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L’Architecture morte ou vive

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Pascal Dubourg-Glatigny

Introduction

Texte intégral

  • 1 Heybrock 1970 : 162-172.
  • 2 Candito 2005 : 73-89.

1Lors du carême de l’année 1738, le public parisien se pressait aux portes de la salle des machines du palais des Tuileries. Pendant quelques semaines, ce vaste théâtre destiné à l’opéra et aux ballets accueillait une exposition inhabituelle. L’architecte Jean Nicolas Servandoni avait pris possession des lieux pour mettre en scène la basilique Saint-Pierre de Rome. L’installation livrait l’intérieur de l’église aux yeux des visiteurs transportés sous d’autres cieux. Le décor était peint mais aussi en relief et l’ensemble était animé par des jeux de lumière1. Malgré les imposantes dimensions de cette salle, il avait fallu envisager quelques rétrécissements pour y loger la plus grande église de la Chrétienté. La perspective et certains jeux de proportions furent employés pour rendre vraisemblable cette réduction de moitié. La technique employée par Borromini au palais romain du cardinal Spada constituait sans doute une référence pour l’architecte d’origine florentine. Réalisée un siècle plus tôt, en 1652-1653, cette colonnade en perspective était un modèle. À Rome, la représentation illusionniste était liée à une installation optique et gnomonique2. Mais à Paris, tout versait dans la monumentalité et dans la référence mais aussi dans l’histoire. Des figures humaines de carton mâché, placées dans la profondeur des lieux, procuraient l’illusion d’un édifice continu. Les spectateurs étaient confinés dans un point de vue préconstruit. Le positionnement évitait la multiplicité des regards et les interprétations fautives.

  • 3 Montaiglon V, 1883 : 87.
  • 4 Mémoires pour l’histoire des Sciences et des Beaux-Arts, 1, mars 1739, p. 565.
  • 5 Respectivement dans Le Mercure de France, 1737, p. 2877-2878 et Le Pour et le contre, 16, 1738, p.  (...)

2En 1731, Servandoni avait été reçu à l’Académie royale de Peinture et de sculpture de Paris, en qualité de « peintre dans le talent de l’architecture et de la perspective »3. Un peintre avec un talent d’architecte et de géomètre, la formule était ambiguë : étions-nous dans le domaine de la figuration ou dans celui de la construction ? Les parisiens ne percevaient pas cette division disciplinaire et ils se délectaient innocemment des « spectacles de perspective et de mécanique » de Servandoni4 que la presse désignait tantôt comme « une représentation », tantôt comme « un spectacle»5. Certains pensaient-ils être devant une image fixe ? D’autres interprétaient-ils le caractère tridimensionnel de l’installation comme une séquence de vues ? Tous les spectateurs, cependant, restaient médusés, le regard tourné vers le baldaquin de Bernin, conformément aux lois de la géométrie. Personne ne s’étonna vraiment de la manipulation visuelle opérée et ces recettes de perspective semblaient admises, acquises, assimilées. Le débat s’engagea en revanche sur la proportionnalité et sur la monumentalité de la basilique. Les mesures suivies par Servandoni étaient issues de ses propres relevés sur place, confrontées à celles que fournissaient deux ouvrages romains, celui du père jésuite Bonanni (1696) et celui de l’architecte Carlo Fontana (1694). Ces autorités ne suffisant visiblement pas, Servandoni s’assura la collaboration de l’architecte François Franque qui s’était, lui aussi, livré à cet exercice d’arpenteur alors qu’il était pensionnaire de l’Académie de France à Rome. Le toisé d’un édifice d’une si grande importance associait la connaissance de terrain à la vérification historique. La démarche suggérait des comparaisons plus larges, jaugeant les mesures de la basilique Saint-Pierre au regard d’autres édifices comme le Panthéon, Notre-Dame de Paris ou Saint-Paul de Londres : des églises gigantesques dont les dimensions évoquaient une intrigante stabilité. Les modalités réelles du simulacre importaient peu, les mathématiques n’étaient pas ouvertement questionnées. La monumentalité, le symbolique catholique, la domination des modèles l’emportaient.

  • 6 Description abrégée de l’église de Saint-Pierre de Rome, et de la représentation de l’intérieur de (...)
  • 7 Barbier I, 1822 : 269.

3La connaissance visuelle que la visite suggérait était strictement synchronique. Elle relevait de l’expérience immédiate. Cependant, un livret explicatif était distribué aux visiteurs, s’adressant « à ceux qui aiment la belle architecture »6. On attribua la rédaction de cet opuscule au savant collectionneur Pierre-Jean Mariette7. Il fournissait de plus amples informations au visiteur sur la dimension historique de la basilique et il l’accompagnait dans une transition spatiale que la représentation peinte ne pouvait lui fournir : l’extérieur et les abords de la basilique étaient évoqués dans un langage suggestif. Le récit de la construction partait du cirque de Néron sur le mont Vatican, passait par la basilique de Constantin et faisait la part belle aux bâtisseurs modernes, Nicolas V et Jules II.

4 Le livret enseignait que Bramante avait fourni le « modèle », que Raphaël, Sangallo et Peruzzi « donnèrent plus de nouvelles idées qu’ils ne s’occupèrent de la construction de l’église » et que « la première pensée de Michel-Ange » consistait à disposer l’église sur un plan en croix grecque. La première phase de construction de la basilique était présentée à travers les projets et apparaissait assez conceptuelle.

5La réalisation – ou l’achèvement – s’engageait sous le sceau du souvenir : « le dôme fut construit sur les mémoires [de Michel-Ange] et en suivant point par point le modèle qu’il avait laissé ». L’autorité du maître l’emportait sur la réalité du chantier, plus complexe, plus tourmentée qui avait largement modifié le projet d’origine. La réalité physique de la prouesse technique dépassait les lois de la statique : « on [n’] avait point tenté jusqu’alors de construire un dôme qui se soutînt en l’air sur des pendentifs ».

6Avec Maderno et l’extension de la nef puis Bernin et la colonnade, le récit de la construction changeait de registre et les explications passaient dans le sens commun. Le plan en croix latine permettait « de contenir une plus grande quantité de peuple », la place devant la basilique contribuait « à la rendre majestueuse ».

7Le récit historique de la basilique Saint-Pierre parcourait plusieurs périodes, chacune empreinte de singularité : à la période intemporelle de l’Antiquité, avait succédé celle de l’histoire, faite de décisions successives, puis celle des idées, composée de rêves et projets inaboutis et vint enfin l’heure de la réalisation, avec Michel-Ange, qui ouvrit à son tour la période du souvenir, pour s’achever enfin dans l’ère des raisons pondérées. Le chantier changeait de visage avec le passage du temps. La chronologie de la construction s’achevait avec Bernin.

  • 8 Baldinucci 1682 : 59.
  • 9 Cosatti 1743 : xxiv.
  • 10 Jacquier, Le Seur, Boscovich, Parere…, 1743 : IX.

8L’opuscule conduisait enfin le visiteur virtuel dans les décors intérieurs, ceux dont il avait le simulacre sous les yeux, sans pouvoir cependant distinguer les courbes des statues et les reflets des peintures. Une énumération d’œuvres et de noms d’artistes célèbres y suppléait. Les quatre niches creusées dans les piliers de la coupole logeaient les célèbres « figures colossales » et les escaliers pratiqués en dessous d’eux permettaient d’accéder « aux souterrains de l’église […] qui renferment quantité de monuments singuliers ». Le nom de Bernin qui avait dirigé ces travaux était absent de cette partie du texte. Cela permettait d’ignorer le rôle déstabilisateur que certaines de ses interventions aurait pu jouer. La destruction de son campanile pour raison de sécurité n’appartenait visiblement pas à la construction de la basilique selon l’auteur du livret. Et cependant, Bernin avait été à nouveau mis en cause dans une affaire qui fit grand bruit à sa mort, en 1680. Cette fois, le destin de la coupole était en jeu, dont l’ombre se profilait au loin du regard des visiteurs de l’installation des Tuileries. Alors Baldinucci, en voulant défendre la mémoire du maître, avait dévoilé au public l’existence de « nouvelles fissures imaginaires de la coupole de Saint-Pierre »8. Et cette coupole qui présentait encore au XVIIIe siècle des lézardes de plus en plus larges et inquiétantes ? Le livret restait muet. Pourtant, « les pluies pénétraient dans les voûtes de la tribune, comme en témoignent collégialement tous les gardiens »9. Et ces fissures qui ornaient les voiles intérieures de la coupole, rythmant de haut en bas chacun des espaces séparant les nervures ? Et cette ouverture béante, au-dessus du pilier de Véronique qui ne s’amenuisait à la vue de la frise que pour mieux « se dilater continuellement jusqu’à l’imposte de la coupole, à partir de laquelle elle se restreint pour enfin mourir tout en haut, sous le lanternon lui-même »10 ? Rien de cette alarmante situation ne semblait avoir atteint les rives de la Seine. Le rêve d’un édifice parfaitement conçu et invincible perdurait. Ces nobles arpenteurs de l’Académie de France qui s’étaient rendus sur les lieux pour mieux observer et mesurer la basilique restaient silencieux ou souffraient de cécité.

9Pourtant, quelques années après que Paris a célébré le culte de la hauteur de la basilique Saint-Pierre, Rome entra dans une angoisse abyssale. À l’automne 1742, Benoît XIV, ayant accédé depuis peu au siège pontifical, ouvrait les oreilles de la Curie aux lancinantes admonitions des architectes de la fabrique de Saint-Pierre. Les dangereux mouvements auxquels la superbe se livrait étaient sous observation administrative, au moins depuis l’époque de Maderno. Mais les préoccupations n’avaient guère franchi le premier cercle des officiels de la vénérable institution. Les respectables cardinaux qui siégeaient à sa tête, érigés par l’altitude de l’édifice au rang de célicoles, cultivaient un mutisme rassurant. Des craintes sur la stabilité de l’édifice pourraient être perçues comme la conséquence d’erreurs de construction et fossoyer l’inerrance qui nimbait leurs décisions. Mais cette fois-ci, l’Église s’était munie d’un pape qui ouvrait tous les livres, supportait à sa table Jésuites et Jansénistes, raillait les caudataires serviles, fondait des académies pour réveiller le Sacré Collège, alimentait la presse en piquantes nouvelles et en manœuvrantes rumeurs. Les milieux intellectuels romains étaient en effervescence. Désormais, le secret des dommages de la coupole, pourtant exposé aux yeux de tous ces visiteurs venus de l’Europe entière pour admirer la basilique, ne pouvait rester enfoui.

10La coupole allait-elle survivre à ce mouvement qui semblait s’accentuer, ouvrant constamment de nouvelles brèches dans sa calotte fragilisée ? Elles constituaient autant d’atteintes à son intégrité statique et à la perfection de sa conception. Pour mettre fin à un débat qui fermentait dans les milieux des architectes, Benoît XIV entreprit une démarche alors originale : soumettre la question à des savants extérieurs au microcosme curial et au champ de l’architecture. Des mathématiciens alors en vogue, connus pour une récente édition commentée des œuvres de Newton, furent sollicités. Les pères minimes François Jacquier et Thomas Le Seur s’adjoignirent la collaboration d’un jeune savant, le jésuite Ruggero Boscovich ; les « Trois mathématiciens » que nous désignerons ainsi pour souligner l’instance collective qu’ils incarnent, trois étrangers donc, devaient trancher, à la suite d’une enquête de quelques semaines, une question dont l’enjeu dépassait le sol romain.

11Peut-on alors parler d’une expertise ? Ce ne sont pas des hommes de l’art qui furent convoqués et leur contribution ne possédait aucun caractère décisionnel et encore moins juridique. Mais la science pénétrait des plans de plus en plus larges de la société et de l’activité humaine ; son appareil conceptuel complexe intriguait mais les certitudes qu’elle prétendait apporter rassuraient. Les savants portaient une voix extérieure dont on espérait qu’elle pourrait démêler les controverses engagées.

12La présentation de leur étude au public avait été soigneusement préparée : les Trois mathématiciens avaient été priés de s’associer à Luigi Vanvitelli, l’un des architectes de la fabrique de Saint-Pierre, pour mettre en scène la démonstration du système statique de la coupole duquel on retirerait des prescriptions de restauration. À travers l’association entre les mathématiciens et l’architecte, on affichait un scénario consensuel. Ces précautions se révélèrent vaines. En quelques années, ce ne sont pas moins de quarante interventions – certaines exprimant une violence intellectuelle inouïe – qui seraient rendues publiques pour leur répondre et les contester. Elles révèlent des argumentaires si variés qu’on peut se demander si la question portait fondamentalement sur l’évaluation du risque conjoncturel de la coupole et sur les restaurations suggérées. Pour tenter de couper court à ces contestations, le pape mit immédiatement en œuvre une nouvelle stratégie : interroger d’autres savants sur la qualité du premier rapport. Il tenta d’endiguer la question, de la confiner à un débat entre savants et d’éviter que les passions et les valeurs symboliques ne l’emportassent sur la science. En effet, les trois expertises commandées après celle des Trois mathématiciens sont des évaluations d’un rapport initial. Leurs auteurs – résidant à Naples, Bologne et Padoue – ne se rendent pas sur les lieux : ils examinent plus la méthode que la matière exposée. Ne s’agissait-il pas de faire accepter à des cercles intellectuels de plus en plus larges une situation dont le Pontife s’était convaincu qu’elle était dangereuse ? Cette démarche fut un échec. Mais elle correspondait au mode bureaucratique de constitution de la connaissance mis en place par Benoît XIV et piloté par une série de prélats-fonctionnaires. Les décideurs, pour autant qu’il soit possible d’identifier cette instance en la personne de Benoît XIV, procédaient à des délégations de responsabilités en cascade. Un empilement d’avis, celui de l’expert suivi de celui de l’évaluateur sur le premier, provoque inévitablement une dilution des responsabilités visant à créer un consensus artificiel.

13Alors que les savants débattaient, le politique passait à l’acte : on verra comment, indépendamment des avis commandés, des commissions officielles convoquées, des études contradictoires publiées, le pape prit très tôt une décision irrévocable mais sans la rendre publique. Était-on à la recherche de la meilleure caution ? Celui qui soutiendrait ce choix, affinerait de manière crédible les détails de sa mise en œuvre et donnerait à la communauté les meilleures garanties d’ouverture et d’impartialité ? Giovanni Poleni, le physicien qui fut en dernière instance chargé de diriger la restauration, répondait à ces critères. Cependant, la conflictualité subsista et se renforça. Quelles étaient donc les raisons profondes de la discorde ?

14À la lecture du dossier, on s’aperçoit bien vite de l’insuffisance des catégories disciplinaires de l’histoire érudite mais aussi des outils d’une sociologie des controverses qui renoncerait aux contenus. Derrière l’analyse technique et esthétique d’un édifice en péril, aussi célèbre et respectable soit-il, c’est une constellation de conceptions de l’architecture qui s’affrontent, portées par des individus aux trajectoires singulières. La controverse se déploie certes sur fond de jeux d’influence et de pouvoir : l’engagement des acteurs représente un certain risque de carrière, de réseau ou de réputation et les contraint à s’exposer largement. D’ailleurs, une série significative d’acteurs célèbres du champ de l’architecture de l’époque se gardent bien d’intervenir pour mieux se protéger. Mais la polémique met aussi en évidence, à travers des rhétoriques argumentaires originales, des contenus entrelacés que nos cadres actuels nous empêchent de saisir. Ainsi, alors qu’elle pourrait sembler à première vue purement technique, cette histoire fait apparaître de nombreuses instrumentalisations et détournements du propos scientifique, provoquant un décalage des questionnements statiques et constructifs en ouvrant leur champ à des contaminations extérieures. Elle révèle de fait les convictions profondes et contradictoires sur l’architecture, en vigueur dans la Rome des années 1740.

15La polémique enflammée qui suivit l’intervention des Trois mathématiciens s’inscrivait dans un contexte intellectuel où chacun interprétait ce qu’il voyait – ou pensait voir – conformément aux théories mécaniques alors reconnues. On trouve dans les discours l’empreinte de la pensée de Descartes, Leibniz ou Newton.

  • 11 Descartes 1651 : 84.

16« La première cause du mouvement est Dieu qui a créé la matière […] et qui conserve maintenant en l’univers par son concours ordinaire autant de mouvement et de repos qu’il en a mis en le créant »11. Cette première cause du mouvement de la coupole, exprimée ici dans les mots de Descartes, personne ne pouvait l’ignorer ou la contester, même ceux qui portaient le discours le plus technicien. Sur les causes secondes, ce que Descartes appelle les « lois de la nature », il y avait plus de divergences. La variété de définitions des modalités du mouvement résultait en large partie de l’expérience. La perception des phénomènes naturels et l’interprétation qui pouvait en être faite impliquent de lourdes conséquences sur la compréhension de la stabilité de la coupole et sur les solutions de restauration. La première était liée aux modes d’observation du phénomène, aux instruments intellectuels et matériels mobilisés et à la distance à laquelle l’objet examiné était placé. Une fois ces données établies, ce qui n’avait rien de consensuel, il s’agissait de s’accorder sur la manière de mesurer les dommages. Quelle que fût la méthode choisie, déterminer les lieux des chocs ne pouvait suffire à rendre compte d’un organisme aussi complexe que la coupole. Les principes cartésiens suggéraient une cartographie des mouvements de la coupole, ils facilitaient la visualisation géométrique de cette instabilité, montraient les faiblesses horizontales ou verticales de la structure mais on en restait au constat. La quantité de mouvement selon la leçon de Descartes pouvait alors peut-être servir à localiser les forces en présence dans une situation donnée mais la démarche abdiquait devant le pronostic. Les mouvements de la coupole portaient-ils à la ruine, la question restait sans réponse.

  • 12 Une abondante bibliographie érudite est consacrée à ce sujet, voir notamment Freudenthal 2002 : 573 (...)
  • 13 D’Alembert 1743.

17La distinction proposée par Leibniz entre les forces vives, l’énergie cinétique et les forces mortes, l’énergie potentielle, avait permis, à travers la comparaison mesurée des forces en présence, de s’extraire du cercle stérile et définitif de la causalité première et divine. En apparence, la question de la méthode restait ouverte, surtout pour les corps complexes qui, à l’image de la coupole, présentaient un enchevêtrement de situations statiques. Cartésiens et Leibniziens s’étaient affrontés sur les définitions des forces depuis la fin du XVIIe siècle12. D’Alembert avait montré, précisément dans les années où la polémique sur la stabilité de la coupole romaine se déroula, qu’il n’était qu’une question de mots derrière lesquels se cachaient des divergences philosophiques plus profondes13. En effet, que l’on considère la vitesse simple ou au carré, cela ne changeait guère l’équation. Cependant, selon les outils que les uns ou les autres employaient pour déterminer les mouvements de la coupole, selon qu’ils accordaient une plus grande importance à l’espace parcouru par les corps ou au temps qu’ils employaient à se mouvoir, la perception du problème variait.

18Newton avait, pour sa part, introduit une nouvelle éthique de la mécanique. Les lois absolues, théoriques se confrontaient au caractère relatif et conjoncturel des situations dans lesquelles la réalité apportait une vérification. Les mouvements uniformes devaient être distingués des mouvements vrais, c’est-à-dire accélérés. Les déplacements visibles des corps relevaient, dans cette conception, des mouvements apparents. Newton rejoignait Descartes sur le principe du calcul de la force, renforçant alors le parti de ce dernier. Mais la théorie newtonienne complexifiait l’approche mécanique à travers la redéfinition du point matériel, lieu du constat scientifique. Il ne prétendait pas en donner les causes physiques. Comme le centre de gravité, la localisation de ce point variait en fonction de la configuration des masses et de leur rapport au centre de la terre. Il était aisé de déterminer la force d’inertie, lorsque les éléments d’un édifice résistent au changement d’état, de même que la force imprimée, lorsque l’état ou la position d’un corps se trouvaient changés par une action extérieure. Ces considérations nous renvoyaient à des conceptions plus anciennes. Mais la force centripète, due à la gravité, provoquait une accélération des mouvements engagés. La définition que Newton en donnait avait-elle une incidence à l’échelle très réduite de l’analyse architecturale ? Il y avait des raisons d’en douter. Mais elle modifiait le paradigme constructif.

  • 14 « Ainsi toute la philosophie est comme un arbre, dont les racines sont la métaphysique, le tronc es (...)

19Ces positions, dont l’origine remontait à la fin du XVIIe siècle, constituaient le kaléidoscope de l’imaginaire scientifique des années quarante du siècle suivant. Elles ne fournirent cependant pas les outils intellectuels directement mis en œuvre pour l’étude des fissures. D’où partir alors ? Il convient peut-être de poser une hypothèse conforme aux conceptions du temps. Si l’on écoute Descartes, on pense que la physique donnait naissance à la médecine, à la mécanique et à la morale14. Il s’agirait donc d’explorer si les uns et les autres n’ont pas puisé leur appareil explicatif dans ces trois grands domaines du savoir.

  • 15 Newton 1759 : xxxiii.

20Les domaines disciplinaires, quelle que soit l’extension qu’on leur confère, ne suffisent pas toutefois à cerner les contours du problème. Les savoirs se cristallisent dans des identités intellectuelles qui ne tardent pas à constituer des clans opposés les uns aux autres. Dans la préface qu’il avait préparée pour l’ouvrage de son collègue et voisin, Roger Cotes, professeur à Cambridge, avait tenté de contextualiser les Principia de Newton. Après avoir « ri de ce pauvre Galilée qui emploie le plus grand appareil de géométrie pour ramener de nouveau les qualités occultes que l’on avait si largement bannies de la philosophie »15, il dressait un tableau de ces marqueurs philosophiques qui identifiaient si commodément les savants par des étiquettes simplistes.

  • 16 Ibid. : xxi.
  • 17 Ibid. : xxii.

21Les péripatéticiens – Cotes pensait évidemment aux néo-scolastiques et aux thomistes – cherchaient la nature des phénomènes, leurs qualités occultes. Mais ils « ont laissé les choses pour ne s’occuper que des mots ; on ne doit les regarder tout au plus que comme les inventeurs d’une espèce de jargon philosophique et non comme les auteurs d’une véritable philosophie »16. Si les cartésiens n’appartenaient pas à cette catégorie des rhéteurs vaniteux imbus de sophistique, ils avaient grandement simplifié et homogénéisé le mouvement de la nature. L’abus était flagrant. Pour expliquer les forces, « ils forgèrent des fluides invisibles, doués d’une subtilité miraculeuse, agitée par des mouvements secrets, capables de pénétrer les pores de tous les corps »17. Cotes les regardait avec le même dédain que les aristotéliciens : « ils tombèrent dans des rêveries aussi ridicules que celles des Anciens ». Venaient enfin les newtoniens « qui ne connaissent d’autre règle que l’expérience ». Ils emploient dans leur recherche l’analyse et la synthèse : « avec la première, et quelques phénomènes choisis adroitement, ils déduisent les forces de la nature et les lois les plus simples […] ils exposent ensuite synthétiquement l’ordre et la disposition qui dépendent des premières. C’est là sans doute la meilleure philosophie ». La supériorité des Newtoniens apparaissait clairement : ils étaient libres des idées préconçues, ils se confrontaient avec la matière et faisaient leur miel de la diversité des méthodes mathématiques antérieures. La lecture que fait Roger Cotes du monde intellectuel de son temps marqua largement la réception continentale de Newton. Elle fut reprise et instrumentalisée par les savants qui firent la promotion des Principia, tant en France qu’en Italie.

22 On comprend maintenant avec quelle superbe les pères minimes, auteurs du premier rapport sur la coupole, eux-mêmes hérauts, éditeurs et commentateurs des Principia…, se lancèrent dans la bataille. La déception fut à la hauteur de leurs attentes. Comment pouvons-nous aujourd’hui classer les auteurs des nombreuses contributions qui contestèrent leur travail ? Selon les commodes catégories proposées par Roger Cotes dans sa préface à Newton ? Les choses ne sont pas si simples. Les affiliations intellectuelles ne constituent pas des armées de savants organisées en ordre de marche. Le comportement sur le terrain met en évidence une versatilité des positions de principe. Les intervenants de la polémique adhéraient en partie, rarement entièrement, à l’un ou l’autre des modèles mécaniques. Ils constituaient des philosophies que l’on disait naturelles, pour reprendre le vocabulaire du siècle et non des théories opératoires. Mais dans les faits, les oppositions épistémologiques étaient-elles si clairement tranchées ? Pouvait-on raisonnablement soutenir que les cartésiens ne regardaient pas la coupole ? Que les newtoniens ne se fondaient que sur le constat visuel ? Tous observèrent avec minutie les moindres fissures de la coupole, mais ils n’y virent pas la même chose.

23Si les étiquettes résultent de leur travail intellectuel et, en grande partie, de leur production publiée, nous préférons ici suivre leur comportement dans le débat et dans l’action, alors qu’ils sont confrontés à un problème concret, dans un contexte politique et idéologique tendu. Il fallait s’attendre à des adaptations et à des décalages. En effet, les Trois mathématiciens seraient, on le verra, pris en flagrant délit d’extrapolation leibnizienne au moment de prescrire les remèdes de restauration. Par prudence, peut-être.

  • 18 BNM, It. IV 636-5497.

24Un autre intervenant, Sante Santini, qui se situe dans la mouvance cartésienne tendance occasionaliste, redoubla d’efforts pour examiner la coupole sur les lieux. Il s’y rendit plusieurs fois, participa aux confrontations in situ. Difficile de penser qu’il refusait l’examen visuel et l’expérience matérielle. D’autres enfin, au premier chef desquels on compte Giovanni Poleni, sont proprement inclassables. Il avait introduit à l’université de Padoue le calcul différentiel et intégral selon la méthode de Leibniz, mais il réfléchissait de manière critique à son champ d’application, en particulier dans l’architecture hydraulique. Il fut cependant l’un des premiers en Italie, dès 1707, à enseigner l’optique de Newton. Le théâtre d’expérimentation physique qu’il créa à l’université témoigne du crédit qu’il accordait à l’expérimentation et à la démonstration matérielle. Mais son cours de géométrie commençait avec Jacques Ozanam qui adhérait au système du monde de Descartes18. Et ses nombreux travaux archéologiques et philologiques, en particulier dans la science vitruvienne, démontrent un attachement à l’histoire que peu de newtoniens partageaient.

25Ainsi, une histoire fondée sur des catégories identitaires du savoir ne suffit pas à rendre compte de la complexité du paysage intellectuel. Si elles illustrent la façon dont les acteurs sont vus par leurs rivaux, elles ne font que masquer la complexité des discours et des comportements. Quant aux étiquettes historiographiques, elles constituent une indéniable commodité de classement mais n’en posent pas moins un problème de généralisation et de chronologie. Déterminées a posteriori, à l’issue d’une sorte de bilan, elles s’efforcent de mettre en évidence les contributions les plus marquantes et les plus durables. Dans ces conditions, comment identifier par exemple Boscovich ? Ardent trentenaire au moment de la polémique, il était alors difficile de voir dans sa personne autre chose qu’un prétentieux intriguant du Collège romain. Nous ne sommes pas face à la personnalité scientifique de premier plan qu’il deviendrait dans la seconde moitié du siècle, capable de porter à leur terme certaines intuitions de Newton avec une grande originalité. Doit-on pour autant reconstruire une figure homogène mais anachronique ?

  • 19 Zaccaria 1774 : II, 133-140. Voir cependant depuis : Del Re 1969, Basso 1987, Benedetti 2000, Di Sa (...)
  • 20 Dans les Dialogues…, Bottari met ces mots dans la bouche de Maratta (Bottari 1845 : 86).
  • 21 Di Sante 2012 : 511-518.

26Si la compréhension des acteurs de la polémique, situés dans leur cadre intellectuel et institutionnel, constitue une étape importante de la compréhension des enjeux du débat, celui-ci ne peut se réduire à un dialogue policé dans une fictive République des lettres. On trouve les individus mais on se confronte également aux institutions. Dans le feu de l’action, les dynamiques collectives revêtent une certaine importance. La première instance collective en présence, la fabrique de Saint-Pierre, est aussi la plus difficile à saisir. Instituée au début du XVIe siècle pour édifier et préserver la nouvelle basilique, c’est un organisme complexe dont les modalités d’action évoluèrent en permanence. Pour mieux saisir son rôle, souvent mal documenté, il convenait de mettre en évidence le rôle qu’elle a pu jouer dans cette affaire. Les anciens manuels de la Curie, comme celui de Francescantonio Zaccaria (1774) dessinèrent les contours d’une institution purement administrative et exécutive qui prévalut longtemps. Récentes sont les recherches qui nous dévoilent de nouveaux aspects de ce dicastère, sa puissance financière et l’influence qu’il exerça sur la vie culturelle et intellectuelle19. Ses prérogatives institutionnelles et ses capacités de financement déterminèrent les décisions architecturales. Le dialogue, nourri de conflits, qu’il entretint avec les pontifes et avec la Chambre apostolique, témoigne du développement quelque peu erratique d’un chantier sur la longue durée. Ce caractère inédit pour un édifice moderne – l’achèvement de la basilique ayant employé près d’un siècle et demi – eut pour conséquence une superposition de projets architecturaux que les maîtres maçons durent mettre en œuvre. Les revirements permanents – alors même que l’illusion d’une continuité du modèle michelangien perdurait – expliquent en partie certaines incertitudes statiques. Dans ces conditions, il était facile de reporter les éventuels défauts sur la main d’œuvre, déplaçant l’explication de la technique au social. Le lettré Giovanni Gaetano Bottari joua un rôle de premier plan dans l’affaire. Dans ses Dialogues, publiés sous le couvert de l’incognito, il avait dénoncé ce procédé visant à dédouaner systématiquement les architectes : « Les architectes se reposent entièrement sur les maîtres maçons et répugnent à accepter que c’est de leur responsabilité et […] lorsqu’un édifice s’effondre lors de sa construction, […] on entend l’architecte dire, avec la froideur et le flegme le plus grand, que c’est le maçon qui devait penser à ces choses »20. Si le procédé révélait un réflexe de distinction sociale, il n’en dévoilait pas moins l’évolution progressive du métier d’architecte. Le dessin et le projet tenaient une place toujours croissante au détriment du chantier et de la mise en œuvre. Cette remarque générale perd de sa force dans le cas de la fabrique, où la division du travail au sein du secteur architectural est strictement encadrée et où les relations professionnelles de longue durée sont privilégiées, assurant continuité et coordination21.

  • 22 Newton 1759 : xiv.

27Les préjugés de Bottari peuvent être mis en relation avec ceux de Newton qui réservait les capacités de mise en œuvre de la science aux seuls mathématiciens : « les artisans ont coutume d’opérer peu exactement »22 affirmait-il d’une hauteur qui ne souffrait pas la variabilité des conditions d’exécution sur le terrain. Pour cette raison, la mécanique, imprécise, se trouva séparée de la géométrie qui brille par son exactitude. « Les erreurs que commet celui qui exerce un art sont de l’artiste et non de l’art », précisait-il, comme si la notion de règle avait pu être assimilée à celle de loi. Il voulait réduire cet écart, sous-entendant que ses prédécesseurs ayant élaboré sur les théories physiques étaient déconnectés de la réalité. Cette justification constituait peut-être une motivation supplémentaire pour les Trois mathématiciens d’intervenir dans l’étude d’un cas concret, aussi prestigieux que celui de la coupole de la basilique Saint-Pierre, ce qui devait leur apporter quelque crédit. L’idéal du cabinet de philosophie naturelle était transporté dans l’atelier et sur le chantier. Mais en voulant réduire l’écart entre la spéculation et la réalité, Newton creusa le fossé entre la théorie et la pratique. En introduisant le calcul intégral et différentiel dans les opérations de statique, il coupait l’exercice de l’architecture des ingénieurs et architectes, alors étrangers à ces savoirs nouveaux.

28Il est impossible d’ignorer ces idées reçues qui infléchissent la perception que certains savants avaient des architectes ou des artisans. Il n’en reste pas moins que les argumentaires observés dans le dossier de la coupole traversent les métiers et recomposent des groupes d’une grande mixité.

29Si l’on ne peut partir ni des divisions intellectuelles, ni des clans relationnels, ni des catégories professionnelles, comment procéder pour faire converger les informations ? Comment enraciner la polémique dans son substrat historique ? Dans le récit qui suit, on ne trouvera pas de contextualisation par cercles concentriques dont l’intensité ou la précision s’amenuise selon que l’on s’éloigne du personnage ou du thème concerné. Les données rapportées, qu’elles soient proches ou lointaines, dévoilent leur signification dans le contexte de la polémique. On n’y trouvera pas plus de sélection de l’information selon les catégories disciplinaires. Forgées pour répondre à nos exigences et partitions académiques, elles soulignent des pans partiels d’une réalité complexe et polyédrique. Comment raisonnablement séparer le panorama institutionnel des logiques personnelles ? Les références intellectuelles des conditions pratiques ? Les exigences statiques des traditions esthétiques ? La réalité de l’imaginaire ? Si dans les faits, les acteurs sont confrontés à tous ces éléments, l’histoire se devrait d’en rendre compte.

30Le lecteur peinera peut-être à retrouver ici les fils discursifs relevant de ses habitudes disciplinaires. La piste de l’histoire intellectuelle semblait la plus facile à suivre : contextualiser la polémique pour la rendre lisible. La complexité du dossier documentaire la rend cependant insuffisante et, à certains égards, contestable. Dans la pratique, sur le terrain, les questions de statique s’épanouissaient par emprunts réciproques, reformulations et hybridations ; les discours savants sont confrontés à une réalité plus triviale. La piste de l’histoire des sciences et des catégories sur lesquelles elle se construit constitue peut-être un préalable utile mais renonce à pénétrer le cœur du problème. On ne peut masquer sa déception en constatant que, dans les argumentaires qui prirent corps progressivement, les théories scientifiques établissant la nature du mouvement s’évanouissent rapidement. Du moins dans leur forme la plus spéculative. Leur présence aurait facilité la mise en évidence des oppositions de fond entre cartésiens, newtoniens, leibniziens et occasionnalistes, marquant des clans intellectuels. Hélas, ces débats étaient déjà anciens et les traités ne répondaient pas aux questions pratiques que posait le cas d’école de la coupole. La piste de l’histoire des techniques et de la construction, lorsqu’elle s’attache à dévoiler et valider les raisons de la stabilité d’un édifice, montre également bien vite ses limites. Ce que la polémique sur la coupole met en évidence, c’est le savoir en action, un savoir composé d’une pléiade de références parfois hétérogènes et qui, en grande partie, ne correspondent plus à l’idée que nous possédons aujourd’hui ni de la statique ni de l’architecture. On y rencontre des praticiens qui théorisent et des mathématiciens qui tentent de s’approprier les difficultés du chantier. Les débats déplacent les sages frontières de la science, du savoir et du savoir-faire. L’histoire de l’architecture, enfin, s’est bien gardée de s’emparer du sujet. Cet épisode met en scène des acteurs célèbres, comme Vanvitelli et Fuga, sans toutefois contribuer significativement à l’enrichissement du corpus de leurs œuvres. Elle reste ainsi muette face aux défis du dossier. Ainsi, comme on le verra, c’est l’ensemble de ces approches qui seul permet de comprendre l’intrication des enjeux.

  • 23 Pour la bibliographie antérieure, voir M. Rotili dans Vanvitelli Jr, 1975 : 123- 130.

31Les débats des années 1740 ont déjà été relatés plusieurs fois23. Poleni le premier, publiant en 1748 ses volumineuses Memorie, coupait court à une investigation ultérieure. Confinés dans l’illusion que cet ouvrage présentait un corpus presque exhaustif, les historiens ont fragmenté leur approche, renonçant à la complexité de la situation.

  • 24 Voir la dizaine de pages relatant la polémique dans la monographie que Garms (1974 : 150-161) consa (...)
  • 25 La contribution la plus précise, issue de cette vision, reste celle de Benvenuto 1981 : 351-370.
  • 26 Voir le récit très factuel de Farinati 2013 : 81-108.
  • 27 Brusatin 1971 ; Cavallari-Murat 1973 ; Como 1997 ; Niglio 2007 ; Carusi 2009 ; Capecchi, Tocci 2011
  • 28 Nuove ricerche… . 2009 : 193-340.

32Sur le plan historique d’abord. Une seule étude, déjà ancienne, tente de dessiner brièvement le fil de la polémique dans son contexte culturel24. Cependant la vision d’un problème purement technique domina l’historiographie : il servait de prétexte à illustrer l’évolution des théories mécaniques et le lent cheminement vers une science mathématique de la construction25. La restauration de l’édifice effectivement mise en œuvre, considérée à tort comme l’issue de la polémique, a nourri une bibliographie souvent marquée d’un aride positivisme26. Elle pose la question de la nécessité et de l’efficacité de l’intervention conduite par Vanvitelli et Poleni27. Et parfois même, comme dans la dernière contribution en date, il s’agit de rétablir la « vérité historique » sur les vertus de l’analyse des Trois mathématiciens contre les erreurs méthodologiques de Poleni. En grande partie, cette littérature vise à répondre aux interrogations plus générales des restaurateurs actuels. Elle recoure à une grande diversité d’approches de reconstitution dont certaines ont pour but de tester sur cet édifice singulier la validité de modèles mathématiques universels28.

33Certes ces études qui comparent ou appliquent l’approche actuelle de la pathologie des bâtiments à la diversité des réponses produites à l’époque contribuent à évaluer et soupeser la validité de faits positifs du passé. Mais que nous enseignent-elles sur les modes de pensée, d’action et de production de l’architecture du XVIIIe siècle ? Que certains acteurs étaient presque « à notre niveau » et que d’autres ressassaient des méthodes désormais condamnables ? Qu’ils ne disposaient pas des instruments d’investigation actuels ? Les conséquences de cette démarche sont profondes et touchent des partitions disciplinaires liées à des pouvoirs académiques : en réduisant la querelle sur la stabilité de la coupole de Saint-Pierre à un problème de restauration technique, on définit les contours du champ des savoirs liés à la construction. On réalise son autonomisation progressive et l’on réduit son audience à un cénacle de spécialistes. Or, la richesse du dossier documentaire montre le contraire : la diversité des formations professionnelles et les intérêts contradictoires des différents acteurs, parfois piégés dans des logiques institutionnelles, parfois hérauts de principes primordiaux, mettent en évidence les innombrables interdépendances du phénomène architectural.

  • 29 Di Stefano 1980 : 23-44, Lopez 1998, Schlimme 2006a. Lopez 2006 annonce une étude de la polémique s (...)

34Sur le plan documentaire ensuite. Plusieurs tentatives de recensement des contributions à la polémique furent tentées, renonçant souvent aux manuscrits, certes dispersés. Ces études se bornent à une simplification résumée des imprimés évoqués par Poleni29. On évaluera par soi-même s’il est raisonnable de limiter la documentation à la liste qu’en fournit un des principaux acteurs de la polémique. Ces travaux constituaient les prémisses d’une étude plus générale qui toujours avorta. Outre la difficulté de localisation de la documentation, son abondance et sa prolixité propres au XVIIIe siècle, sans compter la présence d’auteurs Jésuites qui affectent le discours fleuve et celle des philo-jansénistes qui cultivent l’anonymat et le discours travesti, l’une des raisons de ce renoncement réside dans la difficulté d’attribuer et de contextualiser ces interventions manuscrites. En effet, le discours rapporté constitue la règle des interventions. Il y a peu d’affirmations à la première personne mais beaucoup de médiations des dires de tiers, de jugements de valeurs, de prises de position par défaut. Si on ne les recompose pas dans un cadre plus général, les argumentations intellectuelles semblent alors s’amenuiser pour laisser place aux indiscrétions et aux qu’en-dira-t-on. C’est pourtant avec ce matériau qu’il faut se résoudre à travailler.

  • 30 Voir Bellini 2011 et Baldrini 2014, ouvrages les plus récents et plus documentés sur la constructio (...)
  • 31 Le passage du plan centré au plan longitudinal ou les évolutions de la croisée du transept ont donn (...)
  • 32 Izzo 1772 : 7.
  • 33 Cette posture historiographique a même été instaurée en méthode. Voir l’ouvrage collectif San Pietr (...)
  • 34 Viscogliosi 2008 : 57-70. Et si d’aventure l’opinion de Michel-Ange avait évolué ?
  • 35 BNM, It. IV, 667 (5528), non fol., § 7.

35Pour comprendre le sens de cette polémique, il convenait de recourir à une bibliographie plus générale sur la construction de la basilique. Celle-ci échappe cependant fréquemment à la réalité du terrain et de l’édifice. Lorsqu’elle déplaçe son but traditionnel consistant à établir les auteurs des différentes parties de l’édifice, l’historiographie s’emploie à écrire une histoire des intentions auctoriales30. Paradoxalement, sur la base d’un travail positif, nourri de nombreux documents d’archives, ce champ de recherche a prospéré sur un nombre considérable de spéculations polémiques31. Cette confusion historiographique procède par mimétisme avec la vision idéaliste qui a longtemps prévalu dans l’esprit des concepteurs. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, Giovanni Battista Izzo, un jésuite professeur à Vienne où se trouvait également Boscovich, proclamait en ouverture de son copieux traité d’architecture : « l’architecture est une science qui enseigne non seulement à concevoir le plan de l’édifice […] mais encore à en ordonner la construction selon les intentions du propriétaire ou du fondateur »32. Si l’architecture vise à satisfaire des intentions, on peut considérer comme logique que l’histoire de cet art s’attache à les mettre en évidence comme motrices des réalisations33. Cette posture historiographique – qui se projette en permanence dans un futur non performatif – pouvait se nourrir de l’attitude de certains acteurs qui tentaient de reconstituer les intentions à travers la matrice michelangienne du projet34. La reconstitution des intentions non réalisées de Michel-Ange sur la courbure de la coupole constitue une illustration parfaite de cette pratique. Cette absence involontaire devenant la victime expiatoire désignée des défauts statiques que l’édifice rencontra par la suite. Intieri et les mathématiciens napolitains accordaient leur attention au couloir qui ceint le tambour de la coupole et qui présente la fameuse fissure in orbem (c’est-à-dire sur l’ensemble du pourtour) « qui peut-être suscite l’effroi le plus grand ». L’emplacement de ce couloir, à la base du tambour, n’est pas le plus judicieux, car il affaiblit précisément la partie qui doit soutenir l’ensemble du tambour et de la coupole. Pour cette raison, ils « ne se lassent pas d’admirer la sage et prévoyante perspicacité de Michel-Ange qui […] a placé le couloir plus haut que le milieu de base, afin que si sa voûte avait dû se fissurer avec le passage du temps, comme il arriva, ce dommage n’ait pas de conséquence sur la solidité et la stabilité de l’œuvre principale »35. Cette considération perdait tout son sens alors que la courbure de la voûte avait été modifiée. En voulant écrire une histoire des projets, on en vient à écrire une histoire qui n’a pas eu lieu.

  • 36 Carusi 2009 : 95-192.

36La coupole avait-elle besoin d’une restauration et les interventions réalisées étaient-elles adéquates ? Revient-il à l’historien de juger la pertinence des faits historiques ? D’un point de vue positif, nombreux ceux qui tentèrent de répondre à cette question. La coupole, à ce jour, couronne encore la croisée du transept de la basilique. Mais une myriade d’interventions, petites et grandes, suivirent celles dirigées par le duo Vanvitelli-Poleni36. Le profil extérieur de la basilique, bien qu’il ne corresponde pas à celui que Michel-Ange dessina, a été préservé ; un critère qui importait à plusieurs intervenants conservateurs. À travers les nombreux documents d’archive exhumés pour cette étude, de nombreux faits sont apparus, la chronologie des événements a été établie. Mais cet apport positif indéniable a renforcé le souci de ne pas regarder les faits historiques indépendamment de l’interprétation qui en était faite par les contemporains. Les faits ne sont pas dissociables des imaginaires qui les accompagnent. Les sources ne parlent pas d’elles-mêmes : elles sont en dialogue permanent. Les différents acteurs de la polémique contestent leur légitimité respective et construisent, en réponse, les contours de leur propre régime de vérité. À cette occasion, ils sont contraints d’étendre le champ d’application des discours techniques, puisant leur argumentaire dans d’autres registres, afin d’augmenter leur efficacité sociale et leur pénétration politique.

37Cette histoire en acte dévoile, à travers la polémique conjoncturelle sur la stabilité de la coupole, une question de fond sur l’architecture à Rome au milieu du XVIIIe siècle. Qu’est-ce donc que l’architecture à cette époque ? La réponse n’a rien d’évident. À supposer qu’elle soit une discipline, les méandres de la polémique révèlent son caractère de croisement et de confrontation. Comme la médecine, c’est une science mais aussi un art. Elle élabore une connaissance mais dispose également des règles d’action. Elle est réglée par l’Académie de Saint-Luc qui définit son répertoire visuel et ornemental mais aussi par l’exercice du chantier, particulièrement fort et innovant dans le cas de la fabrique de Saint-Pierre. En ce milieu du XVIIIe siècle, l’architecture se trouve à la croisée de son destin. Les écoles d’ingénieurs allaient bientôt s’approprier une part de son domaine de savoir, celui qui regarde la construction et l’ingénierie et laisser le dessin orphelin du savoir-faire des bâtisseurs dans le giron des Beaux-Arts. Sous l’abondance des discours techniques, souvent détournés, les différentes conceptions de l’architecture qui polémiquent l’une avec l’autre sont contraintes d’apparaître au grand jour.

Notes

1 Heybrock 1970 : 162-172.

2 Candito 2005 : 73-89.

3 Montaiglon V, 1883 : 87.

4 Mémoires pour l’histoire des Sciences et des Beaux-Arts, 1, mars 1739, p. 565.

5 Respectivement dans Le Mercure de France, 1737, p. 2877-2878 et Le Pour et le contre, 16, 1738, p. 272.

6 Description abrégée de l’église de Saint-Pierre de Rome, et de la représentation de l’intérieur de cette église donnée à Paris dans la salle des machines des Thuilleries…, Paris, 1738.

7 Barbier I, 1822 : 269.

8 Baldinucci 1682 : 59.

9 Cosatti 1743 : xxiv.

10 Jacquier, Le Seur, Boscovich, Parere…, 1743 : IX.

11 Descartes 1651 : 84.

12 Une abondante bibliographie érudite est consacrée à ce sujet, voir notamment Freudenthal 2002 : 573-637 ; Smith 2006 : 31-36 ; Rey 2009 : 75-100 ; Rey 2013 : 275-298.

13 D’Alembert 1743.

14 « Ainsi toute la philosophie est comme un arbre, dont les racines sont la métaphysique, le tronc est la physique et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences qui se réduisent à trois principales, à savoir la médecine, la mécanique et la morale » (Descartes 1651 : préface).

15 Newton 1759 : xxxiii.

16 Ibid. : xxi.

17 Ibid. : xxii.

18 BNM, It. IV 636-5497.

19 Zaccaria 1774 : II, 133-140. Voir cependant depuis : Del Re 1969, Basso 1987, Benedetti 2000, Di Sante Grimaldi 2008, Di Sante Turrizani 2008 et surtout Sabene 2012 qui renouvelle l’historiographie de l’institution en proposant une lecture des enjeux économiques. On trouve une forme de synthèse de ces travaux dans Baldrati 2014 : 3-46.

20 Dans les Dialogues…, Bottari met ces mots dans la bouche de Maratta (Bottari 1845 : 86).

21 Di Sante 2012 : 511-518.

22 Newton 1759 : xiv.

23 Pour la bibliographie antérieure, voir M. Rotili dans Vanvitelli Jr, 1975 : 123- 130.

24 Voir la dizaine de pages relatant la polémique dans la monographie que Garms (1974 : 150-161) consacra à Vanvitelli. Malgré les contributions plus récentes sur Vanvitelli et son cercle, cette étude reste indépassée.

25 La contribution la plus précise, issue de cette vision, reste celle de Benvenuto 1981 : 351-370.

26 Voir le récit très factuel de Farinati 2013 : 81-108.

27 Brusatin 1971 ; Cavallari-Murat 1973 ; Como 1997 ; Niglio 2007 ; Carusi 2009 ; Capecchi, Tocci 2011.

28 Nuove ricerche… . 2009 : 193-340.

29 Di Stefano 1980 : 23-44, Lopez 1998, Schlimme 2006a. Lopez 2006 annonce une étude de la polémique sur les manuscrits de Poleni mais borne son corpus à huit manuscrits alors que plusieurs centaines d’unités archivistiques sont disponibles. Schlimme 2006b consacre toutefois une étude au manuscrit de D’Amico, de provenance bottarienne selon nous.

30 Voir Bellini 2011 et Baldrini 2014, ouvrages les plus récents et plus documentés sur la construction de la coupole. Alors que Bellini borne son récit chronologique avec l’achèvement de Della Porta, il n’en moissonne pas moins une documentation archivistique postérieure, rétroactive pourrait-on dire. Toutes ces sources étant « anciennes », le statut distinct des sources contemporaines et postérieures n’est pas problématisé, ce qui ne va pas sans difficulté. Sur la forme idéale de la coupole dans le cadre de la polémique, voir Burri 1849, Brandi 1968, Di Stefano 1980 : 45-79, Di Pasquale 1994.

31 Le passage du plan centré au plan longitudinal ou les évolutions de la croisée du transept ont donné lieu à une historiographie fleuve, typique de cette démarche qui reconstruit la réalité à travers une histoire des projets ou des intentions.

32 Izzo 1772 : 7.

33 Cette posture historiographique a même été instaurée en méthode. Voir l’ouvrage collectif San Pietro che non c’è, C. Tessari (éd.), Milan, 1996.

34 Viscogliosi 2008 : 57-70. Et si d’aventure l’opinion de Michel-Ange avait évolué ?

35 BNM, It. IV, 667 (5528), non fol., § 7.

36 Carusi 2009 : 95-192.

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