Chapitre 8. Les réformes de Pierre-Léopold et la redéfinition du pouvoir local

1Avec la mise en place de la monarchie des Lumières, la donne semble changer. Si les « nations » continuent à être des interlocuteurs du pouvoir, la création d’une noblesse municipale (1750), puis surtout la mise en place d’une véritable municipalité (1780), favorisent l’affirmation d’un pouvoir urbain construit sur l’élite de la propriété.

2La portée réelle de cette redéfinition des élites et des pouvoirs locaux doit d’abord être évaluée dans le cadre plus général de la politique réformatrice des Lorraine, dont le but principal est d’opérer une régénération complète de l’État1. Les réformes économiques d’inspiration physiocratique, qui libèrent le commerce – en particulier celui des grains – des contraintes réglementaires intérieures (abolition des corporations, instauration de la libre circulation des grains, suppression de l’annone), ont en effet une forte tonalité politique. Avec des mesures comme l’unification du système des poids et mesures et la réorganisation douanière, elles favorisent une extension significative du champ d’intervention étatique ; elles s’inscrivent dans un effort d’unification du territoire (organisation et extension du réseau routier) et de rationalisation administrative (redécoupage du grand-duché en vicairies et communes) qui concerne aussi les domaines judiciaire (professionnalisation des juges) et financier (réorganisation de la comptabilité publique et de la fiscalité). La réforme des hôpitaux, désormais sous le contrôle de l’administration publique, et les opérations de cadastration, menées dans l’ensemble des communes toscanes, constituent aussi de bonnes illustrations de la poussée de l’intervention étatique dans la plupart des secteurs de la vie sociale. Cette poussée étatique explique pour une bonne part la lutte engagée par l’équipe réformatrice contre certains privilèges, et en particulier contre ceux de l’Église (réduction de son pouvoir temporel, avec l’abolition du Saint-Office et des juridictions ecclésiastiques, suppression de couvents et de confréries, contrôle accru du clergé toscan par l’État…).

3La bureaucratisation croissante des cadres étatiques accompagne l’effort de réforme. La rationalisation des organes de gouvernement opérée par Pierre-Léopold et ses collaborateurs entraîne certes une baisse du nombre des fonctionnaires centraux mais l’efficacité gestionnaire devient un souci constant du pouvoir central2 . L’administration, dont les cadres locaux deviennent plus nombreux, doit avoir, à l’image du prince des Lumières, le sens de l’État et de son autorité (une des mesures de Pierre-Léopold, prise en 1789, consiste d’ailleurs à séparer les biens du souverain de ceux de l’État). La réorganisation des administrations locales (1771-1786) porte la marque de ces objectifs. Impulsée d’en haut, comme les autres réformes, elle constitue une des pièces maîtresses de la politique léopoldine. Rationalisation et efficience sont au cœur du redécoupage administratif institué par la refonte du pouvoir local, qui fait des comunità les circonscriptions administratives de base du grand-duché. Par rapport à la situation antérieure, le nombre des communes est réduit à deux cent un et leurs dimensions uniformisées. L’opération doit permettre de revitaliser le contrôle du Prince sur les communautés sujettes. Elle se présente comme un moyen d’ingérence accrue de l’État absolutiste dans la société citadine.

4Pour ce qui est des résultats, un premier courant historiographique tend à mettre en évidence les continuités entre intention étatique et gestion locale. Ainsi, pour G. La Rosa, la réforme des pouvoirs locaux accentue les rapports de subordination existant entre la monarchie toscane et les structures locales. Elle se traduit par un alourdissement de la tutelle de l’État sur les villes3. Néanmoins, d’autres approches insistent davantage sur les contradictions et les ambiguïtés des réformes administratives : à l’arrivée, les résultats de l’entreprise sont beaucoup plus difficiles à apprécier. Pour G. Mori, elles se caractérisent tout à la fois comme une volonté de maintenir « un contrôle central de fer » et comme une ouverture à « des formes de gouvernement représentatives des intérêts locaux »4. B. Sordi admet que les bases de départ de la réforme consistent à revitaliser le contrôle du centre sur les communautés sujettes, et que son objectif n’est pas de modifier la nature des rapports centre-périphérie. Il souligne cependant que le résultat n’est pas univoque, car la réforme dégage des espaces d’autonomie locale bien plus importants qu’à l’époque des Médicis5. De plus, la réforme administrative tient compte de la diversité des situations locales et fut plus pragmatique qu’il n’y paraît à première vue. Ceci est particulièrement net dans la réorganisation des municipalités, qui constitue le second volet de la réforme municipale6. Pierre-Léopold octroie ainsi un règlement municipal spécifique à chaque commune, ce qui explique l’étalement dans le temps de la réforme.

5Cette longue mise en place tient aussi à la méthode employée par le souverain et ses collaborateurs, qui tiennent à bien s’informer avant de trancher. De plus, à Livourne comme dans les autres cités toscanes, l’enquête sur l’état de la propriété foncière et immobilière dans la commune, qui débouche sur la rédaction du cadastre léopoldien, précède la réforme municipale. Outre l’aspect fiscal – le cadastre sert de base de calcul au principal impôt direct, la prediale, un impôt de répartition pesant sur l’ensemble des revenus immobiliers sis dans le territoire de la commune –, ces opérations de cadastration ont une portée politique, car elles visent à définir un groupe de propriétaires rentiers, base future de la nouvelle municipalité. La réforme communale n’est donc pas seulement une amélioration du contrôle étatique sur le territoire. La commune toscane est désormais une communauté de rentiers, groupe d’intérêt reconnu et solidaire, dont la municipalité est la représentante qualifiée7. Les responsables municipaux doivent être les représentants des propriétaires rentiers de la commune et les nouvelles institutions locales conçues comme une forme améliorée de self government citadin. Par rapport aux analyses qui mettent en évidence le renforcement du contrôle central, celle de B. Sordi présente l’avantage d’intégrer la réforme dans un processus de négociation entre le centre et les élites locales8. Il est en effet indispensable de raisonner à partir des réalités locales, et non pas seulement à partir du cadre général toscan. Autrement dit, aller plus loin dans l’analyse suppose un déplacement d’échelle : la question n’est pas tant d’interpréter le sens du réformisme léopoldien que de mesurer ses relations avec le système de pouvoir local. Et la portée réelle de la réforme municipale ne sera vraiment appréhendée qu’à condition de confronter les volontés du centre avec les réactions des acteurs livournais.

6Livourne est d’abord impliquée dans le remodelage des circonscriptions qui accompagne la réforme administrative. Le territoire livournais est ramené aux dimensions de l’ancien capitanato vecchio. Cette réduction s’accompagne de la suppression du capitanato, la commune (comunità di Livorno) devenant la circonscription administrative fondamentale. En définissant l’espace local à partir de la ville, la réforme reconnaît et stimule la conquête et la mise en valeur de l’espace hors les murs opérée par la société urbaine. Le règlement municipal du 20 mars 1780, édicté par Pierre-Léopold, porte la marque de cette évolution9. La municipalité est composée de seize conseillers, de huit prieurs et d’un gonfalonier (maire), tous tirés au sort parmi les propriétaires de la commune dotés du cens requis10. L’élargissement est considérable : le nombre des noms aptes à entrer dans les organes de la représentation municipale passe de quelques dizaines de familles nobles à plusieurs centaines d’individus ou personnes morales, comme les couvents, les confréries ou les communautés religieuses n’appartenant pas à la religion catholique romaine11.

7Les deux organes décisionnels qui composent la municipalité sont le Consiglio Generale (conseil municipal) et le Magistrato (conseil des prieurs). Les prieurs et les conseillers forment le Conseil Général, mais cet organe a peu de pouvoir et ne se réunit en séance ordinaire qu’une fois dans l’année, en septembre, pour examiner les salaires accordés aux employés de la commune, l’abandon ou l’ouverture de nouvelles voies, et pour élire les députés chargés de la répartition de la taxe de famille12. Le conseil des prieurs, composé du gonfalonier, de huit prieurs et d’un député de la communauté juive, ce dernier désigné par les dirigeants de la communauté et confirmé par le grand-duc, constitue le véritable centre du pouvoir communal. Il représente désormais un pouvoir local à part entière, car les compétences de la commune sont clairement définies par le règlement de 1780, et ses décisions s’appliquent effectivement au territoire sur lequel s’étend son autorité. Ses principaux domaines d’intervention sont la voirie (entretien et construction des voies communales), l’éducation (entretien des écoles publiques, rémunération des personnels), la santé (rémunération des médecins et chirurgiens de la commune) et la bienfaisance (aumônes publiques, gestion des monts-de-piété)13. En outre, toute construction ou modification d’une construction dans le territoire communal est soumise à l’autorisation de la municipalité, après avis de l’ingénieur communal.

8La réforme municipale ne signifie cependant pas la fin du système de pouvoir antérieur. D’une part, les représentants du pouvoir central dominent la cité et encadrent l’activité de la commune (cf. infra). D’autre part, l’élaboration du règlement municipal est précédée de consultations et de rencontres avec les représentants de la commune et ceux de la « nation » juive, qui débouchent sur des compromis avec les notables locaux14. Le premier compromis se traduit par le maintien partiel du lien entre noblesse et magistrature municipales. Dans la Toscane des Médicis, la noblesse est liée à l’appartenance citadine. On est noble de Pise, de Volterra, de Livourne…, selon un mécanisme de définition qui échappe au Prince. Le contrôle des charges civiques, dévolu à un petit groupe de familles, fait le noble. La loi de 1750 (Legge per Regolamento della nobiltà e Cittadinanza) abolit en partie ce mécanisme, en donnant au Prince le droit exclusif d’admettre dans la noblesse15. Mais, au moins pour Florence et Prato, elle n’entraîne pas le renouvellement significatif de celle-ci16. À Livourne, pourtant ville de noblesse récente, l’ouverture semble elle aussi limitée : la très grande majorité des inscrits sur le livre d’or, entre 1750 et 1781, soit trente noms sur trente-six, sont issus de la noblesse des gonfaloniers, antérieure à la loi17. Si elle ôte à la noblesse le pouvoir de se légitimer par l’exercice des charges municipales, la loi de 1750 ne supprime pas son profil oligarchique. La réforme municipale est à cet égard un compromis, car les familles de la noblesse locale, si elles perdent l’exclusivité du pouvoir citadin, savent cependant en conserver une partie et négocier le maintien d’importants privilèges de représentation18.

9Le cas de Livourne va dans le même sens. L’ancienne oligarchie civique des gonfaloniers garde une grande partie de son pouvoir, en obtenant que les prieurs soient tirés au sort dans trois listes ou « bourses » différentes, ce qui permet de conserver le critère d’appartenance à la noblesse pour désigner une partie de la représentation locale. En effet, deux prieurs et le gonfalonier proviennent obligatoirement de la « bourse » des propriétaires nobles (possidenti nobili). Deux autres de la « bourse » des propriétaires citoyens (possidenti cittadini, un titre octroyé aux familles qui sont sur le chemin de la noblesse municipale), tandis que les noms des quatre autres prieurs sont tirés de la troisième « bourse »19. Les simples conseillers sont tirés au sort dans une « bourse » distincte, contenant le nom de tous les chefs de famille possédant un bien dans le territoire communal et dotés du cens nécessaire. Ce système complexe a pour effet de mettre en place une hiérarchie de la propriété locale, distinguant les simples propriétaires, les rentiers et les propriétaires nobles. Bien qu’ayant dû accepter la fin de l’ordre des gonfaloniers et un élargissement du corps civique, les familles inscrites sur le livre d’or de la noblesse municipale gardent ainsi le contrôle d’une partie du Magistrat municipal.

10L’autre sujet de discussion, et sans doute le plus âprement discuté, est l’intégration des Juifs dans le corps civique. Il s’agit là d’un débat plus spécifique à Livourne. Pierre-Léopold y est favorable. Pendant son règne, il a pris des mesures en faveur de l’intégration des Juifs de Toscane dans la société, comme la disposition autorisant leur admission dans les académies littéraires et scientifiques20, ou encore, et plus précisément pour Livourne, l’obligation de rédiger les sentences et les actes du tribunal des Massari en italien, et non plus en portugais21. Cette volonté d’ouverture se traduit dans le domaine municipal. En 1778, les Juifs sont admis à exercer la charge de conseiller municipal, puis en 1789, à toutes les charges municipales, y compris celles de gonfalonier et de prieur22. L’importance de la propriété juive à Livourne justifie davantage encore, aux yeux de Pierre-Léopold, leur intégration dans le corps civique, ce que souligne le règlement municipal de 1780 :

Et voulant user encore en cette conjoncture d’un regard favorable à la nation juive, et être attentif à ses intérêts, étant donné la quantité considérable de constructions que les individus de la dite nation possèdent dans la nouvelle commune de Livourne, nous ordonnons que l’un d’entre eux puisse intervenir et sièger avec droit de vote en qualité de député de la nation, aussi bien au sein du magistrat que dans le conseil général […] et en séance soit à égalité avec les autres sans aucune disparité ou différence, et avec les mêmes honoraires assignés à chacun des autres membres23.

11Mais Livourne est la seule commune de Toscane où les Juifs n’ont pu bénéficier des mesures de 1779 et de 1789 précédemment évoquées : les membres de cette communauté remplissant les conditions du cens sont bien inscrits dans les « bourses », mais l’article X du règlement municipal de 1780 stipule que

Venant à être extraite des bourses susdites (i.e. les listes d’éligibles au poste de prieur) toute personne n’étant pas de la religion et de la communion catholique romaine ne pourra être admise à sièger ni dans le magistrat ni dans le conseil général, mais pourra se faire remplacer par une personne en capacité de sièger […] ou pourra refuser sans payer la taxe de refus. Les Juifs propriétaires devront se faire inscrire dans les bourses ; mais s’ils venaient à en être extraits, il faudra observer les dispositions arrêtées ci-dessus24

12Comme l’indique l’article 11, l’intégration des propriétaires juifs dans la municipalité passe par la médiation de la « nation ». Les Massari proposent chaque année dix ou douze « des individus les plus réputés et accrédités » de la « nation », parmi lesquels le grand-duc désigne un député habilité à participer à part entière au conseil des prieurs et au conseil général25. Cette disposition, si l’on excepte la période napoléonienne, est maintenue jusqu’en 1845. Elle signifie le maintien de la logique communautaire, maintien consacré en 1789, lorsque Pierre-Léopold confirme les privilèges de 1593.

13Les notables juifs ont d’ailleurs su s’adapter aux tentatives de réforme de la communauté impulsées par Pierre-Léopold et les tourner à leur profit. Le 17 février 1769, un décret a supprimé l’hérédité du corps des « gouvernants » de la « nation », qui désormais devront être nommés par le grand-duc à partir d’une liste composée par les Massari. Le but est de renouveler l’élite de la « nation », et effectivement quelques hommes nouveaux, surtout des négociants juifs originaires d’Afrique du Nord, entrent dans l’oligarchie sépharade. Mais celle-ci conserve l’essentiel des charges communautaires, ne communiquant les vacances de postes uniquement lorsque l’un de leurs candidats est disponible26. Elle cherche à jouer sur les deux tableaux, s’attachant au pouvoir communautaire tout en demandant à Florence l’entrée des propriétaires Juifs de Livourne dans la municipalité27. Cette dernière demande se heurte toutefois à l’opposition de l’oligarchie civique. S’appuyant sur les préjugés en vigueur dans la société locale, ses représentants demandent à plusieurs reprises que soit écarté des bourses l’ensemble des non-catholiques, en réalité pour éviter d’avoir à partager le pouvoir municipal avec des notables juifs qui possèdent alors plus du quart des immeubles de la cité28. Même dans un port franc dominé par le commerce, les préjugés du temps font obstacle à la direction de la municipalité par les notables juifs.

14Bien qu’il renouvelle partiellement les bases du pouvoir communal, le nouveau système censitaire tient compte de cette limite. Résumons les termes du compromis. D’un côté, le nouveau système élargit le corps civique, désormais bien plus important que l’ancienne oligarchie des gonfaloniers, ouvre la porte du pouvoir municipal à des hommes nouveaux. Il introduit la communauté juive dans la municipalité, imposant la logique de la propriété et du cens à la frontière religieuse : la nouvelle municipalité intègre la noblesse et la notabilité communautaire, ou du moins sa composante juive, la plus puissante, dans la structure unifiante de la propriété. Livourne n’échappe donc pas à la mise en place d’un nouveau schéma de légitimation des classes dirigeantes locales, qui réunit propriété, cens et charges municipales. La réforme de Pierre-Léopold valorise la figure sociale du propriétaire rentier et constitue de ce fait, pour Livourne, un sérieux point d’appui pour incorporer tous les groupes urbains dominants dans une nouvelle élite locale. Mais d’un autre côté, faute de soutien local, les nouvelles règles ne suppriment pas les anciens privilèges. L’adéquation entre rente et représentation politique n’est pas totale puisque, ultime concession due à la résistance des anciennes familles de la noblesse livournaise, certaines dispositions du règlement municipal de 1780 limitent la présence de l’élite des « nations » dans les institutions municipales. La frontière communautaire, que l’oligarchie civique utilise pour limiter l’entrée de l’oligarchie juive dans la municipalité, reste un puissant facteur de dualité des élites. Les émeutes de Santa Giulia prennent alors une autre dimension, en ce qu’elles sanctionnent non seulement l’arrêt de la politique de réforme, mais aussi, par leur caractère ouvertement antisémite, l’influence persistante des statuts et des clivages ethniques dans l’ordre de la cité.