Chapitre 11. L’incorporation de Livourne dans l’empire napoléonien
p. 197-223
Texte intégral
1La progression de la rente immobilière rapproche Livourne des autres sociétés urbaines toscanes et donne à une partie de ses élites la possibilité de profiter des opportunités de promotion sociales et politiques offertes par l’annexion à l’Empire. En imposant une redéfinition des élites construite sur la propriété, l’Empire napoléonien va en effet dans le sens de ce mouvement d’intégration par les classes dominantes. Fondée sur la rente, la notabilité napoléonienne institutionnalise le rapprochement et le brassage des différents éléments des élites toscanes, aristocratie foncière, bourgeoisie propriétaire et négoce. Cependant, l’impact réel de l’insertion dans l’Empire est difficile à évaluer. Outre sa brièveté, la domination napoléonienne a des effets complexes sur Livourne et ses élites. Ainsi, les blocus et les difficultés économiques qui en sont le corollaire tendent les relations entre les négociants et les autorités françaises, mais conduisent aussi le négoce à se tourner davantage vers la rente et l’économie toscane.
2L’attitude des élites et de la ville en cette période est d’autant plus complexe que la politique napoléonienne a plusieurs facettes. La contrainte imposée au port et au négoce s’accompagne d’une valorisation politique et administrative de la ville ; la défiance dont le nouveau pouvoir fait montre à l’égard des négociants s’accompagne de leur incorporation massive dans la sphère de la notabilité locale. En retour, l’attitude politique des élites livournaises est contrastée. Elle juxtapose une entrée massive dans la nouvelle sphère de représentation notabiliaire et une forte réticence à exercer des fonctions politiques et administratives proposées. Là encore, la réalité est contrastée et mouvante, car le degré de ralliement des notables livournais varie aussi selon les hommes et les circonstances.
3La relance de la guerre en Europe et la mise en place du Blocus continental pousse Napoléon I à prendre plus directement en main les destinées de la Toscane, qui est annexée et incorporée à l’Empire (1808-1814). L’annexion à l’Empire entraîne un profond changement politique et administratif. Le territoire toscan est divisé en trois départements, dits de l’Arno (chef-lieu Florence), de l’Ombrone (chef-lieu Sienne) et de la Méditerranée. Livourne devient la préfecture de ce dernier département, divisé en quatre arrondissements (Pise, Livourne, Volterra, Portoferraio). Le remodelage du territoire selon les normes françaises s’étend aux municipalités, désormais dotées d’un maire et d’un conseil municipal. L’ampleur du changement de statut est mise en évidence par l’impréparation de la ville à accueillir ses nouvelles fonctions, ce que souligne à plusieurs reprises le premier préfet du département de la Méditerranée, Guillaume Capelle1 :
Livourne ayant acquis très rapidement un accroissement de population et de prospérité, qui l’a portée en peu d’années au rang d’une des villes les plus importantes de l’Europe, manque absolument d’établissements publics tels que ceux que l’on trouve dans les villes même de troisième ordre. Point de halles, point de promenades, un hôpital très insuffisant, des faubourgs qui n’ont pas d’enceinte […] En un mot Livourne n’a pour ainsi dire été jusqu’à ce jour qu’un comptoir, elle va devenir une ville, mais tout est à faire2. […] Les bâtiments publics y sont si rares qu’on a été obligé d’établir les deux tribunaux civil et de commerce dans des maisons particulières.3
4Pour les autorités françaises, Livourne ne peut être cantonnée dans son rôle de ville portuaire et se doit d’acquérir les attributs nécessaires à l’exercice de ses nouvelles responsabilités politiques et administratives. L’élargissement territorial et politique dont elle bénéficie avec l’annexion, bien que de faible durée, est considérable. Sous les premiers Lorraine, elle n’était le siège d’aucune autorité centrale, et faisait partie de la province pisane. Un premier changement a lieu en 1806, lorsque Livourne est élevée au rang de siège épiscopal. Avec l’annexion, elle ne dépend plus de Florence et devient chef-lieu d’un département, acquérant ainsi de nouvelles fonctions politiques et administratives. Le territoire placé sous son contrôle, qu’il s’agisse de l’arrondissement ou du département, dépasse largement les limites de l’ancien capitanato, pour s’étendre à l’intérieur des terres. Le département de la Méditerranée est composé de trente et un cantons et de soixante-quatre communes. Il comprend l’ancienne province de Pise et une partie de celle de Florence, l’arrondissement de Livourne s’étend jusqu’à San Miniato à l’est et jusqu’à la Maremme au sud. Livourne devient un centre de pouvoir rayonnant sur une large part du territoire toscan :
5Ce département de la Méditerranée est divisé en trois sous-préfectures, Livourne, Pise et Volterra. La sous-préfecture de Livourne comprend neuf justices de paix et dix-sept communes, pour une population de 118848 personnes. Le territoire de la commune comprend trois justices de paix, Piazza Grande, Venezia Nuova et Subborghi, correspondant aux trois parties qui composent l’espace urbain4. Le fait de ne plus être un port franc est ainsi compensé par une valorisation du rôle politique et administratif de la ville, ce que rappelle le préfet Capelle en 1809 :
Livourne est la résidence d’un évêque, établi seulement depuis deux ans, d’un commissaire général de police, d’un tribunal civil, d’un tribunal de commerce, de trois juges de paix, de six commissaires de police. D’une administration nombreuse de la marine, de la direction générale des douanes de la Toscane, d’une direction d’artillerie, d’une du génie, d’une garnison nombreuse et enfin de tous les autres établissements que renferme le chef-lieu d’un département5.
6Ces nouvelles fonctions, et l’importance de la place forte et du port dans le dispositif militaire français, conduisent les nouvelles autorités à envisager un réaménagement du réseau routier toscan, davantage axé sur Livourne. Il est prévu de relier la ville et l’hinterland selon cinq directrices : nord (vers La Spezia), nord-est (vers Lucques et Modène), est (vers Florence), sud-est (vers Sienne) et sud (vers Piombino, et de là en Corse). Un des nombreux projets routiers de l’époque prévoit aussi la construction d’un axe reliant le littoral tyrrhénien et l’Adriatique par Livourne et Ancône6. Les réalisations concrètes, sans être négligeables, sont toutefois plus modestes : outre la construction du tronçon San Vincenzo-Piombino et du tronçon de la route impériale quatorze vers Massaciuccoli, au nord du département, l’administration française procède à de nombreuses réfections de ponts, routes et canaux, améliorant nettement la largeur et la qualité des communications avec l’hinterland7.
7La guerre et les difficultés économiques empêchent que le nouveau cours se traduise par des opérations d’urbanisme. Les projets de travaux portuaires restent lettres mortes, ainsi que l’établissement de nouvelles limites urbaines englobant les faubourgs8. Mais la valorisation politique et civile de Livourne est plus importante que ne le laisserait penser la faiblesse des réalisations concrètes et la brièveté de la présence française. Si la Restauration marque le retour aux cadres administratifs antérieurs, l’Empire a en effet permis à Livourne de s’affirmer en Toscane au-delà de son rôle portuaire. Le leg ne restera pas en déshérence. Le vœu du préfet Capelle est en effet repris par une partie de l’élite économique et par l’intelligentsia livournaise de la Restauration. Le sentiment que la ville est incomplète, qu’elle doit acquérir de nouveaux attributs politiques et culturels, qu’il faut l’améliorer pour qu’elle soit à la hauteur de sa place économique, devient, nous le verrons, plus diffus dans les années 1820-1830 et joue un rôle important dans l’affirmation du pôle livournais au sein de la Toscane de la première moitié du XIXe siècle.
8En général, l’incorporation de Livourne à l’Empire n’est pourtant pas considérée par l’historiographie comme un fait positif pour la cité. Ce jugement s’appuie surtout sur les effets néfastes de la politique militaire, économique et fiscale de la France : remise en cause des franchises, effets du blocus continental, contrôle tatillon du commerce par l’administration napoléonienne, poids accru de la fiscalité, avec la mise en place de l’octroi aux portes de la ville, les contributions de guerre et la création de la taxe dite du 2 % sur le commerce portuaire, absence d’intérêt réel pour le port, si ce n’est du point de vue stratégique, résultats négatifs de la conscription sur l’économie et la société urbaine…9 Même si l’on réévalue les effets de cette politique, il apparaît nettement que la période d’annexion à la France, et en particulier les années 1810-1813, marquées par l’alourdissement des contraintes militaires, sont très difficiles pour la population livournaise. Les résistances à l’autorité de la France se développent justement avec l’intensification de la guerre, qui perturbe davantage la vie quotidienne des Livournais. L’importance des mouvements de troupe, qu’il faut parfois loger, le développement de la conscription et la répression de la contrebande, qui apporte un indispensable complément de ressources à de nombreuses familles, nourrissent une hostilité de plus en plus vive et ouverte, en particulier en 1813, lorsque l’édifice impérial commence à faire entendre ses premiers craquements10.
9L’hostilité croissante à l’Empire est largement due aux circonstances. Mais elle repose aussi sur la faiblesse des soutiens politiques locaux. Le jacobinisme n’a pas eu, à Livourne, une très grande diffusion. Avant l’annexion, les Jacobins actifs sont peu nombreux. Les autorités françaises ne peuvent pas donc pas s’appuyer sur un groupe révolutionnaire local consistant, et cela d’autant plus que la plèbe livournaise, qui manifeste à plusieurs reprises son hostilité à l’idéologie révolutionnaire, exerce une pression non négligeable sur les comportements politiques11. Encore convient-il de distinguer ceux des classes dominantes, sur lesquelles le nouveau pouvoir cherche à s’appuyer, de ceux des classes populaires. Dans les années 1790, il existait un petit noyau de « patriotes » locaux, essentiellement issus des classes aisées, propriétaires ou négociants, en général organisés au sein des loges maçonniques. C’est le cas de négociants comme Luigi Dupouy, dont le nom a déjà été évoqué à propos de l’affairisme des années françaises, et Daniel de Medina, cousin du futur président du consistoire et membre d’une des plus importantes familles séfarades de Livourne : tous deux sont des membres actifs de la loge des Amici della Perfetta Unione, créée en 1796 par un commerçant juif venu d’Avignon, Felice Morenas12.
10Ces adhésions aux idées nouvelles ont été favorisées par le rôle important de l’imprimerie livournaise dans la publication des écrits des Lumières : la première impression italienne de l’Encyclopédie et celle du Des délits et des peines de Beccaria ont lieu à Livourne, qui est alors un des principaux centres d’impression d’Italie et du monde méditerranéen13. Livourne et ses réseaux de négociants et de gens de mer occupent une place de premier plan dans la pénétration de ces idées en Toscane. Les relations régulièrement entretenues avec la France et la diffusion de l’influence française, via ces réseaux, favorisent l’apparition de ferments révolutionnaires à Livourne. Une partie des « patriotes » locaux est issue de la colonie française de Livourne, avec une mention particulière pour les Corses, traditionnellement très présents dans la ville et dans le trafic portuaire. Ces derniers fournissent plusieurs exemples de « patriotes » des années 1790 passés ensuite au service de la France napoléonienne. Un négociant comme Philippe Bartolucci, négociant de Livourne né à Bastia, fervent jacobin, est présent dans la franc-maçonnerie livournaise, puis dans la municipalité de l’époque napoléonienne. Certains exercent des responsabilités dès l’époque des Bourbon-Parme, comme Dominique Mattei, propriétaire et noble, corse de Centuri installé à Livourne à la fin du XVIIIe siècle ; présenté comme « pro-français » par le préfet Goyon, successivement directeur des monts-de-piété, commissaire à l’environnement, gouverneur de Livourne (1806- 1808), puis, sous l’Empire, membre du corps législatif et général du corps des chasseurs volontaires de Livourne14. Au-delà de ces quelques exemples, la nouvelle administration napoléonienne s’est-elle appuyée sur ces « patriotes » des années 1790 ? Bien peu, en fait, car ils ne représentent qu’une petite minorité, et ne sont pas forcément favorables à l’Empire. Seuls quelques-uns, comme Bartolucci ou Daniel de Medina, entrent dans la municipalité de l’époque impériale, respectivement comme adjoint et conseiller municipal15.
11L’étroitesse de la base révolutionnaire locale n’épuise cependant pas la question car l’Empire, à Livourne comme dans les autres cités de Toscane et de la péninsule Italienne occupée, cherche un appui plus large au sein des élites, éléments constitutifs des « masses de granit »16. Ces élites sont redéfinies. Les privilèges et distinctions antérieurs, en particulier la noblesse et les ordres chevaleresques (dont celui de Saint-Étienne) disparaissent. Anciens nobles et bourgeois propriétaires sont rassemblés dans une élite élargie de la rente. En Toscane, comme d’ailleurs dans la plupart des territoires italiens annexés, cette recomposition n’entraîne pas l’effacement des familles de l’aristocratie, qui s’adaptent au nouveau régime et conservent leurs biens. Certains patrimoines fonciers de l’aristocratie ont même profité de la vente des biens nationaux. Et au sein du haut personnel administratif, les continuités sont fréquentes. Il convient donc d’envisager davantage le changement opéré au sein des élites comme un élargissement de la classe dominante à certaines parties de la bourgeoisie17. L’Empire propose aux élites une nouvelle forme de représentation sociale, qui remplace les anciennes nomenclatures par le concept unifiant de notable. Les notables occupent une place fondamentale dans l’idéologie impériale, car ils sont appelés à constituer l’assise du Régime, ces « masses de granit » jugées indispensables. Personnalités locales reconnues, leur soutien doit assurer la stabilité du pouvoir impérial dans les départements, les cantons et les municipalités. Le notable napoléonien est un homme d’influence ayant la confiance du pouvoir politique (confiance validée par des rapports et des listes dressées par les préfets). Pour être considéré comme un notable, il faut en outre jouir d’un bon niveau de fortune, ou au moins d’une solide aisance. Cette condition est indispensable pour participer aux collèges électoraux du département.
12Les assemblées de canton, formées de citoyens domiciliés et inscrits dans les listes civiques de cette circonscription désignent des « grands électeurs » qui constituent les collèges électoraux d’arrondissement. Ces derniers désignent à leur tour le collège départemental, qui propose à l’Empereur des candidatures au conseil général, au corps législatif et au sénat18. Le recrutement du collège d’arrondissement est relativement large, quoique nécessitant une certaine aisance : il faut être propriétaire, ou vivre d’une rente ou d’un traitement. Par contre, les membres du collège départemental doivent être pris au sein des six cent plus imposés du département. Cette condition de cens vaut aussi pour la constitution des conseils municipaux dans les villes de plus de cinq mille habitants, dont les trente membres sont proposés par les assemblées de canton à la nomination de l’Empereur, parmi les cent individus les plus imposés de la commune19. Si l’on se souvient que la taxe foncière constitue le principal impôt de la période, il apparaîtra nettement que la notabilité napoléonienne se définit surtout comme une élite du cens et de la propriété20.
13La promotion politique de la rente est très nette lorsqu’on observe le statut des cent plus imposés de la commune de Livourne. La liste comporte une rubrique « profession et fonctions », définissant la qualité de chaque notable avant et après l’annexion. Le nombre des individus simplement définis comme « négociant » passe de trente à dix-neuf, tandis que ceux définis seulement comme « rentiers » passent de seize à trente-six21. Globalement, le nombre d’individus définis uniquement par leur activité professionnelle baisse de moitié. La constitution d’une liste dominée par l’état de rentier et de propriétaire (aux trente-six on ajoutera sept « négociants rentiers » et dix « propriétaires », sans compter les individus définis à la fois par une profession et par l’état de rentier) ne signifie pas seulement les progrès de la rente livournaise, mais aussi, et surtout, qu’une définition officielle et unifiante de l’élite locale se construit autour du statut de notable propriétaire-rentier. Plus qu’à un abandon de l’activité négociante, qui reste limité, ces changements d’appellation mettent donc en valeur la reformulation des élites à l’époque de l’annexion. D’autant que l’intégration dans la France impériale ne met pas l’argent, la richesse mobilière et la marchandise au centre de la société. Napoléon fait d’ailleurs montre d’un « mépris de fer à l’égard des formes spéculatives de l’enrichissement »22. Le négoce, dont l’activité est fragilisée par la guerre et la suppression des franchises, beaucoup plus dépendante des volontés de l’administration française, est davantage considéré comme un groupe professionnel qu’il convient d’encadrer.
14Cette volonté de contrôle est nettement affirmée par le décret du 2 septembre 1808, puis celui du 12 août 1813. Le préfet devient le président d’office de la chambre de commerce, dont les réunions périodiques ordinaires doivent être déterminées à l’avance ; et quand le vice-président veut convoquer une assemblée extraordinaire, il doit au préalable en informer le préfet et lui faire connaître le but de la réunion. Les séances non présidées par le préfet doivent obligatoirement être soumises à son approbation23. Outre la responsabilité de présenter des propositions sur les moyens d’accroître la prospérité du commerce, la chambre doit surveiller l’exécution des travaux publics relatifs au commerce (comme le maintien du port) et s’assurer de l’exécution des lois et décret concernant la contrebande. Elle est ainsi étroitement cantonnée dans les questions du commerce, et même instrumentalisée par l’administration dans sa lutte contre la fraude. Le recrutement des quinze membres de la chambre ne se fait plus en fonction de la « nation » : il faut seulement avoir exercé le commerce pendant dix ans pour pouvoir être député, ce qui valorise d’abord la solidité professionnelle et l’expérience des postulants. Il n’en reste pas moins que sur les vingt-six négociants qui président la chambre de commerce entre 1808 et 1813 (les présidents changent tous les deux mois), quatorze, soit la majorité, sont issus des anciennes « nations » grecque, anglaise, juive et oltramontana (Suisses et Allemands). Parmi les présidents de la chambre, on retrouve ceux qui l’ont animés au moment de sa fondation, les Dupouy, Filicchi, Costacchi, Senn, Abudharam, Uzielli, Grant, Mille… qui sont aussi les principaux négociants de la place24. Le groupe qui s’était soudé dans les années du royaume d’Étrurie reste donc aux commandes de la chambre et peut traverser la période impériale. La création des tribunaux de commerce, qui ont compétence sur toutes les affaires commerciales, leur permet même d’élargir leur pouvoir sur le milieu. De plus, si le négoce en tant que groupe social n’est pas l’objet d’une sollicitude comparable au monde de la rente, ses membres peuvent librement intégrer la nouvelle élite napoléonienne. Étant donné leur poids dans la propriété communale, il semble d’ailleurs difficile de se passer d’eux. Ainsi, l’administration française tente d’incorporer les plus riches et les plus influents des négociants dans la notabilité impériale.
15Mais avant de préciser l’ampleur et la réussite de cette collaboration, il convient au préalable de mesurer la place des Livournais dans la notabilité du département de la Méditerranée, et de déterminer qui sont exactement les Livournais considérés comme tels. La liste des six cent plus imposés du département de la Méditerranée, établie en mai 1812, met en évidence la domination globale de Livourne, avec deux cent quinze des six cent imposés (35,8 %), alors que la ville ne rassemble que 15 % des habitants du département25. Dans la mesure où l’évaluation du revenu valorise la richesse foncière au détriment de ceux du commerce26, ce chiffre met en évidence la robustesse de la propriété livournaise. De plus, parmi les sept Livournais les plus imposés du département, cinq sont des négociants, ce qui, outre la traditionnelle domination du négoce dans la richesse de la ville, confirme les progrès de la propriété négociante. La liste met aussi en évidence le poids de la propriété juive : le Livournais le plus imposé est Salomon de Montel, juif et négociant, qui apparaît en septième position. Un autre juif négociant, David Busnach, est dixième. Trois acquéreurs de biens nationaux figurent parmi les sept : Vincent (Vincenzo) Danty, François (Francesco) Bicchierai, Jean Baptiste (Giovanni Battista) Calamai. Par contre, les Livournais sont bien moins représentés parmi les trente premiers de cette liste : seulement sept, contre quatorze Pisans. Si la liste met en évidence la diffusion de la propriété livournaise, elle montre aussi qu’il ne s’agit pas souvent de grande propriété. Livourne reste avant tout une ville de commerce, et la grande propriété est encore et d’abord le fait de l’aristocratie pisane. (les cinq premiers contribuables sont tous domiciliés à Pise). Dans le département, le notable rentier domine le négociant, et la grande propriété pisane une propriété livournaise dont l’expansion hors du terroir reste encore, malgré certains progrès, limitée. Cette relative faiblesse de la notabilité livournaise dans le département est confirmée par la « liste des personnes les plus marquantes du département », dressée par le préfet afin de déterminer les candidats pour la présidence des collèges électoraux. Sur soixante individus, neuf seulement ont Livourne comme « domicile politique » (dont un, Castinelli, semble davantage lié à Pise), contre vingt-trois à Pise, tandis qu’avec huit noms, Volterra est presque autant représentée que le chef-lieu de département27. De plus, sur les vingt membres du conseil général, seuls sept sont livournais. Ces derniers sont aussi minoritaires, de peu il est vrai, dans le conseil d’arrondissement (cinq sur onze)28.
Tab. 12 – Les personnalités livournaises les plus marquantes du département de la Méditerranée
Nom | État-Civil | Fonction et profession | Fortune |
Castinelli Joseph | marié | propriétaire et avocat membre du conseil municipal de Pise | 12000 |
Chiesa Charles | célibataire | propriétaire et avocat | 20000 |
Coppi Louis | marié | avocat membre du conseil du département | 15000 |
D’Angelo Ranieri | marié | chambellan de son altesse impériale en 1800, capitaine du port et chevalier de Saint-Étienne | 25000 |
Faleni Jean Baptiste | marié | conseiller de préfecture, propriétaire | 9000 |
Maggi Thomas | célibataire | ex-noble, propriétaire, colonel des chasseurs avant l’annexion | 8000 |
Mospignotti Eustache | marié | négociant, propriétaire | 20000 |
Pelletier de Berminy | marié | propriétaire, ex-chevalier de Saint-Étienne, membre de la commission des hospices | 15000 |
Regini Marc | célibataire | propriétaire, négociant | 10000 |
Source : ANP, F 1 CIII, Méditerranée 1, Liste des personnes les plus marquantes du département de la Méditerranée, d’après le préfet Goyon, 1812.
16Les noms ci-dessus ne sont pas ceux qui apparaissent au sommet de la hiérarchie des fortunes établie par les listes censitaires. On n’y trouve aucun juif et les négociants ne sont que deux. Les propriétaires non négociants dominent. Le titre d’avocat, la fonction publique, l’ordre de Saint-Étienne, la noblesse (trois personnalités sont nobles avant l’annexion) apparaissent à plusieurs reprises et sont autant d’éléments d’un statut acquis avant l’annexion, qui donne du relief à la rente, et que le préfet reprend pour valider la notabilité. Il s’agit donc d’individus le plus souvent déjà membres de l’élite avant l’intégration à l’Empire, mais dont les titres sont plutôt récents : un seul de ces hommes, T. Maggi, est issu d’une famille de l’oligarchie civique du XVIIIe siècle ; en revanche, plusieurs autres (Coppi, d’Angelo, Mospignotti, Regini, Pelletier de Berminy) sont des hommes nouveaux qui se sont affirmés dans la ville au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, dans le commerce, mais aussi dans le droit et la fonction publique. Ainsi, la notabilité napoléonienne semble avoir dynamisé des carrières amorcées sous le règne de Ferdinand III ou dans la période du royaume d’Étrurie. C’est particulièrement vrai des professions libérales et de la fonction publique, deux sphères par ailleurs liées entre elles, car les professionisti passent souvent dans l’administration, que ce soit sous les Lorraine ou pendant les années françaises. Si l’on observe les évolutions du personnel administratif local, des fonctionnaires comme A. Martellini ou R. D’angiolo (ou D’Angelo) servent plusieurs régimes. On les retrouve comme fonctionnaires, sans interruption, de Ferdinand III à la Restauration. Livourne, à cet égard, n’est pas un cas unique : dans le reste de la Toscane, de telles continuités dans le personnel politique et administratif ne manquent pas.
17Pendant la période napoléonienne, ces profils sont valorisés, comme le montre le cas de L. Coppi, un avocat qui devient fonctionnaire de justice puis maire. (voir, ci-dessous, son portrait plus détaillé et la description des mécanismes d’ascension locale par l’exercice de la fonction publique) Là encore, Livourne n’est pas un cas isolé, tant il est vrai que la période impériale met en évidence la composante bureaucratique et professionnelle au sein des élites sociales italiennes29. À Livourne, la mise en place du nouvel ordre administratif constitue une étape fondamentale dans l’affirmation d’une nouvelle figure de l’élite locale, celle de l’avocat et du fonctionnaire moyen, qui jouera un rôle fondamental dans la vie politique et intellectuelle de Livourne à l’époque du Risorgimento. Cette progression est cependant limitée aux fonctions locales. On retrouve en effet dans la composition du personnel politique et administratif du département la faiblesse livournaise observée dans la liste des six cent plus imposés. Les deux préfets qui remplissent successivement la charge sont français, tout comme le sous-préfet de l’arrondissement de Livourne. Sur les quatre conseillers de préfecture, un seul, l’avocat Alessandro Mugnai, installé en 1808, est Livournais30.
18La sphère de la représentation politique est largement ouverte aux hommes décidés à soutenir activement le nouveau régime, pourvu qu’ils souscrivent aux conditions de fortune et de réputation de la notabilité. De ce point de vue, l’annexion prolonge les ouvertures permises par le jeu des affaires. Elle favorise aussi le mélange des différents éléments de l’élite livournaise au sein de la notabilité, et de ce fait prolonge l’esprit des réformes de Pierre-Léopold. La composition de la représentation départementale au corps législatif, même si elle met en avant des individus sûrs et ayant déjà exercé des responsabilités administratives, illustre ce brassage. Les trois députés du département sont les Livournais Pierre Paul (Pier Paolo) Giera, un négociant, au dire du préfet « fort riche », favorable aux Français, président du tribunal de commerce, qui avait été camerlingue de la commune ; François (Francesco) Sproni, maire de Livourne, ancien membre de l’ordre de Saint-Étienne et issu d’une famille de l’ancienne oligarchie civique, dont plusieurs rejetons avaient su tirer leur épingle du jeu ; et Dominique Mattei, précédemment évoqué31.
19Dans le même temps, ces hommes, choisis pour avoir clairement manifesté leurs sentiments pro-français, incarnent les limites et les ambiguïtés du ralliement des notables livournais à l’Empire. Sproni, bien qu’issu d’une ancienne et prestigieuse famille locale, est doté d’une fortune médiocre et ne jouit pas d’une grande considération publique avant sa nomination au poste de maire. Il est présenté par le préfet Goyon comme un personnage de faible envergure, ayant accepté sa nomination à cause des six mille francs attachés à la fonction ; Mattei, ancien gouverneur de la ville, est très endetté ; et Giera, né en 1757, s’est en grande partie retiré des affaires32. La participation aux structures politiques impériales n’est pas exempte d’opportunisme, ce qui ne gêne pas forcément les autorités françaises, qui pensent obtenir l’adhésion des notables en leur offrant des fonctions locales et départementales. On retrouve, sur le plan local, ce lien entre opportunisme et ralliement. Le cas de Coppi, nommé maire en 1813, est à cet égard significatif. Originaire de Portoferraio (Île d’Elbe), avocat, d’abord hostile aux Français, il change d’attitude avec l’annexion33. Il devient alors juge au tribunal de première instance de Livourne et conseiller municipal (1808). Le préfet Goyon, le juge ainsi :
persévérant dans ses vues, il exerce ses fonctions avec zèle, activité, de l’ardeur et de l’énergie, entier dans son opinion il entraîne communément celle de ses collègues (i.e. le conseil municipal). Il a dans cette ville et même dans le département un très grand nombre de partisans, résultats ordinaires de l’influence plutôt que de l’estime […] il avait eu jusqu’ici le but de s’enrichir et il est parvenu à se faire 25 000 francs de rentes, les moyens de cette fortune ont été ceux dont la révolution a fourni tant d’exemples […] il manifeste aujourd’hui une nouvelle et grande ambition, celles des plans et de la célébrité, sans négliger l’utilité de la fortune34.
20Toutefois, sa nomination au poste de maire, à la place de Sproni, décédé en avril 1812, ne va pas de soi : « Le choix du sieur Coppi heurte quelques opinions […] II existe dans l’administration municipale de la ville de Livourne, et notamment dans sa comptabilité, des abus intolérables… »35 Finalement, la nomination de ce personnage ambitieux mais contesté est surtout permise par les refus des notables sollicités avant lui, Albizzo Martellini et Simone Castelli. La situation a déjà eu un précédent en 1808, lorsque trois notables parmi les plus en vue dans la cité déclinent tour à tour la proposition d’exercer la fonction de maire : après Filippo Filicchi, qui anima la députation du commerce aux temps des occupations françaises, ce sont deux des principaux notables de la ville, Luigi Dupouy et Antonio Michon, qui se dérobent36. F. Sproni, « presque sans fortune par suite du délabrement de ses affaires »37, est alors un recours commode.
21Faut-il considérer ces épisodes comme un révélateur de la faiblesse des ralliements locaux à l’Empire, du moins parmi l’élite urbaine la plus installée, ce qui expliquerait le recours à des hommes tels que Coppi, qui n’était pas auparavant un des principaux notables de Livourne ? L’effort d’évaluation se heurte aux difficultés à quantifier l’opposition des notables locaux à l’Empire. Étant donné les risques de répression, les opinions s’expriment rarement au grand jour. Seuls quelques-uns sont plus ouvertement hostiles, comme Carlo Michon, neveu d’Antonio, présenté comme « le plus riche propriétaire de la commune », fervent catholique, arrêté en 1813 pour avoir refusé de participer à une délégation de notables qui devait porter les vœux de Livourne à l’impératrice Marie-Louise38. Même refus de la part d’Alessandro Patrinò,
riche en propriétés foncières, gros négociant […] devenu associé de la maison de commerce Mospignotti dont il a été commis, et même, dit-on, valet […] il conserve les formes de son premier état, rustre, mal élevé ; d’ailleurs anti-français et partisan des Russes, ainsi que presque tous les Grecs […] Il m’a déclaré qu’il ne partirait point pour Paris, que la force seule pouvait l’y réduire39
22Ces oppositions s’expriment surtout à la fin de la domination française, lorsque la situation économique et sociale de la cité et du port va en se dégradant toujours plus. Pour les négociants de Livourne, l’atteinte aux intérêts commerciaux, manifeste à partir de 1810, rend l’opposition plus latente, tandis que l’insécurité croissante éloigne encore davantage de l’Empire. Mais l’hostilité des notables est freinée par la crainte de la guerre et des troubles populaires40. Ce qui semble l’emporter, c’est une prudence quasi générale. Il en va ainsi, malgré son refus de participer à une délégation, de Patrinò : « Cet homme vit avec prudence, il est réservé et on n’a en réalité aucun reproche à lui faire »41. Les autres portraits de notables brossés par les préfets soulignent à l’envie cette attitude, qui conduit la plupart à accepter des fonctions pour ne pas trop heurter l’occupant, sans cependant trop s’y investir. Ainsi de Louis (Luigi) Dupouy, issu d’une famille d’origine française, ancien patriote, membre d’une députation à Napoléon en 1809, décoré de la légion d’honneur, présenté comme
riche en propriétés foncières et en capitaux représentés par des espèces ou par des marchandises. Peu de négociants ont plus de crédit sur la place, mais il n’en est pas moins un homme nul sous beaucoup de rapports, apathique, sans énergie, n’aimant ni ne haïssant le gouvernement, peu généreux, vivant très modestement : sa délicatesse a quelquefois été soupçonnée, son père au reste n’est parvenu à une grande fortune qu’au moyen ou malgré trois banqueroutes. Mr Dupouy ne reçoit chez lui qu’une société peu nombreuse, il a des rapports, mais sans intimité, avec presque tous les fonctionnaires publics : il ne se refuse ordinairement à aucune fonction publique mais il les remplit sans zèle. Il est en un mot dans la foule des gens médiocres et inutiles42.
23La réserve de ces notables n’est-elle pas liée au trop grand intérêt qu’ils portent à leurs affaires ? Simone Castelli, par exemple, conseiller municipal, est certes considéré par le préfet comme un « négociant probe, riche et économe, généralement aimé et estimé sous ces divers rapports, mais, il n’a […] aucune qualité comme homme public, il est absolument sans ambition et ne soupire qu’après le moment de rentrer dans son comptoir »43. Derrière cette appréciation, on sent surtout poindre le mépris de l’administrateur pour le négociant, incapable de se hisser vers les préoccupations les plus nobles, celles de la chose publique, qui font l’homme de l’élite urbaine. Hostilité dissimulée, réserve, prudence, ces sentiments se manifestent surtout par la passivité, l’ » apathie », comme le notent à plusieurs reprises les préfets. Une des formes les plus évidentes de cette attitude est la faible participation aux élections (Au demeurant, le système électoral napoléonien ne fonctionne pas avant 1812). En 1812, la participation aux assemblées cantonales destinées à désigner les membres des collèges électoraux est très faible dans l’ensemble des quatre cantons de Livourne, atteignant en moyenne 3,1 %44. Un autre exemple de résistance passive est l’absentéisme aux séances du conseil municipal, très élevé pendant toute la période45.
24Les notables qui refusent les fonctions municipales n’hésitent cependant pas à profiter des opportunités de la période, tant en termes de carrière que de fortune. Antonio Michon et son neveu Carlo, plutôt hostiles aux Français, sont néanmoins d’importants acquéreurs de biens nationaux et Antonio devient, après l’annexion, président du tribunal de première instance de Livourne ; Luigi Dupouy, outre sa place dans la vente des biens nationaux, est non seulement conseiller municipal, mais aussi vice-président de la chambre de commerce… L’attitude des notables livournais vis-à-vis du régime impérial n’est donc pas exempte d’ambiguïté. Les refus de participer à certaines institutions varient avec le temps et selon les stratégies. L’avocat Antonio Michon, par exemple, refuse d’être maire mais accepte de présider le tribunal de première instance. Bien souvent, il s’agit de tirer profit du nouveau régime tout en évitant de trop se compromettre. Cette ambiguïté renvoie plus largement aux difficultés que rencontre l’historien lorsqu’il s’agit de mesurer l’impact de la domination française sur la société et les institutions livournaises. Comme l’a justement fait remarquer L. Bergeron, il est difficile d’apprécier des évolutions de longue durée lorsque l’on se situe dans une période de court terme46. Le fait que l’application des réformes de la période ait été rapidement gênée, voire pervertie par les nécessités de la guerre et la montée des résistances locales, qui en sont le corollaire, ajoute à la difficulté. En ce qui concerne la recomposition des élites locales, il n’en reste pas moins vrai que le régime napoléonien poursuit dans la voie du despotisme éclairé. Il en va ainsi de l’élite municipale livournaise : en l’élargissant au groupe de la rente, la notabilité napoléonienne pousse à son terme la logique de la réforme municipale de Pierre-Léopold, qui avait cependant dû ménager des compromis avec l’oligarchie civique.
25La qualité des membres du conseil municipal ne doit cependant pas être considérée avec trop de rigidité, et surtout pas comme un moyen de classer précisément par l’indication professionnelle. Les négociants du conseil sont des propriétaires, et certains propriétaires sont des négociants. Presque tous disposent d’une rente foncière ou immobilière significative. Un autre critère de nomination est bien sûr la fiabilité politique, ce qui explique la nomination de Français comme Daguerre, Jourdan et Mille, qui ne font pourtant pas partie des négociants ou des propriétaires les plus importants de la ville. La présence massive d’individus notés comme négociants marque une nette volonté d’élargissement de l’élite locale, que l’on retrouve dans la représentation livournaise au conseil général (cinq négociants sur sept Livournais). Les plus entreprenants des négociants, solidement implantés dans la chambre de commerce, sont très présents dans la municipalité. Ainsi, sept des vingt-six premiers membres nommés au conseil municipal en 1808 ont été présidents de la chambre de commerce à l’époque du royaume d’Étrurie. Le chiffre s’élève à quinze sur trente-six pour la période comprise entre 1808 et 181347. Le conseil municipal est aussi un savant dosage, qui associe les différents éléments de l’élite livournaise (si l’on excepte quelques refus) en tenant compte des évolutions en cours. Les deux tiers de ces conseillers (dix-sept) pratiquent ou ont pratiqué le négoce ; les quatre professions libérales font aussi carrière dans l’administration ; l’on retrouve des propriétaires très engagés dans les achats de biens nationaux (Danty, Calamai) ; en outre, il associe des hommes issus de l’ancienne noblesse et de l’oligarchie civique du XVIIIe siècle (Baldasseroni, Bicchierai) à des hommes nouveaux (Senn, Coppi).
26L’ossature du conseil municipal est constituée par les parcours ascendants des années françaises : si l’on cumule les individus ayant activement participé aux affaires (Abudharam, Senn, Dupouy, Danty, Calamai…), ceux qui ont profité de la période pour opérer une ascension professionnelle ou de statut (Coppi, Martellini…), et le noyau constitutif de la chambre de commerce (Rilliet, les Filicchi, Fauquet, Mille…), sans compter ceux qui font désormais partie des principaux propriétaires de la commune (Uzielli, Patrinò…), on obtient un groupe significatif. Certes, comme les autres notables, la plupart restent prudents dans leur soutien à l’Empire. Mais lorsque les préfets soulignent l’apathie des notables, ils se déterminent essentiellement en fonction des intérêts et des demandes de l’occupant français. Par contre, du point de vue des classes dominantes, les choses peuvent apparaître différemment. Il semble se dégager, au sein de la notabilité locale, un noyau dynamique, tourné vers le changement, à l’affût des mutations du temps, qui transcende la distinction propriété/commerce, ainsi que les différences de « nations ». Pour ces individus ou familles, l’intégration dans la municipalité fait partie d’une démarche d’ensemble, dans laquelle l’ascension sociale s’accompagne d’une prise de responsabilité nouvelle dans les affaires de la cité.
27Cette notabilité du mouvement n’épargne pas les communautés de Livourne. L’incorporation à l’Empire modifie profondément le statut des non catholiques. L’application de la législation française à toute la Toscane provoque en effet l’abolition des anciens privilèges de Livourne. La suppression des Livornine (1808), puis des franchises portuaires (1810) aboutit au démantèlement du système des « nations ». La France impose une nouvelle conception, politique, de la nation. Héritée de la Révolution, cette conception érige la nation en corps politique fondé sur la citoyenneté.
28La suppression des privilèges communautaires est ainsi compensée par l’égalité juridique et politique avec les autres citoyens de l’Empire. Ces dispositions, si elles remettent en cause les fondements juridiques du pouvoir des notables communautaires, leurs donnent aussi accès à toutes les fonctions dévolues aux notables locaux, encourageant ainsi l’intégration des notables communautaires dans la notabilité impériale. Qu’en a-t-il été dans la pratique ? Le tableau ci-dessous, qui détermine la part des non catholiques au sein des notables livournais, met en évidence une nette ouverture (tab. 13).
29Étant donné le poids traditionnel des non catholiques dans le négoce, leur forte présence à la tête de la chambre de commerce n’est pas étonnante (cette domination est cependant minorée par le départ massif du négoce britannique). Ils investissent aussi massivement le tribunal de commerce, composé d’un président, de quatre juges et de quatre juges suppléants, qui a juridiction sur toutes les affaires de commerce du département. La place importante (environ un tiers) occupée par ces non catholiques dans les assemblées municipale et départementale constitue la principale nouveauté politique de la période impériale. Elle correspond à peu près à leur position dans la liste des plus imposés de la commune, ce qui montre combien les logiques de la richesse progressent par rapport aux frontières communautaires48.
30Cette pénétration est avant tout le fait des Juifs. Leur présence dans la municipalité n’est désormais plus limitée à un député. Trois conseillers juifs, Salomon Abudharam, Daniel De Medina et Jacob Levi l’Aîné, sont nommés dans la nouvelle municipalité de 1808 ; cinq des trente-six conseillers et adjoints de la période 1808-1812 sont juifs, soit 13,9 % du total, une poussée logique si l’on se réfère à l’importance des biens détenus par les notables de cette religion dans la commune, ainsi qu’à leur richesse. Dans un régime qui promeut au rang de notables l’élite de la rente, les Juifs de Livourne étaient difficilement évitables. Le négociant Isach Franchetti est adjoint au maire et joue un rôle important dans la conduite des affaires municipales, entre 1809 et 1813. Cette présence dépasse le cadre des institutions communales : Abraham Errera, un autre négociant juif, est membre du conseil général ; Raimondo Franchetti, lui aussi négociant, est conseiller d’arrondissement. Les Juifs ne sont pas les seuls. Malgré le départ des Anglais et d’autres ressortissants nordiques, réformés suisses ou allemands (trois conseillers municipaux entre 1808 et 1813), et orthodoxes grecs (deux conseillers), quoique présents depuis moins longtemps que les Juifs dans la cité, font partie des plus imposés et entrent dans le conseil municipal. Les Senn par exemple, originaires de Neuchâtel, sont présents à la fois dans la chambre de commerce et le conseil municipal, et l’un d’eux, Pietro, est conseiller général. La présence des négociants grecs orthodoxes était déjà importante dans la chambre de commerce de l’époque étrurienne. Avec l’Empire, les Costacchi, Mospignotti, Patrinò, qui sont les figures de proue de la première génération du négoce grec des céréales à Livourne, arrivée dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle dans la ville, s’installent davantage dans la ville. L’entrée dans le conseil municipal consacre leur passage dans le monde de la richesse et de la propriété livournaise. Il apparaît donc que les notables des anciennes « nations », outre le jeu commun des affaires, participent significativement aux institutions de l’époque impériale. En supprimant les frontières institutionnelles entre communautés et les privilèges des « nations », qui fondaient l’organisation de la cité d’Ancien Régime et que les réformes de Pierre-Léopold n’avaient pu supprimer, l’Empire décloisonne le champ communautaire et ouvre de nouvelles perspectives citadines à l’élite locale.
31La portée du mouvement de rapprochement institutionnel entre les différents éléments de l’élite locale doit cependant être nuancée. En premier lieu, il ne touche pas également toutes les « nations ». Les négociants britanniques, qui constituent une des « nations » les plus puissantes du port franc, sont pour la plupart éloignés de Livourne. En partie renouvelé à la Restauration, le négoce britannique de Livourne, s’il a participé aux premières années de la chambre de commerce, vit largement les années françaises comme une parenthèse. Surtout, l’entrée des notables non catholiques dans les institutions locales ne signifie ni la fin de la notabilité communautaire, ni celle des préjugés à leur égard. De ce point de vue, la politique napoléonienne vis-à-vis des « nations » n’est pas exempte d’ambiguïtés. Le cas des Juifs est significatif. Si la politique impériale vise à les assimiler49, la communauté conserve son identité et une existence institutionnelle, rendue nécessaire par le concordat, qui reconnaît le catholicisme comme religion de la majorité, intégré aux cérémonies officielles de la période (La célébration de la Saint Napoléon a lieu au Duomo, en présence des notables et des autorités constituées)50.
32Si la période impériale permet un réel élargissement des droits civiques de la communauté dans la cité et un dépoussiérage des anciennes hiérarchies internes, les barrières entre juifs et catholiques sont loin d’être supprimées. Aucun juif de Livourne, ni même de non catholique, ne devient membre du corps législatif. Comme on le sait, Napoléon Ier n’est pas très favorable aux Juifs, et le concordat sanctionne la prédominance du catholicisme. Lorsqu’il fallut trouver un remplaçant au maire Sproni, le préfet Goyon souligne qu’Isach Franchetti, bien que demeurant le seul adjoint encore en fonction,
professe la religion juive, il est incertain si les principes lui permettent de s’écarter de la loi religieuse qui défend aux juifs de vaquer à aucune sorte d’occupations et même de signer le samedi. D’ailleurs la population chrétienne a une très forte prévention et une aversion déclarée pour les Juifs51.
33Franchetti, d’ailleurs, renonce alors à ses fonctions municipales. Les préventions de la plèbe catholique vis-à-vis des juifs sont toujours fortes. En 1814, lorsque les Français doivent évacuer Livourne, elle s’attaque à ce qui est, à ses yeux, les signes de leur présence. À cette occasion, plusieurs mouvements de foule sont dirigés contre les Juifs, et peu s’en faut que les choses n’aillent plus loin que la simple destruction de biens52.
34Les Juifs de Livourne constituent une communauté religieuse organisée selon le système consistorial, lequel favorise le pouvoir des notables. Le décret du 31 décembre 1808 de la Junte Extraordinaire de Toscane, organisme chargé de préparer l’intégration des nouveaux départements français dans l’Empire, énonce en effet que :
Il sera formé à Livourne un conseil de 25 notables israélites du département de la Méditerranée » (art. 1) ; Il sera établi un consistoire israélite (composé d’un rabbin et de quatre israélites), une synagogue dans la même ville (art. 2 et 3) ; Les membres du consistoire seront élus par les notables et agréés par les autorités supérieures (art. 4)53.
35Ensuite, le décret cite les membres nommés au conseil des notables israélites du département, qui étaient tous, à une exception près, des Livournais54. Hormis trois, ces notables étaient auparavant membres du corps des gouvernants de la « nation ». Par ailleurs, les associations caritatives dirigées par les notables, comme Maritar Donzelle, sont maintenues et restent dans les mêmes mains.
36Mais le conseil comprend moins de membres que l’ancien corps des gouvernants, et le recrutement, plus que sur la naissance, se fonde sur la richesse, ce qui a pour effet de mettre les anciennes familles séfarades en minorité et d’intégrer au sein des notables de nouvelles familles. Certains de ces notables sont particulièrement en vue. Parmi les cinq membres du consistoire en 1810, outre le grand rabbin Jacob Nunes Vais et le deuxième rabbin Salomon Malach, on trouve Daniel de Medina, cousin du jacobin évoqué précédemment, Samuel Abudharam et Jacob del Valle. Daniel de Medina et un autre Abudharam, Isach, avaient fait partie de la députation qui, en 1801, avait apporté l’hommage de la « nation juive » au nouveau roi d’Étrurie. Un Abudharam encore, Salomon, est responsable des festivités à l’occasion de la venue à Livourne de Marie Louise de Bourbon Parme, régente du royaume d’Étrurie. L’on retrouve De Medina et Isach Abudharam dans le conseil municipal de l’époque impériale, avec Isach Franchetti, lui aussi très en vue, dont la famille émerge à cette époque à la faveur des ouvertures des années françaises et qui entre alors dans le cercle de la notabilité juive livournaise.
37Cet élargissement ne doit pas faire illusion : le consistoire permet aux notables de perpétuer leur domination sur la communauté. Il doit, entre autres, contrôler la gestion du culte, veiller à sa bonne application, ainsi qu’au maintien de l’ordre dans la communauté. Dans le même temps, il est un auxiliaire du pouvoir napoléonien et de sa police : il doit faire connaître aux autorités françaises les Juifs vivant sans moyen d’existence avouée et le nombre de conscrits juifs. Les rabbins doivent quant à eux prier pour l’Empereur et faire accepter le service militaire comme une obligation sacrée55.
38Malgré la conscription et la crise du port, les notables juifs collaborent avec les autorités françaises, quoique sans zèle excessif. La prudence commande à ces notables une certaine retenue dans leur collaboration avec l’Empire. Ayant su travailler avec les Français sans, pour la plupart, trop se mettre en avant, les notables juifs obtiennent, collectivement, la protection des nouvelles autorités. Pendant ces années françaises, ils maintiennent, sous leur houlette, la cohésion de la communauté.
39Une autre limite au changement et à l’ouverture civique proposée par l’Empire tient au décalage entre inscription nominative et participation active aux institutions locales, quoique ce dernier aspect reste malaisé à déterminer précisément. La brièveté de l’administration napoléonienne et le poids de la guerre, qui empêche le nouveau système de se stabiliser, conditionnent tout jugement de l’expérience. En outre, on aimerait disposer de sources émanant des intéressés, qui permettraient davantage de saisir les motivations des notables impériaux. Ces sources font malheureusement défaut56. Il reste cependant une voie encore peu explorée, celle du fonctionnement des institutions locales, et en particulier de la municipalité. Cet aspect a bien moins focalisé l’intérêt de la recherche. À cela deux raisons majeures, bien mises en avant par l’historiographie. D’abord, l’absentéisme aux séances du conseil municipal est très important (en général environ la moitié des conseillers)57. Ensuite, il y a les fréquentes démissions, comme celle de Baldasseroni en 1809 et de Franchetti en 1813, que ne peuvent pleinement justifier les raisons diplomatiques mises en avant : maladie, nécessités des affaires…
40L’absentéisme est-il favorisé par la tendance du pouvoir napoléonien à considérer les mairies comme des rouages administratifs soumis aux directives des préfets ? Pour Livourne, auparavant soumise à la forte autorité d’un gouverneur, cette immixtion d’un représentant du centre dans les affaires locales n’est pas une nouveauté. Et dans la Toscane des Médicis et des premiers Lorraine, les progrès de l’intervention étatique ne semblent pas avoir entraîné un effondrement de la participation municipale, car les charges civiques contribuent au statut et au pouvoir de certaines familles. La municipalité offre des avantages comparables. La participation active d’hommes comme Coppi et Franchetti semble suggérer qu’elle constitue un lieu de ressources et de pouvoir pour certains hommes nouveaux. Pendant les toutes premières années de l’annexion, les continuités d’intérêt pour les fonctions locales sont patentes. Des membres de la municipalité impériale, comme Sproni et Bicchierai, avaient déjà siégé comme gonfaloniers ou prieurs avant l’annexion ; un négociant comme le conseiller Giera avait été camerlingue – chargé du contrôle des finances municipales – en 1806-1807 ; surtout, il existe un noyau dur qui participe activement à la municipalité. D’après les rapports préfectoraux, certains conseillers, tels que Franchetti ou Coppi, semblent ainsi avoir été très volontaires. C’est plus probablement la dégradation de la situation économique, sociale et militaire qui a progressivement conduit les notables à prendre leurs distances avec la municipalité.
41Sous l’Empire, l’activité municipale semble singulièrement bornée. La loi met les municipalités sous l’étroite tutelle du préfet, qui oriente la prise de décision et la valide. Dès sa prise de fonction, le préfet Capelle envoie une circulaire aux communes du département qui montre bien qu’il est le tuteur des finances communales :
dans cette circulaire, je traçais les principes de la nouvelle administration des communes […] Des modèles de budgets furent joints à cette circulaire, ces modèles remplis me rapportèrent dans le mois la situation financière de chaque commune, soumirent ses dépenses à une marche régulière, à une autorisation préalable, à une révision et j’obtins dès ce moment des économies considérables58.
42De plus, le budget de la commune est soumis à l’approbation du gouvernement, qui l’encadre après avis du préfet59. Le fonctionnement de la municipalité est réglé par la loi du 26 pluviôse an VIII (17 février 1800), qui organise l’administration des communes françaises. Le conseil municipal ne peut se réunir en séance ordinaire qu’une fois dans l’année, le 15 mai. Il examine essentiellement la reddition de compte que le maire devait fournir au préfet, mais aussi les travaux à effectuer dans la commune, ainsi que les emprunts et prélèvements additionnels sur les impôts directs nécessaires à l’administration municipale. Si besoin est, d’autres séances du conseil, peuvent être convoquées par le préfet60.
43Lors des séances extraordinaires du conseil municipal de Livourne, une des questions les plus discutées est la poursuite des travaux destinés à aménager un aqueduc captant les eaux proches de Colonelle, travaux entamés sous Ferdinand Ier. Sous l’impulsion de l’architecte de la commune Pasquale Poccianti et du maire Sproni, la municipalité impériale décide leur relance (que la guerre limitera très vite). Pour cela, Sproni veut recourir à l’emprunt, mais il doit tenir compte des remarques de son conseil et modifier le projet initial61. Cet épisode illustre combien les débats du conseil peuvent ne pas être purement formels. D’autant que si la tutelle du préfet est lourde, les pouvoirs du maire ont été considérablement étendus, et comprennent des responsabilités autrefois dévolues au pouvoir régalien. En effet, le maire est seul responsable de l’administration communale. Administrateur des biens et des entrées de la commune, il doit faire exécuter les travaux publics à charge de la commune. Il est aussi responsable de la salubrité, de la sûreté et de la tranquillité des rues, lieux et édifices publics. Il peut en outre se servir de la force publique dans l’exercice de ses fonctions (ces pouvoirs peuvent être délégués aux adjoints). Comme le rappelle le préfet, la municipalité antérieure était « bornée à la perception de l’impôt foncier, à l’administration des recettes et des dépenses des communes, à l’entreprise des travaux des routes pour l’État, à quelques travaux de petite voierie […] Toute attribution de police municipale leur était étrangère »62. Bien qu’étroitement soumis à la tutelle préfectorale, le champ d’intervention de la municipalité s’étend ainsi nettement dans le domaine de la police et de la salubrité publique.
44À ces prérogatives s’ajoutent les nouvelles fonctions administratives et judiciaires qui s’ouvrent aux Livournais (tribunal de commerce, justice de paix, tribunal de première instance, administration préfectorale…), grâce à l’élévation de Livourne au rang de préfecture. Bien qu’elles soient peu durables, ces nouvelles responsabilités élargissent les liens que Livourne et ses élites entretiennent avec la Toscane intérieure. Par là, elles vont dans le sens d’un mouvement d’intégration politique entamé sous les Lorraine. Les effets de la présence française sur Livourne sont rarement univoques, car cette présence génère tout à la fois des réactions circonstanciées et des phénomènes durables. Ainsi des sentiments politiques des Livournais : s’ils manifestent de plus en plus vivement leur hostilité aux Français et accueillent dans la liesse le retour d’exil du grand-duc Ferdinand III, cette hostilité, parce qu’elle soude la ville contre l’occupant, contribue aussi à l’émergence d’un patriotisme local que l’on retrouvera dans les années 1830-1840.
45L’attitude des élites locales peut être envisagée selon ces deux temporalités différentes. À court terme, certaines dispositions prises par les Français, comme l’abolition du port franc et des « nations », sont supprimées dès l’évacuation des troupes napoléoniennes, et l’on en revient au système municipal antérieur. Les ralliés de la veille deviennent souvent des opposants du lendemain. Mais à plus long terme, et dans la perspective du Risorgimento, la présence française change durablement les élites locales. La franc-maçonnerie, déjà présente et organisée à Livourne au moins depuis 176363,illustre cette ambiguïté de l’influence française sur les élites de Livourne. Le régime impérial cherche à rassembler ses soutiens dans la franc-maçonnerie, au sein de loges officiellement agréées. À Livourne, c’est la loge Napoléon, qui réunit essentiellement des administrateurs et militaires français, ainsi que des négociants.
Tab. 14 – Composition de la loge Napoléon de Livourne entre 1808 et 1812 (en pourcentage)
Qualité | Ensemble de la loge (1808) | Dignitaires (1808-1812) |
Négociants | 47 | 35,7 |
Administrateurs, militaires | 33,3 | 46,4 |
Autres | 19,7 | 17,9 |
Français* | 39,3 | 35,7 |
Étrangers et Juifs* | 25,7 | 25 |
Italiens | 35 | 25 |
non déterminé | — | 14,3 |
Source : BNF, FM2 572, Livourne, Loge Napoléon (1808-1813), Correspondance avec le Grand Orient de France.
46Le recrutement, même s’il est dominé par l’administration, l’armée et les Français, est suffisamment large pour comprendre une significative représentation négociante locale (outre une forte présence parmi les frères, il y a trois négociants parmi les vingt-huit officiers dignitaires de la loge entre 1808 et 1812). Certes, la propriété non négociante est quasiment absente et la plupart des négociants de la loge sont d’envergure assez modeste, ce qui montre les limites de l’adhésion des notables livournais au régime impérial. L’aspect opportuniste de la participation négociante est encore plus visible lorsque l’on observe les grands négociants (Abraham Busnach, Moise Coen Bacri, (juifs) Jean Walser (suisse) et les frères Grant (britanniques) qui participent à la loge. Les Grant, d’origine écossaise, cherchent à donner des gages pour ne pas apparaître suspects, ce qui les a conduits, peu de temps avant l’annexion, à prendre la nationalité toscane ; les Bacri Busnach, deux familles étroitement alliées, sont en délicatesse avec les autorités françaises, qui les suspectent de manœuvres anti-françaises avec le bey d’Alger… Ces négociants sont issus des « nations ». Leur présence n’est pas isolée : parmi les 66 frères de la loge en 1808, onze sont des négociants issus des « nations ». Certains, comme Walser et Isaac Grant, sont membres de la chambre de commerce. Leur présence confirme la pénétration des négociants des anciennes « nations », et en particulier des juifs, dans les organismes officiels64. En outre, la loge Napoléon comprend des membres de l’élite qui ne sont pas négociants et qui jouent ensuite un rôle important dans la Livourne de la Restauration. On y trouve ainsi l’avocat Pierre Cercignani, qui présidera l’Accademia Labronica, principale institution culturelle de la cité à l’époque du Risorgimento, et l’ingénieur Pasquale Poccianti, un des architectes qui pèse le plus sur la redéfinition de la ville pendant les règnes de Ferdinand III et de Léopold II. Avec la municipalité, la loge Napoléon est donc une des institutions privilégiées au sein desquelles négociants et non négociants prennent l’habitude de se rencontrer.
47En favorisant de tels regroupements, les années françaises constituent un moment important dans l’histoire des élites livournaises. Certes, la Restauration marque un coup d’arrêt dans le processus de fusion institutionnelle des élites locales, et la frontière communautaire est rétablie, mais elle ne revient pas sur certains acquis (unification du négoce au sein de la chambre de commerce et rapprochement des élites locales sous l’égide de la propriété). Par ailleurs, si le régime napoléonien, puis la monarchie lorraine restaurée, tentent d’instrumentaliser à leur profit cette redéfinition des élites, les éléments les plus dynamiques du négoce, de la propriété et des professions libérales sauront profiter de l’expérience acquise pour se constituer peu à peu en société civile autonome, dotée de son propre réseau associatif (cf. infra, troisième partie). La propriété est encore davantage le point de ralliement de l’élite locale. Le milieu négociant, bien qu’il soit institutionnellement cantonné aux choses du commerce, est devenu un acteur collectif de la cité et un interlocuteur obligé du pouvoir. Surtout, négoce et propriété sont deux pôles autour desquels se définissent et se rassemblent désormais les élites locales. Les années françaises valident cette nouvelle configuration sociale, qui a commencé à s’installer sous le règne de Pierre-Léopold et sur laquelle repose, pour une large part, l’organisation de la cité de la première moitié du XIXe siècle. Enfin, le rassemblement de l’ensemble des composantes de l’élite locale au sein de la municipalité, sous la bannière unifiante de la propriété, ainsi que l’uniformisation territoriale et le développement des cadres administratifs locaux, s’ils se situent, à bien des égards, dans le droit fil des réformes du despotisme éclairé toscan, proposent aussi à la ville un modèle de modernisation politique dont bien des éléments sont ensuite repris, au moment de l’unification nationale, par les libéraux italiens.
Notes de bas de page
1 Entre 1808 et 1814, le département de la Méditerranée eut successivement deux préfets, tous deux français. À Guillaume Capelle, qui avait été auparavant secrétaire général de la préfecture des Alpes Maritimes, succéda Michel de Goyon, auparavant préfet de l’Aveyron. Après l’Empire, ces deux hommes continuèrent leur carrière préfectorale en France. Cf. Pinaud 1985, p. 584-586.
2 ANP, F1e92, 1, Rapport du préfet de la Méditerranée du 26 décembre 1808.
3 ANP, F1CIII Méditerranée 1, 3, rapport du préfet de la Méditerranée du 26 janvier 1809.
4 ANP, F1e92, 1, Circonscriptions administratives de la Toscane.
5 ANP, F1CIII Méditerranée 1, 3, rapport du préfet de la Méditerranée du 26 anvier 1809.
6 Bortolotti 1970, p. 48.
7 Ibid., p. 50
8 Comme le souligne le préfet Capelle, « si on voulait les embrasser pour établir un octroi perçu à l’entrée, les frais surpasseraient les recettes ». ANP, F1e92, 2, 26 décembre 1808.
9 Grassi 1938, p. 227-258 ; Carranza 1970 ; Filippini 1985.
10 Coppini 1993, p. 162-165 ; Marzagalli 1993, p. 330-333.
11 Mangio 1991, p. 66-69.
12 Bertini 1989. Avant l’annexion, De Medina est un des jacobins livournais les plus actifs.
13 Iermano 1983.
14 ANP, F1bII, Méditerranée 3, note 11475, 1813 ; ASF, Deputazione sopra la nobiltà e cittadinansa, 96, 1838.
15 ANP, F1bII Méditerranée 1 et 3.
16 Le terme, utilisé par Bonaparte dans un discours prononcé devant le conseil d’État en septembre 1802, renvoie à la volonté du régime napoléonienne de s’appuyer sur les notables : « Il faut prévoir l’avenir, il faut jeter sur le sol de la France quelques masses de granit […] pour donner une direction à l’esprit public. »
17 Capra 1978.
18 Bergeron 1972, p. 85.
19 Godechot 1985, p. 597. Ces dispositions sont inscrites dans la constitution de l’an X (2 août 1802).
20 Chaussinand-Nogaret 1991, p. 281.
21 ANP, F1BII Méditerranée 3, 19 mars 1812.
22 Bergeron 1978, p. 51. « À vrai dire, la Révolution n’a nullement installé d’emblée le négociant – encore moins le manufacturier – au rang qui semblait devoir leur revenir au siècle des Lumières, une fois les privilèges abolis. C’est qu’ayant supprimé la barrière de la naissance, elle n’a pas véritablement mis l’argent au coeur de la hiérarchie sociale, mais bien la propriété », ibid.
23 Barsanti 1931, p. 189.
24 ACCL, Registres des délibérations 2 et 3, 1808-1813.
25 ANP, F1C III, Méditerranée 1, Liste définitive des cent contribuables les plus imposés du département de la Méditerranée, mai 1812 ; Avec quatre-vingt-dix-sept imposés, soit 16,1 % du total, Pise vient, loin derrière, en deuxième position.
26 Sur ce point, voir Marzagalli 1993, p. 319 ; Bergeron 1972, p. 85.
27 ANP, F1 CIII Méditerranée 1, Liste des personnes les plus marquantes du département de la Méditerranée, 18 juillet 1812.
28 Marzagalli 1993, p. 325-326.
29 Capra 1978, p. 34.
30 Pinaud 1985, p. 593-594. Les deux autres, J. B. Faleni et A. Moggi, sont respectivement de Lari et de San Gimigniano. Ce sont eux aussi des avocats qui ont commencé leur carrière dans l’administration avant l’annexion.
31 ANP, F1CIII Méditerranée 1, 3, lettre du 24 mai 1811 ; ANP, F1BII Méditerranée 1, lettre du 13 juillet 1808 et note 11475.
32 Ibid.
33 Filippini 1971-1972, p. 333-334.
34 ANP, F1CIII Méditerranée 1, lettre confidentielle du préfet du 24 mai 1811.
35 ANP, F1bII Méditerranée 3, lettre du préfet du département de la Méditerranée à monsieur le directeur général de la police de Florence, 27 juillet 1812.
36 ANP, F1CIII Méditerranée 1, 3, rapport du 9 février 1809 ; J. P. Filippini, 1971-1972, p. 335-336.
37 Ibid.
38 Marzagalli 1993, p. 332.
39 ANP, FICIII Méditerranée 1, 3, Lettre du préfet du 26 octobre 1813.
40 Marzagalli 1993, p. 331-332.
41 ANP, F1CIII Méditerranée 1, 3, Lettre du préfet du 26 octobre 1813.
42 Ibid. Lui aussi refuse de se rendre à Paris en 1813.
43 ANP, F1CIII Méditerranée 1, lettre du préfet du 24 mai 1811. Passage souligné par nos soins.
44 ANP, F1CIII Méditerranée 1, 4, élections. J. P. Filippini, 1971-1972, p. 350.
45 Marzagalli 1993, p. 325.
46 Bergeron 1985, p. 39.
47 ACCL, Registres des délibérations 1 et 2 ; ANP, F1bII Méditerranée 1 : il s’agit de Franchetti, Abudharam, Branca, Daguerre, Dupouy, les Filicchi, Giera, Mille, Rilliet, Castelli, Costacchi, Patrinò, Senn et Uzielli.
48 On observe une évolution comparable dans les villes rhénanes : la forte mutation des élites municipales, marquée par un fort rajeunissement et la poussée de la bourgeoisie d’affaires, s’accompagne d’une entrée significative des protestants et des juifs dans les conseils du Directoire, du Consulat et de l’Empire. Cf. Müller 1994, p. 180-181.
49 Godechot 1985, p. 724. C’est ce que montre le décret du 20 juillet 1808, qui impose aux Juifs de l’Empire de faire enregistrer leurs noms et prénoms dans les municipalités pour régulariser leur état civil. Cette mesure se heurte à la résistance de la communauté de Livourne, résistance qui apparaît très nettement dans la volonté de conserver des noms à consonance hébraïque. cf. Filippini 1982, p. 57-58 ; Godechot 1985, p. 729.
50 ANP, F1CIII Méditerranée 1, 5 fêtes nationales 1811-1813.
51 ANP, FIBII Méditerranée 3, Lettre du préfet au ministre de l’Intérieur du 30 mars 1813.
52 Cf. le journal du notable juif Daniel de Médina in Laras 1974.
53 ANP, F1e90, Extrait des registres de délibération de la junte extraordinaire de Toscane, séance du 31 décembre 1808.
54 Soit, dans l’ordre de citation : Isaac Abudharam, Salomon Bacri, David Busnach, Isac Arbib, Salomon Tedeschi, Raymond Franchetti, Isac Recanati, Jacob Franco, Salomon Susino Levi, Jacob Levy l’aîné, Isaac Moysé, Abraham Errera, Ezechia de Leon Ambron, Samuel Picciotto, Daniel de David De Medina, Gabriel Pereyra De Leon, Laudadio Uzielli, Moysé Mortera Levi, Lelio Racah, Jacob del Valle, Angelo Rignano, Moysé Tedesco, Pellegrino Isac Worms, Eleakim Monseles, Abraham Villareal.
55 Godechot 1985, p. 727-729.
56 Manquent en particulier les délibérations municipales.
57 Marzagalli 1993, p. 325, donne deux exemples de séances du conseil municipal pour les années 1810 et 1811, qui se tiennent en présence, respectivement, de douze et quatorze conseillers. Pour la séance extraordinaire du 14 mars 1814, dont l’objet est le rétablissement du port franc par Murat, il y a douze présents sur vingt-quatre convoqués : ASL, Prefettura del Mediterraneo, 34, Séance extraordinaire du 14 mars 1814. La faible participation aux séances du conseil municipal n’est pas propre à Livourne. On la retrouve aussi en France (cf. Godechot 1985, p. 598) et dans le reste de la Toscane impériale. Vigni 1997, p. 185-198, a montré l’importance de l’absentéisme et des demandes de renonciations à Sienne et dans le département de l’Ombrone.
58 ANP, F1CIII Méditerranée, 1, rapport du 9 février 1809.
59 ASL, Prefettura del Mediterraneo 147, décret impérial sur le budget de la commune de Livourne, 31 juillet 1812.
60 Pansini 1985, p. 560 ; Ghisalberti 1960.
61 ASL, Comunità 355, Lettres du maire au préfet et au conseil municipal, 5 juillet 1809.
62 ANP, F1CIII Méditerranée 1, 3, Rapport du 9 février 1809.
63 Sani, « Il Settecento », dans Conti 2006, p. 27-98.
64 L’importance de la présence juive dans la franc-maçonnerie livournaise, déjà évoquée précédemment à propos de la loge degli Amici Perfetti, créée en 1796, est soulignée dans un rapport adressé par les responsables de la loge Napoléon au Grand Orient de France : cf. BNF, FM2 572, Livourne, Loge Napoléon, Correspondance avec le G. O. de France, 22 février 1811.
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