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La Construction du pouvoir local

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Eleonora Canepari

Conclusion

Texte intégral

1Au cours de cette recherche, les relations créées entre les élites et les couches populaires ont été interprétées comme des éléments clé du processus de construction du pouvoir politique. Le pouvoir municipal a été choisi comme objet d’analyse afin d’étudier une sphère politique qui n’est pas nécessairement associée à la cour pontificale. Ce travail propose un modèle de pouvoir local dont la clé de voûte est le rapport entre le haut et le bas de l’échelle sociale. Fondé sur des concepts liés au pouvoir relationnel (patron-client, entrepreneur et big man), ce modèle présente des caractéristiques analysées tout au long de ce travail, sur lesquels on souhaite revenir dans ces pages conclusives.

2L’élite municipale a notamment été décrite comme une classe ouverte. Le contexte politique et social de Rome à l’époque moderne, dont témoigne le statut de la ville daté de 1580 qui défini de façon ambiguë la figure du gentilhomme, explique en partie cette caractéristique. L’analyse de la distribution des offices capitolins a permis de mettre au jour l’ouverture du patriciat urbain. En effet, plusieurs officiers ne font pas partie des grandes familles nobles et n’obtiennent la charge qu’une seule fois. En outre on sait que la noblesse municipale se sent menacée et concurrencée par la noblesse pontificale (les curiales), dont l’existence contribue à faire de l’élite un groupe mobile, ouvert et changeant. Dans ce contexte, l’accès au Capitole se révèle être un enjeu fondamental tout au long de la période examinée, car s’il est un moyen d’anoblissement, il permet aussi aux officiers élus de gérer un ensemble de ressources bien plus nombreuses que celles qui lui ont permis de construire leur prééminence sociale. L’élection au Capitole représente ainsi la confirmation officielle d’un statut social acquis sur le terrain, par l’exercice de la médiation et la distribution de ressources locales. En effet, en considérant le patronage comme un système de contrôle et de distribution des ressources, ce travail a consacré une large place à l’étude de ce que les élites municipales sont en mesure de mobiliser. Il s’agit de ressources aussi bien matérielles qu’immatérielles. L’analyse des pratiques de recommandation et de garantie a notamment fait ressortir la figure du caporione qui joue parfois le rôle de médiateur entre les habitants du quartier et les autres autorités et devient ainsi, pour la population du rione, un référent incontournable.

3Toutefois, étant donné le fort turn-over (la charge de caporione ne dure que trois mois), l’autorité de l’officier municipal n’est jamais absolue. L’enquête a demontré que le quartier n’est d’ailleurs pas un espace où peut s’exprimer un pouvoir exclusif, d’où la fréquence des marques d’affirmation de l’autorité personnelle à l’échelle du quartier et les conflits qui se produisent lorsqu’elle n’est pas reconnue (par les habitants du rione mais aussi par les autres autorités de la ville). Puisqu’il faut notamment être un homme « illustre » du quartier pour devenir officier, il n’est pas étonnant que les membres des élites attachent autant d’importance à la construction d’une réputation à l’échelle locale et à la reconnaissance de leur autorité.

4Le rione est en effet un espace politique où plusieurs autorités se superposent : il suffit de penser aux nombreux offices attribués par le Capitole, mais aussi aux charges locales d’autres institutions comme les confréries. En outre, l’analyse de la distribution des charges a révélé qu’au sein de certains quartiers les grandes familles de l’ancienne noblesse municipale coexistent avec un contingent important de « non habitués ». Ces familles n’ont donc jamais l’exclusivité sur un rione : ce dernier ne devient jamais l’espace « privé » d’une famille, même le temps d’une année. L’analyse de la distribution des charges a montré que, pour étudier le processus de construction du pouvoir local et la formation de véritables domaines à l’intérieur des rioni, il est nécessaire de changer d’échelle et de considérer d’autres unités socio-territoriales, qu’on a appelé les structures topographiques du pouvoir local.

5L’étude des monti, de l’îlot et du palais en tant que structures sociales et topographiques a permis de mettre en évidence une continuité, mutatis mutandis, entre les résidences de la noblesse médiévale et les palais de la Renaissance et de l’âge baroque. Bien qu’elles perdent leurs structures défensives et ressemblent alors à de véritables fiefs urbains, les résidences nobiliaires de l’époque moderne continuent de représenter des centres de pouvoir local. Ils hébergent une population nombreuse – la famille noble et sa familia – , et sont le pivot autour duquel se constitue le réseau de clients. Ce dernier se construit tout d’abord dans le voisinage ; en effet, le noble est souvent propriétaire d’immeubles situés à proximité du palais, dans le complexe résidentiel. Les habitants des immeubles du complexe résidentiel tissent des liens entre eux, ce qui ressort en particulier de l’analyse du système de voisinage de la famille Cecchini. En effet, l’entourage proche du noble forme un réseau dense qui n’est pas uniquement composé de relations dyadiques.

6Sur le thème du contrôle et de la distribution des ressources matérielles, la plus grande partie de ce travail a été consacrée à l’étude des transactions économiques et sociales qui relient le noble à la population du quartier. Les échanges sont nombreux et s’articulent autour des biens des élites. Ils concernent en effet les locations d’immeubles, la gestion des domaines, les relations de crédit, le recrutement des salariés agricoles, etc. Les relations entre la noblesse et ses employés dépassent souvent le seul lien professionnel. On observe d’ailleurs un degré élevé de personnalisation dans les transactions économiques. La confiance joue en effet un rôle important : les membres de la familia empruntent parfois de l’argent à leurs patrons, sont soignés à leurs frais en cas de maladie ou assistés par eux lors d’un problème avec la justice, etc. L’exemple des vignerons est à ce titre intéressant : en restant longtemps au service d’une même famille, ils doivent avoir toute la confiance du propriétaire qui ne visite son vignoble que pour de courtes périodes. Enfin l’étude du livre de comptes d’Orazio Manili a montré que les rapports avec les salariés sont plutôt de « longue durée », et que l’insertion dans un réseau nobiliaire garantit à ces individus la possibilité de travailler de façon continue par l’exercice de tâches variées.

  • 1 Geertz 1979.

7De l’étude de ces échanges ressort ainsi un degré élevé de personnalisation des transactions, repérable grâce à plusieurs indices. On a d’abord signalé la répétitivité et la « longue durée » des échanges, signe du phénomène de clientélisation décrit par Clifford Geertz1 pour lequel la stabilité de la relation entre partenaires est centrale. La clientélisation est visible dans plusieurs transactions, comme celles qui impliquent un crédit. Les familles nobles ont par exemple des comptes ouverts chez des artisans et des commerçants pendant plusieurs années. La « longue durée » caractérise aussi les relations tissées entres les nobles et certains de leurs locataires, qui habitent longtemps le même appartement et qui, parfois, louent plusieurs logis à la même famille au fil des années. Les ventes ou achats de produits agricoles peuvent aussi être pris en exemples : dans les circuits de clients des familles de l’élite capitoline, les échanges s’étalent sur plusieurs années et concernent les produits issus de l’exploitation des casali de la campagne romaine.

8L’existence de liens entre les clients et la présence d’intermédiaires constituent d’autres indices du degré élevé de personnalisation dans ces rapports. Plusieurs livres de comptes en attestent, comme celui de Tarquinio Santacroce. Les relations qui se développent autour des paiements l’illustrent parfaitement : le cas de la domestique qui reçoit son salaire avec l’argent du loyer d’un locataire de la famille pour qui elle travaille ; le boulanger qui fournit du pain à un artisan au service du noble pour rembourser partiellement son compte ; le vigneron chargé de payer les salariés agricoles qui ont travaillé pour un noble, etc. Le recours à des intermédiaires est particulièrement fréquent dans le processus de recrutement des domestiques et des salariés agricoles. Pour ces derniers, on a constaté un recrutement « à la chaine ». En effet, les individus partagent souvent une même origine géographique (venant des villages de l’État pontifical et des Abruzzes en particulier) et sont liés entre eux par des relations comme la parenté ou le crédit. Le contact entre le propriétaire du domaine et les salariés est souvent établi par un salarié déjà embauché, qui présente et recommande au noble les habitants de son village qui recherchent du travail.

  • 2 Wolf 1966.
  • 3 Hannerz 1983.

9La superposition des transactions et des rôles – c’est-à-dire la nature « manystranded » de la relation, ainsi définie par Eric Wolf2 – constitue une dernière preuve de la personnalisation des transactions et de l’existence de liens relevant du modèle patron-client. Un grand nombre d’exemples l’atteste : membres de la familia et locataires qui sont aussi acheteurs des produits des domaines ; commerçants qui vendent des produits à une famille noble et lui prêtent aussi de l’argent ; voisins qui sont aussi locataires et clients pour le vin vendu par le noble, etc. La superposition des rôles – c’est à dire des « engagements situationnels finalisés », pour reprendre la définition d’Ulf Hannerz3 – est un indice fort de l’existence d’un réseau constitué autour de la famille noble, grâce auquel elle acquiert et conserve une position de prééminence sociale à l’intérieur d’un espace urbain comme le rione où l’îlot.

10L’étude de cas de la famille Velli dans le rione Trastevere, a permis d’éclairer la construction d’une clientèle à l’échelle d’un quartier comme partie intégrante d’une stratégie politique d’ancrage local. On a tout d’abord établi une correspondance entre le profil socio-économique du quartier, à fort vocation agricole (une « campagne intra muros » riche de vignes et de jardins), et les activités sur lesquelles les Velli construisent leur richesse (exploitation des domaines à la campagne et vente de produits agricoles). Le profil professionnel des habitants répond à cette structure urbaine semi-rurale, car on compte un grand nombre d’individus actifs dans les secteurs agricole et alimentaire (comme des vignerons, des boulangers et des épiciers), mais aussi dans les domaines liés à la présence du port (porteurs et tonneliers par exemples). À Trastevere, les ouvriers représentent 70 % des actifs travaillant dans l’agriculture, et près de 1/3 dans l’ensemble des métiers. La famille Velli, issue de l’ancienne noblesse municipale, se distingue aussi pour sa vocation agricole. Son activité principale concerne la gestion de ses terres, exploitées le plus souvent en faire-valoir direct, et le commerce des produits de l’agriculture et de l’élevage (beurre, vin, fromage, herbages). La carrière politique de cette famille est exclusivement municipale ; aucun membre n’entame une carrière ecclésiastique – à l’exception de Pietro, membre de la dernière génération. Leur stratégie politique vise principalement le gouvernement municipal et passe par un contrôle du territoire local.

11Fortement ancrés dans le rione, les Velli sont au centre d’un réseau de familles appartenant à l’élite municipale locale. Le palais familial constitue d’ailleurs l’un des centres d’agrégation de ce réseau (l’arco dei Velli est un des lieux de sociabilité du quartier). En outre, les Velli sont au centre d’un circuit de clients qui compte surtout des habitants du quartier – aubergistes, buchers, détaillants de fruits, jardiniers, pizzicagnoli, etc. – et qui se caractérise par un degré élevé de personnalisation. Dans ce circuit, on identifie en effet les indices mentionnés précédemment : la répétitivité et la « longue durée » des transactions, l’existence de liens entre les clients et la superposition des rôles. On a surtout mis en évidence la nature locale de ce réseau qui se concentre surtout, non pas exclusivement, dans le rione Trastevere. L’analyse des lieux de résidence et de travail des clients des Velli montre que, dans la majorité des cas, ce sont des habitants du quartier.

12Grâce à la reconstruction de l’histoire de la famille, on observe que son déclin a pour origine un changement de stratégie politique et l’abandon des activités commerciales. Lorsque la dernière génération abandonne progressivement les activités agricoles et les échanges commerciaux, pour entamer des carrières militaires et ecclésiastiques qui ne mobilisent pas les relations sociales et commerciales du quartier, on assiste à l’appauvrissement irréversible de la famille.

Notes

1 Geertz 1979.

2 Wolf 1966.

3 Hannerz 1983.

© Publications de l’École française de Rome, 2017

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