1Les études consacrées à plusieurs pontificats, a fortiori sur plusieurs siècles, ne peuvent éviter les raccourcis, les oublis voire, dans le pire des cas, les anachronismes. La difficulté est accrue pour les premiers siècles du Moyen Âge dont les sources sont rares, souvent retouchées, parfois invérifiables. La construction de l’autorité pontificale, de Grégoire le Grand à Grégoire VII, ne fait pas exception. Cette étude attirait l’attention sur les relations entre l’évêque de Rome et les élites politiques, sociales et religieuses de l’Adriatique orientale dans une période marquée par de profonds bouleversements politiques. L’espace considéré, la Dalmatie, cette ancienne province romaine sous administration byzantine convoitée par les puissances franques, vénitiennes et normandes, dont on peine à déterminer la géographie mouvante jusqu’à l’affirmation de l’imperium croate aux X^e-XI^e siècles, a révélé les incertitudes et l’influence du contexte géopolitique, ecclésiologique, ethnique et social auxquelles durent s’adapter les papes successifs.

2La complexité d’une monographie sur l’autorité pontificale en Dalmatie sur près de sept siècles explique les inévitables lacunes de cette recherche. En effet, il serait nécessaire d’approfondir l’étude des réseaux, notamment francs et vénitiens, sur lesquels s’est appuyée la papauté aux IX^e et X^e siècles pour imposer son autorité sur les Églises dalmato-croates, convaincre le pouvoir croate et finalement obtenir, en 1075, le serment de fidélité du roi Zvonimir. Parmi les questions qui restent ouvertes, il y a celle de la Dalmatie byzantine, puisque l’aristocratie croate relève de l’empire, comme le montre l’exemple du banus et protospataire impérial donateur d’une église au monastère de Saint-Chrysogone vers 1040 : comment concilier cette réalité administrative avec le tropisme romain de plus en plus marqué ? Et comment expliquer que l’administration byzantine n’ait visiblement manifesté aucune réaction à cette nouvelle forme de romanisation ? Il faudrait examiner plus précisément l’impact de cette évolution sur les relations entre les puissances présentes dans l’espace adriatique. Les nouveaux rapports entre le royaume dalmato-croate et la papauté ne peuvent pas ne pas avoir eu de conséquence sur l’équilibre des souverainetés, notamment vénitiennes et normandes. D’autres questions attendent encore leurs réponses, notamment celle de la place du roi croate dans le conflit grandissant entre l’empereur Henri IV et le pape Grégoire VII. Le couronnement du roi croate Zvonimir en 1075 s’inscrit-il dans le cadre de ce conflit ? A-t-il des arrière-plans politiques qui dépassent les seules relations entre la Croatie et Rome ? En attendant ces recherches complémentaires, je souhaiterais souligner quelques acquis importants.

I. Le pragmatisme pontifical

3Le contexte politique de l’Adriatique orientale, l’affirmation tardive de l’imperium croate et l’essor des monastères bénédictins ont construit peu à peu un cadre privilégié pour l’action de la diplomatie pontificale. Mais il est extrêmement difficile, nous l’avons vu, de déterminer le rôle de la papauté dans ces différents processus : les a-t-elle en partie suscités, accompagnés, favorisés ? Ou s’est-elle progressivement adaptée à l’évolution politique et sociale de la Dalmatie avec plus ou moins de réussite ? Il est impossible de répondre catégoriquement à ces questions complexes. Toutefois, une vue d’ensemble démontre l’influence croissante de l’Église de Rome sur l’espace dalmato-croate. Le XI^e siècle constitue, comme on pouvait s’y attendre, un « moment » particulier dans cette évolution qui favorisa la mise en place de la réforme « grégorienne » en Dalmatie-Croatie. Mais il ne faudrait pas en exagérer l’importance en cherchant les signes d’une « politique » ou d’une « stratégie » dalmates de la papauté avant le XI^e siècle. Les hésitations et les revirements de la diplomatie pontificale démontrent l’absence de doctrine claire à l’égard des Églises slaves jusqu’au X^e siècle. Comme l’écrit Charles Pietri pour des époques plus hautes et d’autres contextes, « Rome improvise largement, avec beaucoup de pragmatisme »1.

4L’importance culturelle et ecclésiologique des conciles spalatins de 925 et 928, dont l’authenticité est par ailleurs douteuse, exprime tout au plus la volonté romaine d’imposer la liturgie latine et la suprématie de la métropole de Split. Rien ne permet de déceler, du moins pas avant le XI^e siècle, une volonté de soumettre le pouvoir et les Églises dalmato-croates à l’autorité pontificale. Le tournant de l’an mil marque une première étape importante : la refondation du monastère Saint-Chrysogone de Zadar sous l’autorité cassinésienne, en 986, et le soutien progressif des élites dalmato-croates à l’essor du monachisme bénédictin et à l’organisation des conciles, à partir des années 1030, illustrent, en même temps qu’ils y contribuent, les mutations politico-sociales que connaît le royaume de Dalmatie-Croatie. Ces éléments doivent être mis en relation avec la nouvelle politique de la papauté2 en Europe centrale et orientale au tournant de l’an mil3. Ils favorisent la diffusion des idées réformatrices en Dalmatie et constituent un cadre propice pour les missions des légats apostoliques à partir des années 1050. Mais ils ne sont pas l’expression d’une stratégie préconçue. Ils sont rendus possibles par l’évolution politique et sociale du royaume et des Églises dalmato-croates, et par la réécriture des origines de la Dalmatie chrétienne fondée sur l’apostolicité du christianisme salonitain, sur la suprématie de la métropole de Split et sur la culture bénédictine. Cette évolution, qui aboutit au serment de fidélité du roi croate Zvonimir au pape Grégoire VII en 1075 et à une forme de « vassalité » à l’égard de l’autorité romaine4, a une double conséquence historiographique.

II. Écrire l’histoire du royaume dalmato-croate

5Elle invite d’abord à reconsidérer la question de la « vassalité » du royaume dalmato-croate à l’égard de la « suzeraineté » pontificale. Si le couronnement et la fidélité de Zvonimir firent du roi croate un des principaux alliés du pape Urbain II, le successeur de Grégoire, à la veille de la première Croisade en Orient, il est difficile de déterminer si cette alliance a renforcé la cour croate ou précipité sa chute et hâté la transition hongroise, comme le suggèrent les Gesta regum slavorum du prêtre de Docléa. Le renforcement de cette alliance, qui peut être considéré comme un succès pour la diplomatie grégorienne, ne dissimule pas la fragilité et les tensions du royaume de Zvonimir mais il révèle que le pouvoir croate s’était affirmé peu à peu comme un acteur incontournable du nouvel équilibre géopolitique qui se mit en place dans l’Adriatique orientale. La documentation transmise par le Codex Diplomaticus Dalmatie, Croatie et Slavonie délivre en effet de nombreuses informations sur l’organisation, les hiérarchies et la diversité de la société dalmato-croate, ainsi que sur la spatialisation progressive de l’imperium royal ; j’oserais le terme de « curialisation » du pouvoir croate pour décrire un processus qui atteignit son aboutissement dans la seconde moitié du XI^e siècle sous les règnes de Krešimir IV et de Zvonimir. On aurait donc tort de ne voir dans cette « vassalité » qu’une forme de « soumission » du royaume dalmato-croate à la papauté. L’institutionnalisation du lien avec Rome a aussi constitué un fondement durable du royaume et – j’ose le mot – de « l’identité » dalmato-croate. Il n’est pas dans mon intention de conforter les mythes politiques du mouvement national qui voit dans le royaume de Dalmatie-Croatie l’avènement de la première Croatie indépendante. Les sources internes et externes du Ducatus et du Regnum croates démontrent que l’image d’une entité territoriale unifiée et d’une continuité dynastique entre le IX^e et le XI^e relève davantage de la légende nationale que de l’histoire. Mais l’étude des sources diplomatiques et matérielles met aussi en garde contre les excès d’un hypercriticisme historiographique qui se focaliserait sur le problème linguistique de la désignation des « Croates », qui ferait des rois croates des souverains de papier ou qui négligerait l’organisation progressive du pouvoir croate et l’intérêt qu’il pouvait représenter pour les autres puissances. Elle démontre enfin que la papauté a joué un rôle déterminant dans la production et la stabilisation d’un espace curial qui affirma son identité dans un soutien « féodal » au renforcement de l’autorité pontificale dans l’ancienne Dalmatie byzantine, qui constitue un volet régional encore méconnu de la réforme « grégorienne » en Méditerranée.

III. La réforme « grégorienne » et l’exemple dalmate

6L’objectif de cette étude n’était pas de faire une histoire des entités politiques dalmato-croates, ni de faire une histoire ecclésiastique de la région. Il s’agissait 1) de mettre à jour les mécanismes de légitimation de l’autorité pontificale et du ducatus puis du regnum dalmato-croates dans un jeu subtil d’échanges et d’intérêts partagés, de part et d’autre de l’Adriatique ; 2) de montrer comment la papauté est parvenue à construire et à faire accepter son autorité dans un monde qui attirait de nombreuses convoitises et où se heurtaient de nombreux pouvoirs ; 3) de tenter de comprendre quel type d’autorité était susceptible d’être imposé – ou mieux, de s’imposer – aux autres pouvoirs dans un monde hétérogène où coexistaient plusieurs langues, cultures et mémoires différentes, et où l’Église de Rome n’avait jamais exercé de pouvoir durable. Ainsi, il est apparu que le renforcement de l’autorité pontificale dans la Dalmatie croato-byzantine, qui commença plusieurs décennies avant le pontificat d’Hildebrand, s’inscrit parfaitement dans le contexte de la réforme dont on situe généralement l’exorde sous Léon IX, au moment où les nouveaux rapports de force et la rupture avec l’Orient byzantin redéfinissaient l’influence de la papauté. Il illustre donc ce phénomène religieux et social global qui parvint à transformer l’autorité « traditionnelle » du pape (garantir et faire respecter la tradition et l’enseignement de la doctrine chrétienne) en pouvoir « universel ».

7Cette évolution doit beaucoup à l’action des milieux monastiques réformateurs, à la multiplication des fondations bénédictines et à l’influence croissante du Mont-Cassin dans l’espace adriatique, aussi bien dans le nord des Pouilles que sur les îles et les côtes dalmates. L’abbaye campanienne, qui était devenue l’un des fers de lance du mouvement réformateur, parvint, en moins d’un siècle, à développer ses relations avec les élites dalmato-croates, tout en profitant du soutien des évêques de Zadar, la capitale administrative, et de Split, la métropole ecclésiastique de la région. Le rôle déterminant de ces évêques dans la redéfinition et l’extension de la sphère des res ecclesiae met en valeur la dimension socio-institutionnelle de la réforme de l’Église dalmate dont les papes s’assurèrent, par le truchement des légats apostoliques ou des appels en cour de Rome, l’exclusivité de la reconstruction.

8Tous ces éléments doivent beaucoup à la mise en œuvre de pratiques discursives qui créèrent, diffusèrent et recréèrent sans cesse cette nouvelle forme de pouvoir universel. Les différents types d’écrit mobilisés (diplomatiques, épistolaires, littéraires, liturgiques, hagiographiques, juridiques, conciliaires, historiographiques…), remplirent en effet une fonction essentielle dans la diffusion des idées, la définition des normes et la construction de la réforme. Les lettres privilèges, notamment, contribuèrent à rendre « présente » l’autorité du pape en élargissant progressivement « l’horizon juridictionnel pontifical »5 au royaume de Dalmatie-Croatie. Elles permirent de transformer la proclamation de la souveraineté pontificale en une véritable territorialité – via notamment la construction de la métropole de Split et l’imposition progressive d’une liturgie en langue latine et d’une mémoire apostolique. Elles montrent finalement que l’établissement d’un ordre féodal entre le roi Zvonimir et le pape en 1075 va beaucoup plus loin que la simple reconnaissance de l’autorité suprême du pape, car elle modifie la nature des relations entre le pape et les souverains.

9Ces éléments, parmi tant d’autres, démontrent que la Dalmatie-Croatie fut bien, dans la seconde moitié du XI^e siècle, un des « faciès »6 régionaux de la réforme universelle de l’Église. Ils mettent aussi en évidence l’intérêt d’étudier ces « trajectoires régionales »7 pour analyser l’extension de l’autorité pontificale en Méditerranée, qui doit beaucoup à la capacité d’adaptation de la diplomatie pontificale dans un contexte géopolitique et social en pleine mutation.

IV. De la Dalmatie à la Méditerranée « grégoriennes » ?

10Dans son dernier ouvrage Faut-il vraiment découper l’Histoire en tranches ?, Jacques Le Goff soulignait les limites voire les abbérations de la périodisation académique. L’étude de l’autorité pontificale en Dalmatie du IV^e au XI^e siècle démontre, une fois de plus, que les « découpages » traditionnels et les bornes chronologiques, qui sont d’ailleurs perçus différemment d’un pays à l’autre, sont parfois mal adaptés à l’analyse des processus historiques. L’Antiquité tardive et le haut Moyen Âge – tout à la fois « antiques » et « médiévaux » suivant le thème et le lieu considérés – en font encore trop souvent les frais. La construction de l’idéologie et de la diplomatie ponficales en Méditerranée suppose la prise en compte, sur le long terme, du contexte culturel, religieux et social de la Péninsule italienne et de son environnement géo-politique. Faut-il y voir la mise en place d’une des premières formes de mondialisation ? Le Goff avait identifié plusieurs étapes caractéristiques du processus de mondialisation : « la première consiste en la communication. La mise en rapports de régions et de civilisations qui s’ignoraient ; la seconde est un phénomène d’absorption, de fusion »8. Sans que l’on puisse parler de « mondialisation » du pouvoir pontifical, le processus qui conduit à la réforme « grégorienne » marque une extension sans précédent du pouvoir pontifical en Méditerranée qui finit par intégrer de nombreux territoires extérieurs au patrimoine de Saint-Pierre et à établir une forme de « suzeraineté » pontificale sur les royaumes de Méditerranée. Par leur souplesse et leur propension au dialogue à distance, et par les multiples acteurs qu’elles impliquent, les pratiques discursives, notamment épistolaires, posèrent les conditions d’une communication nouvelle entre les rives de l’Adriatique, d’un dialogue à construire et répéter sans cesse, à la fois vecteur et laboratoire d’une autorité partagée sur un royaume « aux limites » mouvantes « du monde » catholique9. Le renforcement de l’autorité pontificale en Dalmatie, qui trouve ses racines dans la période pré-grégorienne, illustre donc aussi la construction d’un équilibre religieux et géopolitique qui accompagne le mouvement réformateur bénédictin et qui, à travers une approche régionale, nous plonge au cœur du mécanisme de légitimation de l’autorité pontificale en Méditerranée et d’un réaménagement du monde chrétien10.

11La mise en place d’un espace maritime et côtier sous influence pontificale dans l’Adriatique orientale (qui gagnerait à être comparée avec l’espace tyrrhénien contemporain) ne signifie pas le retour à une approche strictement « régionale » des rapports entre la papauté et les différentes entités politiques de la Méditerranée : cette approche historiographique, qui a été favorisée par l’évolution des études sur la réforme « grégorienne » et par des histoires « identitaires », doit être dépassée dans la mesure où elle tendrait à réduire l’extension de l’autorité pontificale à la protection des nouveaux royaumes, le fameux « cuscino di sicurezza » pour reprendre une métaphore encore utilisée par une certaine historiographie italienne11. Si la constitution de cet espace géopolitique de sécurité est bien un élement essentiel de la réforme « grégorienne », il faut y voir avant tout les prémices d’un dominium mundi sur la Méditerranée qui nous invite, pour finir, à regarder fonctionner la géographie non comme un horizon extérieur à conquérir mais comme un horizon culturel, social et politique à construire et reconstruire sans cesse. C’est là, je crois, un point essentiel du projet universel de la papauté grégorienne. La géographie de la réforme, qui sut composer avec d’autres influences et représentations du monde12, est moins autocentrée que la géographie impériale. Elle construit un dominium qui inaugure un nouveau rapport au monde et nous invite à observer le monde chrétien depuis les périphéries qu’elle construit, en l’occurrence depuis l’Adriatique orientale.

12Ce renversement de la perspective nous invite à reconsidérer les transferts de propriété et les actes de donation au bénéfice du Patrimoine de Saint-Pierre ou des monastères bénédictins. Loin d’être anecdotiques ou conjoncturels, ils révèlent un rouage essentiel de ce processus. Ils démontrent que le rapprochement entre le pouvoir croate, les élites dalmato-byzantines et les institutions ecclésiastiques traduit une forme de collaboration religieuse, politique et sociale où l’on peut voir l’un des fondements de la Croatie médiévale. Cette compétition maîtrisée13 donne naissance à un espace partagé, commun aux différentes composantes de la jeune société dalmato-croate. Elle n’empêche pas les contestations ou les violences internes. Au contraire, elle s’en nourrit en démontrant la nécessité d’accroître le champ des collaborations entre le pouvoir royal (croate), les élites citadines (byzantines) et les institutions ecclésiastiques soutenues par l’Église de Rome (latine).

13Dans ce contexte, on voit bien que la chute du royaume dalmato-croate à la fin du XI^e siècle n’avait guère d’importance. Si sa disparation n’était pas l’objectif de la diplomatie pontificale, elle fut probablement vécue par la papauté comme un événement secondaire, comme le montre la médiation des légats pontificaux auprès du nouveau maître de la Dalmatie, le roi hongrois Ladislas, qui s’empressa d’écrire à l’abbé du Mont-Cassin Oderisius.

V. La mémoire dalmate de l’Italie

14Je terminerai en ajoutant que l’emprise croissante de l’Église de Rome sur le royaume de Dalmatie-Croatie au XI^e siècle s’inscrit dans la riche histoire des échanges culturels, religieux et diplomatiques entre les deux rives de l’Adriatique. Le développement des relations entre les Églises italiennes et dalmates a favorisé ces échanges, ainsi que l’implantation de Dalmates en Italie. La quasi-absence de sanctuaire dalmate dans la Péninsule avant le XV^e siècle14 montre les limites des migrations dalmates dans l’Italie médiévale, malgré les exemples de Devia et Peschici dans le nord des Pouilles. La prise de Constantinople de 1453 et l’extension de la présence ottomane dans les Balkans entraînèrent en revanche une importante migration croate aux XV^e et XVI^e siècles dans la province de Campobasso où résident encore aujourd’hui quelques miliers de Croates15. Cette minorité cultive une langue singulière, le « croate du Molise » aussi appelé naš jezik (« notre langue »)16, qui contribue à la richesse de la vie sociale, culturelle et universitaire italienne17.

15L’Italie d’aujourd’hui garde de multiples traces de ses relations privilégiées avec la Dalmatie médiévale. Si l’histoire conquérente de Venise dans l’Adriatique explique la présence de nombreux ouvrages et manuscrits dalmates à la Biblioteca Marciana, il faut citer également l’exemple, moins connu en France, du « fonds dalmate Cippico-Bacotich » réalisé au début du XX^e siècle et conservé à la bibliothèque du Sénat à Rome, qui constitue l’une des plus importantes collections d’Italie consacrées à l’histoire de la Dalmatie18.

16Plusieurs églises romaines conservent aussi des signes explicites de la présence dalmate en Italie. Outre les mosaïques du baptistère du Latran évoquées plus haut, l’église San Girolamo dei Croati a Ripetta, construite sur les bords du Tibre à Rome par Martino Longhi en 1588-1589, célèbre le souvenir des papes dalmates et des personnages originaires de Dalmatie ayant marqué l’histoire du catholicisme. Le pape Sixte V, fils d’une modeste famille d’Ancône originaire de Dalmatie, avait décidé de reconstruire l’église dont il avait été le titulaire cardinalice de 1570 à 1585, avec pour objectif d’y transférer les reliques de saint Jérôme qui se trouvaient, selon une tradition hagiographique du XIII^e siècle, à la Basilique de Sainte-Marie-Majeure. Le thème iconographique de la décoration picturale mêle la mémoire de saint Jérôme à celle du souverain pontife. Le projet d’ensemble, dessiné par Giovanni Guerra, fut réalisé par plusieurs artistes dont Antonio Viviani d’Urbino, Andrea d’Ancona et Paris Nogari : dans la nef centrale, quatre fresques attribuées à Avanzino Nucci représentent « Domnio archevêque de Salone », « Rainerius archevêque de Split » et Cyrille et Méthode « archevêques des Slaves ». La décoration ne fut terminée qu’au milieu du XIX^e siècle. Pietro Gagliardi y exécuta une grande fresque, Il trionfo della chiesa militante in virtù della Croce, qui représente des saints de l’Illyrie romaine et exalte l’identité catholique sur laquelle se fonde en partie la Croatie contemporaine. L’histoire de l’autorité pontificale en Dalmatie permet de mieux comprendre pourquoi.