Chapitre 10. Les investissements des années françaises (1801-1814)

1La décision de créer la chambre de commerce, qui fait suite à une demande des principaux négociants de Livourne, tient aussi aux nouvelles relations établies entre l’État et une partie du négoce livournais. La réponse de l’État a été d’autant plus positive que la nouvelle monarchie toscane a besoin de liquidités. Le coût de la guerre, et en particulier l’entretien des troupes autrichiennes, puis françaises, a mis la Toscane dans une situation financière désastreuse, tant et si bien qu’en 1802 la dette publique s’élève à soixante millions de lires toscanes, et continue de croître par la suite, pour dépasser les cent millions de lires en 18051. Le jeune roi d’Étrurie, Ludovic de Bourbon-Parme, cherche alors à renflouer ses caisses par l’emprunt. Malgré les lourdes ponctions opérées par les armées françaises sur le négoce, le dynamisme de l’économie portuaire et les bons revenus offerts par la rente immobilière laissent aux riches livournais d’importants moyens d’investissements. Ils facilitent aussi l’installation d’un climat de confiance propice aux progrès de l’esprit spéculatif. La chambre de commerce est un interlocuteur commode entre le nouveau pouvoir et les négociants livournais disposés à fournir des liquidités au trésor. Quelques semaines après sa création, elle est sollicitée pour traiter un emprunt de 1 800 000 lires toscanes, à 2 % d’intérêt, qu’elle fait souscrire aux plus importantes firmes et familles négociantes de la place de Livourne, dont les Franchetti et les Uzielli, des négociants-banquiers juifs que l’on retrouve pendant tout le XIX^e siècle dans la banque et la finance toscane, puis italienne2.

2Plusieurs négociants de Livourne participent ensuite activement aux opérations financières liées à la dette du royaume d’Étrurie, et en tirent de substantiels profits. La firme des frères Francesco et Luigi Dupouy, par exemple, devient un des plus gros créanciers de l’État, avec un prêt de 3 750 000 lires toscanes conclu en 1804 au taux annuel de 34 %, garanti par des hypothèques sur de grands biens domaniaux et divers revenus de l’État, dont le 1 % sur l’introduction des marchandises dans le port de Livourne3. Par ailleurs, les Dupouy profitent de la puissance acquise vis-à-vis de l’État pour obtenir à bon prix des domaines mis en vente par la Couronne, comme celui de Suese4. Quoique renégociée et ramenée peu de temps après au taux de 14,33 %, l’affaire reste fructueuse, tant et si bien qu’autour des Dupouy, plusieurs opérateurs livournais issus du négoce, comme les Ambron, Franchetti, Uzielli, Tedeschi (Juifs) Walser, Senn (Suisses), Webb et Holmes (Britanniques), Costacchi (Grec), Filicchi (Toscan)… participent au prêt5. Ces négociants livournais ouverts aux nouvelles opportunités de profit sont très présents dans la chambre de commerce des années 1801-18146, dont la naissance concorde avec le développement de la vocation financière d’une partie du négoce. À cela s’ajoutent les nouveaux liens financiers tissés entre cette fraction du négoce, l’État toscan et la finance florentine. Les années françaises amorcent à cet égard une situation appelée à durer : une partie des fortunes livournaises qui s’imposent à cette époque joue ensuite un rôle important dans la Toscane du XIX^e siècle, la connexion établie entre la chambre, la finance livournaise, l’État toscan et les intérêts florentins se perpétuant jusqu’à l’Unité italienne.

3Un des aspects de cet essor affairiste est le rapprochement opéré entre financiers livournais et florentins, rapprochement confirmé lorsque la Toscane est annexée à l’Empire napoléonien. Les frères Dupouy illustrent bien les relations nouvelles qu’une partie du négoce livournais a su tisser avec les affairistes florentins. Au tout début du changement de dynastie, Francesco et Luigi Dupouy se lient au banquier florentin Angelo Mezzeri, qui devient leur correspondant sur place, ainsi qu’aux principaux opérateurs financiers qui agissent alors sur la place de Florence, comme Eynard, Fenzi et Lampronti7. Puis, en 1810, avec les premières ventes de biens nationaux toscans, un des frères Dupouy, Francesco, se transfère provisoirement à Florence, où il se lie avec d’autres affairistes locaux8. Autre cas significatif, celui de Michelangelo Bastogi, père de Pietro, qui sera correspondant des Rothschild en Toscane et un des premiers ministres des finances du royaume d’Italie. Jusqu’alors négociant d’envergure moyenne, Michelangelo entre en relation d’affaires avec Ferdinando Morelli, soyeux, banquier et président du tribunal de commerce de Florence, une relation qui marque l’entrée des Bastogi dans le jeu de la finance toscane, dont ils seront ensuite les principaux animateurs9. L’emprunt n’est pas la seule incursion de ces négociants livournais dans les affaires toscanes. Certains, comme Ezechia et Salomone Ambron, apparaissent aussi dans les opérations de fournitures aux armées françaises et dans les adjudications de monopoles d’État, auxquelles ils sont associés grâce à leur rôle dans le financement de la dette publique et aux relations qu’ils ont su tisser avec l’administration florentine10.

4Le climat d’affairisme s’étend à l’urbanisme, avec l’achat par des opérateurs privés de terrains publics sis dans la zone des fortifications et aliénés par l’État en vue de rétablir les finances publiques. Stimulées par le besoin en logements et les projets publics d’aménagement, ces opérations sont particulièrement importantes en 1801-1802, avec la vente de divers terrains publics à des prix bien au-dessous de leur valeur. Les ventes les plus importantes concernent des terrains du Rivellino San Marco, au nord de la ville (ils sont vendus au prix de sept lires toscanes le braccio quadro à des spéculateurs et fournisseurs aux armées, les Français Livron et Hamelin, qui obtiennent aussi l’adjudication des travaux prévus par le contrat de vente) et ceux du bastion du Casone, dans le prolongement du quartier juif, qu’achètent justement trois riches juifs de Livourne, Isach Recanati, David de Montel et Ezechia de Sabato Ambron, pour leur compte et celui d’autres notables juifs, dont Salomone Abudharam et Salomone Tedeschi11. Les enchères sont purement formelles, car les ventes sont en réalité le fruit d’ententes préalables, comme l’adjudication d’un terrain sis près de la Porte de Pise, cédé en mars 1804 à l’avocat Coppi, futur maire de Livourne, arrangée dans le bureau de l’avocat Michon, issu d’une famille de l’ancienne l’oligarchie civique et lui-même gros acheteur de biens fonciers et immobiliers dans le territoire livournais12.

5Il semble ainsi que les nouvelles possibilités d’enrichissement par la spéculation urbaine, liées aux changements politiques de la période, impliquent à la fois des hommes nouveaux, spéculateurs français arrivés avec l’armée d’occupation ou ambitieux issus des professions libérales, comme Coppi, et des Livournais déjà dotés d’importants revenus immobiliers, notables de la « nation » juive déjà propriétaires d’une bonne partie de la cité intra-muros ou membres de l’oligarchie civique catholique. Mais cette ébauche de spéculation foncière sur les terrains de la zone des fortifications tourne court avec l’annexion à l’Empire. Les difficultés du port consécutives au blocus continental, la décrue démographique qui l’accompagne et le désintérêt du pouvoir impérial pour les plans d’urbanisme locaux sont les principales causes de ce retournement. À la Restauration, par exemple, les propriétaires du Casone n’ont toujours pas réalisé le plan d’aménagement urbain de la zone prévu dans le contrat passé avec l’État13. Si l’annexion de la Toscane à la France s’accompagne de l’échec de la spéculation urbaine, cette dernière n’a pourtant pas été totalement vaine, car elle a facilité la mise en place d’un groupe de notables locaux issus de différentes communautés, ouvert aux opportunités offertes par le nouveau cours politique à Florence, et lié par le nouveau jeu des affaires. Une partie de ces hommes s’illustre encore dans les affaires de l’époque napoléonienne, en particulier dans la vente des biens nationaux.

6Certains notables livournais sont très impliqués dans la vente des biens nationaux toscans, qui a lieu entre 1810 et 1813. Il s’agit de biens domaniaux et surtout ecclésiastiques, dont l’aliénation doit permettre de liquider les dettes laissées par la monarchie étrurienne14. L’opération fait suite à l’annexion de la Toscane à la France et à sa division en trois départements (senatus consulte du 24 mai 1808), qui servent de cadre aux opérations d’adjudications. L’évaluation du transfert foncier et immobilier opéré à cette occasion nous intéresse essentiellement pour ses effets sur le profil des élites locales : les acheteurs livournais se sont-ils comportés comme des spéculateurs, pour qui les biens nationaux ne représentent que la possibilité de réaliser une bonne affaire, ou s’agit-il plutôt de renforcer l’assise foncière et immobilière des fortunes, au détriment des investissements mobiliers ?

7En premier lieu, le fait d’être un important créancier de l’État facilite les acquisitions. Parfois même, il s’agit d’un simple transfert de biens destiné à rembourser directement la dette publique. Les frères Dupouy, par exemple, jouent sur les deux tableaux : ils reçoivent en guise de remboursement de leurs créances douze domaines dépendant du bureau des biens de Prato, pour une valeur de 227 000 francs environ et utilisent leur réseau de relations dans l’administration et la finance toscane pour spéculer sur l’achat et la vente des biens nationaux15. L’aspect spéculatif des opérations de vente des biens nationaux est non seulement suggéré par l’intervention de négociants livournais impliqués dans la dette toscane, mais aussi par le fait que ces ventes donnent lieu à des associations provisoires, comme celle liant les Dupouy au négociant Giovanni Calamai, ou encore parce que les acheteurs sont souvent des firmes commerciales.

8Les dix acquéreurs cités ci-dessus s’adjugent 77 % de la valeur totale des biens nationaux acquis par des Livournais16. Seulement trois d’entre eux, Bicchierai, Coppi et Novelli, sont extérieurs au milieu négociant. En outre, les Dupouy, Danty et Calamai, qui sont les plus gros acheteurs, ont été impliqués dans les spéculations financières évoquées précédemment.

9Mais pour confirmer l’aspect spéculatif de ces acquisitions, il faudrait démontrer que les gros acheteurs les ont, à brève échéance, revendues. Or, l’état de la propriété en Toscane à l’époque de la Restauration met plutôt en évidence la diversité des situations. Si une partie des gros acquéreurs livournais n’ont pas conservé l’essentiel des terres acquises, ou tout du moins n’ont pas, à partir de ces achats, établi une solide assise foncière (c’est le cas de Novelli, Antony, Tosi, Coppi, Calamai), les Dupouy, Danty, Carega, Bicchierai et, dans une moindre mesure, Biscardi, ont en revanche conservé une part consistante, parfois importante des biens nationaux acquis17. Dans les cas des Dupouy, Carega et Danty, qui demeurent d’importants propriétaires toscans, l’achat de biens nationaux a même permis de constituer une assise foncière en dehors de la ville de Livourne.

10Si l’évolution détaillée des reventes est difficile à retracer, il semble qu’une bonne partie des gros acquéreurs de biens nationaux ont joué sur les deux tableaux, mêlant achats spéculatifs et achats durables. Mais ils l’ont fait à des degrés divers. Ainsi, vers 1830, les Dupouy n’ont conservé qu’une partie des terres acquises dans le territoire de Prato, se repliant sur Livourne, tandis que l’essentiel des achats de Carega et Danty reste dans le patrimoine familial. Pour Angiolo Maria Carega, l’achat de deux terres, respectivement de quinze et quatre hectares, dans le Valdarno (sud-est de Florence), confirme une stratégie entamée au tout début du siècle. En 1802, il avait profité de la vente à bas prix de certains grands domaines appartenant à l’État ou à l’ordre de Saint Étienne, vente destinée à éponger une partie de la dette publique, pour acquérir dans les environs de Livourne le domaine de Nugola (Valdarno inférieur, commune de Collesalvetti, au nord-est de Livourne). Cette acquisition est faite en commun avec d’autres négociants livournais, dont Luigi Fauquet, Alessandro Patrinò et Eustachio Mospignotti, au sein d’une société constituée à cet effet18. Mais en 1808, A. M. Carega rachète les parts de ses associés et devient l’unique propriétaire de Nugola19. Il débourse pour cela 498 653 lires toscanes, une somme importante pour un individu qui n’est encore, en 1812, qu’au cent vingt-sixième rang des six cent plus gros contribuables du département de la Méditerranée20.

11Ce n’est pas le seul exemple de Livournais ayant consenti d’importants efforts financiers pour acheter des terres mises en vente comme biens nationaux. Selon S. Marzagalli, les deux principaux acquéreurs, Dupouy et Danty, y investissent entre un tiers et un quart de leur fortune21. Dans le cas des Carega, les acquisitions se poursuivent pendant la Restauration et leur permettent, dans les années 1830, de disposer d’un revenu annuel de propriétaires supérieur à vingt mille lires toscanes22. Sorti du négoce au lendemain de la Restauration, Giuseppe, le fils d’Angiolo Maria, entre en 1832 dans la noblesse livournaise, obtient le titre de marquis, puis entre en 1839 dans l’ordre de Saint-Étienne23. De l’exemple Carega (le cas de Vincenzo Danty est à bien des égards similaire), il ressort que la vente des biens nationaux a permis à quelques négociants livournais catholiques de s’assurer la détention d’un solide patrimoine foncier et d’initier une stratégie d’entrée dans l’aristocratie toscane. Ce type de parcours est possible avant les années françaises, et reste possible après (tel le cursus de Francesco Larderel et de Francesco Prat, arrivés à Livourne au début de la Restauration). La vente des biens nationaux en a encouragé et probablement accéléré le déroulement. Mais ces parcours restent somme toute limités. Et si une bonne part des gros achats de biens nationaux s’inscrivent dans des stratégies d’intégration au sein de l’élite propriétaire, la plupart des acquisitions durables sont opérées dans des zones proches de Livourne, comme Collesalvetti24. Le cas des Danty, qui investissent durablement aux environs de Florence, fait plutôt figure d’exception. Plus significatif semble le cas des Dupouy qui, après la Restauration, cèdent leurs terres de Prato et se recentrent sur Livourne et ses environs25, ou encore celui des Carega, dont les possessions sont concentrées à Livourne et dans les communes proches de Lari et de Collesalvetti26.

12Tirer d’autres enseignements des achats de biens nationaux toscans opérés par les Livournais suppose d’inscrire les quelques exemples précédemment évoqués dans le contexte plus général de l’époque. Sur l’ensemble de l’ancien grand-duché, les biens nationaux donnent lieu à un important transfert de propriété terrienne, tandis que les transferts de propriété immobilière urbaine restent plus limités. Les ventes concernent des biens majoritairement situés dans le département de l’Arno (81 % des lots et 75 % de la valeur des ventes) qui sont, pour l’essentiel (88,8 %), constitués de domaines fonciers27. Elles profitent surtout à l’aristocratie terrienne toscane, mais consolident aussi une propriété bourgeoise plus récente28. Par certains côtés, Livourne s’inscrit dans cette tendance générale. Les acquisitions des Livournais hors du département de la Méditerranée, dont le chef-lieu est Livourne, sont essentiellement des biens fonciers sis dans le département de l’Arno et qui, de plus, représentent la plus grande part de la valeur des achats livournais en biens nationaux :

Tab. 6 – Les Livournais et la vente des biens nationaux toscans (1810-1813)

13Dans ce département de l’Arno, le groupe des cinquante-cinq plus gros acquéreurs est dominé par les Florentins. Trois Livournais figurent cependant parmi les dix premiers, et cinq des sept Livournais du groupe sont des négociants29.

14Faut-il voir dans ces investissements fonciers une solution de rechange à l’activité négociante ? Le contexte politique et militaire, qui est moins favorable aux profits du négoce, y incite. L’économie portuaire est pénalisée par l’état de guerre qui s’installe en Méditerranée. À l’insécurité maritime consécutive aux opérations militaires et à la guerre de course s’ajoutent les effets de la suppression du port franc (décret du 23 septembre 1810), qui ne sont pas compensés par un effort particulier des pouvoirs publics napoléoniens vis-à-vis de la ville et du port. Les études visant à améliorer le site portuaire restent lettres mortes et aucun des projets publics d’urbanisme de la période étrurienne n’est réalisé. Durant ces années de guerre, l’intérêt de Napoléon I^er pour Livourne est essentiellement stratégique. L’empereur songe surtout à encourager les productions et l’économie française, et se soucie peu du développement du port de Livourne, d’autant que Marseille pousse à la marginalisation de sa principale rivale en Méditerranée. Bien que certains négociants livournais aient armé des navires participant à la guerre de course contre les Anglais, les plus importants d’entre eux restent en dehors de ces entreprises : on les retrouve surtout, en tant que consignataires, dans les réclamations contre les prises de navires neutres30.

15Cependant, la thèse de S. Marzagalli a, de façon très convaincante, ramené à de plus justes proportions l’ampleur de la crise portuaire de Livourne et les difficultés de ses négociants durant la période du blocus continental (cf. infra). Les sorties du monde du négoce sont finalement assez limitées, ce qui facilite un redémarrage rapide du port franc dès le début de la Restauration31. Comme le souligne le préfet de la Méditerranée, « Les négociants se résignent d’ailleurs avec soumission aux effets des circonstances, il n’y a encore qu’une seule maison connue qui se soit transportée à Ancône et une autre à Marseille »32. Par ailleurs, la présence de Livournais parmi les gros acheteurs de biens nationaux ne doit pas conduire à une surestimation de l’ensemble : sur les vingt-huit Livournais acquéreurs de biens, seuls six atteignent les 100 000 francs d’achats. Comparée aux Florentins ou aux Siennois, et si l’on excepte quelques cas notables, la participation livournaise à l’acquisition des biens nationaux s’avère globalement assez modeste et ne permet pas de conclure à une réorientation de la bourgeoisie locale vers la rente foncière.

16Malgré la présence de quelques gros acheteurs livournais, les biens nationaux ne représentent pas une alternative au commerce. D’ailleurs, les listes censitaires de la période impériale, qu’il s’agisse des six cent plus gros contribuables du département de la Méditerranée ou des cent plus gros contribuables de la commune de Livourne – sources qui par ailleurs valorisent le revenu foncier et immobilier – indiquent que les notables livournais pèsent moins sur la rente toscane que les notables de villes plus petites comme Sienne ou Pise (quatorze pisans parmi les six cent plus imposés du département de la Méditerranée contre sept Livournais)33, davantage orientés vers ce type de revenu :

17Le département de la Méditerranée, dont Livourne est le chef-lieu, semble faire figure d’exception : les Livournais y ont effectué un quart de la valeur totale des acquisitions. Et les biens urbains acquis par les Livournais sont à peu près tous concentrés dans le département de la Méditerranée :

Tab. 8 – Répartition de la valeur des biens nationaux toscans (par départements et en francs)

18Tout cela confirme l’observation faite à propos de plusieurs gros acquéreurs de biens nationaux : les acheteurs livournais se sont surtout intéressés à des biens géographiquement assez proches. L’intérêt pour les biens urbains du département de la Méditerranée est quant à lui confirmé par la forte augmentation de leur valeur durant les enchères, 39 %, contre respectivement 21 % pour les biens urbains et 5 % pour les biens ruraux vendus dans le reste de la Toscane34. Les négociants dominent (ils représentent neuf des quatorze acquéreurs livournais dans le département de la Méditerranée) ce transfert de biens proches dont l’importance, comme le confirme le tableau ci-dessus, ne doit pas être exagérée. L’ensemble des dix bureaux de vente du département de la Méditerranée, celui de Livourne et celui, proche, de Lari, ne représentent en effet qu’une faible partie de la valeur des biens mis en vente (12,7 %)35 C’est que la propriété privée bourgeoise était déjà, dans Livourne et ses environs, dominante. À cet égard, les achats de bien nationaux locaux ne font que prolonger un mouvement de plus longue haleine, initié dès le XVII^e siècle pour la ville intra-muros et lors de la première période lorraine pour le reste du territoire.

19L’achat de ces biens n’occasionne pas de fuite hors du négoce. Il accentue plutôt la présence du milieu négociant dans la propriété locale, laquelle sort encore renforcée de la période impériale. De ce point de vue, les années d’annexion à la France sont dans le droit fil d’un encouragement à la propriété privée qui marque toute la période allant du despotisme éclairé aux années françaises (1765- 1814). Pierre-Léopold, outre le fait d’avoir initié l’aliénation des biens ecclésiastiques, avait encouragé les progrès de la propriété privée par la vente de biens domaniaux et celle des biens des municipalités. En 1780, il y avait ainsi mille deux cent quatre-vingt-onze propriétaires recensés dans la commune, soit plus qu’à Pise ou Sienne. Et sur les sept cent quarante-neuf propriétaires livournais atteignant le cens nécessaire (huit écus) pour intégrer le magistrat municipal, seuls quarante étaient nobles36.

Tab. 9 – Propriétaires et censitaires à la fin du règne de Pierre-Léopold

20Dans les années 1790, la poursuite de la croissance démographique, l’afflux de réfugiés chassés par la tourmente révolutionnaire et le dynamisme de l’activité d’entrepôt, qui profite des difficultés des ports concurrents, a provoqué un renchérissement des loyers, encore très élevés à l’époque du royaume d’Étrurie. En 1809, le préfet du département de la Méditerranée estime ainsi que « Les loyers y sont (à Livourne) d’un quart plus chers qu’à Paris »37. Le revenu immobilier n’en est que davantage stimulé. En 1842, le gonfalonier de Livourne rappelle que

Les temps les plus heureux pour les revenus urbains de Livourne, qui entre 1792 et 1804 portèrent le montant des loyers à un prix énormément élevé, furent ceux des convulsions politiques en Europe, quand l’unique Toscane, en un parfait état de neutralité au milieu de la guerre qui agitait presque toute l’Europe, étant seule à offrir un séjour tranquille et doux, ramenait à Livourne l’affluence de nombreux étrangers et l’établissement de nombreuses raisons commerciales, ce qui faisait que les souhaits des propriétaires d’immeubles dans cette ville ne pouvaient pas du tout être ceux d’amis de l’Humanité et du repos des Nations38.

21La croissance de la construction se poursuit, comme le montre l’évolution de l’estime, dont la progression est fondée sur l’édification des nouveaux biens immeubles39. Bien que cette progression soit plus importante dans les faubourgs, la ville intra-muros continue de se densifier, en particulier avec la surélévation des immeubles et la construction de caves et entrepôts souterrains (tab. 10).

22L’affirmation de la propriété privée locale est double : d’une part, la croissance hors les murs favorise l’émergence d’une petite et moyenne propriété, qui croît encore pendant l’Empire et la Restauration ; d’autre part, le développement de la rente locale favorise les propriétaires aisés, dont certains font aussi partie du grand négoce livournais. La croissance de la propriété privée négociante est tout à la fois dans et hors les murs. La période allant du règne de Pierre-Léopold à celui de Ferdinand III a été marquée par les progrès de l’investissement foncier livournais dans les communes proches de Fauglia et Collesalvetti. Ce mouvement se poursuit pendant les années françaises. Des négociants livournais comme l’Espagnol Francesco Janer, les frères Dupouy, les Grecs Despotti Mospignotti ou encore Luigi Fauquet, très en vue au sein de la chambre de commerce de Livourne et dans les affaires financières toscanes, prennent ainsi place, aux côtés de l’aristocratie pisane, parmi les principaux propriétaires fonciers de Collesalvetti40. La vente de biens immobiliers et fonciers dans le département de la Méditerranée accentue ce mouvement d’essor de la propriété privée négociante. Ainsi, en 1814, environ le tiers des principaux contribuables livournais à l’impôt foncier sont des négociants41. Le corollaire de ce phénomène est le renforcement de la propriété contrôlée par les non catholiques, protestants, grecs orthodoxes et surtout juifs. En 1812, parmi les plus cent plus gros contribuables de la commune en 1812, trente-deux, soit près du tiers, sont des non-catholiques42 (mais seulement quatre juifs parmi les dix-sept plus gros revenus, ce qui indique que la propriété juive est davantage répartie entre les quelques dizaines de familles composant la notabilité communautaire). Les Juifs de Livourne représentent vingt-sept de ces trente-deux non catholiques, soit 27 % du total de la liste, et quarante-trois des six cent (7,2 %) plus imposés du département. Si la majeure partie des actifs de la communauté exerce des professions commerciales43, les juifs contrôlent désormais plus de la moitié environ du revenu estimé de la propriété totale dans la commune44. Une bonne part des notables de la communauté, tout en s’intéressant encore au commerce et au crédit, vit de la rente immobilière, de sorte qu’en 1814, selon Daniel de Medina, notable de la communauté et président du consistoire de Livourne, il est possible de distinguer « La classe des Juifs riches qui s’occupe d’une honnête activité (i.e. travail, mais principalement le négoce), celle qui vit des revenus de ses biens, et l’autre moins à son aise qui s’adonne aux branches subalternes du commerce… »45.

23Les années françaises sont marquées par deux évolutions concomitantes, liées entre elles parce qu’elles impliquent toutes deux le négoce livournais, mais qui divergent par leur échelle territoriale de référence. À l’échelle locale, celle de la cité et de son terroir, elles accentuent les évolutions antérieures de la propriété. Livourne se possède encore davantage elle-même, et ce mouvement est essentiel dans la constitution progressive d’une classe locale de propriétaires intégrant une large part du négoce, sans que cela implique une sortie massive de l’activité négociante. La conservation d’une part des biens acquis et leur intégration dans le patrimoine familial marque la progression, au sein d’une partie du négoce, des stratégies d’enracinement et d’intégration dans l’élite de la propriété. Bien que les stratégies d’intégration à l’aristocratie foncière toscane ne concernent toujours qu’un nombre limité de Livournais, les années françaises confirment l’attraction croissante que la propriété exerce sur les négociants de cette ville. Cette attraction croissante touche aussi les principales « nations » livournaises. Les notables grecs font leur apparition dans la rente livournaise. Les Juifs surtout, outre leur participation aux réseaux affairistes naissants, développent encore leur présence dans la propriété locale. Le fait que leurs achats soient fortement orientés dans des zones d’expansion nouvelle destinées à être dominées par l’habitat résidentiel, comme le Casone, montre qu’une partie de l’élite juive est tentée d’entrer dans une élite locale élargie et unifiée de la propriété.

24L’autre évolution est un phénomène régional, à l’échelle de la Toscane. Il s’agit du début de rapprochement entre une partie du négoce livournais et les élites de la Toscane, en particulier celles de Florence. Il s’agit parfois d’hommes nouveaux, comme Danty, mais surtout d’individus issus de familles négociantes opérant déjà à Livourne au XVIII^e siècle, comme les Uzielli, les Calamai ou les Mospignotti. Certes, si l’on excepte les environs de Livourne, la pénétration du négoce livournais dans la propriété toscane reste limitée à quelques individus. Mais la structuration du milieu négociant se fait dans une conjonction affairiste qui, par-delà les différentes « nations », réunit un groupe d’hommes dynamiques, ouvert aux nouvelles opportunités. Ces hommes se lient avec des opérateurs florentins, manufacturiers et banquiers membres de la bourgeoisie, ou même aristocrates46. La coalescence d’un ensemble d’investisseurs opérant à l’échelle de la Toscane ne se limite d’ailleurs pas à traiter les besoins financiers de l’État. Elle se signale aussi par un intérêt plus grand pour les investissements manufacturiers. C’est par exemple dans les deux dernières décennies du XVIII^e siècle et au début du XIX^e siècle que certains négociants des « nations » de Livourne commencent à s’intéresser davantage à des secteurs de la production locale comme le textile. La mise en place d’une production toscane de bonnets levantins, fabriqués à Prato par la famille Mazzoni et exportés vers le Maghreb et le Levant est ainsi rendue possible grâce à des négociants livournais, juifs comme David Franchetti, ou grecs comme Mospignotti, Giamari et Petrococchino, qui contrôlent la commercialisation du produit47. Les incursions des Livournais dans la soie florentine, par exemple, se développent entre les règnes de Ferdinand III et de Ludovic de Bourbon-Parme48. Ces placements ne se limitent pas au textile. Les assurances sont ainsi un autre champ d’investissement commun entre Florentins et Livournais49.

25Pendant les années françaises, et sur le plan économique et social, les élites livournaises participent à deux évolutions majeures, qui se développent ensuite dans le second tiers du XIX^e siècle. L’essor de la propriété locale, d’abord : certains Livournais ont profité des opportunités de la période pour étendre leur assise immobilière dans la commune et ses environs. Ensuite, à l’échelle régionale, les progrès de l’investissement manufacturier et, surtout, des spéculations financières, rapprochent les élites locales de celles de l’intérieur, de Florence en particulier. Entre Florentins et Livournais, des liens d’affaires et d’amitié, des proximités intellectuelles et politiques décisives se nouent alors. De plus, se constitue un groupe local de négociants intéressés aux spéculations dans l’hinterland. L’existence de ce groupe facilite la mise en place de la finance livournaise du milieu du XIX^e siècle (cf. infra, troisième partie).