secrétaires ; d’une administration locale qui est sous son contrôle et lui rend compte de son activité. Le nombre (deux cent soixante-neuf en 1843) et la diversité des fonctionnaires locaux soumis à l’autorité du gouverneur marque cette domination générale sur les affaires urbaines.

22Si l’on retrouve à Livourne les grandes administrations ordinairement présentes dans les autres centres urbains toscans (police, justice et charité), l’importance des administrations liées au port (douanes, santé maritime, capitainerie, défense militaire du littoral) n’a pas d’équivalent ailleurs. Le directeur des douanes, celui de la santé maritime et le capitaine du port occupent ainsi des fonctions de relief, qui tiennent à l’importance du négoce maritime et à la franchise, mais aussi au fait que le périmètre du port dépend exclusivement de l’État et échappe au contrôle de la municipalité. Celle-ci est parfois consultée sur les travaux afférents au port, mais, dans la pratique, ses possibilités d’intervention sont très limitées. Plus de la moitié des fonctionnaires du gouvernorat de Livourne (cent quarante-cinq en 1843) interviennent, à des degrés divers, dans la vie du port franc. En surveiller l’entrée dépend du capitaine du port, qui rend compte du mouvement des entrées et des sorties au gouverneur et au secrétariat d’État aux finances. Nommé par le souverain et placé sous l’autorité du gouverneur, il a « l’immédiate direction du gouvernement et discipline et police du port »22.

23Mais ce sont surtout les administrations de la santé maritime et des douanes qui exercent cette fonction de contrôle. Investies de la responsabilité fiscale et de la protection sanitaire de la ville, elles sont particulièrement attentives à ce qui se passe aux limites et aux points de passage (entrée du port, portes de la ville franche, canaux) de l’espace franc. Le directeur de douanes, en particulier, n’hésite pas à intervenir auprès du secrétariat aux finances chaque fois que la surveillance des limites de l’espace franc lui paraît menacée, en général avec succès. En 1818, par exemple, il s’insurge contre une décision du gouverneur visant à déplacer plus au sud de la porte des Capucins le stationnement nocturne des barques du Fosso Reale, au motif qu’elles se trouveraient au-delà du bâtiment des douanes et dans une zone plus facilement accessible par la voie de terre23. Même vigilance une trentaine d’années plus tard, lorsque une délibération du conseil municipal, qui reprend à son compte une adresse collective de propriétaires campagnards, demande au souverain l’autorisation d’ouvrir un marché public hebdomadaire hors de la porte Fiorentina24. C’était aller à l’encontre d’une notification grand-ducale qui prohibait tout marché dans un périmètre d’un miglio toscan (1653 m) à partir de l’enceinte douanière. C’est pourquoi le gonfalonier Fabbri sollicite fortement le Secrétariat aux finances afin qu’il assouplisse la règle, arguant la nécessité « de favoriser l’activité agricole dans l’agro livornese »25. Malgré une argumentation tentant d’utiliser le soutien traditionnel que la monarchie des Lorraine apporte à la propriété et de la production agricole, le directeur des douanes, fort du soutien du gouverneur et de l’auditeur, l’emporte26. À la différence de son collègue de la santé maritime, qui est en butte au travail de sape mené par les partisans de l’assouplissement des règles de quarantaine, il bénéficie de la coalition d’intérêt favorable à la franchise. Jusqu’à l’unité italienne, l’administration des douanes reste ainsi la principale gardienne des limites instituées pour maintenir la ville franche. À ce titre, elle conserve une influence déterminante dans la définition de l’espace urbain.

24En ce domaine, l’autre grand type d’intervenant est l’ingénieur-architecte. Le corps évolue vers une plus grande spécialisation, avec la progressive émergence de la figure de l’ingénieur, distincte et concurrente de celle de l’architecte. Le nouveau règlement de l’Académie des Beaux Arts (1813), qui institue une classe Arts et Manufactures, est un pas décisif dans cette direction27. Cette spécialisation correspond aux progrès de l’interventionnisme étatique en matière d’urbanisme, particulièrement sensibles sous Léopold II. D’ailleurs, très significativement, le principal dirigeant toscan de la Restauration, Vittorio Fossombroni, est à l’origine ingénieur en hydraulique, et plusieurs architectes font partie de l’entourage de Léopold II, qui s’intéresse particulièrement aux questions d’urbanisme et d’aménagement du territoire. Forts de leur savoir technique et d’une solide tradition de corps, s’appuyant sur l’importance des travaux publics et des opérations de bonifications dans la politique de l’État toscan, les architectes et les ingénieurs du grand-duc constituent, malgré leurs rivalités, le principal groupe de professionnels capable d’influer sur l’urbanisme et la politique du territoire.

25Cette place doit beaucoup à la vigueur traditionnelle des relations entre l’État d’une part, et les architectes ou ingénieurs d’autre part. Depuis 1563, l’Académie des Arts du Dessin de Florence, devenue en 1784 Académie des Beaux Arts, leur offre une formation professionnelle et leur carrière se déroule en grande partie au sein des structures administratives de l’État toscan, en particulier dans le Bureau des Bâtiments Publics (Scrittoio delle Regie Fabbriche), dont la principale fonction est de coordonner les opérations d’urbanisme public dans les domaines civils, militaires et portuaires28. Toute une génération d’architectes (Pasquale Poccianti, Luigi De Cambray Digny, Alessandro Manetti…) formée à Florence à la fin du XVIII^e siècle, ensuite insérée dans la fonction publique toscane, joue ainsi un rôle primordial lors les grandes opérations publiques d’urbanisme menées à Livourne sous le règne de Léopold II.

26Au début de la Restauration, la municipalité de Livourne se dote elle aussi d’un ingénieur. Mais, parallèlement à l’apparition de cette fonction d’ingénieur communal, l’intervention des ingénieurs et des architectes du grand-duc est renforcée par la réforme administrative de 1825. La Toscane est alors divisée en trente-sept circonscriptions (circondari), chacune comprenant un nombre déterminé de communes et siège d’un ingénieur de circonscription. De plus, chacune des cinq chambres de surintendance communale instituées par la loi de 1825 est dotée d’un ingénieur avec le titre d’inspecteur de compartiment. Ces ingénieurs sont membres du nouveau Corps des ingénieurs, qui formule les projets et surveille l’exécution des travaux publics. Livourne dépend de l’ingénieur de circonscription de Pise, qui coiffe l’activité édilitaire de la municipalité, tandis que la surintendance communale surveille les dépenses communales afférentes à ce domaine. L’ingénieur de circonscription doit certes soumettre à l’examen et à la discussion du conseil des prieurs les propositions de travaux dans les domaines de compétence municipale, la voirie essentiellement. Mais, en matière de travaux publics, la réglementation édictée en 1839 ne donne aucun contenu précis au contrôle exercé par la municipalité sur les projets et les travaux menés par les ingénieurs du grand-duc29.

27Cette intervention croissante de fonctionnaires spécialisés se développe aussi par l’institution de l’administration du cadastre et des travaux publics. Toujours au début du règne de Léopold II, le 1^er novembre 1825, est créée à Florence la Soprintendenza alla conservazione del catasto, devenue ensuite la Direzione dei lavori di acque e strade e fabbriche civili. Placée sous la direction du surintendant à la conservation du cadastre, qui dirige aussi le corps des ingénieurs des eaux et routes, elle a juridiction sur toutes les affaires concernant la suppression ou le changement des circonscriptions de la commune, l’inscription ou la radiation des rues communales des registres et l’examen de toute question surgissant entre communes sur la construction et le maintien de routes provinciales. À partir de 1849, elle absorbe le Scrittoio delle Regie Fabbriche. Le surintendant rend compte de ces affaires au souverain par le canal du secrétariat aux finances, après avoir consulté le provéditeur de la chambre de surintendance communale concernée. Il a aussi la responsabilité du recensement des terrains urbains édifiés après la compilation du cadastre, et des ajustements fiscaux afférents aux changements affectant la propriété. Pour ces matières, le collège des prieurs et le chancelier (secrétaire communal) dépendent de lui.

28L’institution de ce dernier organe accentue les capacités d’ingérence du pouvoir central dans les affaires édilitaires de la commune, car il réunit pratiquement dans un seul service le contrôle sur les travaux publics et sur l’activité du chancelier. Le chancelier communal et l’ingénieur de circonscription en seraient venu à appliquer une même orientation, et cela aurait fini par rendre nulle toute autonomie municipale30. Effectivement, l’examen de la correspondance du chancelier communal de Livourne, confirme l’importance de ses relations épistolaires avec l’ingénieur de circonscription, devenu un de ses principaux interlocuteurs quotidiens, ce qui tend à accentuer l’encadrement administratif des décisions municipales en matière d’urbanisme. Cet encadrement de la vie municipale touche d’autres domaines et était déjà inscrit dans le règlement pour les communes du compartiment pisan, édicté le 17 juin 1776. En effet, si les délibérations du collège des prieurs sont exécutoires sans approbation du gouvernement (art. 63), ce règlement prévoit plusieurs cas d’interventions administratives : aliénations de biens communaux, décision d’entamer un procès, dépenses extraordinaires… Le contrôle exercé par la monarchie administrative s’inscrit ainsi tout à la fois dans la logique bureaucratique de la Restauration et dans les réformes de Pierre-Léopold.

29La rationalisation administrative passe en effet par l’instrumentalisation croissante des pouvoirs locaux, et en particulier des municipalités, les communes restant les circonscriptions de base du grand-duché. À Livourne comme dans les autres communes toscanes, la loi administrative du 16 septembre 1816 se traduit par la restauration de l’organisation municipale mise en place sous le règne de Pierre-Léopold, ce qui supprime la tutelle étroite exercée par les préfets napoléoniens. Mais, sur le plan des pouvoirs, les continuités entre la municipalité impériale et la municipalité de la Restauration sont certaines. Elles résident surtout dans une conception similaire du rôle du maire, dont l’autorité sur la municipalité est renforcée en même temps qu’il devient davantage un administrateur au service du Prince31. Par rapport à la réforme de Pierre-Léopold, le gonfalonier n’est en effet plus désigné par le hasard du tirage au sort (bourse des gonfaloniers), mais nommé directement par le souverain sur proposition du surintendant aux communes de Florence. Il reste en charge trois ans mais peut être reconduit à l’échéance. Autre innovation par rapport à l’organisation héritée de Pierre-Léopold, il préside le collège des prieurs avec la faculté de pouvoir suspendre toute décision qu’il juge contraire à l’intérêt public, avec toutefois l’obligation d’en expliciter les motivations au provéditeur de la chambre communale32. En continuité avec l’Empire, la loi de 1816 confère au gonfalonier des pouvoirs de basse police dans sa circonscription municipale, avec la faculté de faire déférer devant un tribunal tout individu portant atteinte à l’ordre public, voire à faire lui-même procéder à l’arrestation de la personne incriminée. En matière de travaux publics afférents à la commune, le règlement de 1839 lui donne la capacité de décider des opérations mineures sans en référer au conseil des prieurs. Ces dispositions tendent à faire du gonfalonier un fonctionnaire gouvernemental, subordonné à l’autorité centrale, un instrument facilitant un contrôle plus rigoureux du gouvernement sur l’activité municipale. Mais comme les municipalités sont à la fois des organes de représentation et un rouage intégré dans l’administration périphérique de l’État, la position du gonfalonier est finalement plus ambiguë : il est à la fois premier représentant des propriétaires de la commune, dépositaire de l’autonomie locale et serviteur de l’État, sur qui pèse l’autorité du gouverneur de la ville.

30Cette ambiguïté est moins perceptible dans la fonction publique municipale, car la logique d’État domine ici plus nettement. En 1843, l’administration communale emploie cinquante-trois personnes, sans compter les maîtres des écoles publiques :

31Ces fonctionnaires, rétribués sur le budget de la commune, ne sont pas nommés par le gonfalonier. Significativement, lorsque le conseil municipal, en juin 1849, vote la révision du registre des employés de la chancellerie, soit des modifications de salaires et la création d’un nouvel emploi de copiste, cette modeste réforme se heurte aux résistances du gouverneur, qui suspend la décision, arguant que créer un emploi est hors de la compétence municipale33. Le ministère de l’intérieur, interpellé par les deux parties, refuse de trancher et renvoie la décision au gouverneur. Le gonfalonier Fabbri doit alors prendre lui-même la plume et menacer de démissionner pour obtenir ces quelques changements34. La municipalité n’est pas vraiment maîtresse d’une fonction publique communale dont la maigreur est d’autant plus importante que les postes correspondant à des domaines de compétence proprement municipaux (éclairage public et écoles) n’emploient que peu d’individus et n’ont guère progressé pendant la Restauration. Inversement, les emplois qui renvoient à des fonctions pour lesquelles la municipalité opère en collaboration ou au service de l’État sont bien plus fournis.

32De ce point de vue, les deux principaux postes sont la chancellerie et la gestion des monts-de-piété. Le chancelier est l’homme clé de l’administration municipale. Nommé (et révocable) par le gouvernement, il est le gardien des archives et du cadastre, rédige les procès verbaux des délibérations municipales, les registres fiscaux et le bilan annuel des finances municipales. Comme il compile aussi les budgets prévisionnels et a pour autre fonction d’être le consultant légal de la commune, l’exercice de sa charge suppose une compétence professionnelle indispensable aux représentants municipaux. Il informe les bureaux du provéditeur de Pise, transmet les délibérations municipales et donne fréquemment son avis sur celles-ci. Il reçoit en retour les instructions du provéditeur. Il est l’œil de l’administration dans la municipalité. Chargé de contrôler son activité il peut, à ce titre, signaler « toute circonstance capable d’influer sur le bon ordre administratif »35. Et c’est par l’entremise du chancelier que le provéditeur indique au collège des prieurs, à quatre reprises en 1815, que la municipalité ne peut délibérer en dehors de ses champs de compétence36. Par ses compétences et sa position, le chancelier peut influer sur tout le champ de l’administration municipale. Les lettres échangées avec la chambre de Pise mettent d’ailleurs en valeur l’importance de la fonction. Il s’agit d’une correspondance très suivie, qui concerne tous les sujets intéressant l’administration municipale, mais avec une dominante portant sur les travaux publics et les problèmes budgétaires37. Ce rôle, cependant, ne se limite pas à signifier et à organiser, au niveau communal, la volonté du centre. Le chancelier informe sur la situation locale et peut être amené à expliciter une demande de la commune ou d’un groupe d’habitants soutenus par la commune. Au quotidien, il est le principal élément régulateur entre les injonctions du centre et la situation locale38.

33Acte essentiel de la gestion municipale, la confection du budget prévisionnel est dans les mains du chancelier et de la surintendance de Pise, qui préparent l’état définitif du projet adopté par la municipalité. Plusieurs postes importants du budget municipal sont en réalité des entrées et sorties liées au recouvrement des impôts directs (taxes prediale et familiale), dont la plus grande partie est destinée aux caisses de l’État. L’intégration de la prediale au budget municipal, principal impôt direct pesant sur les revenus de la propriété immobilière et foncière, se justifie par le rôle de représentation des propriétaires attribué à la municipalité. Cela facilite la participation du gonfalonier aux discussions qui, chaque année, préludent à l’établissement du taux de l’imposition. Les propriétaires peuvent ainsi, par l’entremise du gonfalonier, faire entendre leur avis sur la question. Mais l’État y trouve son compte, faisant endosser aux communes la tâche d’établir les rôles et le recouvrement de l’impôt.

34La municipalité doit aussi endosser, sous le contrôle des chambres de surintendance, la gestion financière du patrimoine ecclésiastique et des monts-de-piété dépendant du territoire de la commune. Les monts-de-piété sont une institution très importante dans les villes toscanes, tout particulièrement à Livourne, où, jusqu’aux années 1830, l’absence de structures bancaires rend l’accès au crédit souvent malaisé. En effet, si les propriétaires de biens immobiliers peuvent s’adresser aux négociants qui, moyennant une hypothèque, sont en général prêts à concéder l’emprunt, les taux sont souvent très élevés et les citoyens n’appartenant pas aux classes supérieures en sont exclus. Par ailleurs, le crédit offert par le négoce, très sensible aux fluctuations du commerce d’entrepôt, tend facilement à se rétracter. Dans un contexte de fréquente rareté du numéraire, les monts-de-piété constituent longtemps la seule solution institutionnelle de crédit rapide à échelle modeste. Leur développement est lié à la volonté de l’État toscan de maintenir l’équilibre social urbain et d’encourager l’activité économique, mais il bénéficie aussi de l’attrait exercé par ce type de placement39. D’après l’article 55 du règlement municipal de 1780, le mont-de-piété de Livourne est sous l’autorité de la municipalité, à qui il doit fournir des ressources supplémentaires et des moyens d’emprunter. Mais la direction de l’organisme est confiée à un directeur dont la nomination dépend du souverain, tandis que le gouverneur exerce une surveillance étroite sur sa gestion. La gestion financière du mont-de-piété est assurée par le chancelier de Livourne, ainsi que celle des hôpitaux et du patrimoine ecclésiastique dépendant du territoire communal, sans pour autant que cette participation autorise la municipalité à intervenir dans les décisions de ces organismes. L’administration toscane tend ainsi à considérer la chancellerie et les services municipaux comme des organes administratifs au service du souverain, en particulier pendant le règne de Léopold II, lorsque pèse sur le budget de l’État le coût d’une politique plus volontariste et le manque à gagner provoqué par les allégements de charges douanières40.

35Les services de l’État veillent aussi à contenir l’action de la municipalité dans les compétences définies par le règlement de 1780. C’est par exemple le cas en matière d’annone. Alors que la Toscane, pendant les trois premières années de la Restauration, traverse de graves difficultés frumentaires, la Présidence du Buongoverno a pour préoccupation de limiter l’intervention municipale en matière de ravitaillement urbain. Le 4 juillet 1816 une lettre confidentielle des services du Buongoverno, adressée à l’auditeur de Livourne, s’inquiète ainsi de délibérations municipales ayant abordé la question du ravitaillement en présence de ce dernier. Significativement, dans sa réponse, l’auditeur dément et affirme de surcroît que si la municipalité « l’avait fait d’elle-même je l’aurais su (et) je me serais opposé à toute délibération sur de telles matières »41. Cette vigilance s’exerce aussi à l’encontre des relations entre Livourne et les municipalités des environs, relations soumises à la médiation de la chambre communale de Pise. En matière de fonctionnement administratif, et sans préjuger des relations informelles tissées entre notables des différentes cités, la relative faiblesse de la correspondance entre municipalités, si on la compare avec celle entretenue avec les services de l’État, met en évidence cette domination des relations verticales commune-État sur les relations horizontales entre municipes.

36Par ailleurs, trois champs d’intervention majeurs concernant la ville, les travaux publics, les écoles publiques et la gestion de l’aqueduc de Colognole, qui alimente la ville en eau, sont soumis à l’ingérence de députations dominées par les fonctionnaires de l’État. Il s’agit de la Deputazione sopra le scuole pubbliche, créée en 1784 et restaurée en 1816 ; de la Deputazione sopra gli acquedotti, constituée en 1826 ; et de la Deputazione per le opere di pubblica utilità e ornato, instaurée en 1837. Significativement, les seuls représentants de la municipalité admis dans ces députations sont le chancelier et le gonfalonier. Le cas de la Députation aux travaux d’utilité publique est probablement le plus éclairant, en ce qu’il montre la volonté de contrôle que la capitale manifeste pour tout ce qui touche aux modifications de l’équipement urbain. À l’origine de la députation, il y a une entreprise associative lancée par des notables locaux, et qui s’apparente clairement à une évergésie. Après l’épidémie de choléra qui ravage la cité en 1835, le gonfalonier de Livourne, Albizzo Martellini, constitue autour de lui une association, l’Impresa Patria, chargée de réunir et de gérer les fonds nécessaires à l’érection d’une nouvelle église consacrée à la Vierge (Santa Maria del Soccorso). Cette association est administrée par des propriétaires de la ville.

37Mais un décret du 17 août 1837 transforme l’association en députation publique chargée de diriger la construction des édifices du culte catholique et, plus largement, des travaux d’intérêts publics (voies, cimetières, hôpitaux…). La députation est désormais présidée par le gouverneur de Livourne, assisté du commissaire des hôpitaux publics, du gonfalonier, de l’architecte du compartiment et du directeur des travaux publics du grand-duché. La caisse de la députation est directement gérée par l’administration de la douane de Livourne et les projets soumis à la sanction du souverain. Cette députation est ensuite utilisée par Léopold II afin de coordonner sur place les projets d’urbanisme des années 184042.

38L’intervention du centre s’appuie aussi sur le contrôle des unités territoriales plus réduites qui composent la ville. Le cadre paroissial est le plus utilisé, parce qu’il est celui qui est le plus présent dans la vie quotidienne des Livournais. Desservi par un curé, il offre en outre la possibilité d’utiliser à moindres frais un auxiliaire déjà utilisé dans les opérations d’état civil. La confection des registres du grand recensement toscan de 1841, par exemple, s’appuie sur les relevés effectués dans les cures, vérifiés ensuite par le chancelier de la commune. Par ailleurs, les paroisses constituent le cadre de la plupart des enquêtes et recensements de nature fiscale. L’enquête sur l’état du patrimoine foncier et immobilier lancée en 1826, et destinée à établir le nouveau cadastre toscan, suit le même type de procédure. Les desservants des paroisses de Livourne sont alors requis pour apporter leur collaboration, les ordres du centre étant transmis par l’intermédiaire du gonfalonier43.

39De manière plus générale, le contrôle des fonctionnaires de l’État s’appuie sur la multiplication des divisions administratives de la ville. En 1783, le cadre paroissial avait servi de base à la création de cinq quartieri intra-muros, auxquels s’ajoutèrent trois quartieri hors les murs (1794), tous destinés à faciliter le recouvrement des impôts directs. Dans les premières années de la Restauration, en 1818, s’ajoutent deux, puis trois terzieri, aussi dénommés sezioni ou commissariati (San Marco au Nord, « pour la ville et le port », San Leopoldo au Sud, « pour les faubourgs » ; puis le terziere du port, soustrait à San Marco), dirigés par des commissaires du gouvernement, puis, à partir de 1848, par des delegati qui dirigent la police de leur circonscription et font office de juges civils pour les causes mineures. Le délégué de San Marco, puis celui du port, dirige en outre l’Office des Étrangers, crée en 1814, qui conserve les passeports et délivre les permis de séjours. La création et l’évolution de ces divisions (paroisses, quartiers, délégations) correspondent aux lignes directrices de la politique de contrôle étatique sur la ville : meilleure connaissance de la population et du territoire, rationalisation de la fiscalité et, surtout à partir de la Restauration, surveillance des mouvements de personne dans le port et la ville.

40La municipalité n’est pas le seul pouvoir local sollicité. L’administration toscane utilise les notables locaux chaque fois que cela est possible. Pour diriger la ville, l’État a donc aussi recours aux dirigeants des « nations » et aux députés de la chambre de commerce de Livourne, autant de corps intermédiaires nécessaires à l’encadrement des populations urbaines. L’État dispose de bons moyens de pression sur les négociants. Le principal est le fameux fido (crédit) délivré par la douane aux négociants inscrits sur une liste renouvelée annuellement, et qui permet aux inscrits de ne pas payer immédiatement les frais d’entrepôt et de douane sur les marchandises en transit. En outre, les activités de la chambre de commerce sont sous le contrôle du gouverneur, dont les services examinent la comptabilité et les délibérations44. Par ailleurs, s’il est vrai que les nouveaux députés de la chambre, renouvelés aux deux tiers chaque année, sont désignés à partir d’une liste dressée par les députés sortants, c’est cependant le souverain qui les choisit et en valide, chaque année, la composition45. Pendant la Restauration, la chambre de commerce est sollicitée pour participer à l’extension du contrôle exercé sur les populations qui gravitent autour du port. Deux professions liées au négoce, les courtiers et les portefaix, passent ainsi dans l’orbite de la chambre de commerce : en 1815, celle-ci est chargée d’examiner toutes les demandes d’inscription sur le livre des courtiers du port de Livourne, créé pour mettre de l’ordre dans la profession, et de transmettre son avis au gouverneur et au directeur des douanes46. Ensuite, c’est la nouvelle organisation des corporations de portefaix, promulguée en 1847, qui place pour la première fois ces derniers sous l’autorité de la chambre.

41Celle-ci collabore d’autant plus que de telles dispositions augmentent le pouvoir qu’exerce le négoce sur les autres professions du port. Mais elle doit aussi défendre son autonomie, menacée par la logique administrative des hommes du souverain, qui tendent à la considérer comme un organe au service de l’État. En novembre 1814, les députés de la chambre doivent ainsi rappeler au directeur des douanes, requérant l’usage d’une pièce dans les locaux de la chambre de commerce, qu’elle n’est pas « organisée sur le système toscan »47. Ayant réussi à préserver son autonomie, la chambre n’en est pas moins soumise au contrôle du gouverneur, qui vérifie ses comptes et ses délibérations. La tentation de l’instrumentaliser est relancée dans les années 1830, soit pendant la phase la plus active de la politique livournaise de Léopold II. Elle est particulièrement évidente entre 1834 et 1842, lorsque l’institution d’une nouvelle taxe de 300 000 lires toscanes sur le commerce de Livourne est gérée à la fois par l’État et la chambre. En 1834, le souverain charge cette dernière de dresser les rôles de contribuables et d’envoyer les avis de paiements. En clair, elle doit endosser la répartition de ce nouvel impôt, et communiquer le résultat de son travail au camerlingue (trésorier) des douanes de Livourne48. Les députés de la chambre doivent alors élire, parmi les négociants de premier plan, une députation composée de douze répartiteurs et de sept réviseurs49. Mais l’institution de cette taxe et le travail de répartition, qui touche l’ensemble des commerçants de Livourne, y compris les détaillants, les cafetiers et les aubergistes, entraîne de multiples protestations et des demandes de dégrèvement, émanant en particulier de ce petit commerce urbain. La chambre et la députation sont alors prises entre deux feux : sous la pression des commerçants, il faut accorder plusieurs centaines d’exemptions, que L’État refuse d’avaliser50. L’essentiel du manque à gagner est rattrapé sur les classes supérieures des registres d’imposition, soit sur les principaux négociants de la place. Le nouvel impôt constitue, pour les négociants de la chambre, une double source de déboires : ils doivent non seulement supporter une nouvelle charge fiscale, mais aussi endosser une tâche ingrate et d’autant plus insupportable qu’elle se rajoute à leurs obligations professionnelles. Ils tentent alors, à plusieurs reprises, d’être dessaisis de ce fardeau. En 1838, la chambre informe le gouverneur qu’il ne se trouverait désormais plus aucun négociant pour remplir les fonctions de répartiteur et de réviseur, mais l’intransigeance du gouvernement toscan les forcent à renoncer à cette menace51. L’obstination des négociants à ne pas remplir cette tâche d’auxiliaires de l’administration fiscale n’en est pas pour autant émoussée : après d’incessantes demandes, ils obtiennent finalement gain de cause : la notification du 20 avril 1842 transforme l’impôt sur le commerce institué en 1834 en une taxe pesant sur toutes les marchandises entrant dans le port, ce qui représente le triple avantage, pour les négociants, d’une charge encore inférieure aux anciens droits perçus avant 1834, pesant aussi bien sur les professionnels que sur les consommateurs, et dont la chambre n’aurait pas à assurer la répartition52.

42Sont aussi sollicités les responsables de la communauté juive, dont la désignation, effectuée à partir d’une liste établie par les notables communautaires, est là encore une prérogative du souverain. Lors des opérations de recensement ce sont eux, par exemple, auxquels l’administration toscane confie le soin d’établir un état nominatif de la communauté juive, sur le modèle des registres compilés dans les paroisses53. Cette demande de collaboration, qui n’est pas chose nouvelle, s’accompagne d’une plus grande limitation des pouvoirs dévolus aux massari et aux gouvernants de la communauté. En matière judiciaire, la compétence du tribunal des massari est désormais strictement limitée à l’examen des causes mettant en jeu le statut religieux des individus concernés. Les compétences des Gouvernants de la « nation » sont quant à elles réduites aux questions touchant au patrimoine communautaire54.

43De fait, dans un cadre bureaucratisé, l’appel à la collaboration des élites, plus pressant dans les périodes d’activité réformatrice de la monarchie, va de pair avec leur intégration administrative. Dans une certaine mesure, la monarchie y est parvenue : l’activité des corps intermédiaires n’échappe pas, peu ou prou, au contrôle des agents du pouvoir et aux limitations de la loi. Comme nous le verrons plus en détail ensuite, cela ne signifie pas la fin du contrôle social exercé par les notables sur leur communauté, dans la mesure où l’exercice de leur pouvoir ne passe pas seulement par les charges officielles communautaires. Nombre de ces notables savent s’adapter aux évolutions de l’espace, de la société et de l’État. La monarchie administrative ne cherche d’ailleurs pas à détruire les privilèges des corps et communautés de Livourne. Elle tente surtout, dans sa quête d’efficience, de définir davantage les champs de compétence des uns et des autres et de subordonner ces corps à ses objectifs.

44Reste en suspens la question de l’efficacité de ce dispositif : un État bureaucratique n’est pas forcément un État fort ; une décision du centre n’implique pas, une fois descendue vers la périphérie, une application satisfaisante. Le décalage entre la décision et son application effective peut même être très important, comme dans le cas de la contrebande, qui reste, malgré toutes les mesures prises, un phénomène massif pendant toute la seconde période lorraine. On évaluera plus précisément l’efficacité des mesures du centre dans les chapitres suivants, à propos de la politique urbaine de Léopold II.

45Mais il convient d’ores et déjà de ne pas considérer l’administration toscane comme un bloc monolithique. Certes, l’examen de la correspondance et du vocabulaire administratifs suggère une homogénéité du discours, mais il convient de s’interroger sur le degré d’adhésion des échelons inférieurs de l’administration locale, et en particulier sur les gardes et les agents de police au contact quotidien de la population. Les échelons supérieurs et inférieurs des administrations de la police et des douanes tiennent le même langage de fermeté, mais le comportement des surveillants de portes et leurs collègues agents de police indique une tolérance de fait des circulations illicites de part et d’autres des barrières et portes. Immergés dans la plèbe livournaise, les membres subalternes de l’administration ne sont pas, eux-mêmes, irréprochables. Aux échelons intermédiaires, les chanceliers semblent bien tenus en main par la hiérarchie, mais la pratique quotidienne des administrateurs reste mal connue. Par ailleurs, l’épisode de l’impôt sur le commerce montre que les notables disposent de marges de manœuvres dans leurs relations avec l’État, lequel ne peut fonctionner, pour contrôler la ville, sur le seul mécanisme administratif. Les agents du pouvoir ne sont pas si nombreux ni surtout si extérieurs qu’ils puissent totalement domestiquer un milieu social dans lequel ils évoluent et dont ils sont parfois issus. Par ailleurs, rien n’indique que la décision soit prise sans tenir compte des volontés et des structures d’expression des administrés. Si l’instrumentalisation des pouvoirs locaux par le centre n’est pas une vue de l’esprit, l’exercice quotidien du pouvoir passe aussi par un jeu de relations qui ne peut être réduit à la règle et au fonctionnement administratifs.

46Pourtant, lorsqu’il s’agit d’envisager les rapports entre monarchie administrative et périphérie, la question est bien souvent envisagée sous le seul angle des tensions engendrées par l’opposition entre particularismes locaux et poids excessif du contrôle central. Le rejet croissant des États restaurés de la péninsule Italienne se serait ainsi appuyé sur des identités locales encore vivaces et renforcées, dans leur dimension campaniliste, par l’hostilité à la capitale55. Selon S. M. Miller, les particularismes urbains se seraient maintenus en Toscane malgré la monarchie bureaucratique, et auraient ressurgi en force lors de la révolution de 1848, en particulier entre Florence et Livourne56. En réalité, l’amour de la patria locale ne se diffuse, à Livourne, qu’à partir des années 1830-1840, et ne prend un caractère anti-florentin que dans la phase la plus conflictuelle du Quarantotto (voir infra, III^e partie). Surtout, ce type d’analyse, s’il a le mérite d’envisager la question du Risorgimento à partir des identités urbaines, utilise la catégorie générique de ville sans préciser vraiment quelles sont les forces sociales qui soutiennent l’identité locale : faute d’une réelle mise en perspective à partir des groupes urbains, rien ne permet de comprendre les origines de ces conflits. Par ailleurs, l’administration locale n’est pas une simple excroissance du centre. Elle est composée d’hommes qui entretiennent des relations plus ou moins étroites avec la société locale et qui n’ont pas forcément ni les mêmes intérêts ni la même position.

47La relation établie avec la société locale constitue un enjeu en ce qui concerne la plus haute autorité de la ville, le gouverneur. Plus qu’un fonctionnaire périphérique du pouvoir central, celui-ci est un représentant direct du grand-duc doté de pouvoirs étendus, pourvu d’une autonomie décisionnaire qui doit lui permettre de maintenir le consensus nécessaire au bon fonctionnement du port franc et d’accomplir une mission de médiation entre les acteurs majeurs du système livournais57. L’arrivée d’un nouveau gouverneur est d’ailleurs un événement considérable. En 1855, par exemple, l’entrée en fonction de Luigi Bargagli réunit, pour la messe et le Te Deum célébrés à cette occasion dans la cathédrale, l’ensemble des autorités civiles et militaires de la ville, le corps consulaire et les notabilités du commerce. Le nouveau gouverneur ordonne « une abondante distribution de pain » aux pauvres de la ville et reçoit tour à tour, pour une présentation officielle, l’ensemble des personnalités présentes dans la cathédrale58. Cette forme de manifestation, qui associe charité publique et rassemblement des personnalités de la ville, illustre le patronage que le gouverneur exerce, au nom du souverain, à la fois auprès de la plèbe et des notables de Livourne.

48S’il est chargé de surveiller les agissements de la population, ce qu’il fait en supervisant l’activité des commissaires de la ville et les affaires touchant aux troubles de l’ordre public, il se doit aussi de tendre une oreille attentive aux demandes de la population livournaise. Protecteur paternel du peuple et des arts en lieu et place du souverain, le bon gouverneur, à sa mort, doit être pleuré comme un père par les Livournais unis comme « une famille souffrante incertaine du sort du cher géniteur »59. Une des fonctions du gouverneur est d’ailleurs de traiter les nombreuses suppliques de particuliers qui arrivent, via les administrations compétentes, dans son palais, ainsi que celles des communautés, de la chambre de commerce et de la municipalité. L’examen des suppliques conservées dans les Archives d’État de Livourne indique toutefois qu’elles émanent essentiellement de la petite bourgeoisie urbaine, voire d’individus très humbles, comme ce Jacopo Tosi,

du faubourg de San Jacopo […] qui pour assurer la subsistance de sa famille a fait l’acquisition d’une petite barque et avec va à la pêche aux crevettes d’où que (sic) certaines fois et selon le temps, il lui faudrait rester dans le canal, et pour ne pas transgresser les ordonnances supplie Votre Excellence de bien vouloir généreusement daigner accorder une licence pour toutes les fois qu’il ait à rester dans le canal susdit, afin de pouvoir tenir sa barque sous la surveillance de la garde existante…60

49Ces suppliques sont parfois des demandes d’emploi public ou de gratifications, mais surtout, comme dans le cas de Tosi, des demandes de dérogation aux pratiques habituelles et d’autorisation à exercer un métier ou une activité. Celle adressée par Elia Piperno, revendeur juif de comestibles, domicilié à Livourne, « désirant pouvoir vendre au détail du vin cacher pour l’usage de la nation juive de cette ville dans sa boutique, située dans la rue de l’École, dans l’immeuble n° 1129… »61, est significative de suppliques émanant surtout d’artisans, de boutiquiers, de capitaines de navires, de courtiers et, quelquefois, de négociants de modeste envergure. Ainsi, des individus aux marges des corps représentatifs de la ville s’adressent-ils directement à la plus haute autorité de l’État sur place.

50Les relations entre le gouverneur et les corps représentatifs de la ville sont quant à elles quotidiennes. Son palais est à quelques pas des sièges du municipe et de la chambre de commerce. Le gonfalonier et le président de la chambre de commerce s’y rendent fréquemment (mais rarement de concert) pour conférer avec lui. Cette proximité est renforcée par la fréquentation commune et régulière de la cathédrale, et de lieux récréatifs comme le théâtre des Avvalorati et les meilleurs salons de la ville. Au début des années 1840, par exemple, le salon d’Eleonora Corsini, la femme du gouverneur Neri Corsini, est le principal lieu de rencontre informel de la haute société locale et des principaux responsables administratifs62. Les mémoires, demandes, suppliques… des corps intermédiaires de Livourne ne peuvent normalement aller vers les organes supérieurs de l’administration sans la médiation du gouverneur. Celui-ci, après avoir pris connaissance du contenu de la demande, l’envoie au ministère ou au service compétent avec son avis et, en général, celui de ses collaborateurs qui sont compétents sur la question traitée. Ce faisant, il est fréquemment en position d’exercer une fonction d’intercession et de patronage entre les corps intermédiaires et Florence, pour peu que les relations avec le gonfalonier ou le président de la chambre de commerce soient bonnes. Ce patronage s’étend d’ailleurs aux promoteurs des nouvelles associations caritatives et de loisir qui se développent après la Restauration, sous la forme d’un soutien des demandes d’autorisation adressées à la Présidence du Buongoverno. Il entraîne parfois le gouverneur, par la demande des intéressés, à arbitrer entre municipalité et chambre de commerce. S’il personnifie le poids du contrôle étatique, le gouverneur en incarne donc aussi le paternalisme et la volonté de privilégier les relations avec les élites locales.

51Ce qui précède explique largement la succession rapide et le nombre important de gouverneurs pendant la révolution de 1848. Plusieurs postulants désignés par Florence doivent quitter la ville sous la pression de la population en arme, bien consciente du rôle central du gouverneur dans le système de pouvoir local. Et cependant, la fonction n’est pas remise en cause avant les tous derniers mois de la révolution, car elle n’est pas considérée seulement comme un pur instrument du contrôle central. Elle est aussi perçue comme un moyen de médiation entre le pouvoir et la ville, de sorte que la nomination du titulaire du poste, durant les luttes du Quarantotto, constitue un enjeu majeur entre les différentes factions en conflit. De ce fait, il est rare qu’un gouverneur soit un personnage de tout premier plan, qui pourrait porter ombrage au pouvoir du souverain. Certes, jusqu’au règne de Pierre-Léopold, les gouverneurs ont été des personnages de relief, très titrés et issus de la cour de Florence. Mais la fin de ce règne est un tournant. Désormais, ce sont des hommes de confiance et d’envergure moindre, issus de la fonction publique, civile ou militaire, et de villes voisines comme Arezzo, Lucques et surtout Sienne, ce qui reflète aussi la perte d’autonomie du gouverneur et l’effacement progressif des particularismes administratifs livournais qui ira croissant au XIX^e siècle63.

52Par ailleurs, les Livournais sont rares (il semble en avoir été de même pour les chanceliers communaux). À part le cas de Giuseppe Sproni (mais sur une période très courte), leur nomination tient à des circonstances particulières, comme pour celle de Domenico Mattei (1806-1808), dont l’origine corse peut être interprétée comme un gage donné à Napoléon. Les souverains nomment le plus souvent des personnages de confiance, ni trop puissants, ni trop attachés aux intérêts locaux. Les dérogations à cette pratique sont de deux ordres. Lors des périodes réformatrices, pour signifier davantage la présence du souverain, on nomme des individus plus proches de sa personne, par la titulature et la puissance. La nomination d’un gouverneur au profil inhabituel est un geste politique marquant une réorientation : Neri Corsini a la réputation d’être ouvert aux idées libérales, inversement Primo Ronchivecchi est un militaire essentiellement investi d’une mission de répression. La nomination du prince Don Neri Corsini, en 1839, marque le retour, après un demi-siècle d’éclipse, d’un membre de l’aristocratie florentine au siège de gouverneur de Livourne, disposant de surcroît d’une large assise personnelle. Elle marque, dans une période très importante et très active de la politique livournaise de Léopold II, l’intérêt que le souverain porte à la ville et l’écoute momentanée dont bénéficient les tenants du libéralisme. Mais elle n’est qu’une parenthèse et, surtout, le prince est écarté dès qu’il manifeste une attitude trop conciliante envers les demandes des libéraux locaux. Le profil le plus courant, ou si l’on veut correspondant aux périodes de stabilité politique, est celui d’administrateurs ou d’officiers issus de la noblesse provinciale. Cependant, quoi de commun entre Francesco Spannocchi, un militaire qui, après des études au Regio Istituto di Marina, est officier de frégate et, ayant suivi Ferdinand III dans l’exil, sert dans la flotte anglaise contre les français64, et Paolo Garzoni Venturi, qui reste en Toscane pendant l’occupation française, est chambellan à la cour de la reine d’Étrurie et préside en 1821 l’Académie des Georgophiles65 ? Sans doute d’avoir été, à un titre ou à un autre, proches du souverain et d’appartenir aux groupes qui gravitent autour de la monarchie.

53L’accession aux charges locales importantes et la capacité à peser sur la ville dépendent pour beaucoup de la confiance accordée par le souverain. Par-delà l’usage des rouages administratifs, la possibilité de s’appuyer sur des hommes de confiance, avec qui le souverain entretient des relations personnelles, est une des clés du gouvernement de la ville : « dans les derniers jours de l’année (i.e. l’année 1853) je nommai les gonfaloniers pour tout le grand-duché, des hommes que je connaissais et qui avaient ma confiance » rappelle Léopold II dans ses mémoires66. Dans le même esprit, lorsqu’il décide, vingt ans auparavant, de remanier l’espace urbain, Léopold II commence par placer des hommes de toute confiance à la tête de la ville :

j’avais rassemblé à Livourne les meilleurs de mes employés ; Giovanni Spannocchi était gouverneur, le bailli Ferdinando Sproni était gonfalonier […] On plaçait avec raison une grande confiance dans deux de nos hommes, l’architecte Pasquale Poccianti et l’ingénieur Alessandro Manetti […] (lequel) dans cette entreprise se fit connaître pour l’homme qu’il était : ingénieur, architecte et administrateur67 .

54Des hommes comme les ingénieurs Poccianti et Manetti, ou les gonfaloniers Larderel et Fabbri, qui entretiennent des liens personnels avec le souverain, peuvent s’appuyer sur cette confiance pour perturber la hiérarchie administrative habituelle. Le gonfalonier Lugi Fabbri, par exemple, n’hésite pas à signifier au ministère de l’intérieur, qui a suspendu une décision de la municipalité, son refus d’être considéré comme un « homme de paille » :

… si, voyant que le gouvernement, loin de me soutenir, s’opposait à moi ou me mettait dans une position d’impuissance que je ne puis accepter, entendant accomplir mon devoir et non l’homme de paille […] je serais contraint malgré moi à présenter ma démission68.

55Il n’est pas indifférent de signaler que Fabbri écrit au ministre de Montecatini, à l’époque où le souverain, sa famille et la cour prennent les eaux dans cette station thermale. Chevalier de Saint-Étienne et Chambellan du grand duc, Fabbri est aussi un courtisan qui peut accéder personnellement au souverain. Ce franc-parler s’appuie ainsi sur des relations florentines et un lien direct avec Léopold II, qui offre une alternative au passage par la hiérarchie administrative.

56Tout comme pour l’entrepreneur Larderel et l’ingénieur Poccianti, Fabbri n’est pas seulement un serviteur du prince : il appartient à des réseaux de pouvoir et de sociabilité qui gravitent autour du monarque. La plupart de ces Livournais liés à la personne du souverain font ainsi partie de l’ordre des chevaliers de Saint-Étienne qui est, avec les charges courtisanes, le principal signe de regroupement des élites locales liées au souverain. Au XIX^e siècle, le rôle militaire de l’Ordre n’est certes plus qu’un souvenir. Malgré quelques velléités pour relancer sa fonction éducative auprès des jeunes aristocrates, il n’a pu être revitalisé et ne garde qu’une fonction honorifique69. Néanmoins, la croix rouge de Saint-Étienne reste un symbole de fidélité envers la dynastie. Elle sanctionne encore les ascensions sociales et satisfait les désirs de distinction de ses membres. En outre, pour Livourne, une étude plus locale et prosoprographique (1817-1859) montre que l’Ordre a permis de regrouper différents profils d’hommes liés au souverain70.

57Certes, la place des Livournais dans l’Ordre reste plutôt modeste, mais elle s’est développée dans la première moitié du XIX^e siècle. Entre 1818 et 1859, date de disparition de l’Ordre, vingt-neuf chevaliers Livournais sont répertoriés, soit 4,5 % des six cent trente-sept membres de l’Ordre, ce qui place Livourne en quatrième position, derrière Florence (33,9 %), Pise (8,8 %) et Sienne (8,3 %). Bien que limitée – ce qui confirme le décalage entre le poids démographique et économique de Livourne et sa position politique – cette progression, sensible dans les années 1830-1840, marque l’intégration d’un groupe de familles venues de Livourne dans l’élite régionale du pouvoir. Le cas le plus significatif est celui des Larderel, qui, avec cinq représentants, font partie des dix familles livournaises ayant donnée le plus de membres à l’Ordre. L’examen prosoprographique met en évidence deux types de chevaliers. En premier lieu, l’importante représentation des dirigeants locaux de la fonction publique, en particulier les responsables des douanes, du port et de la santé, indique le rôle privilégié de l’Ordre comme moyen de gratifier les plus fidèles serviteurs de l’État. Ces bons fonctionnaires sont récompensés par l’obtention de commendes dites de grazia qui, outre une valorisation sociale, offrent au titulaire une pension versée par le trésor public. Elles couronnent en général une carrière déjà bien remplie, pour des personnages de second rang, aux fortunes modestes.

58D’autres membres de l’Ordre bénéficient de commendes dites de padronato familiare, instituées sur des biens patrimoniaux privés. Ces biens sont transmis à l’Ordre par un donateur, en général le nouveau membre lui-même ou un proche parent, qui en sont usufruitiers, et restent attachés à la commende. Mais, à la différence des commandes de grâce, le bénéfice et l’appartenance à l’Ordre sont transmissibles jusqu’à extinction de la lignée. Ce type de commende présente l’avantage de mettre à l’abri des biens-fonds et de maintenir l’Ordre à un niveau social élevé. Le chevalier de Saint-Étienne se constitue une catégorie de biens immobiliers ou fonciers protégés et exempts d’impôt, bien venus dans une phase de consolidation de la fortune. Si l’entrée dans l’Ordre n’est pas une condition pour entrer dans l’aristocratie, et encore moins dans la noblesse, elle peut néanmoins être intégrée dans une trajectoire sociale ascendante. Rien d’étonnant si l’on retrouve dans cette catégorie les Danti, Larderel, Carega et Prat qui, malgré des ascensions effectuées à des périodes différentes, présentent des profils très proches : origine étrangère mais religion catholique (les non-catholiques restant exclus de l’Ordre et des charges de cour) ; démarrage dans le milieu négociant mais fortune assise sur une activité d’entrepreneur et sur la grande propriété ; sortie du milieu négociant, mais pas des affaires, avec une stratégie d’insertion dans l’aristocratie toscane impliquant une implantation florentine (possession d’un palais, charges de cour, titres… )71.

59Le réseau de relations des membres livournais de l’Ordre est entretenu par des rencontres régulières, par le jeu des participations croisées aux mariages (témoins) et aux baptêmes (parrains), et par le rite d’entrée que constituent les cérémonies d’investiture, qui se déroulent en général dans une chapelle de Livourne, en présence de tous les membres locaux. Les membres livournais entretiennent entre eux des liens de famille, de sociabilité et d’affaires, qui font de l’Ordre de Saint-Étienne un des points de fixation et d’identification d’une partie de l’élite locale. Certaines institutions locales, comme les associations charitables catholiques, sont particulièrement investies par les membres de l’Ordre. En 1843, par exemple, l’institution des Case Pie Riunite Delle Povere Mendicanti E Del Refugio a parmi ses treize dirigeants neuf chevaliers de Saint-Etienne, dontles deux plus hauts responsables, les governatori F. Sproni et A. Martellini72. En outre, le fait que les gouverneurs de Livourne soient en général membres de l’Ordre contribue à rendre l’investiture attrayante, et renforce l’aspect « hommes du souverain » du groupe.

60Ces fonctionnaires et ces entrepreneurs, auxquels on peut ajouter des membres d’anciennes familles locales ayant exercé des charges publiques (familles de gonfaloniers) et parées du prestige de l’avocat, confluent d’autant plus dans l’Ordre qu’ils partagent une même tendance à posséder les attributs définissant l’élite toscane du temps : ils sont tous propriétaires, une bonne partie d’entre eux a fait des études à Pise ou participe activement à la vie culturelle livournaise et toscane (académies, salons, mécénat…). À l’inverse, à la date d’entrée dans l’Ordre, aucun n’est négociant et un seul, Filicchi, a été membre de la chambre de commerce de Livourne (En 1810, bien avant son intégration). Ce n’est pas le seul aspect qui les différencie du reste de l’élite locale. À la différence de nombre de grands négociants livournais des « nations », qui restent davantage ancrés dans la ville et le terroir livournais, un grand nombre d’entre eux sont liés à d’autres cités toscanes, soit par l’origine (naissance ou provenance d’au moins un des deux parents), soit par la possession foncière ou immobilière, soit par l’appartenance à des noblesses municipales autres que Livourne (Pise, Volterra en particulier).

61Cela ne signifie pas forcément une faiblesse de leur implantation locale. De ce point de vue, il convient de distinguer trois cas de figure. Certains (Vincenti, Mesny…) sont des fonctionnaires venus d’autres villes toscanes faire une partie de leur carrière administrative à Livourne. Pour la plupart en charge d’administrations liées au port franc (douanes, santé), leur autorité ne dérive que de leur position administrative, et, mis à part le cas des d’Angiolo, ils ne s’implantent pas durablement dans la ville, d’autant que leurs propriétés et leur titre de noblesse sont attachés à d’autres municipes. Dans le cas de Larderel ou de Carega, l’inscription dans la société locale n’est qu’un aspect d’une stratégie d’implantation plus régionale, signalée par l’intégration dans l’aristocratie florentine. Par contre, un troisième groupe s’est solidement implanté dans la ville, parfois depuis plusieurs générations, et y reste attaché par l’exercice de charges locales. L’Ordre regroupe donc différents types d’individus, dont le principal point commun est l’exercice de charges (courtisanes, administratives, politiques) impliquant une relation suivie avec Florence. Il permet à la monarchie de réunir autour d’elle, sur le plan local, des individus et familles de l’élite aux trajectoires et aux profils différents. Dix huit membres de l’Ordre ont exercé des charges municipales à Livourne, dont sept comme maire ou gonfalonier (Francesco Sproni 1808-1812 ; son fils Ferdinando Sproni 1820-1831 et 1841-1844 ; T. Maggi 1832-1834 ; A. Martellini 1814-1815 et 1835-1840 ; F. Larderel 1847-1848 ; M. D’Angiolo 1848 et 1858-1863 ; L. Fabbri 1848 et 1850-1857). Entre 1808 et 1863, la charge de gonfalonier est occupée par quelques hommes ou familles, qui savent traverser les périodes de rupture politique. L’impression de stabilité est encore plus forte lorsque l’on constate que plusieurs de ces hommes, lorsqu’ils ne sont pas gonfaloniers, sont souvent prieurs et alternent la direction de la municipalité avec les responsabilités dans l’administration locale.

62Une place particulière doit être faite aux familles de chevaliers anciennement implantées, qui occupent encore une position centrale dans la configuration des pouvoirs urbains. En 1779, la députation chargée de présenter l’avis de la commune sur le projet de règlement municipal est composée de l’avocat Pompeo Baldasseroni, du chevalier Ferdinando Sproni, de l’avocat Antonio Michon et de Giovanni Niccola Martellini73, soit des noms que l’on retrouve, un demi-siècle plus tard, parmi les principaux notables et interlocuteurs privilégiés du souverain. Les Michon, D’Angiolo, Sproni ou encore Martellini, implantés au cours du XVIII^e siècle dans la ville, qui ont fait leur ascension en étant avocat, et en exerçant les charges municipales et administratives, maintiennent une solide présence locale, à mi-chemin entre le service de l’État, la notabilité municipale et la solidité de la rente immobilière.

63Le cas le plus emblématique est celui d’Albizzo Martellini. Les Martellini se sont installés à Livourne à la fin du XVII^e siècle. Ils donnent à la ville plusieurs avocats. Francesco, le père, exerce cette profession lorsque né Albizzo, son premier-né, en 1774. Ce dernier suit la vocation paternelle, en effectuant des études de droit à l’Ateneo de Pise. La laurea dottorale obtenue en 1793, il apprend le métier d’avocat à Florence, auprès d’Ottavio Landi, un ami de son père. Il achève cette formation à Livourne, auprès d’Antonio Michon, un avocat issu d’une des familles les plus en vues de la ville. Les Michon, d’origine française, sont une lignée d’avocats et de gonfaloniers qui se distinguent tout au long du XVIII^e siècle et dans le premier tiers du XIX^e siècle. Un de ses membres les plus en vue, Carlo (1771-1839), qui est tout à la fois avocat et philanthrope – il se distingue, nous le verrons, par ses évergésies en faveur de la plèbe catholique –, est le parrain du premier né d’Albizzo. (Carlo Michon présente plusieurs similitudes avec Martellini, et en particulier l’attrait pour la charité et l’évergétisme. L’un et l’autre sont d’ailleurs à la pointe de l’action des notables catholiques lors de la grande épidémie de choléra de 1835). En 1802, Albizzo Martellini épouse Maddalena Poggiali, dont le frère, camerlingue des hôpitaux publics, revêtira aussi l’habit de l’Ordre. En 1806, devenu avocat, il fait partie de la délégation municipale chargée de remercier la régente pour l’érection de Livourne au rang d’évêché, et intègre l’Ordre peu après. L’annexion de la Toscane à l’Empire ne trouble pas cette ascension, bien au contraire. Martellini est alors un des membres les plus actifs de la municipalité, en particulier au sein de la commission chargée des travaux du nouvel aqueduc de Colognole. Dans le même temps, il occupe différentes responsabilités dans la fonction publique d’État, comme juge au tribunal de première instance, directeur des hospices civils de charité et président du canton occidental de Livourne.

64Après la Restauration, il est à deux reprises gonfalonier de Livourne et exerce la charge de provéditeur du mont-de-piété. Il se distingue surtout pour son rôle de premier plan dans la vie urbaine, tant au sein des organismes publics que des associations de notables : il est gouverneur des maisons de charité de la ville, président et fondateur de l’Impresa Patria, président des maisons d’accueil pour orphelins, directeur du premier conseil d’administration de la caisse d’épargne, membre fondateur de l’Accademia del Casino, qui regroupe les plus importants notables de la ville…74 Cette réussite n’est cependant pas marquée par l’édification d’une véritable fortune, tout au plus par l’acquisition des moyens propres au possédant aisé : vers 1830, le revenu imposable de Martellini est de 7574,25 lires toscanes, et reste à peu près inchangé jusqu’à sa mort75. On est loin des revenus immobiliers ou fonciers des Larderel, Carega ou Prat, qui dépassent les 20 000 lires toscanes, et des fortunes négociantes de la ville. De ce fait, et malgré l’appartenance à l’Ordre et la distinction de chambellan du grand-duc, Martellini n’a pas l’assise nécessaire pour intégrer l’aristocratie toscane. Mais il s’agit d’une rente solide et surtout, concentrée dans le territoire communal. À sa mort (1854) Martellini apparaît d’ailleurs comme un des personnages les plus considérables de la ville, à la fois serviteur de l’État et notable urbain, administrateur public et évergète, sans que l’un et l’autre aspects ne se distinguent nettement dans son parcours. Il traverse sans encombre les turbulences politiques du temps, tout en participant aux grandes évolutions urbaines (grands travaux, développement des associations) de Livourne.

65Ces éléments de biographie doivent nous suggérer une lecture plus globale du pouvoir urbain. En se plaçant non plus du point de vue des institutions, mais de celui des groupes sociaux, la municipalité apparaît davantage comme un point d’intersection entre une partie de l’élite locale et l’administration publique. Il est donc difficile de tracer une ligne de partage stricte entre édiles et fonctionnaires de l’État. La position du gonfalonier, en particulier, est à la fois celle d’un serviteur du souverain et celle d’un représentant des intérêts locaux, sans que les deux soient nettement distingués. La réforme de Pierre-Léopold avait voulu intégrer les propriétaires à l’édifice administratif. De fait, pendant la Restauration, une partie des dirigeants de l’administration locale sont aussi des notables et des propriétaires, intéressés au devenir de leur ville. La frontière entre gestion étatique et gestion municipale n’est pas toujours très nette, tout comme la limite entre gestion publique et patronage notabiliaire. Certaines structures de charité et d’assistance dépendent directement des notables locaux, et celles qui ont un statut d’organisme public sont dirigées par des membres de cette élite. De sorte que si l’État utilise les notables locaux pour gérer la ville, ceux-ci, en retour, utilisent les structures dépendantes de l’État pour reproduire leur pouvoir.

66Au vrai, dans les conflits internes aux décideurs locaux, la ligne de partage ne passe pas systématiquement entre les édiles et les administrateurs, mais plutôt entre des conceptions et des intérêts divergents, variant selon les dossiers, et qui opposent entre eux les hommes du grand-duc. Par ailleurs, la possession d’un savoir apprécié du souverain peut donner une marge de manœuvre supérieure à la position occupée dans la hiérarchie administrative. Les ingénieurs, en particulier, s’appuient sur leurs compétences techniques et sur l’intérêt particulier que le souverain accorde à l’urbanisme livournais pour imposer certains de leur point de vue, bien que le poids des notables et des intérêts locaux ait en général le dessus76.

67Ces pages n’ont pas voulu démontrer que la hiérarchie administrative, malgré une tutelle réglementaire pesante, a été totalement subvertie par les réseaux locaux de pouvoir. En effet, chaque fois que l’ordre public et l’intégrité des limites de la ville sont en jeu, le Buongoverno et les douanes imposent leur point de vue. En revanche, les marges de négociation existent, qui permettent non seulement à certains hommes de pouvoir, mais aussi, et surtout, aux intérêts locaux, ceux de la propriété et de la franchise, d’imposer leurs logiques à un pouvoir qui leur est par ailleurs fondamentalement favorable. Livourne est peut-être assujettie à Florence, mais les rapports que les élites locales entretiennent avec le centre sont loin d’être univoques. Les décisions du centre sont souvent prises après consultation des organes représentatifs locaux, qui réussissent à imposer la prise en compte de certains de leurs arguments. L’administration de Livourne peut ainsi être représentée comme un édifice à trois piliers. Premier pilier, le gouverneur de la ville incarne, au nom du prince, l’unité de l’ensemble et réunit autour de sa personne et de ses services tous les fils de la gestion urbaine. Le second est la présence, à des postes clés, d’hommes de confiance du souverain, dont certains sont bien enracinés dans la ville, et qui se retrouvent à la cour ou dans l’Ordre de Saint-Étienne. Enfin, last but not least, le troisième est la participation des corps représentatifs, « nations », municipalité et chambre de commerce, dans le cadre des domaines respectifs de compétences qui leur est reconnu par le souverain.