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Entrepôts et trafics annonaires en Méditerranée

 | 
Brigitte Marin
, 
Catherine Virlouvet

Deuxième partie. Études

Gestion et administration des entrepôts de grain à Venise au XVIIIe siècle

Giulia Vertecchi

Resumen

L’analyse de la documentation relative au système d’administration et de gestion des entrepôts de grain à Venise au XVIIIe siècle, permet d’identifier les protagonistes et les processus qui intervenaient de façon essentielle dans le fonctionnement annonaire. Au sein de la machine bureaucratique complexe de la République, se distingue en particulier la figure du « masser ai formenti in Terra Nova », c’est-à-dire l’administrateur général de tous les greniers publics. À cette fonction étaient liées des tâches de grande responsabilité qui supposaient une haute préparation technique. Celui qui assumait cette charge se portait garant de la conservation du grain : il devait s’assurer, par tous les moyens nécessaires, que les pertes liées au stockage seraient inférieures à une quantité préalablement établie par la magistrature. S’il assumait ainsi le risque de la conservation sur ses propres deniers, il avait aussi la liberté de vendre à son compte la différence, à savoir le surplus dégagé de pertes inférieures à celles qui étaient initialement prévues, et les profits qu’il en pouvait tirer n’étaient pas négligeables.

Texto completo

1Jusqu’à présent, l’approvisionnement en grain de Venise n’a pas fait l’objet d’une étude systématique, alors qu’il existe une documentation particulièrement riche et complexe concernant l’activité annonaire de Venise, surtout pour le XVIIIe siècle.

  • 1  É. Crouzet-Pavan, Venezia trionfante : gli orizzonti di un mito, Turin, 2001, p. 160-161, et plus (...)

2Dans le système annonaire de Venise, les réserves de grains constituaient un élément d’extrême importance pour l’approvisionnement de la ville et pour la régulation du marché du grain. Ce n’est pas par hasard en effet que, dès l’époque médiévale, la ville se dote de grandes structures de stockage qui, grâce à leur caractère imposant et à leur situation stratégique à l’intérieur du tissu urbain, avaient pour fonction de rassurer les citoyens et de montrer à toute personne arrivant du bassin de San Marco la richesse de la ville et l’efficience de son gouvernement1. Ces structures ne subissent aucune modification significative et aucun nouvel entrepôt à grain ne fut construit jusqu’à la chute de la République. Toutefois, au fil du temps, le système de fonctionnement et l’administration des greniers furent l’objet de quelques adaptations et variations, en fonction des conjonctures et des choix politiques et économiques du gouvernement. Les livres comptables et les registres contenant les informations sur le flux du grain à l’entrée et à la sortie de ces entrepôts publics ont été perdus, très probablement au début du XIXe siècle, avec la destruction de l’entrepôt de Terra Nova qui avait des fonctions administratives et de coordination de l’ensemble des entrepôts de la ville. Cette hypothèse est appuyée par le fait que, pendant le XVIIIe siècle, les « Provveditori e Sopraprovveditori alle Biave », c’est-à-dire la magistrature préposée à l’administration et au contrôle des activités liées à l’approvisionnement du grain, avaient demandé, à plusieurs reprises, le réagencement et le reclassement chronologique, à partir de 1700, des livres, des carnets et des documents constituant les archives de la magistrature ; toute cette documentation, constituée de 9 888 éléments, était rangée dans deux pièces dont l’une se trouvait à l’intérieur de l’entrepôt de Terra Nova. Cette documentation rendait compte de la circulation d’argent annuelle des deux caisses principales de la magistrature et aussi, par conséquent, de celle de tout le grain qui entrait et sortait des entrepôts :

  • 2  2Archivio di Stato di Venezia (désormais ASVe), Senato Terra, f. 2415. Rapport des Provveditori al (...)

Praticati i necessari sopralluoghi s’ebbe largo campo di rimarcar grave il disordine e dopo seguita recentemente la ricupera dei volumi, ch’erano dispersi nelle case dei ministri e fattisi pur numerare tutti i libri, casse, terminazioni, lettere al n. di 9888 che confusi e senza verun ordine si veggono la maggior parte sopra il pavimento dell’indicata stanza. Abbiam fatto esaminare pure i due luoghi assieme al proto col quale, quanto al materiale, si concertò del modo onde ridurre a nuova riforma primieramente l’archivio situato come si è detto dirimpetto al Magistrato ecc.mo delle Beccherie e l’altro nel divisato sito, vale a dire in una stanza in Terra Nova2.

  • 3  Sur les origines du Sénat et sur le développement progressif de ses attributions dès le XIVe siècl (...)
  • 4  Sur l’organisation du Sénat, ses compétences et certains cas particuliers de limitation de son pou (...)
  • 5  Guida generale degli Archivi di Stato, vol. IV, Rome, 1994, article « Venezia », p. 883.
  • 6  Désormais Provveditori alle Biave. Dans les documents apparaît aussi la locution « magistrato alle (...)

3Pour compenser en partie la perte de ces données, il est nécessaire de chercher à restituer l’iter des mesures prises, en identifiant à chaque fois les magistratures qui intervenaient dans le processus de décision. Sous cet aspect, il a été très utile de suivre les délibérations du Sénat dont les champs de compétences, surtout au XVIIIe siècle, était très étendus3. Au sein du Sénat, les décisions administratives d’ordre général étaient discutées, mais aussi les actes ordinaires et quotidiens, les questions politiques et les petits conflits internes. Les affaires internes comme externes étaient toutes confiées au Sénat, sans aucune limitation, comprenant aussi les nombreuses compétences de type économique : dans l’organisation vénitienne, le Sénat coordonnait les nombreuses magistratures, les bureaux et les commissions, en assumant un rôle régulateur et en intervenant avec des actes spécifiques dans chaque cas concret. Et c’est justement à cause de son rôle centralisateur que la plupart des affaires et des questions liées au commerce du blé, aux entrepôts ou au personnel, étaient régulièrement soumises à son approbation par les magistratures. Naturellement, pour que les délibérations soient appliquées, elles devaient être approuvées par le Grand Conseil, dont le Sénat était une délégation ; mais, dans les faits, une fois que le Sénat avait délibéré, ses décisions devenaient en général applicables4. Il faut préciser que les délibérations du Sénat étaient produites en séries parallèles : « dans des registres en parchemin pour les documents originaux (originaux de chancellerie) ; dans des liasses pour les minutes, accompagnées par d’éventuels précédents ou pièces jointes (inserte) »5. Par conséquent, la lecture des délibérations du Sénat permet d’exploiter une caractéristique de la documentation vénitienne : les liasses contiennent, outre la délibération, des annexes comprenant les enquêtes, les expertises, les écrits et les rapports des organes qui, selon le cas, ont été sollicités, avant que le Sénat ne prenne une décision importante. Ceci constitue un patrimoine documentaire d’une énorme valeur et très riche en détails concernant les différents aspects du cycle du grain : de l’arrivée dans la ville sur les embarcations jusqu’au stockage ; de l’organisation quotidienne des espaces architectoniques et urbains jusqu’aux mesures destinées à régler les orientations de la politique économique. La nature du fonds rend impossible une consultation systématique : les liasses suivent en effet un ordre exclusivement chronologique et dans chacune sont regroupées toutes les délibérations que le Sénat a prises à une date déterminée. Voilà pourquoi il était indispensable de reconstruire un système de références et de renvois qui a permis d’identifier certains des interlocuteurs principaux dans les affaires relatives à l’administration des entrepôts. Outre les Provveditori e Sopraprovveditori alle Biave6, magistrature directement concernée et totalement préposée au fonctionnement de l’annone, il y avait les Deputati e Aggiunti alla Provvision del Denaro Pubblico, souvent appelés à établir l’entité des ressources financières qui pouvaient être investies dans l’acquisition du grain, mais aussi dans la restauration des entrepôts ; le Consiglio dei Quaranta ou Quarantia qui avait des compétences spécifiques sur les fonctions ministérielles et qui contrôlait, à ce titre, le remplacement des fonctionnaires opérant à l’intérieur de la magistrature des Provveditori alle Biave ; les Provveditori alla Sanità qui, non seulement avaient leur siège à l’intérieur de l’entrepôt de Terra Nova, situé sur la rive du bassin de San Marco, mais avaient aussi la charge de seconder, dans certains cas, l’expertise des Provveditori alle Biave pour vérifier que le grain destiné à la consommation urbaine n’était pas nuisible à la santé des citoyens.

  • 7  G. Maranini, La Costituzione di Venezia : dopo la serrata del Maggior Consiglio, reproduction anas (...)
  • 8  Cf. B. Cecchetti, Saggio di un dizionario del linguaggio archivistico veneto, Venise, 1888 : « Par (...)

4Comme nous l’avons vu, les Provveditori alle Biave étaient directement responsables de l’administration des entrepôts. En participant aux réunions du Sénat, ils pouvaient déterminer les choix politiques et la gestion économique des greniers. Les Provveditori alle Biave qui couvraient la fonction de sénateurs pour seize mois, pouvaient « por ballotta », c’est-à-dire qu’ils pouvaient voter en constituant de fait, avec les autres magistratures qui en avaient le droit, le nerf principal du fonctionnement du Sénat. Les membres du Sénat, même s’ils étaient tous égaux par dignité formelle, restaient inégaux en matière d’autorité politique, en fonction du titre par lequel ils y avaient accédé. De plus, la position des sénateurs dépendaient des droits de vote desquels ils étaient pourvus : à certains était concédée la faculté de « por parte e por ballotta », c’est-à-dire de proposer des délibérations et des votes ; à d’autres une seule de ces deux facultés, à d’autres encore, ni l’une, ni l’autre7. En utilisant l’expression « por parte », on indiquait l’acte de proposer une délibération ; « parte » est en effet le terme technique en usage pour se référer aux délibérations du Sénat8. Il faut toutefois souligner que dans les documents examinés, c’est surtout le terme « decreto » qui est utilisé pour indiquer une délibération ou « parte » du Sénat.

  • 9  Au XVIIIe siècle, à Venise, le terme fondaco, en ce qui concerne les édifices consacrés au ravitai (...)

5Dans un premier temps, la lecture des documents incite à réfléchir sur l’emploi de certains termes ou expressions, dont la signification semble évidente mais qui pourtant, après une analyse plus fine, contribue à éclaircir un des principes sur lequel se base le système de stockage : la diversification des réserves de grains. Celle-ci reposait soit sur la qualité du grain, soit sur le temps pendant lequel les réserves étaient destinées à séjourner dans les entrepôts. En bref, compte tenu de la difficulté générale de conserver le blé et, dans le cas particulier de Venise, de la grande humidité due à la morphologie de la ville, remplir les entrepôts signifiait courir un risque élevé. Le gouvernement était donc obligé de renouveler périodiquement une partie des réserves et d’affronter les coûts liés à la manutention des entrepôts, car seuls les bâtiments en bon état étaient en mesure de garantir une bonne conservation du blé. On trouve d’ailleurs dans les documents, des expressions comme « frumento per conto di deposito » et « frumento per conto di consumo » qui étaient gérés et traités, du point de vue de leur durée de séjour dans les entrepôts, de manière complètement différente. Pour rendre le cadre encore plus complexe, on observe une polyvalence sémantique concernant le terme deposito (dépôt) qui peut indifféremment désigner un édifice, une quantité ou un amas de marchandise, dans ce cas le blé, et qui ne se trouve pas forcément dans un même lieu. Selon les documents examinés pour le XVIIIe siècle, c’est surtout ce deuxième sens que l’on utilise pour le terme deposito, alors que pour désigner le bâtiment, on utilise plutôt le terme magazzino. Pour parler de provisions frumentaires, il faut distinguer le blé destiné à la consommation annuelle et celui destiné à constituer une réserve, mentionné dans les documents comme blé « per conto di deposito » qui, la plupart du temps, séjournait dans les entrepôts pour des périodes de temps plus longues, en général supérieures à l’année, selon la qualité du blé. Le blé qui arrivait en ville était en grande partie acheté par les boulangers qui le transformaient en pain, dont la vente était soumise au calmiere, prix légal du pain ; une autre part était en revanche achetée par le gouvernement. La totalité du grain du gouvernement, que ce soit « per conto di deposito » ou « per conto di consumo », confluait dans les entrepôts publics desquels il était ensuite distribué, en fonction de la qualité et des nécessités, vers deux utilisations uniques : la production du biscuit pour la flotte et pour l’armée, et l’approvisionnement des fondaci de la farine9.

  • 10  L’usage du millet pour la panification en ville est documenté, au moins jusqu’à la seconde moitié (...)
  • 11  Les envois fréquents de millet de la part de Venise vers les territoires de la Terre-Ferme sont at (...)

6Les provisions de grains destinées à la consommation, c’est-à-dire la part de grain qui entrait et sortait des entrepôts publics au cours d’une année, servaient essentiellement à la production du biscuit qui, grâce à la perte d’eau subie lors de la cuisson, pouvait être conservé très longtemps, jusqu’à deux ans, et qui de plus était un aliment idéal pour l’armée et pour le ravitaillement des bateaux au départ de Venise. En revanche, lors des années de pénurie et de famine, le blé public, celui « per conto di deposito », était principalement destiné à la fourniture des fondaci de la farine et à la panification, entraînant ainsi de graves pertes pour le gouvernement qui était obligé de vendre à un prix plus bas que celui du marché. Venise possédait aussi une réserve de millet et c’est justement à cette céréale qu’elle faisait appel dans les cas les plus graves : que ce soit pour affronter la famine en l’utilisant pour la panification, ou pour l’envoyer aux troupes disséminées sur les territoires plus lointains10. Le millet, à la différence du froment, se conserve longtemps et peut résister aux longs voyages sans se détériorer. C’est pour cette raison qu’encore dans les dernières décennies du XVIIIe siècle, il était envoyé pour secourir les villes et les forteresses les plus lointaines comme Bergame et Palmanova11. Pourtant, dans la ville, le millet fut progressivement éliminé à la faveur du maïs dont la consommation augmenta remarquablement. Pour faire face à ses besoins, Venise devait disposer de grands entrepôts publics dans lesquels était conservé le grain « per conto di consumo », qui entrait et sortait des entrepôts à cadence bimestrielle, celui « per conto di deposito » et enfin le biscuit, pour le ravitaillement de la flotte et de l’armée.

  • 12  Les caractéristiques constructives de ces édifices sont décrites et analysées dans l’étude de M. A (...)

7La capacité de stockage de ces entrepôts fut définie entre le milieu du XIVe siècle, avec la construction des greniers de Terra Nova, situés sur la rive du bassin de San Marco, et la fin du XVIe siècle avec l’implantation de l’entrepôt de San Stae, le long du Grand Canal, et la reconstruction de celui de San Biagio, à proximité de l’Arsenal12 (fig. 1).

Fig. 1 – Localisation des magasins de grain et des fondaci de la farine au XVIIIe siècle.

Réélaboration du plan de Lodovico Ughi (1729).

  • 13  Cf. M. Aymard, Venise, Raguse et le commerce du blé pendant la seconde moitié du XVIe siècle, Pari (...)

8Il n’est toutefois pas facile d’établir quelle était la capacité réelle des entrepôts publics, c’est-à-dire quelle quantité de blé le gouvernement estimait nécessaire à ses propres réserves. Les études d’Aymard et de Mattozzi, qui se basent sur des documents du XVIe et du XVIIe siècle, affirment qu’à cette époque, les dépôts de grain s’élevaient à 180 000 staia (149 000 hl) qui, selon Mattozzi, représentaient environ 40 % de la consommation présumée13. Pour la première moitié du XVIIIe siècle, à partir de la documentation disponible, on peut établir la quantité de blé qui entrait et sortait des entrepôts publics et était destinée à la consommation annuelle, en excluant donc la part des réserves considérées nécessaires « per conto di deposito », laquelle variait considérablement selon les conjonctures : le grain « per conto di consumo » était utilisé en partie pour l’approvisionnement des fondaci de la farine qui, à partir de 1699, étaient fournis exclusivement avec du grain public et, en partie, pour la production du biscuit. Entre 1736 et 1743, entraient et sortaient des entrepôts publics entre 120 000 et 170 000 staia de blé par an, quantités comparables avec celles indiquées par Aymard et Mattozzi. Il faut toutefois préciser que les chiffres fournis par les archives pour cette fourchette chronologique restreinte se limitent à la quantité de blé gérée par l’administrateur des greniers publics et ne se référent donc pas à la quantité totale de blé déposée dans les entrepôts. D’autre part, à la lecture des documents, il apparaît que le renouvellement continuel des parts de blé ainsi que la distinction de leur utilisation (dépôt/consommation) étaient les deux pivots autour desquelles s’organisait le système de l’administration des réserves de grain.

  • 14  ASVe, Senato Terra, f. 2192. Rapport des Provveditori alle Biave du 16 marzo 1754, joint au décret (...)
  • 15  Pour une analyse des problèmes causés par l’abondance, je me permets de renvoyer à mon article G. (...)
  • 16  Sur le fait que l’analyse de la politique annonaire uniquement concentrée sur les périodes de fami (...)

9Pour cette raison, même si l’on connaît les quantités de grains qui entraient et sortaient des entrepôts chaque année, il n’est pas possible d’établir une relation directe avec la capacité effective des édifices. D’ailleurs, lorsque le Sénat décidait de réaliser un dépôt extraordinnaire de blé, comme cela se produisit en 1754 à l’occasion d’une année d’abondance, les Provveditori alle Biave cherchaient toujours à l’acheter petit à petit « perché se si fosse fino in allora acquistata tutta la summa, li prezzi de formenti si sarebbero ridotti ad una vilissima condizione senza speranza in quest’anno di migliore risorsa sussistendo l’abbondanza del detto prodotto »14. De plus, une réunion périodique de la magistrature établissait la quantité de blé nécessaire pour le trimestre suivant, et par conséquent, le blé affluait lentement dans les entrepôts. Il faut ajouter également que la quantité de blé présent dans les entrepôts variait au cours de l’année pour des raisons étroitement liées au système de conservation, ou à cause d’autres facteurs importants comme la qualité du blé et l’année de récolte qui pouvait avoir produit un blé plus ou moins bon et résistant. Disposer de réserves de blé signifiait, pour le gouvernement vénitien, exercer une influence sur le marché et, en même temps, pouvoir affronter les situations d’urgence qui survenaient généralement à trois occasions : lors des années de pénurie, en particulier lorsque les mauvaises récoltes se succédaient sur plus d’une année ; à cause des guerres qui pouvaient déclencher de véritables famines ; ou alors, dans des circonstances tout à fait contraires, c’est-à-dire, lors des années d’abondance15. Ce dernier cas, bien documenté pour le XVIIIe siècle, met au premier rang le rôle des entrepôts et la complexité du système d’administration des réserves, de manière beaucoup plus évidente que pour les périodes de famine lors desquelles les mécanismes se simplifiaient et les stratégies de politique économique étaient prévisibles16.

  • 17  Le marché urbain et la politique fiscale garantissaient la rémunération de la rente foncière. Cf. (...)

10Pendant le XVIIIe siècle, l’action du gouvernement consistait en une tâche difficile, qui était de concilier deux exigences opposées : celle des propriétaires terriens, dont le noyau dirigeant faisait partie, et celle des consommateurs. Les premiers avaient intérêt à vendre le blé pour concrétiser ainsi une partie de leur rente foncière et, dans ce sens, le marché urbain leur consentait de réaliser de bons profits17 ; de l’autre côté, se trouvaient les consommateurs ou plus précisément cette partie de la population qui, dans la ville, n’achetait pas le blé mais le pain ou la farine.

  • 18  À ce propos, on peut citer par exemple l’analyse des données relatives au bilan de l’annone de Rom (...)

11Les institutions annonaires, dans le cadre de leurs activités de contrôle, enregistraient le flux du blé à l’entrée et à la sortie de la ville, tenaient compte des réserves présentes dans les entrepôts et réglementaient le commerce du pain et de la farine. Par conséquent, leur travail produisait un grand volume de données quantitatives sur la base desquelles le gouvernement proposait des mesures et définissait les lignes de la politique économique. Dans les études sur l’annone, il est d’une importance fondamentale de disposer de ce type de documentation et, dans la limite du possible, de réussir à la reconstruire. On peut en effet, par exemple, connaître avec une grande précision quelle part de l’approvisionnement en grain était destinée aux entrepôts pour constituer une réserve stratégique et quelle part était en revanche destinée à la consommation ordinaire18.

  • 19  En ce qui concerne la seconde moitié du XVIe et les premières décennies du XVIIe siècle, M. Aymard (...)
  • 20  Pour une définition des deux catégories, cf. ASVe, Provveditori alle Biave, b. 43 : Registri scrit (...)
  • 21  S. L. Kaplan, Provisioning Paris : Merchants and millers in the grain and flour trade during the e (...)

12Pour des raisons essentiellement liée à la typologie de la documentation recueillie, qui ne contient pas de séries de données quantitatives continues et homogènes, il est difficile d’établir la répartition des consommations entre pain et farine19. Généralement, la part de la population qui achetait du pain et de la farine était dans son ensemble désignée comme « povertà », même si à l’intérieur de cette catégorie, les magistratures distinguaient deux types de consommateurs : d’une part, les artisans et les salariés qui n’étaient pas complètement indigents et qui pouvaient acheter de la farine en gros et, d’autre part, les « miseri » qui disposaient juste d’assez d’argent pour acheter leur ration journalière de pain20. Pour réussir à concilier les intérêts des propriétaires terriens avec les exigences des consommateurs, les autorités devaient garantir la disponibilité du produit sur le marché en en réglant le commerce : l’efficacité du système annonaire avait aussi comme conséquence directe d’assurer la paix sociale indispensable à la stabilité de tout gouvernement21. Ainsi, même si une petite part du blé public seulement était destinée au marché urbain, et précisément aux fondaci de la farine, la possibilité de réguler le commerce du pain et de la farine à travers le calmiere était strictement liée à la disponibilité des réserves de grain. Il fallait en effet pouvoir avoir recours à ces dernières en cas de graves nécessités, et la gestion des réserves consentait d’introduire ou de retirer du marché les quantités de blé nécessaires à influencer les prix.

  • 22  Sur l’étroit rapport entre stock de blé et réglementation du calmiere à Rome, cf. M. Martinat, Le (...)

13Le rôle stratégique des réserves de grain dans les systèmes annonaires est une donnée avérée22, mais une analyse approfondie du fonctionnement des entrepôts permet de redimensionner l’interprétation selon laquelle ces derniers avaient la fonction principale d’assister la population et de maintenir la paix sociale. Le grain public vénitien était d’ailleurs principalement destiné à la production du biscuit dont les provisions augmentèrent considérablement au cours du XVIIIe siècle ; il permettait en effet d’abattre les coûts liés au maintien des réserves de grain et, pendant les années d’abondance, de réduire également les dépenses de location d’entrepôts privés. Pour cette raison, le Sénat, vers le milieu du XVIIIe siècle, accueillit favorablement la proposition de construire de nouveaux entrepôts, au-dessus des fours publics, précisément destinés au biscuit.

  • 23  Le biscuit était entassé dans les entrepôts jusqu’à ce qu’ils ne soient pleins, alors que le blé é (...)

14D’autre part, dès la seconde moitié du XVIIe siècle, la nécessité du gouvernement de ravitailler les troupes et les navires qui étaient fréquemment engagés dans les guerres, avait contribué à augmenter la production du biscuit afin de satisfaire les besoins. Ce n’est donc pas par hasard qu’en 1684, année où commence la guerre de Morée, le Sénat autorise la restauration des entrepôts de San Biagio de manière à adapter au mieux ces structures, originalement destinées au seul froment, pour accueillir la production croissante de biscuit. Étant donné les différentes modalités de stockage du biscuit par rapport au grain23, la restauration comporta le renforcement des éléments porteurs en bois de l’édifice et, en même temps, l’allègement des pavements permettant de charger l’entrepôt d’un poids majeur :

  • 24  ASVe, Senato Terra, f. 1044. Rapport des Provveditori alle Biave du 13 mars 1684, joint au décret (...)

Ma perché li salizi d’ogni solaro son costruiti di pietre cotte, poste in cortello ch’aggravano sommamente la fabrica, si crede per ciò risoluzion necessaria il rimetterle in piano per alleggerire e sollevare le travadure24.

15Ainsi, si la production du biscuit servait à l’occasion des guerres, pour l’approvisionnement des troupes, dans les années d’abondance et systématiquement à partir du milieu du XVIIIe siècle, elle servait à écouler l’excédent de blé qui était ensuite transformé en biscuit, un produit qui se conservait mieux et à moindres coûts.

16L’analyse de la documentation relative au système d’administration et de gestion des entrepôts de grain au XVIIIe siècle, permet enfin d’identifier les protagonistes et les processus qui intervenaient de façon essentielle dans le fonctionnement annonaire. Au sein de la machine bureaucratique complexe de la République, se distinguent des employés et des fonctionnaires qui assumaient des fonctions plus ou moins prestigieuses et rémunératrices parmi lesquelles se distingue en particulier la figure du « masser ai formenti in Terra Nova », c’est-à-dire l’administrateur général de tous les greniers publics. À cette fonction étaient liées des tâches de grande responsabilité qui supposaient une haute préparation technique. Parmi ses missions, la plus importante était certainement celle de la conservation du blé. D’ailleurs, en raison de son rôle important, une grande partie de l’organisation du stockage du blé s’articulait autour de cette charge et, en suivant l’évolution et le devenir de celle-ci, on peut clarifier de nombreux aspects du cycle du blé, jusqu’à sa transformation en farine.

17D’un autre côté, s’il est vrai que le « masser » était un fonctionnaire, qui ne prenait pas directement part au processus décisionnel en matière de politique annonaire, confiée aux autres organes du gouvernement, on ne peut nier que son intervention avait une influence directe sur la définition de l’entité et des modalités de stockage des réserves.

Les entrepôts de Terra Nova, San Biagio et San Stae

18La riche documentation disponible, surtout pour le XVIIIe siècle, permet de définir avec précision les fonctions de chaque édifice et le rôle que ceux-ci assumaient dans la gestion et dans l’administration des réserves de grains. En effet, les entrepôts étaient un véritable instrument de politique économique comme par exemple, lorsqu’après une année d’abondance, il était nécessaire de retirer du marché une quantité de blé pour maintenir les prix. Comme le démontre le cas de Venise, la constitution des réserves et leur bonne gestion était en mesure de générer des profits conséquents. Pour comprendre pleinement l’importance des réserves, il est nécessaire d’entrer dans le détail de certains aspects techniques avec lesquels les magistratures et le gouvernement se confrontaient chaque jour, comme par exemple, pour n’en citer que quelques-uns : l’existence de différentes qualités de blé, leur rendement en farine ou le personnel nécessaire à garantir une bonne conservation.

19Tous les entrepôts de Venise furent construits à proximité de voies d’eau afin de faciliter les opérations de chargement et déchargement du blé, depuis les embarcations : celui de Terra Nova, situé sur la rive du bassin de San Marco, fut détruit au début du XIXe siècle pour laisser la place aux jardins de la résidence de Napoléon ; non loin de là, à proximité de l’Arsenal, s’élevait celui de San Biagio, actuellement siège du Museo storico navale de Venise ; et enfin, sur le Grand Canal, se trouvait l’entrepôt de San Stae, connu aussi comme entrepôt de millet et à l’intérieur duquel se trouve aujourd’hui une école.

20Au XVIIIe siècle, même si les trois entrepôts étaient tous destinés au stockage du blé, chacun d’eux avaient une spécificité propre et un rôle complémentaire à l’autre, permettant un système de stockage particulièrement articulé. La lecture des documents permet de définir avec précision les fonctions que chacun de ces entrepôts assumaient.

  • 25  Les burchi étaient des embarcations utilisées pour le transport du grain et de la farine.
  • 26  N. E. Vanzan Marchini (Le leggi di Sanità della Repubblica di Venezia, Vicence, 1995, vol. I, p. 2 (...)

21Celui de Terra Nova était l’entrepôt principal dont dépendaient toute l’organisation et la distribution du blé : y était conservé le blé destiné à devenir de la farine et qui était vendu aux fondaci de la farine ainsi que celui qui était destiné à la production du biscuit pour la flotte et les troupes. Voilà pourquoi, au moins au XVIIIe siècle, c’est quasi exclusivement de cet entrepôt que partaient les burchi25 qui transportaient le blé public vers les moulins, situés le long du fleuve Sile, pour y être moulu. À l’intérieur, dans une pièce prévue à cet effet, étaient conservées le « mostre » du froment, c’est-à-dire ces échantillons qui servaient à s’assurer que les chargements de blé entrant au fur et à mesure dans l’entrepôt, correspondaient bien à la qualité de l’échantillon sur lequel avait été réalisé l’achat. Même les archives des Provveditori alle Biave se trouvait à l’intérieur de ces entrepôts, certainement depuis 1765. Le rez-de-chaussée, quant à lui, était occupé en grande partie par des boutiques, par le siège des Provveditori alla Sanità26, des Provveditori alle Legna et des Provveditori all’Armar.

Tableau – Synthèse de la distribution des espaces dans le grenier de Terra Nova d’après l’expertise de Tommaso Scalfarotto (1786).

Tableau – Synthèse de la distribution des espaces dans le grenier de Terra Nova d’après l’expertise de Tommaso Scalfarotto (1786).

22Dans cette expertise, le rez-de-chaussée est considéré comme le premier étage et, par conséquent, l’étage supérieur comme le second. Le rapport n’indique pas le siège des Provveditori alla Sanità qui se trouvait aussi dans la « casa dei Otto », comme en témoignent la documentation de cette magistrature et des sources iconographiques.

23Comme l’affirment les documents de la fin du XVIIIe siècle, l’entrepôt de Terra Nova était considéré comme le lieu le plus pratique et le mieux adapté à la conservation du froment :

  • 27  ASVe, Senato Terra, f. 2855. Rapport des Provveditori alle Biave du 28 septembre 1785, joint au dé (...)

I granai più comodi, e più addattati al pubblico servizio sono quelli certamente di Terra Nova, e siccome sempre contengono formenti di pubblica ragione, così se si vogliono preservati, e diffesi conviene prontamente riparare li considerabili danni, che in essi si sono scoperti27.

24Pour cette raison, et aussi du fait qu’il était le siège d’importantes magistratures et de bureaux, cet édifice fut l’objet de constants travaux de manutention, malgré l’investissement économique que ces restaurations représentaient. Par ailleurs, Terra Nova était un des complexes édilitaires les plus visibles depuis les embarcations qui arrivaient dans le bassin de San Marco car il occupait une aire de représentation du pouvoir politique et économique : à proximité, il y avait l’édifice de la Zecca ; peu après, le Palais Ducal ; et au dos, la place San Marco (fig. 2).

25Il faut ajouter que sur la rive attenante à l’entrepôt, se déroulait quotidiennement le marché au poisson, ce qui ne manquait pas de compliquer les opérations de chargement et déchargement du grain :

  • 28  ASVe, Provveditori alle Biave, b. 78, c.n.n., 21 décembre 1755.

In Terranuova con perniciosissimo abuso, a fronte de’ più recenti divieti, li pescatori escon dalli loro stazi, e pongon le loro banche nella piazza, ove si lavorano li formenti, la bagnano, e la deturpano ; quindi ne nasce, che strascinando li sacchi per quel lezzo, oltreché si lacerano, e così umidi, e lordati di fango posti in burchio, s’infracidiscono, prendendo pessimo odor li formenti28.

26De nombreux dessins et vues représentent l’entrepôt de Terra Nova et témoignent de son importance, ce qui n’est pas le cas des deux autres entrepôts publics de Venise, celui de San Biagio et celui de San Stae.

  • 29  ASVe, Senato Terra, f. 2227. Rapport des Provveditori alle Biave du 17 décembre 1755, joint au déc (...)

27L’entrepôt de San Biagio, situé à proximité de l’Arsenal, était exclusivement utilisé en fonction de la production du biscuit : à l’intérieur, il n’y avait pas seulement du blé mais aussi de la farine, du bois et un stock de biscuit, denrée qui, grâce aux deux phases de cuisson, pouvait être conservée longtemps. Une réunion périodique entre les magistratures financières, à laquelle en général participaient les Provveditori e Aggiunti alla Provvisione del Denaro Pubblico et les Provveditori alle Biave, établissait le nombre de fours nécessaires à la production du biscuit, sur la base d’une évaluation de la disponibilité de blé sur le marché et en fonction des espaces disponibles pour la conservation du blé mais aussi, une fois cuit, du biscuit. Pour parvenir à une telle décision, les magistratures discutaient sur deux points fondamentaux : l’intérêt économique pour le gouvernement d’acheter le blé à la date donnée et, parallèlement, la nécessité de « prevenire le urgenze »29.

Fig. 2 – L’entrepôt de Terra Nova (au fond, à gauche) et l’espace de représentation du pouvoir économique et politique.
L’ingresso solenne del nunzio apostolico Giovanni Francesco Stoppani, par Antonio Joli (Venise, 1742).

© National Gallery of Art, Washington D. C. Voir détail p. 317.

28La discussion était plus compliquée les années où la récolte se révélait abondante. En effet, les provéditeurs, appartenant tous au groupe noble de la société et ayant souvent des propriétés en Terre-Ferme, s’inquiétaient finalement davantage lorsque les prix du froment baissaient excessivement que lorsqu’ils augmentaient en période de pénurie :

  • 30  30ASVe, Provveditori alle Biave, b. 41, Registri scritture del magistrato al Principe o Senato (17 (...)

Quanto è pregiudiziale ai popoli la carestia ne tempi della scarsezza dei raccolti, tanto è nociva a benestanti l’eccedente loro abbondanza. S’aumenta il danno nel primo caso, per l’esatezza de prezzi fomentata viè più dalle vietate estrazioni dallo stato, come nel secondo dalle furtive introduzioni de grani forestieri, che tanto maggiormente producono de prezzi il degrado. Ogni ordine di persone, specialmente nel secondo caso se ne risente30.

29Par conséquent, lors des années d’abondance, il était nécessaire d’accroître les réserves, non seulement pour « prevenire le urgenze » mais aussi pour chercher à réguler le marché du blé ; c’est donc pour éviter les préjudices qu’aurait causé une offre excessive sur le marché que le gouvernement achetait le blé. À partir des caractéristiques du blé et de son degré de vulnérabilité, il fallait ensuite calculer le nombre de fours nécessaires à la production du biscuit, de manière à écouler les quantités de blé achetées. Cependant, cette évaluation était une opération très délicate à réaliser car, comme l’attestent clairement les documents d’archives, une diminution du nombre de fours aurait immédiatement était perçue comme un signal de saturation du marché et aurait inévitablement causé une baisse du prix du blé :

  • 31  Ibid., c. 41 et 42.

In ora però, che la Serenità Vostra con l’ultimo decreto 23 aprile prossimo passato li ha ridotti a 24, sembra alla conferenza, che per ora avessero a rimanere in esso numero, mentre con un’altra diminuzione, si darebbe un maggior fomento al ribbasso dei prezzi dei grani, ma tenendo fermo il consumo con forni 24 restarebbero conciliati insieme li riguardi, che da questa materia non devono mai andar disgiunti ben noti alla Serenità Vostra31.

  • 32  ASVe, Senato Terra, f. 2227. Décret du 27 décembre 1755 : « Non v’è dubbio, che con più forni che (...)
  • 33  Une saison trop humide ou trop chaude aurait compromis la bonne conservation du grain en causant u (...)
  • 34  En 1684, la transformation d’une partie de San Biagio en entrepôt à biscuit s’était révélée nécess (...)

30D’un autre côté, organiser la production à partir d’un nombre constant de fours obligeait à disposer de suffisamment d’espace pour entreposer le biscuit. C’est pour cette raison que la savante gestion des réserves de blé et leur progressive transformation en biscuit était une question traitée avec une attention particulière et, parfois, des commissions spéciales se réunissaient pour établir les meilleurs choix économiques. Le stockage du biscuit par rapport à celui du blé présentait un avantage non négligeable car on pouvait ainsi économiser une partie des dépenses de personnel, nécessaire par exemple pour aérer le blé, particulièrement pendant les saisons chaudes32. Une fois séché, le biscuit était déposé dans les entrepôts, en cherchant à remplir le plus possible les salles, et il y restait jusqu’au moment de son chargement sur les bateaux ; c’est ainsi que l’on pouvait le conserver jusqu’à deux ans. Le blé, en revanche, ne pouvait pas être conservé longtemps et, en général, la tendance était de le consommer dans l’année : prolonger le temps de stockage du blé dans les entrepôts présentait de nombreux risques et des coûts trop élevés33. Transformer l’excédent de blé en biscuit était donc rentable, mais pour cela il fallait disposer d’un volume de stockage important. L’entrepôt de San Biagio n’était pas suffisant pour contenir à la fois le grain et le biscuit, et c’est pourquoi il fallut souvent recourir à la location d’entrepôts privés pour déposer le blé : une dépense supplémentaire qui alourdissait le budget des Provveditori alle Biave. Ce n’est donc pas par hasard qu’entre 1755 et 1756, après deux années d’abondance pendant lesquelles la question des entrepôts s’était faite plus pressante, on décida la construction de quatre nouveaux dépôts de biscuit. Deux d’entre eux, directement construits au-dessus des fours publics situés en face de l’entrepôt de San Biagio, permirent à ce dernier de retrouver son usage originel, c’est-à-dire celui d’entrepôt de grain34.

  • 35  M. Aymard (Venise, Raguse et le commerce du blé… cit., p. 23) écrit : « en 1554, sur les 74 000 st (...)
  • 36  Même G. Tassini ne mentionne pas le terme fondaco en référence à San Stae. Cf. G. Tassini, Curiosi (...)

31Le rôle de l’entrepôt de San Stae était différent. Dès sa construction, il semble avoir accueilli des stocks de grains comme réserve. D’ailleurs, situé sur le Grand Canal, il est aussi connu sous le nom de « Fondaco del Megio », puisqu’il était à l’origine destiné au stockage du millet, une céréale qui pouvait être conservée de nombreuses années et, en cas de grave nécessité, utilisée pour la panification35. Il faut préciser que le terme fondaco n’est jamais utilisé à propos des entrepôts de San Biagio et de Terra Nova. Cette dénomination n’apparaît pas non plus dans les fonds documentaires du XVIIIe siècle pour San Stae, qui est plutôt identifié comme deposito ou, plus fréquemment, comme magazzino36.

32Cette particularité qui, dès l’origine, caractérise San Stae, ne se limite pas aux seuls aspects lexicaux mais témoigne du rôle différent qui était attribué à cet édifice, dans le cadre du système de gestion des réserves de grains. Au cours du XVIIIe siècle, son utilisation est discontinue puisqu’en fait, on s’en servait surtout pendant certaines années d’abondance pour le stockage du blé destiné aux magasins de farine et au biscuit et, lors de ces mêmes années, étaient réalisés les travaux nécessaires à la remise en fonction de l’édifice. Ceci comportait donc des interventions de manutention extraordinaire qui nécessitaient un investissement économique jugé excessif par le Sénat. D’un autre côté, maintenir en exercice un entrepôt pour le grain nécessitait l’emploi de matériaux onéreux et de techniques particulières puisqu’il fallait isoler le grain de l’humidité et chercher à prévenir les incendies. Les coûts importants des travaux étaient souvent l’objet de discussions entre le Sénat, qui devait approuver la dépense, et les Provveditori alle Biave, qui sollicitaient les travaux. En effet, la manutention extraordinaire des édifices nécessitait l’approbation du Sénat, qui devait attribuer la somme nécessaire car les travaux ne pouvaient pas être payés directement sur la caisse de la magistrature, de façon autonome.

  • 37  ASVe, Senato Terra, f. 2181. Décret du 15 septembre 1753.
  • 38  ASVe, Senato Terra, f. 2192. Décret du 23 mars 1754 : « s’impartisce intanto facoltà al Magistrato (...)
  • 39  ASVe, ibid.

33À la lecture des documents relatifs aux restaurations et aux dépenses nécessaires au fonctionnement de l’édifice, apparaissent clairement les difficultés occasionnées par sa gestion. Selon les Provveditori alle Biave, il était trop distant des fours publics pour être utilisé comme dépôt de biscuit et, en même temps, compte tenu de la nécessité de continuels travaux de restauration qui étaient souvent différés, l’entrepôt n’était jamais dans d’assez bonnes conditions pour garantir la conservation du blé. C’est pour cette raison, qu’en septembre 1753, les provéditeurs proposèrent sa mise en vente et présentèrent au Sénat un devis qui en estimait la valeur. Avec la recette de la vente, ils proposaient de financer la construction de nouveaux entrepôts pour le biscuit, qui auraient servi à mieux gérer l’excédent. Ainsi, en disposant d’espaces proportionnés aux exigences, il était possible de disposer d’un stock de biscuit suffisant à satisfaire les besoins de l’armée et des provinces les plus lointaines pour plusieurs années, et cela aurait également permis d’alléger une dépense qui pesait lourd dans les finances publiques puisqu’il serait possible d’acheter le blé uniquement au moment où le prix était favorable. La proposition de vente fut refusée par le Sénat qui invitait en revanche à réfléchir à « qual uso piuttosto potesse farsi di quelle fabriche in pubblico profitto, senza alterare la principal mira di mantenerle all’essenziali occorrenze alle quali sono destinate »37. Une telle décision se révéla utile au mois de mars suivant lorsque San Stae fut restauré en urgence puisque les deux autres entrepôts, Terra Nova et de San Biagio, étaient déjà pleins38. Le stockage d’une quantité de blé supérieure à la normale nécessitait donc la disponibilité immédiate de l’entrepôt de San Stae, qui devait toutefois être mis en condition de conserver le blé suffisamment longtemps, grâce à des restaurations internes et externes. À cette occasion, l’utilisation de l’entrepôt de San Stae s’insérait dans une manœuvre du gouvernement, qui cherchait à éliminer du marché une quantité trop importante de blé pour rééquilibrer le prix du produit. Ce qui intéressait le Sénat était surtout de trouver remède « all’avvilimento di prezzo in cui sono riddotti specialmente li formenti », car ce phénomène entraînait « il scemamento delle sostanze dei benestanti, la inerzia del popolo, ed il danno dell’erario »39. L’attention particulière du Sénat envers San Stae cessa à partir du moment où l’entrepôt n’était plus strictement nécessaire. En effet, en 1760, les Provveditori alle Biave demandèrent l’autorisation au Sénat de procéder à la restauration des toits de tous les entrepôts publics. Le décret du Sénat autorisa cette restauration sauf pour San Stae, dans l’attente d’une explication des Provveditori alle Biave sur l’usage concret qu’ils entendaient faire de cet entrepôt :

  • 40  ASVe, Senato Terra, f. 2317. Décret du 30 avril 1760.

s’incarica il magistrato alle Biave a far con il zelo suo dar pronta mano così a quelle operazioni che riguardo a coperti sono individuati nel fabbisogno formato dal perito pubblico che a quei ristauri, e miglioramenti che rispetto pure all’interno furono riconosciuti indispensabili tranne soltanto quelli che riguardano il magazzino a S. Stae volendo questo consiglio che il magistrato rifferisca qual uso faccia di esso et se abbia necessità di valersene40.

34En lisant les registres des écrits des Provveditori alle Biave au Sénat, relatifs à cette année, on remarque que la demande de séparer San Stae de la gestion de Terra Nova et de San Biagio, dans le but de ne pas y investir de ressources pour les restaurations, était une argumentation fréquente du Sénat.

35En retraçant, d’après la documentation, les événements qui concernent San Stae, on perçoit clairement qu’il n’y avait pas d’entente entre le Sénat et la magistrature sur la gestion de cet édifice. Le Sénat considérait San Stae comme un entrepôt économiquement utile uniquement dans les années d’abondance et, comme il était utilisé de manière discontinue, il ne voulait ni le vendre ni le restaurer trop régulièrement. La magistrature, qui avait la responsabilité de la maintenance de ces édifices, réclamait les interventions de restauration indispensables à garantir la bonne conservation du blé, mais ses réclamations étaient souvent jugées trop onéreuses par le Sénat :

  • 41  41ASVe, Provveditori alle Biave, b. 41, Registri scritture del magistrato al Principe o Senato, (1 (...)

La prima parte della riverita commissione, che riguarda l’esclusione del magazzeno in S. Stae, non giunge nuova al magistrato il quale venne altre volte incaricato di riferire, se separarlo si poteva dai pubblici bisogni al fine di risparmiare i restauri, che il tempo chiede [ma i Provveditori ribadiscono] non possiamo che ripetere la medesima necessità di prestare l’indispensabili reparazioni ai coperti e perché non si vedi soccombere alle intemperie, e perché le pubbliche occorrenze nel caso di qualche maggior abbondanza di deposito non restino dafraudate41.

36À cause de cet usage discontinu, l’entrepôt connut, au fil du temps, d’autres utilisations. C’est pourquoi, à la fin du XVIIIe siècle, ce fut encore la magistrature qui proposa au Sénat une solution définitive pour San Stae. En 1786, les Provveditori alle Biave envoyèrent sur place leur propre expert pour estimer des travaux nécessaires à la restauration des entrepôts publics ; il visita Terra Nova et San Biagio, et rédigea un rapport détaillé et un devis plutôt élevé (plus de 4000 ducats). En présentant le rapport d’expertise au Sénat, la magistrature elle-même, tout à fait consciente que la dépense ne serait jamais acceptée car jugée trop élevée, proposa une reconversion de l’entrepôt de San Stae. On apprend dans le document que cet édifice, autrefois destiné pour entreposer du millet, était désormais utilisé depuis longtemps pour stocker certains éléments encombrants qui servaient à l’aménagement de la place San Marco, à l’occasion de la procession du Corpus Domini. Ainsi, étant donné les dimensions et la capacité de l’édifice, les dix-huit espaces qui le divisaient, pouvaient être loués à des particuliers et l’argent des locations aurait constitué une rente annuelle avec laquelle les restaurations de l’ensemble des édifices soumis au contrôle des Provveditori alle Biave pouvaient être envisagées :

  • 42  ASVe, Senato Terra, f. 2855. Rapport des Provveditori alle Biave au Sénat du 28 septembre 1785, jo (...)

Ma coltivando parimenti il zelante nostro impegno di allegerire possibilmente il dispendio stesso e per il presente, e per l’emergenze possibili dell’avvenire, sembra che mezzo confacente potrebbe essere l’uso privato, a cui potrebbero utilmente ridursi li numerosi e comodi magazzini nella contrada di San Stae […] da cui potrebbe ritrarre la pubblica cassa una non spregevole annua rendita più che sufficiente a mantener in sodo sistema tutte le altre fabbriche destinate alle ispezioni di questo magistrato42.

37La position du gouvernement par rapport à San Stae était complètement différente de celle qu’il avait avec les deux autres entrepôts publics (Terra Nova et San Biagio), précisément parce que sa fonction n’était pas la même. D’ailleurs, progressivement, au cours du XVIIIe siècle, San Stae fut de moins en moins utilisé comme entrepôt à grains et ses grands volumes furent plutôt exploités pour le dépôt de matériel encombrant.

Le « masser ai formenti in Terra Nova »

  • 43  Pour une analyse de la structure de l’appareil bureaucratique vénitien, cf. A. Zannini, Il sistema (...)
  • 44  Ibid., p. 37-38 : « Lo scontro era l’ufficiale preposto a diverse mansioni di controllo contabile (...)

38Au sein des différentes magistratures, l’attribution des fonctions reflétait la subdivision de la société vénitienne selon les trois catégories utilisées pour les recensements de la population : les nobles, les cittadini et les popolani. Aux nobles étaient en général confiées des fonctions de direction ; les cittadini (citoyens) et, parmi eux, ceux à qui était reconnu le titre juridique de cittadini originari avaient accès, dans l’appareil étatique, à des postes de responsabilité et de prestige et formaient, à l’intérieur de chaque magistrature, la couche intermédiaire de la hiérarchie bureaucratique ; enfin, les gens du peuple ne pouvaient aspirer qu’aux fonctions les plus humbles, définies de « basso ministero » o « officii meccanici »43. À l’intérieur de la magistrature alle Biave, les Provveditori et les Sopraprovveditori, élus respectivement par le Grand Conseil et le Sénat, provenaient du patriciat vénitien et, comme c’était le cas pour la plupart des magistratures, ils ne restaient en fonction que pour de brèves durées. Leur rôle était celui de coordonner l’ensemble des missions liées à la magistrature et de prendre part aux séances du Sénat, déterminant ainsi les choix de politique économique. Toute l’organisation pratique des activités était en revanche confiée aux différents fonctionnaires qui étaient de fait les dépositaires de la pratique administrative : parmi les fonctions les plus importantes, il y avait celles du notaire, du scrivano, du scontro (une charge technique aux attributions comptables précises)44, et du masser, dont les fonctions étaient liées à l’administration et à l’organisation du travail pratique et dont les compétences, par conséquent, variaient en fonction de la mission qui lui était confiée. Au sein de la magistrature alle Biave, les fonctionnaires qui recouvraient les charges de scontro et de masser s’occupaient de la comptabilité, mettaient en ordre les archives, contrôlaient et administraient les entrepôts de blé et les magasins de farine.

  • 45  ASVe, Quarantia Criminal, b. 437 (Nota e registro dei carichi la cui elezione spetta alla Quaranti (...)
  • 46  Cette fonction est probablement instituée après le décret du Sénat (15 mai 1616) qui concède aux P (...)
  • 47  ASVe, Provveditori alle Biave, b. 1/3, ibid., p. 160, 20 janvier 1616 : « Il carico di Masser in T (...)

39Le Catastico delle cariche, rédigé en 163645, mentionnait un « masser ai formenti in Terra Nova », un « masser ai formenti alla Zuecca [Giudecca] e San Servolo »46, un « masser alle farine e biscotti »47 et un « masser ai meggi [millet] o soprastante » ; à parité de fonction, les devoirs et le prestige variaient selon les tâches dont ils étaient chargés. D’après les documents conservés, il n’y a d’ailleurs aucun doute qu’à la fonction de « masser ai formenti in Terra Nova » étaient attachées des missions de grande responsabilité liées à la conservation et la gestion des réserves de grains, ainsi que des fonctions de contrôle de la comptabilité des deux principales caisses de la magistrature ; c’est justement à cause de la grande quantité de pratiques comptables que le masser était secondé par un « scontro del masser ai formenti in Terra Nova » qui avait aussi le rôle de contrôler son activité.

  • 48  Cf. G. Vertecchi, Il « masser ai formenti in Terra Nova » : il ruolo delle scorte granarie a Venez (...)
  • 49  ASVe, Provveditori alle Biave, Registri scritture del magistrato al Principe o Senato (1758-1763), (...)

40Le masser ai formenti in Terra Nova administrait les entrepôts publics de Terra Nova, San Stae et San Biagio. Le nom de la charge était lié aux greniers de Terra Nova car ceux-ci assumaient un rôle central dans le système de ravitaillement, depuis le moment où le blé était déchargé sur la rive correspondante jusqu’au moment où il était redistribué vers les autres entrepôts de la ville48. Le masser ai formenti in Terra Nova s’occupait des opérations de chargement et déchargement du blé ; il était présent au moment où le blé, dont il devait savoir reconnaître la qualité, était acheté ; il était responsable de sa conservation ; il veillait aux mostre du blé ; il avait les clés des archives de la magistrature ; il contrôlait et préparait le chargement pour les burchi qui transportaient le blé aux moulins ; il inspectait, accompagné du soprastante ai molini nella Trevisana, la qualité de la mouture ; il accompagnait les experts pour définir les travaux de manutention à réaliser dans les édifices publics de compétence des Provveditori alle Biave ; et, en cas de nécessité particulière, il était également envoyé en Terre-Ferme pour acheter du blé49.

  • 50  Dans une brève étude, R. Mousnier (Le trafic des offices à Venise, dans Revue historique de droit (...)
  • 51  Cf. A. Zannini, Burocrazia e burocrati a Venezia in età moderna : i cittadini originari (sec. XVI- (...)

41S’il est vrai que les fonctionnaires n’étaient que des exécuteurs de la magistrature qui, par leur appartenance à un rang social inférieur, n’avaient pas accès au Sénat et donc ne pouvaient prendre aucune décision politique, il apparaît clairement que certains de ces fonctionnaires, par leurs compétences techniques et leur solide préparation, pouvaient exercer une influence sur la magistrature50. De plus, ils restaient parfois en fonction de nombreuses années et pouvaient donc accumuler une grande expérience, souvent supérieure à celle des patriciens qui passaient en revanche bien peu de temps dans les magistratures. Le masser ai formenti in Terra Nova relevait de ces charges dont l’élection, certainement dès 1616, incombait au conseil patricien de la Quarantia Criminal auquel, à partir de la fin du XIVe siècle, furent confiées les nominations du personnel intermédiaire des magistratures51.

  • 52  Sur la cittadinanza originaria et sur la signification de l’expression « arte mecanica » dont le s (...)

42À partir de 1517, les offices attribués par la Quarantia Criminal furent réservés aux seuls cittadini originari vénitiens, groupe restreint de familles qui pouvait jouir des privilèges d’exercer une fonction publique et, par conséquent, d’une reconnaissance sociale. La procédure par laquelle on accédait à la cittadinanza fut mise au point par une loi de 1569, qui prévoyait l’enregistrement des demandes à l’Avogaria di Comun. Cette magistrature instruisait un procès avec témoins pour vérifier que les requêtes du candidat étaient recevables : il devait être né à Venise ainsi que son père et son grand-père, et toute la famille devait avoir vécu avec « honorevolezza senza esercitar alcun arte mecanica »52. Une fois obtenue la « fede » de l’Avogaria, c’est-à-dire une fois certifiée la cittadinanza originaria, il était possible de poser sa candidature aux charges qui, régulièrement, étaient ouvertes au concours.

  • 53  De l’étude de Zannini, il ressort qu’à la fin du XVIe siècle, des centaines de personnes avaient o (...)

43À part cette procédure, il y avait d’autres voies possibles pour accéder à ces charges, ce qui illustrait d’ailleurs la valeur et la conception que la société vénitienne en avait. Exercer une charge dans la bureaucratie intermédiaire, c’est-à-dire une de celles pour lesquelles il était nécessaire de certifier de sa cittadinanza originaria, ne garantissait pas seulement un revenu ; c’était aussi la reconnaissance d’un statut social et professionnel de prestige. Par conséquent, ceux qui revêtaient ces fonctions cherchaient à les transmettre à leurs fils et à les intégrer dans leur patrimoine héréditaire. Cette pratique était rendue possible par le fait que l’on pouvait contourner la pratique officielle comprenant les élections de la Quarantia et obtenir une fonction « per grazia »53. Il y avait aussi la possibilité de l’élection « in vita », c’est-à-dire pour toute la durée de vie, par choix direct de la magistrature duquel l’office dépendait. Enfin, une autre possibilité consistait à acquérir la charge lorsque celle-ci était mise en vente par la magistrature.

  • 54  A. Zannini (Burocrazia e burocrati a Venezia... cit., p. 238) affirme qu’en général, à partir de l (...)
  • 55  ASVe, Quarantia Criminal, reg. 186 (Proclami per elezioni di cariche 1726- 1765) : la proclamation (...)
  • 56  ASVe, Quarantia Criminal, reg. 186.
  • 57  ASVe, Quarantia Criminal, reg. 383, Affittanze di cariche (1743-1757).
  • 58  Le nom de Luca Castelli n’apparaît pas dans la liste des demandes de cittadinanza originaria repor (...)
  • 59  ASVe, Quarantia Criminal, reg. 438, Catastico delle cariche (1782) : il résulte de ce registre qu’ (...)

44Parmi toutes les charges publiques, il y en avait certaines d’une importance telle qu’elles continuèrent longtemps à être accordées uniquement à travers la procédure officielle : c’était le cas du masser ai formenti in Terra Nova, charge qui resta élective jusqu’en 1744. Le masser exerçait sa fonction pour quatre ans, à la fin desquels une nouvelle proclamation de la Quarantia annonçait que la charge était de nouveau vacante. Les proclamations pour l’élection de masser ai formenti in Terra Nova témoignent qu’à l’inverse de ce qu’il se passait pour d’autres offices54, encore jusqu’à l’élection de 1736, la « fede de cittadinanza originaria »55 était toujours considérée comme une condition obligatoire. Pourtant, au fil du temps, même la charge de masser connut ce changement auquel les offices publics étaient soumis depuis longtemps. Dans le registre de la Quarantia, où jusqu’alors étaient retranscrites toutes les proclamations, seules deux informations sont reportées à la fin des quatre années où la fonction avait été remplie par Iseppo Contarini : la date de publication de la nouvelle proclamation et le nom de celui à qui avait été adjugée la fonction, c’est-à-dire « Pietro Contarini quondam Iseppo », le seul candidat à s’être présenté. Il est significatif de constater que plus aucune condition spécifique n’est nécessaire, ni même la cittadinanza, et que de fait la fonction était passée de père en fils56, interrompant ainsi le mécanisme de recrutement en vigueur jusqu’alors. Plus tard, en 1745 et 1746, la charge fut cédée au « Dottor Luca Castelli »57, en attendant que les magistratures compétentes ne terminent les consultations et les contages nécessaires à l’évaluation exacte de sa valeur, pour la mettre en vente. En 1747, le même Luca Castelli en fit l’acquisition « sulla vita » pour une grosse somme d’argent. De la documentation consultée, on peut retenir deux considérations : la première est que le titre de dottore et la disponibilité économique de Luca Castelli furent jugés comme des critères légitimes pour l’accession à la fonction, et laissent supposer que ce dernier ne possédait donc pas le statut de cittadino originario58 ; la seconde est que, de fait, l’administration des greniers publics passa dans les mains du titulaire-acquéreur de la charge, qui pouvait aussi la sous-traiter, comme le fit Luca Castelli à partir de 1776 et jusqu’à sa mort, survenue vraisemblablement en 179459.

  • 60  A. Zannini, Burocrazia e burocrati… cit., p. 241 ; cf. aussi R. Mousnier, Le trafic... cit., p. 55 (...)

45Ainsi, en quelques années, la charge de masser ai formenti in Terra Nova subit une transformation progressive, passant d’élective à vénale : un changement aussi important, et surtout la vente de la charge, s’explique par l’exigence du gouvernement de disposer de l’argent nécessaire pour équilibrer le budget. D’ailleurs, ce n’était pas la première fois que le gouvernement recourait à une telle mesure pour des raisons économiques. En effet, certaines charges furent également vendues en relation avec des situations particulières, comme par exemple, pour la première fois au XVIe siècle et, ensuite, au cours du XVIIe siècle, afin de faire face aux dépenses de guerre. Avec le temps, les charges attribuées par la Quarantia furent de plus en plus considérées comme « un patrimonio finanziario godibile direttamente dall’amministrazione statale attraverso le vendite »60.

  • 61  61La fonction principale de cette magistrature, instituée au milieu du XVIIe siècle, était de donn (...)
  • 62  À propos du retard avec lequel les bilans budgétaires étaient présentés et de leur utilité réduite (...)
  • 63  63ASVe, Senato, Deliberazioni Rettori, f. 250, les Deputati et Aggiunti au Sénat, le 28 mars 1739  (...)
  • 64  Pietro Contarini quondam Iseppo a en effet été élu en 1740.

46Pendant la guerre de Succession d’Autriche, c’est-à-dire dans les années 1740, le Sénat vénitien était à la recherche de recettes extraordinaires pour soutenir les dépenses militaires imposées par la « neutralité armée ». Le rapport de 1739 des Deputati e Aggiunti alla Provvision del Denaro Pubblico61 au Sénat, qui accompagne le budget de 173762, retrace une histoire rapide des déséquilibres budgétaires qui s’étaient vérifiés depuis 1670 et propose des solutions pour colmater les déficits. Un ample passage de l’argumentation est justement dédié aux charges publiques, considérées comme un « rilevante patrimonio del principato », que ce soit pour le gain qui pouvait découler de leurs ventes, ou que ce soit parce qu’elles étaient soumises à l’imposition de la dîme63. La première des deux mesures qu’il fallait mettre en acte pour le « rissorgimento della pubblica abbattuta economia » consistait à soumettre tous les offices publics à « redecima », une mise à jour de l’imposition fiscale à laquelle les charges étaient soumises, proportionnellement à leur valeur réelle, à évaluer sur la base du revenu de celui qui exerçait la fonction. La seconde solution était de vendre le maximum de charges publiques possible. Celle de masser ai formenti in Terra Nova suivit donc le parcours indiqué par les Deputati e Aggiunti, puisqu’elle fut soumise a « redecima » en 1744, année où se termina l’exercice électif de cette fonction64, et fut ensuite vendue en 1747.

  • 65  D’après le registre de la Quarantia, il s’agit d’une somme très élevée puisque la plupart des char (...)

47Si le gouvernement réussit à obtenir un bénéfice économique de la vente de cette charge, on ne peut en dire autant de Luca Castelli qui, non seulement la paya 8 703 ducats65 mais qui, selon ses suppliques rédigées successivement à l’achat, devait affronter de telles dépenses pour l’exercer, qu’il ne parvenait pas à gagner autant qu’il l’avait prévu au moment de l’acquisition. En suivant, dans la documentation d’archive, les décrets du Sénat concernant Luca Castelli ainsi que les suppliques que ce dernier adressa aux Provveditori alle Biave, on peut entrevoir la complexité des activités liées au maniement du blé et comprendre dans quelle mesure l’administration des entrepôts était économiquement rentable. Luca Castelli exerça lui-même cette fonction pendant environ trente ans, entre 1745 à 1776 ; un temps suffisamment long pour connaître des périodes d’abondance comme des périodes de pénurie.

  • 66  ASVe, Compilazione Leggi, b. 97 (Biave 1728-1780), c. 45, copie du décret du Sénat du 28 novembre  (...)
  • 67  67ASVe, Deputati e Aggiunti alla Provvision del Denaro Pubblico, b. 99, Registri scritture, p. 204

48La somme payée par Luca Castelli en 1747 indique clairement qu’il s’agissait d’une charge « che nella comun opinione vien considerata delle più avantaggiose »66, parce que « quanto più le cariche sono fornite di faccende tanto più passano per buone »67 et, d’ailleurs, de nombreuses missions étaient assignées à la charge de masser. Pour stabiliser sa valeur et la vendre, le Sénat s’était adressé à la magistrature des Deputati e Aggiunti alla Provvision del Denaro Pubblico en lui demandant de procéder à la « redecima ». Pour définir un poids fiscal proportionnel au revenu du masser, il fallait évaluer ce dernier, alors qu’il n’était jamais stable et variait d’année en année puisqu’à part le salaire perçu de la magistrature, les autres composantes de ce revenu étaient fluctuantes :

  • 68  ASVe, Senato Terra, f. 1983. Rapport des Deputati e Aggiunti alla Provvision del Denaro Pubblico d (...)

se le utilità delle cariche dipendessero tutte da un piede certo, e inalterabile, non sarebbe tanto combattuto l’animo nostro dagli esposti timori, ma siccome alla risserva del salario, tutte sono incerte nella qualità e quantità loro, […] così non si può da noi, se non trepidare in qualunque temperamento proposto68.

49En effet, le revenu provenait de trois sources différentes : le véritable salaire, payé par la magistrature, les « incerti » qui passaient « per cassa » et les « incerti per scarsella », parfois appelés aussi « incerti per tariffa », c’est-à-dire tout ce que le masser pouvait directement percevoir de sa prestation professionnelle. Sur la base des comptes rendus des gains du masser entre 1737 et 1743, fournis par les Provveditori alle Biave, les Deputati e Aggiunti avaient évalué en 1744 la rente de la charge et en avaient déduit la dîme. La somme élevée payée pour l’acquisition de la charge par Luca Castelli était justifiée par le décompte réalisé par les magistratures, qui toutefois se trompèrent puisqu’elles n’évaluèrent pas correctement la complexité des attributions de la fonction et la fluctuation de son rendement. Ainsi, la grande valeur de la charge dérivait surtout du fait que celui qui l’exerçait, prenait également le risque, à travers un contrat stipulé par la magistrature, de garantir la bonne conservation du blé, ce qui revenait à assumer le « partito dei cali ».

  • 69  Cf. G. Gullino, Considerazioni sull’evoluzione del sistema fiscale veneto tra il XVI e il XVIII se (...)

50Le « partito dei cali » naissait de l’exigence de conserver le blé dans les meilleures conditions possibles et se basait sur le fait que pour chaque centaine de staia de froment placée dans l’entrepôt, une petite proportion, établie par la magistrature, se perdait à cause de l’altération naturelle de poids à laquelle le blé était soumis. Si le masser réussissait à perdre moins de froment que la quantité établie par la magistrature, il pouvait le vendre à la caisse des fondaci de la farine et à la caisse des fours et toucher ainsi une somme d’argent qui constituait une entrée extraordinaire venant s’ajouter aux trois autres sources de revenu prévues par la charge. Si au contraire, il en perdait plus que la quantité établie, il devait compenser la perte à ses frais. Le masser était donc un « ministro appaltator » du « partito dei cali », en substance cela signifie qu’en 1747, un contrat de gestion très important a été vendu en même temps que la charge de masser à Luca Castelli, et que celui-ci le gérait selon un régime de monopole69. L’ensemble était finalement rentable, malgré ce que pourrait faire penser la lecture des suppliques que le masser adressait à la magistrature. En effet, des comptes que la magistrature avait fait exécuter, il résultait que le masser, entre 1737 et 1743, grâce au contrat de gestion stipulé par la magistrature, était parvenu à accroître son revenu jusqu’à 1 055 ducats nets en une seule année ; d’ailleurs, la perte de grain n’avait jamais dépassé les « 3 quarte » et le masser n’avait donc jamais eu à rembourser la caisse de la magistrature.

51L’importante fonction de garantir la conservation du blé sous la forme d’un contrat de gestion fut définie la première fois en 1684 car, aux époques précédentes, le masser ne répondait pas personnellement de la conservation du grain dans le cas où la perte de blé était plus grande que celle établie par la magistrature. Ceci avait provoqué de graves pertes économiques pour le gouvernement car le masser cherchait à tirer le meilleur profit, même de manière illicite, des oscillations de poids auxquelles était soumis le blé pendant son stockage dans les entrepôts :

  • 70  L’importance de l’institution du « partito dei cali » est plusieurs fois rappelée dans les écrits (...)

Pur troppo sono noti non ostante li defraudi, gli usurpi, gli intachi praticati da masseri precedenti al Castelli, a quali nulla costavano il carico e il partito. Da che serve questo onorato ministro, l’interesse di Vostra Serenità è fedelmente amministrato. Li suoi bilanzi e rendimenti di conto non sono mai soggetti a censura ; e con pontualità con zelo, et applicazione indefessa esercita le proprie naturali incombenze a quali le fu anco aggionta quella della scelta delle mostre nelle comprede70.

52Il apparaît donc clairement que la rentabilité économique de la fonction de masser ai formenti in Terra Nova dérivait du « partito dei cali » et ce n’est pas par hasard que la quantité de blé dont la magistrature prévoyait la perte et qu’en revanche le masser cherchait à conserver, était l’objet de longues discussions entre le Sénat, qui tentait d’une manière ou d’une autre de la diminuer, et le « ministro appaltator » qui, à travers les suppliques aux Provveditori alle Biave, cherchait à augmenter sa marge de gain.

La conservation du blé et le fonctionnement des entrepôts

  • 71  Cf. par exemple, Incombenze e doveri dei respettivi ministri, carichi ed offizi rapporto agli acqu (...)

53La lecture des suppliques que Luca Castelli, pendant la longue période où il exerça la charge de masser, envoyait aux Provveditori alle Biave, s’est révélée précieuse pour mieux connaître le fonctionnement des entrepôts. Il existe aussi une riche documentation de lois et de règlements qui contiennent les dispositions du gouvernement et donnent la liste des obligations de chaque fonctionnaire dans la gestion des entrepôts71, mais les écrits du masser présentent l’avantage d’être des documents qui se réfèrent au quotidien et, en illustrant des situations particulières, ils déclinent en fait toutes les occasions pour lesquelles le Sénat ou la magistrature autorisait une variation dans l’application de la loi. Par exemple, une des opérations les plus délicates sur laquelle se concentraient les règlements était celle de l’entrée du blé dans l’entrepôt. Il n’est pas surprenant de constater que justement sur ce point, Luca Castelli, comme d’ailleurs les masser qui l’avaient précédé, insistait pour modifier à son avantage la procédure : en effet, comme nous l’avons déjà vu, la quantité de blé du « partito dei cali » était mesurée en fonction de la différence de poids du blé à l’entrée et à la sortie de l’entrepôt. Par conséquent, plus de grain entrait dans l’entrepôt, mais surtout plus sa qualité était bonne, mieux le masser réussissait à le conserver et à tirer bénéfice de son contrat.

  • 72  Il est intéressant d’observer la précision terminologique et technique de la documentation : l’exp (...)
  • 73  BMCC, ms. Donà delle Rose, n. 42, c. 37v ; sur les variétés de blé, cf. aussi M. Aymard, Venise, R (...)

54Concernant les qualités de blé, les fonds documentaires fournissent de nombreuses indications : au début du XVIIe siècle, « le sorti miglior de formenti » étaient ceux de Senigallia qui pouvaient se conserver sur trois ans ; venaient ensuite ceux de la Romagne et des Abruzzes qui duraient deux ans ; suivaient les « nostrani » qui, « per esser gentile »72, se conservaient sur une seule année ; et enfin, le grain de l’Arcipelago qui, « per essere tenero di scorza », ne durait que six mois73. Le blé « nostrano » était un blé tendre de l’espèce « gentile », qui, à la différence du grain dur cultivé dans les régions du Sud, se conservait pour des périodes relativement brèves et surtout, ne supportait pas de longs voyages. La raison pour laquelle il était difficile de conserver le grain dit « nostrano », c’est-à-dire celui qui provenait de la Terre-Ferme vénitienne, était essentiellement liée au climat et en particulier à l’humidité ambiante. D’ailleurs, l’humidité et le brouillard ne rendaient pas seulement difficile la conservation du blé dans les entrepôts, mais étaient aussi des éléments qui déterminaient le mauvais rendement de la récolte.

  • 74  Cette même argumentation est reprise à chaque fois que le Sénat tente d’empêcher l’entrée dans l’e (...)

55Une fois arrivés en ville, les cargaisons de blé étaient déchargées devant l’entrepôt de Terra Nova qui était aussi le siège où avaient lieu les tractations et où se conservaient les mostre du blé acheté. Le blé était ensuite nettoyé, pesé et transporté en sacs dans les entrepôts où il était déposé en tas, divisé selon la qualité et la provenance. Au moment de l’envoyer à la meule, le blé était de nouveau criblé, pesé et remis en sac : le masser était chargé non seulement de superviser toutes ces opérations, mais devait aussi contrôler que chaque burchio, l’embarcation utilisée pour le transport du blé public, avait son chargement complet de 700 sacs. Relevait encore de la compétence du masser, le prélèvement pour chaque sac d’une demi-livre de blé qui servait de compensation au conducteur du burchio. Étant donné la quantité et la complexité des opérations qui nécessitaient une grande quantité de personnel, de peseurs et de porteurs de sacs, le Sénat avait établi, dès la fin du XVIIe siècle, que le blé destiné aux fondaci de la farine devait passer directement de l’embarcation qui le transportait en ville et qui devait le décharger devant l’entrepôt de Terra Nova au burchio qui l’amenait au moulin : la dépense en personnel était ainsi réduite puisque le blé n’était nettoyé et pesé qu’une seule fois et, de plus, le gain du masser diminuait puisque la proportion de grain destinée aux fondaci de la farine n’entrait plus dans l’entrepôt. Même si le masser n’avait aucune autorité pour s’opposer à une délibération du Sénat, il réussit toutefois à obtenir que même le blé destiné aux fondaci de farine puisse entrer dans l’entrepôt : il démontra avec habilité, qu’une rigoureuse application de la loi aurait eu pour conséquence que le blé déposé sur la rive devant Terra Nova, en attendant d’être chargé sur les burchi, aurait été exposé à la pluie, à l’humidité et aux intempéries, surtout pendant les saisons froides, et que cette perte de grain aurait été à la charge du public74.

  • 75  Les données sur les avances d’argent du masser se réfèrent aux années 1780, époque à laquelle la c (...)

56Le traitement du blé à l’intérieur de l’entrepôt était la tâche principale confiée au masser. Luca Castelli, en s’adressant à la magistrature, souligne souvent les difficultés qu’il rencontrait pour conserver le blé, surtout celui qui était destiné à la fabrication du biscuit ; de qualité toujours inférieure, il était voué à se dégrader plus rapidement. À ceci, il faut ajouter que pendant les saisons chaudes, il était nécessaire que les tas de blé soient plus petits, ce qui entraînait que la même quantité de blé occupait une superficie de stockage plus grande. Enfin, la poussière et les rats étaient une menace constante, non seulement pour le blé mais aussi pour l’entrepôt ; la poussière était facilement inflammable et pouvait provoquer des incendies, les rats qui dévoraient le blé détérioraient également les éléments de bois qui composaient l’édifice. Aussi le masser sollicitait-il des interventions de manutention dans les entrepôts, permettant de remplacer les éléments endommagés et, parfois, il anticipait lui-même l’argent nécessaire aux travaux75.

  • 76  ASVe, Senato Terra, f. 2194. Écrit de Luca Castelli du 24 mars 1754, joint au décret du 27 avril 1 (...)
  • 77  ASVe, Senato Terra, f. 2127. Tableau intitulé Ristretto dal qual si comprende l’utile ricavato dal (...)

57C’est encore une supplique de Luca Castelli qui nous informe sur les limites de capacité des entrepôts. En effet, Luca Castelli, à l’occasion d’une année d’abondance, refusa de prendre la responsabilité d’un dépôt de blé supplémentaire, même si, théoriquement, plus de blé entrait dans l’entrepôt, plus il tirait profit du « partito dei cali »76. Ce refus était motivé par le fait que les édifices avaient une limite de capacité et que le blé, surtout pendant les saisons chaudes et humides, avait besoin de grandes superficies de stockage. Un document qui transcrit les bénéfices du masser sur un arc de six années, entre 1737 et 1743, montre que l’année où une quantité plus importante de blé entra dans l’entrepôt fut également l’année pendant laquelle, en proportion, il gagna le moins sur le contrat de conservation du grain77 (fig. 3).

58Comme c’était le devoir du masser de garantir la bonne conservation du blé et d’affronter les difficultés qui pouvaient se présenter, l’organisation du travail à l’intérieur de l’entrepôt suivait donc, en grande partie, ses exigences. Les différentes qualités et les divers lots de blé étaient conservés séparément et l’édifice était pour ce faire subdivisé en différentes salles auxquelles on attribuait un numéro. Devant la porte de chacun de ces espaces internes, le masser devait, selon la loi, placer une tablette sur laquelle il indiquait la quantité exacte de blé qui y était déposée. Cette règle fut rapidement suspendue, avec le consentement de la magistrature, pour éviter que le personnel qui travaillait dans le grenier puisse s’approprier sans scrupule cette portion de blé qui, grâce au « partito dei cali », était réservée au masser. Seuls le masser et le scontro, c’est-à-dire le comptable qui le secondait dans ses tâches, avaient accès aux registres et aux livres dans lesquels était reportée :

  • 78  78ASVe, Provveditori alle Biave, b. 39, Registri scritture del magistrato al Principe o al Senato, (...)

la quantità precisa che contiene qualunque magazzino non meno che la presentazion che si fa ogni lunedì al magistrato del bilancio in cui distintamente si spiega la summa entrata et uscita in quella settimana dai magazeni coi quali bilanci e gli accennati libri può con una certa sola occhiata farsi ogni occorrenza in qualunque riscontro78.

Fig. 3 – Différence entre la réduction de poids prévue par les Provveditori alle Biave et celle effectivement attestée par le masser ai formenti in Terra Nova.
Dans la première colonne, est indiquée la réduction de poids (en staia) prévue par les Provveditori alle Biave, qui prend en compte une marge de 3 quarte pour 100 staia. Dans la seconde, est mentionnée la perte effective. Remarquons que l’année 1740-1741, où entre dans le grenier une plus grande quantité de grain, est aussi celle où le masser ai formenti in Terra Nova réalise un moindre gain sur son contrat de conservation.

Source : ASVe, Senato Terra, f. 2127, décret du 30 janvier 1750 m.v.

59Le fonctionnement de l’entrepôt était donc entre les mains du masser et le prestige lié à sa charge était également déterminé par l’existence du « partito dei cali » ; les nombreuses prestations professionnelles liées à cette charge, parmi lesquelles celle de garantir la qualité du blé aux particuliers qui comptaient le vendre, permettaient une marge de gain considérable.

60L’attitude du Sénat et des Provveditori alle Biave par rapport à la fonction était donc de contenir et de contrôler le pouvoir du masser qui gérait de fait, par l’acquisition de la charge et du « partito dei cali », un patrimoine important. Le Sénat chercha en effet à limiter ses gains par une forte imposition fiscale et en le chargeant d’une partie des dépenses de personnel. Toutefois, les missions attribuées au masser étaient d’une telle responsabilité et d’une telle importance que le gouvernement ne pouvait s’en passer et c’est pourquoi les mesures restrictives et contraignantes vis-à-vis du masser furent souvent révoquées. À partir du milieu du XVIIIe siècle, le Sénat commença à convertir les réserves de blé en grandes quantités de biscuit, obtenant de cette manière l’allègement des stocks de blé dans les entrepôts et réalisant une économie sur les dépenses du personnel chargé de la bonne conservation du blé : le biscuit permettait d’employer un personnel réduit et présentait de moins grandes difficultés de conservation. C’est pour cette raison qu’après 1754, l’entrepôt de San Stae fut de plus en plus rarement utilisé, et seulement pour de brèves périodes, et que plusieurs entrepôts situés à l’intérieur du grenier de Terra Nova furent concédés en location à des particuliers et destinés à d’autres usages.

Notas

1  É. Crouzet-Pavan, Venezia trionfante : gli orizzonti di un mito, Turin, 2001, p. 160-161, et plus recemment F. Faugeron, Nourrir la ville : ravitaillement, marchés et métiers de l’alimentation à Venise dans les derniers siècles du Moyen Âge, Rome, 2014 (BEFAR, 362).

2  2Archivio di Stato di Venezia (désormais ASVe), Senato Terra, f. 2415. Rapport des Provveditori alle Biave du 31 mai 1765, joint au décret du 5 juin 1765.

3  Sur les origines du Sénat et sur le développement progressif de ses attributions dès le XIVe siècle, cf. É. Crouzet-Pavan, Venezia trionfante... cit., p. 228.

4  Sur l’organisation du Sénat, ses compétences et certains cas particuliers de limitation de son pouvoir, cf. E. Besta, Il Senato veneziano. Origine, costituzione, attribuzioni e riti, dans Miscellanea di Storia Veneta, édité par la R. Dep. Veneta di Storia Patria, série II, tome V, Venise, 1899, p. 1-290 et en particulier p. 275.

5  Guida generale degli Archivi di Stato, vol. IV, Rome, 1994, article « Venezia », p. 883.

6  Désormais Provveditori alle Biave. Dans les documents apparaît aussi la locution « magistrato alle Biave » qui ne concerne pas une seule personne mais toute la magistrature alle Biave, composée des trois « Provveditori », élus par le Grand Conseil et des deux « Sopraprovveditori », élus par le Sénat.

7  G. Maranini, La Costituzione di Venezia : dopo la serrata del Maggior Consiglio, reproduction anastatique de l’édition de 1931, Florence, 1974, vol. II, p. 163.

8  Cf. B. Cecchetti, Saggio di un dizionario del linguaggio archivistico veneto, Venise, 1888 : « Parte : proposta di legge o di una disposizione amministrativa, fatta nelle adunanze dei consigli e nei collegii del governo e dei comuni, messa poi ai voti (Maggior Consiglio, Senato, Consiglio dei Dieci) ». Cf. aussi G. Rezasco, Dizionario del linguaggio italiano storico e amministrativo, Florence, 1881, article « parte ».

9  Au XVIIIe siècle, à Venise, le terme fondaco, en ce qui concerne les édifices consacrés au ravitaillement en grain, était exclusivement réservé aux dépôts de farine, qui étaient des structures à l’intérieur desquelles se déroulait une activité mercantile, la vente de la farine. En 1699, un décret du Sénat établit qu’à partir de ce moment, les fondaci de la farine seraient exclusivement approvisionnés par de la farine publique et que, pour cette raison, il était nécessaire de créer un fonds spécial destiné à l’acquisition du froment pour les fondaci, cf. ASVe, Senato Terra, f. 1253, décret du 25 juin 1699. F. Faugeron (Au cœur de l’annone vénitienne : le fondaco delle farine de Rialto à la fin du Moyen Âge, dans MEFRM, 121/2, 2009, p. 429, n. 77) observe : « De manière symptomatique, le fonticum bladi ou bladorum des sources du XIVe siècle est désormais le plus souvent dénommé comme fontego ou fondaco delle farine au siècle suivant » ; pour le sens du mot en milieu urbain en Italie, voir la notice fondaco d’A. Broccolini, dans Ch. Topalov, L. Coudroy de Lille, J.-Ch. Depaule et B. Marin (éd.), L’aventure des mots de la ville à travers le temps, les langues, les sociétés, Paris, 2010, p. 485-489.

10  L’usage du millet pour la panification en ville est documenté, au moins jusqu’à la seconde moitié du XVIe siècle, car au-delà, la large diffusion du maïs finit par supplanter le millet. Au XVIIIe siècle, la consommation de maïs par les couches les plus pauvres de la population urbaine augmente considérablement, avec de fortes répercussions sur le marché de la farine.

11  Les envois fréquents de millet de la part de Venise vers les territoires de la Terre-Ferme sont attestés dans ASVe, Provveditori alle Biave, b. 78 : Prestanze e restituzioni di miglio dalla Terraferma (1783-1791).

12  Les caractéristiques constructives de ces édifices sont décrites et analysées dans l’étude de M. Agazzi, I granai della Repubblica, dans Venezia Arti, 1993, p. 51-62 ; cf. aussi F. Faugeron, Nourrir la ville… cit., p. 482-496 et notamment note 71 p. 483.

13  Cf. M. Aymard, Venise, Raguse et le commerce du blé pendant la seconde moitié du XVIe siècle, Paris, 1966, p. 77, et I. Mattozzi, F. Bolelli, C. Chiasera et D. Sabbioni, Il politico e il pane a Venezia (1570-1650) : calmieri e governo della sussistenza, dans Società e storia, VI, n° 20, 1983, p. 287-288.

14  ASVe, Senato Terra, f. 2192. Rapport des Provveditori alle Biave du 16 marzo 1754, joint au décret du 23 mars 1754.

15  Pour une analyse des problèmes causés par l’abondance, je me permets de renvoyer à mon article G. Vertecchi, L’« eccessiva abbondanza si converte in miserabil penuria » : i provvedimenti del governo veneziano nel XVIII secolo, dans L. Mocarelli (éd.), Quando manca il pane : origini e cause della scarsità delle risorse alimentari in età moderna e contemporanea, Bologne, 2013, p. 237-252.

16  Sur le fait que l’analyse de la politique annonaire uniquement concentrée sur les périodes de famine présente une vision déformée, cf. A. Guenzi, Pane e fornai a Bologna in età moderna, Venise, 1982, p. 138.

17  Le marché urbain et la politique fiscale garantissaient la rémunération de la rente foncière. Cf. G. Vertecchi, Una modalità di pagamento delle imposte a Venezia nel XVIII secolo : il frumento « per conto di decima », dans MEFRIM, 122/2, 2010, p. 455-473.

18  À ce propos, on peut citer par exemple l’analyse des données relatives au bilan de l’annone de Rome entre 1744 et 1796 qui permet de distinguer la quantité de blé présent dans les entrepôts au début de chaque année et la quantité de blé acheté. Il est également possible de constater un changement dans la politique annonaire des réserves à partir de la grave famine de 1763 : cf. J. Revel, Le grain de Rome et la crise de l’annone dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, dans Mélanges de l’École française de Rome. Moyen Âge – Temps modernes, 84, 1972, p. 235-238.

19  En ce qui concerne la seconde moitié du XVIe et les premières décennies du XVIIe siècle, M. Aymard (Venise, Raguse et le commerce du blé… cit., p. 74-76), calcule que 44 % de la consommation relèvent des boulangeries, c’est-à-dire du pain calmierato, alors que 22,2 % de la consommation sont fournis par les fondaci de la farine ; en revanche, I. Mattozzi et al. (Il politico e il pane a Venezia… cit., p. 278-282) soutiennent qu’il n’est pas possible de distinguer avec précision les clients des magasins de farine de ceux des boulangeries ; le total des deux catégories représenterait 69 % de la population.

20  Pour une définition des deux catégories, cf. ASVe, Provveditori alle Biave, b. 43 : Registri scritture del magistrato al Principe o Senato (1781-1783), c. 194 (26 mars 1783).

21  S. L. Kaplan, Provisioning Paris : Merchants and millers in the grain and flour trade during the eighteenth century, Ithaca-Londres, 1984 : « the burden of public authority was not to feed the people but to make sure they would be fed » (ibid., p. 24) ; « the market principle measured success in terms of profits ; the test of marketplace success was public tranquillity » (ibid. p. 27).

22  Sur l’étroit rapport entre stock de blé et réglementation du calmiere à Rome, cf. M. Martinat, Le juste marché : le système annonaire romain au XVIe et XVIIe siècle, Rome, 2004 (Collection de l’École française de Rome, 326), p. 239 et suivantes.

23  Le biscuit était entassé dans les entrepôts jusqu’à ce qu’ils ne soient pleins, alors que le blé était disposé en tas, d’une hauteur variable selon les saisons, et régulièrement retourné pour en garantir la bonne conservation. Cf. dans ce volume la contribution de G. Geraci et B. Marin sur les techniques de conservation du blé.

24  ASVe, Senato Terra, f. 1044. Rapport des Provveditori alle Biave du 13 mars 1684, joint au décret du 24 mars 1684.

25  Les burchi étaient des embarcations utilisées pour le transport du grain et de la farine.

26  N. E. Vanzan Marchini (Le leggi di Sanità della Repubblica di Venezia, Vicence, 1995, vol. I, p. 23) observe que « la centralità di tale ubicazione, accanto al cuore politico della città e di fronte al bacino, era fondamentale per poter controllare tutte le merci e le persone in arrivo sulle navi e per impedirne lo sbarco prima che fossero effettuati i controlli sanitari ».

27  ASVe, Senato Terra, f. 2855. Rapport des Provveditori alle Biave du 28 septembre 1785, joint au décret du 11 janvier 1786.

28  ASVe, Provveditori alle Biave, b. 78, c.n.n., 21 décembre 1755.

29  ASVe, Senato Terra, f. 2227. Rapport des Provveditori alle Biave du 17 décembre 1755, joint au décret du 27 décembre 1755 : « Pare certamente che per buona massima sia necessario di prevenire l’urgenze senza esser pressati al caso di meditare ripieghi per suffragarle ».

30  30ASVe, Provveditori alle Biave, b. 41, Registri scritture del magistrato al Principe o Senato (1758-1763), 12 mai 1762, c. 37.

31  Ibid., c. 41 et 42.

32  ASVe, Senato Terra, f. 2227. Décret du 27 décembre 1755 : « Non v’è dubbio, che con più forni che si lavori nell’intiero dell’anno, essendovi luoco sufficiente alla reposizion de biscotti, meno formento nell’estate resterebbe ne granari, e così cesserebbe la considerabile spesa di destinare maggior numero di voltadori sopranumerarii ».

33  Une saison trop humide ou trop chaude aurait compromis la bonne conservation du grain en causant une perte excessive de poids ; à cette perte économique, il fallait ajouter le coût du personnel supplémentaire, recruté pour faire front à une charge importante de travail.

34  En 1684, la transformation d’une partie de San Biagio en entrepôt à biscuit s’était révélée nécessaire. Cf. aussi ASVe, Senato Terra, f. 2227. Décret du 27 décembre 1755 : « li due granari che in campo San Biaggio più vicini alla pubblica casa sono occupati per necessità da biscotti, ritornerebbero all’uso primiero e meno bisogno vi sarebbe di valersi d’altri in affitto ».

35  M. Aymard (Venise, Raguse et le commerce du blé… cit., p. 23) écrit : « en 1554, sur les 74 000 staia qui s’y trouvent, une bonne part a déjà de 8 à 12 ans. C’est ce millet […] que la métropole envoie dans ses forteresses lointaines quand elles demandent du secours ».

36  Même G. Tassini ne mentionne pas le terme fondaco en référence à San Stae. Cf. G. Tassini, Curiosità veneziane ovvero origini delle denominazioni stradali di Venezia, Venise, 1872, p. 448 : « megio (fondamenta, ramo, rio, ponte, sottoportico, calle del) : nella pianta topografica di Venezia, pubblicata dal Coronelli, si nota che presso queste località vi erano li magazzini pubblici detti del Megio o Miglio. Tali granai, tuttora sussistenti, acquistarono nome, perché forse vi si trovava anticamente una gran quantità di quella biada minuta, megio, o miglio, appellata, di cui leggiamo aversi talora fatto farina per confezionare il pane ad uso della popolazione ». Sur l’usage du mot fondaco, se reporter à la note 9.

37  ASVe, Senato Terra, f. 2181. Décret du 15 septembre 1753.

38  ASVe, Senato Terra, f. 2192. Décret du 23 mars 1754 : « s’impartisce intanto facoltà al Magistrato alle Biave di far immediate dar mano al ristauro de magazzini di S. Stae per poter riponer i formenti, onde non risentano detrimento e per evitar una maggior offesa ».

39  ASVe, ibid.

40  ASVe, Senato Terra, f. 2317. Décret du 30 avril 1760.

41  41ASVe, Provveditori alle Biave, b. 41, Registri scritture del magistrato al Principe o Senato, (1758-1763), c.n.n., 14 maggio 1760.

42  ASVe, Senato Terra, f. 2855. Rapport des Provveditori alle Biave au Sénat du 28 septembre 1785, joint au décret du 11 janvier 1786.

43  Pour une analyse de la structure de l’appareil bureaucratique vénitien, cf. A. Zannini, Il sistema di revisione contabile della Serenissima : istituzioni, personale, procedure (secc. XVI-XVIII), Venise, 1994, en particulier p. 26-43.

44  Ibid., p. 37-38 : « Lo scontro era l’ufficiale preposto a diverse mansioni di controllo contabile ed amministrativo che, a seconda della procedura dell’ufficio, agiva in collaborazione con il quadernier che registrava la scrittura, con il contador incaricato di riscuotere versamenti ed effettuare pagamenti e con il cassier che era invece, tra i magistrati dell’ufficio, il patrizio a cui era affidata la responsabilità della custodia della cassa con i denari ».

45  ASVe, Quarantia Criminal, b. 437 (Nota e registro dei carichi la cui elezione spetta alla Quarantia Criminale – 1636).

46  Cette fonction est probablement instituée après le décret du Sénat (15 mai 1616) qui concède aux Provveditori alle Biave l’usage des entrepôts à San Servolo. ASVe, Provveditori alle Biave, b. 1/3, Capitolare di tutte le ispezioni e leggi del Magistrato Eccellentissimo delle Biave, Stampato per li Figliuoli del qu. Z. Antonio Pinelli – Stampatori Ducali, 1772, p. 17 : « Che il magistrato alle Biave possa valersi del luogo di S. Servolo per riponer Formenti Pubblici e faccia accomodare il luoco ad uso, e sicurtà ».

47  ASVe, Provveditori alle Biave, b. 1/3, ibid., p. 160, 20 janvier 1616 : « Il carico di Masser in Terra Nova sia diviso in due ; cioè l’uno masser ai formenti ; l’altro masser alle farine e biscotti ».

48  Cf. G. Vertecchi, Il « masser ai formenti in Terra Nova » : il ruolo delle scorte granarie a Venezia nel XVIII secolo, Rome, 2009.

49  ASVe, Provveditori alle Biave, Registri scritture del magistrato al Principe o Senato (1758-1763), b. 41, c. 376, 19 janvier 1763, « spedizione del Masser ai Formenti Castelli per proveder formenti in Terra Ferma ».

50  Dans une brève étude, R. Mousnier (Le trafic des offices à Venise, dans Revue historique de droit français et étranger, IVe série, n° 4, 1952), en illustrant le rôle des fonctionnaires à l’intérieur des magistratures et le phénomène de la vente des charges, avait pressenti l’importance de la fonction de « masser ai formenti in Terra Nova » : « Les uns étaient de simples huissiers ou garçons de bureau, mais d’autres étaient de vrais chefs de service. Ceux-ci, en fait, exerçaient parfois l’autorité pour les magistrats qui entérinaient leurs décisions et certains avaient des fonctions vitales pour l’État. Le “massaro dell’officio delle Biave in terra nuova” a en main une partie du ravitaillement de Venise en blé et en pain ».

51  Cf. A. Zannini, Burocrazia e burocrati a Venezia in età moderna : i cittadini originari (sec. XVI-XVIII), Venise, 1993, p. 183 : « Creato probabilmente agli inizi del secolo XIII, il consiglio dei Quaranta o Quarantia esercitò in una prima fase una considerevole ingerenza negli affari politici e amministrativi dello stato, per vedere poi ridimensionato il proprio ruolo a tribunale di primo e secondo grado in materia civile e penale ed esser suddiviso in tre distinti consigli : Quarantia Civil Vecchia e Nuova e Quarantia Criminal » ; cf. aussi A. Da Mosto, L’archivio di Stato di Venezia, Rome, 1937, p. 63-64.

52  Sur la cittadinanza originaria et sur la signification de l’expression « arte mecanica » dont le sens est à la fois ample et variable, cf. A. Zannini, Burocrazia e burocrati a Venezia in età moderna… cit. et en particulier, le premier et le second chapitre ; cf. aussi A. Bellavitis, « Ars mechanica » e gerarchie sociali a Venezia tra XVI e XVII secolo, dans M. Arnoux et P. Monnet (éd.), Le technicien dans la cité en Europe occidentale, 1250-1650, Rome, 2004 (Collection de l’École française de Rome, 325), p. 161-179.

53  De l’étude de Zannini, il ressort qu’à la fin du XVIe siècle, des centaines de personnes avaient obtenu une fonction par grâce et que cette procédure cessa uniquement lorsque ces offices furent soumis à l’imposition fiscale, entre la fin du XVIe et le début du XVIIe siècle.

54  A. Zannini (Burocrazia e burocrati a Venezia... cit., p. 238) affirme qu’en général, à partir de la seconde moitié du XVIIe siècle, « si osserva la totale scomparsa della locuzione “cittadini originari” nelle leggi che disponevano attorno ai requisiti degli ufficiali ».

55  ASVe, Quarantia Criminal, reg. 186 (Proclami per elezioni di cariche 1726- 1765) : la proclamation du 9 décembre 1728 spécifie que les candidats masser ai formenti in Terra Nova « debbano nel termine di giorni otto venirsi a dar in nota dal nodaro di detto Eccellentissimo Consiglio portando le consuete fedi e specialmente quella della cittadinanza originaria e di non esser machiato d’infamia e di non esser debitore della Serenissima Signoria » ; les proclamations de 1732 et de 1736 ajoutent aussi « con obbligo di portare tutte le fedi e requisiti voluti dalle leggi e fra le altre tanto quella di Battesimo comprobante la propria ettà d’anni vinticinquae terminanti, giusto la legge del S.M.C. 1727 : 4 maggio, quanto quella della cittadinanza originaria ».

56  ASVe, Quarantia Criminal, reg. 186.

57  ASVe, Quarantia Criminal, reg. 383, Affittanze di cariche (1743-1757).

58  Le nom de Luca Castelli n’apparaît pas dans la liste des demandes de cittadinanza originaria reportée dans ASVe, Avogaria di Comun, reg. 440/80, Cittadinanze originarie - Indice 1569-1801 ; de plus, dans les suppliques qu’il adresse aux Provveditori alle Biave, il se définit simplement comme « sujet ».

59  ASVe, Quarantia Criminal, reg. 438, Catastico delle cariche (1782) : il résulte de ce registre qu’à partir du 2 décembre 1776, Bernardo Galean Cecchi exerçait la fonction de masser ai formenti in Terra Nova et que la dernière « fede di vita » de Luca Castelli, certificat que le titulaire de la charge devait présenter pour pouvoir la sous-traiter, date du 13 septembre 1794.

60  A. Zannini, Burocrazia e burocrati… cit., p. 241 ; cf. aussi R. Mousnier, Le trafic... cit., p. 554, qui soutient qu’à Venise la vénalité était un phénomène qui intéressait exclusivement les offices qui n’avaient aucun pouvoir décisionnel dans la gestion de l’État.

61  61La fonction principale de cette magistrature, instituée au milieu du XVIIe siècle, était de donner son avis dans tous les domaines de l’économie publique. Souvent, elle s’unissait en conférence avec le Savio Cassier ou avec d’autres magistratures pour délibérer sur des thèmes particuliers, constituant ainsi un véritable ministère des finances. Les Deputati e Aggiunti eurent aussi la charge, à partir de 1736, de constituer le budget de la République.

62  À propos du retard avec lequel les bilans budgétaires étaient présentés et de leur utilité réduite pour la programmation des plans financiers à bref et moyen terme, cf. A. Ventura (éd.), Bilanci generali della Repubblica di Venezia : bilanci dal 1756 al 1783, Padoue, 1972, vol. IV, p. XLV.

63  63ASVe, Senato, Deliberazioni Rettori, f. 250, les Deputati et Aggiunti au Sénat, le 28 mars 1739 : « habbiamo inoltre preso in vista il capital delle cariche di ministerio, rilevante patrimonio del principato, tanto per riguardo all’utilità proveniente dalla loro vendita vitalicia, quanto per l’altra che sucede per la gravezza delle decime cui sono esse cariche sogette » (publié dans F. Besta [éd.], Bilanci generali della Repubblica di Venezia : bilanci dal 1736 al 1755, Venise, 1903, vol. III, p. 71).

64  Pietro Contarini quondam Iseppo a en effet été élu en 1740.

65  D’après le registre de la Quarantia, il s’agit d’une somme très élevée puisque la plupart des charges vendues à l’époque ne dépassaient pas les mille ducats.

66  ASVe, Compilazione Leggi, b. 97 (Biave 1728-1780), c. 45, copie du décret du Sénat du 28 novembre 1743.

67  67ASVe, Deputati e Aggiunti alla Provvision del Denaro Pubblico, b. 99, Registri scritture, p. 204.

68  ASVe, Senato Terra, f. 1983. Rapport des Deputati e Aggiunti alla Provvision del Denaro Pubblico du 28 septembre 1743, joint au décret du 16 novembre 1743.

69  Cf. G. Gullino, Considerazioni sull’evoluzione del sistema fiscale veneto tra il XVI e il XVIII secolo, dans G. Borelli, P. Lanaro et F. Vecchiato (éd.), Il sistema fiscale veneto : problemi e aspetti. XV-XVIII secolo, Vérone, 1982, p. 70.

70  L’importance de l’institution du « partito dei cali » est plusieurs fois rappelée dans les écrits des Provveditori alle Biave qui soutiennent toujours les requêtes de Luca Castelli en faisant remonter toute forme de fraude aux gestions précédentes à la sienne, cf. ASVe, Senato Terra, f. 2360. Rapport des Provveditori alle Biave du 13 mars 1762, joint au décret du 22 agosto 1762.

71  Cf. par exemple, Incombenze e doveri dei respettivi ministri, carichi ed offizi rapporto agli acquisti de formenti, loro macina ed azienda dei medesimi, e delle farine per forni, fontici e pistori approvati dal sovrano Decreto dell’Eccellentissimo Senato 11 marzo 1779, per li Figliuoli del qu. Antonio Pinelli Stampadori ducali, Venezia, 1779. ASVe, Deputati e Aggiunti alla Provvision del Denaro Pubblico, b. 772.

72  Il est intéressant d’observer la précision terminologique et technique de la documentation : l’expression « grano gentile » indique non seulement qu’il s’agissait de grain tendre mais aussi d’« una specie di grano senza resta » c’est-à-dire dépourvue de ce « sottilissimo filo, simile a setola, appiccato alla prima spoglia del chicco di grano », cf. G. Rigutini et P. Fanfani, Vocabolario italiano della lingua parlata, Florence, 1893, article « gentile ».

73  BMCC, ms. Donà delle Rose, n. 42, c. 37v ; sur les variétés de blé, cf. aussi M. Aymard, Venise, Raguse... cit., p. 77.

74  Cette même argumentation est reprise à chaque fois que le Sénat tente d’empêcher l’entrée dans l’entrepôt du blé destiné aux magasins de farine, cf. rapport des Provveditori alle Biave du 27 aout 1783, ASVe, Provveditori alle Biave, b. 43.

75  Les données sur les avances d’argent du masser se réfèrent aux années 1780, époque à laquelle la charge était sous-traitée et n’était donc plus directement exercée par Luca Castelli qui, toutefois, en restait le propriétaire : cf. ASVe, Provveditori alle Biave, b. 43, Registri scritture del magistrato al Principe o al Senato, 16 décembre 1782, c. 104.

76  ASVe, Senato Terra, f. 2194. Écrit de Luca Castelli du 24 mars 1754, joint au décret du 27 avril 1754.

77  ASVe, Senato Terra, f. 2127. Tableau intitulé Ristretto dal qual si comprende l’utile ricavato dal Masser alli Formenti in Terra Nova…, joint au décret du 30 janvier 1750.

78  78ASVe, Provveditori alle Biave, b. 39, Registri scritture del magistrato al Principe o al Senato, 13 juillet 1737, c. 37t.

Índice de ilustraciones

Leyenda Fig. 1 – Localisation des magasins de grain et des fondaci de la farine au XVIIIe siècle.
Créditos Réélaboration du plan de Lodovico Ughi (1729).
URL http://books.openedition.org/efr/docannexe/image/32870/img-1.jpg
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Título Tableau – Synthèse de la distribution des espaces dans le grenier de Terra Nova d’après l’expertise de Tommaso Scalfarotto (1786).
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Leyenda Fig. 2 – L’entrepôt de Terra Nova (au fond, à gauche) et l’espace de représentation du pouvoir économique et politique.L’ingresso solenne del nunzio apostolico Giovanni Francesco Stoppani, par Antonio Joli (Venise, 1742).
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Leyenda Fig. 3 – Différence entre la réduction de poids prévue par les Provveditori alle Biave et celle effectivement attestée par le masser ai formenti in Terra Nova.Dans la première colonne, est indiquée la réduction de poids (en staia) prévue par les Provveditori alle Biave, qui prend en compte une marge de 3 quarte pour 100 staia. Dans la seconde, est mentionnée la perte effective. Remarquons que l’année 1740-1741, où entre dans le grenier une plus grande quantité de grain, est aussi celle où le masser ai formenti in Terra Nova réalise un moindre gain sur son contrat de conservation.
URL http://books.openedition.org/efr/docannexe/image/32870/img-4.jpg
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