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La Romanisation de l’Illyrie méridionale et de la Chaônie

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Saimir Shpuza

Conclusion. Romanisation et continuité

Full text

1Conclure cette étude n’est pas une tâche simple, car ont été abordés presque tous les aspects de la vie de l’Antiquité romaine. Il est de plus difficile de généraliser les conclusions obtenues pour les éléments particuliers sans risquer d’établir des résultats discutables. Cependant, l’étude d’un large territoire correspondant à l’Albanie d’aujourd’hui offre l’avantage de reconstituer le cadre de vie général d’une région très peu connue par l’historiographie de la période romaine. Les nombreuses lacunes qu’implique la documentation archéologique ont été en partie comblées par les textes des auteurs anciens qui nous livrent des informations sur maints aspects de la vie quotidienne durant la période romaine.

2Notre étude ne constitue pas un travail définitif, en raison du caractère incomplet de l’information disponible dans presque tous les domaines abordés, peu s’en faut, ce qui engendre de multiples incertitudes. En conséquence, de futures découvertes apporteront de nouvelles informations destinées à approfondir la connaissance du cadre urbain, social et économique de ces régions. Cependant, la présente conclusion a pour but non seulement de synthétiser les chapitres précédents, mais aussi de tenter de poser quelques bases pour les recherches futures sur l’Illyrie et l’Épire romaines.

La romanisation

3La proximité géographique entre l’Italie et l’Illyrie a influencé considérablement l’évolution du processus de romanisation. La situation de l’une des rives de l’Adriatique influença directement la politique suivie par l’autre côté. Quand Rome s’étendit vers l’Italie du sud et prit le contrôle de la Grande Grèce, Apollonia lui envoya une ambassade, établissant ainsi les premiers liens. L’activité de piraterie pratiquée par les Illyriens obligea en revanche Rome à traverser l’Adriatique et à jouer le rôle d’arbitre dans les affaires politiques des Balkans. Ainsi, le IIIe siècle avant notre ère se révèle très important en ce qui concerne l’établissement des liens entre les deux rives de l’Adriatique.

4À l’origine, les premiers liens entre Rome et l’Illyrie restent limités au seul cadre politique. Pourtant, ce sont les décisions politiques de Rome qui conditionnent les autres aspects de la vie et qui posent les bases de l’intégration dans l’Empire. En premier lieu, durant les guerres qui se déroulent sur plus de 60 ans, Rome entre en contact avec les tribus et les villes illyriennes ou épirotes, créant des alliances. Ainsi, pour une longue période, les habitants sont demeurés sous le protectorat romain qui présupposait une autonomie et un respect réciproque entre Rome et Illyriens. Ceci constitue l’action politique principale qui intégra Rome dans « les affaires Balkaniques ».

5En deuxième lieu, l’instauration de relations amicales et la conquête graduelle des territoires ont favorisé l’installation d’Italiens qui avaient pour but l’exploitation économique de ces régions. Les Italiens et les colons établis en Illyrie et en Épire pendant la période républicaine deviennent un groupe social très dynamique et constituent au premier chef l’élite civique.

6En dernier lieu, pendant le Ier siècle avant notre ère, les guerres civiles impliquèrent largement ces territoires au profit de l’organisation des municipes pour l’intégration de la population italienne. Finalement, le processus de colonisation a joué le premier rôle dans l’intégration territoriale, économique et sociale de ces populations dans l’Empire romain. Ces créations romaines dans les provinces furent très efficaces pour la romanisation des sociétés provinciales.

7Même bouleversé par les événements militaires que l’on sait, le Ier siècle avant notre ère s’avère la période la plus dynamique. La présence considérable de légions romaines semble avoir constitué un élément important dans le processus de romanisation. Même si elles s’établirent seulement dans certaines régions et de façon temporaire, leur présence était significative, surtout pendant le Ier siècle avant notre ère, quand ce territoire devient le couloir des armées romaines et le théâtre des opérations militaires. On voit alors les premiers signes de la transformation du territoire et de la population locale vers les usages romains. Ces changements sont la conséquence de la maturation et du renforcement de l’administration romaine exprimée par la construction de grands axes routiers et par la création de municipes et de colonies. La majorité de l’habitat préromain est par conséquent abandonnée et un nouvel habitat rural s’installe près des voies de communication. Les villes reçoivent les premières constructions romaines, surtout de caractère utilitaire et public. Dans le domaine monétaire, on note la disparition de certaines frappes locales et la mise sous contrôle de Rome des ateliers locaux. Les premières épitaphes écrites en latin apparaissent également dans les villes.

8Ainsi la période républicaine jette les bases de la culture provinciale illyrienne qui s’épanouit ensuite pendant l’époque impériale. Durant les trois premiers siècles de l’Empire, l’influence de Rome sur le territoire et la société illyrienne se fit sentir de multiples façons.

9Les premières conséquences de la présence romaine sont politiques. La conquête romaine, même graduelle, s’est accompagnée de la perte de souveraineté politique des Illyriens et des Épirotes. Rome administrait les communautés locales comme ses sujets à travers les provinces créées, la nomination des gouverneurs romains et l’installation des municipes et des colonies, transformant les statuts juridiques de ces communautés. Ce nouveau cadre politique et juridique a fait disparaître les formes traditionnelles de l’organisation des Illyriens.

10Des changements importants ont également touché les sphères administratives et sociales. Au début de la conquête, l’administration est restée aux mains de la population locale. Rome s’est contentée de reconnaître l’élite locale. Avec la consolidation des frontières de l’Empire qui assurait la paix, les lois de la vie politique et sociale et l’administration locale se réorganisèrent sur les bases du modèle romain. Quant à la romanisation de la société illyrienne, même si le rôle principal dans ce processus a été joué par l’élite, elle était par essence rurale. Toutefois on remarque une standardisation du développement social. On assiste de même au passage de la société collective préromaine à une société romaine très hiérarchisée.

11L’impact sur l’organisation urbaine est le plus visible. Comme on l’a vu, la transformation des villes existantes en centres importants de vie administrative et économique et la création d’un nouveau réseau routier a stimulé une plus forte croissance économique. La période de la plus grande influence de Rome sur l’urbanisme en Illyrie correpond aux règnes d’Hadrien et de Trajan ; les plus grands monuments publics sont alors construits, les villes s’agrandissent et la population augmente.

12Les conséquences économiques de la présence romaine sont également de toute première importance dans le processus de romanisation de ces régions. Parmi les premières mesures qui suivent la conquête se trouve la confiscation des propriétés terriennes et des mines. Ces actes sont suivis en premier lieu de la disparition graduelle de la majorité du monnayage local, par le payement des taxes en monnaies romaines, et ensuite par la cadastration du territoire, qui a été jusqu’à présent documentée seulement en Épire.

13Ainsi, Rome apporte des changements profonds sur les paysages même, si on considère les transformations apportées par la centuriation, le réseau routier, les systèmes de drainage, des barrages et la construction de canalisations. Ces interventions ont changé le cadre environnemental de l’Illyrie et de l’Épire.

14Les transformations culturelles semblent les plus concrètes. L’usage du latin accorde à la population locale la possibilité de l’intégration à la société romaine, par l’accès au pouvoir et aux responsabilités. Il a joué un rôle majeur dans la romanisation de la population. Le culte impérial et surtout les dieux romains qui apparaissent, sans éclipser les anciennes divinités locales, expriment l’autre aspect de l’intégration culturelle et religieuse des Illyriens. De plus, les jeux de gladiateurs, élément important de la civilisation romaine, s’intègrent dans les pratiques sociales des citadins.

15Toutefois, il faut noter que la civilisation romaine était plus apparente dans les régions où la présence des Romains s’avère considérable. Leur installation devient un facteur important dans la diffusion de la civilisation romaine.

La continuité

16Ainsi, la romanisation en Illyrie et en Épire démontre les intérêts militaires, économiques et politiques que les Romains nourrissaient pour ces territoires. La romanisation n’a cependant pas gagné de manière homogène l’ensemble du territoire et des populations.

17Les relations entre les territoires situés de part et d’autre de l’Adriatique et les actions politiques de la période républicaine influencèrent très peu la transformation des modes de vie et de la culture matérielle des Illyriens et des Épirotes. Jusqu’à la fin du Ier siècle avant notre ère, l’urbanisation ne connut pas de transformations considérables, pas plus que l’économie, la société et la culture matérielle dans son ensemble. Il s’agit surtout d’une période assez troublée par les guerres de conquête et pendant laquelle ces régions sont mal administrées par les gouverneurs romains. Il semble qu’il s’agisse d’une période de stagnation, pour ne pas dire de dégradation.

18Même si Rome avait acquis le contrôle militaire et administratif de l’Illyrie et de l’Épire, elle ne representait pas une force culturelle dominante à cette époque. Une longue coexistence entre Grecs et Illyriens a hellénisé ces régions bien avant l’arrivée des Romains. C’est pour cette raison que l’on parle de continuité parce qu’il est difficile de créer une ligne de séparation entre hellénisation et romanisation en ce qui concerne l’aspect culturel. De plus, Rome elle-même a subi un processus d’hellénisation.

19Le contrôle de ces territoires par Rome n’a pas tout de suite amené à un processus d’urbanisation et de centuriation puisque l’Illyrie et l’Épire avait déjà acquis un degré relativement important d’urbanisation. Le changement politique aussi fut graduel, puisqu’il laissa une certaine autonomie à de petits rois ou à des communautés. Ainsi, la vraie romanisation de l’Illyrie et de la Chaônie commence avec Auguste.

20Pendant les trois siècles de l’Empire, si les villes reçoivent l’empreinte de Rome, les villages, bien que le plus souvent intégrés dans le système routier romain, sont moins concernés par ce processus. La transformation des fermes indigènes en villae romaines est une autre conséquence de la présence économique de Rome. On peut pourtant affirmer que les campagnes ne s’organisent pas exclusivement autour des villae. Les sources anciennes nous informent sur l’importance de l’organisation de l’économie familiale chez les Illyriens et sur l’existence d’une nombreuse main d’œuvre libre qui coexistait avec l’esclavage. Dans les zones minières, cette main d’œuvre libre était exploitée par les Romains comme population expérimentée dans les travaux des mines. Ainsi, en Illyrie et en Épire l’économie s’appuie principalement sur l’exploitation des ressources locales.

21L’état actuel de la recherche ne permet pas de percevoir de transformations durables qui seraient le fruit du processus de romanisation dans le paysage rural. Cependant, cette conclusion repose sur une documentation archéologique des plus partielles.

22La circulation monétaire ne marque pas davantage de rupture. Dans ce contexte, Apollonia et Dyrrachium ont joué le rôle principal dans l’intégration de la monnaie romaine au milieu illyrien. La monnaie d’Apollonia a incarné le modèle romain le plus probant dans la région. Avec Dyrrachium, elle a joué en permanence un rôle de pont entre Rome et les Illyriens, comme en témoigne l’adaptation de la monnaie locale aux standards romains.

23L’épigraphie latine en Illyrie et en Épire n’a pas trouvé une très vaste diffusion. Ainsi le nombre d’inscriptions, comparé aux autres provinces romaines voisines, est insignifiant et la langue grecque continue à être utilisée. Même si les patronymes romains sont majoritaires, ils coexistent avec les patronymes grecs et illyriens. Par conséquent la tradition grecque et l’intégration d’éléments illyriens dans la société impériale ont créé une situation de multilinguisme en Illyrie.

L’Avenir

24Nous regrettons d’avoir été contraints d’en rester trop souvent à des généralités à propos de l’urbanisme et de l’interprétation des textes antiques, alors qu’il conviendrait de mettre au point une méthode de recherche sur le terrain, seule capable de multiplier les découvertes susceptibles d’apporter un nouvel éclairage aux textes et de poser des questionnements neufs.

25La ville et la campagne restent les domaines principaux à travers lesquels il serait possible de retracer la romanisation du territoire. Il existe une situation très contrastée entre les anciennes recherches sur les villes comparées à celles effectuées sur les campagnes. Les futures fouilles et prospections devraient se concentrer sur la campagne et compléter le cadre donné par les sources anciennes sur l’organisation de l’habitat rural. L’étude de la campagne nous semble en effet être la clef permettant non seulement de clarifier le rapport entre les villes et les villages mais aussi de fournir des réponses concernant la circulation monétaire, la diffusion de l’écriture latine et la dynamique migratoire de la population en relation avec le réseau routier mis en œuvre par les Romains. Ainsi, un programme archéologique centré sur les sites ruraux dessinera la carte de la géographie romaine de l’Illyrie.

26L’épigraphie se révèle un instrument important permettant de suivre non seulement la diffusion de l’écriture romaine mais aussi le degré d’adoption des statuts, de la religion et de la culture romaine par les autochtones. En effet, une étude plus approfondie de la religion de la période romaine apportera des éléments nouveaux sur les transformations et les continuités religieuses parmi ces populations.

27Il reste beaucoup à faire sur les monnaies, source importante pour l’histoire économique des Illyriens et des Épirotes. Un corpus de l’ensemble des monnaies romaines, surtout celles provenant d’un contexte archéologique défini, exposera le niveau de la monétarisation de l’économie. De plus, la numismatique illyrienne des deux derniers siècles avant notre ère pose divers problèmes d’ordre chronologique qui attendent une réponse.

28Le plus ardu dans notre étude a été la reconstruction du cadre économique à partir du matériel céramique. Le manque d’études de la céramique a conditionné nos conclusions. Dans les années à venir les analyses du matériel et les nouvelles trouvailles de fours à céramique vont permettre de proposer un panorama beaucoup plus clair des rapports entre les exportations et les productions locales. Les données archéologiques des zones rurales apporteront du matériel céramique qui permettra de distinguer les styles et les formes des productions campagnardes de leurs équivalents urbains.

29Finalement, cette étude permet de concevoir les Illyriens et les Chaônes de la période romaine comme formant une société en cours de transformation. Cette société s’intègre dans une nouvelle construction, celle d’un Empire. La romanisation des Illyriens et des Épirotes par l’imitation, l’assimilation et l’opportunisme leur a fait jouer le jeu selon les règles mises en place par les Romains. La région et les populations gardent une certaine originalité par rapport aux autres provinces de l’Empire romain. Dans d’autres pays, pour exprimer cette originalité du territoire et des populations dans le cadre de l’Empire romain, on a forgé les notions de « gallo-romain » en France ou de « romano-british » en Angleterre. Ces expressions ont pour but de montrer la symbiose qui a eu lieu entre la civilisation locale et la civilisation romaine. Peut-être serait-il temps d’utiliser la notion d’« illyro-romain » pour mieux concevoir les transformations et une certaine continuité qu’on a pu remarquer en étudiant ce territoire et ces populations durant les cinq siècles de l’Empire romain. La notion de culture illyro-romaine peut servir à montrer une interaction continue entre Illyriens et Romains mais pas une adaptation totale du style et des coutumes romaines, ni a fortiori une application unilatérale des cadres de la romanité.

30L’information principale que l’on peut tirer de ces analyses est que malgré la longue durée de la présence romaine en Illyrie et en Chaônie, il y eut finalement peu d’effets généraux sur la civilisation de cette région. La romanisation des Illyriens et des Épirotes est en effet mieux lisible dans la sphère individuelle et personnelle, comme on le voit dans les inscriptions et dans l’accueil réservé à certaines divinités romaines, indice des relations entre patrons et clients qui structurent les relations entre les élites romaines et illyriennes.

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