Introduction

1Fragmentaire et recomposée en fonction de celle de Rome, telle est perçue l’histoire des royaumes d’Afrique du Nord, retracée par St. Gsell dès le début du XX^e siècle dans son Histoire ancienne de l’Afrique du Nord, parue en huit volumes. Monumentale, son œuvre demeure incontournable et près d’un siècle après sa parution, force est de constater qu’aucun historien ne s’est attaché à actualiser une telle synthèse en se fondant sur les résultats des recherches archéologiques effectuées en terres marocaines, algériennes et tunisiennes.

2Nombre de chercheurs se sont néanmoins employés à documenter l’histoire antique de cette région et l’historiographie montre à quel point l’époque préromaine a toujours suscité un vif intérêt. Encore visible dans le paysage à travers les majestueux tombeaux des rois numides et maures, l’Afrique préromaine semblait empreinte de riches influences méditerranéennes et de particularismes locaux que l’on peinait à cerner. La manière dont elle fut qualifiée en témoigne : libyco-berbère ou protohistorique pour les uns, phénicienne, punique ou encore hellénistique pour les autres.

3G. Camps, entre les années 1960 et 1980, a tenté de définir cette identité en étudiant notamment les dynasties royales maure et numide. Il a consacré en 1960 un ouvrage à la Numidie du II^e siècle av. J.-C., dont le sous-titre, Massinissa ou les débuts de l’histoire, rend compte du rôle primordial qu’il attribue, avec raison, à ce souverain dans la constitution de ce royaume. Dans la lignée de St. Gsell, il a allié l’étude des textes anciens et des vestiges alors connus, tels les monuments funéraires et les nécropoles de Gunugu (Gouraya), de Chullu (Collo) et d’Igilgili (Djidjelli, actuelle Jijel) en Algérie, mais aussi de Vaga, de Bulla Regia et de Thugga (Dougga) en Tunisie. L’historien s’est ainsi essayé à restituer l’évolution des territoires dominés par les monarques nord-africains, dépassant les difficultés inhérentes au fait que les frontières des royaumes n’étaient ni stables, ni rigoureusement tracées.

4Les travaux de géographie historique menés par J. Desanges dès les années 1960 ont constitué une avancée essentielle dans la connaissance des aires de peuplement et des structures traditionnelles de cette Afrique préromaine. Car si la numismatique et l’épigraphie ont confirmé l’existence de ces royaumes, l’analyse est demeurée principalement fondée sur la tradition littéraire.

5 Cette analyse bénéficie des écrits de Polybe, contemporain des faits qu’il rapporte et qui assiste lui-même aux campagnes de Scipion Émilien en Afrique, côtoyant à cette occasion des hommes politiques africains, tel Massinissa. Elle peut également s’appuyer sur les récits de César pour le déroulement des guerres civiles romaines sur le sol africain, ou encore sur le Bellum Africum dont l’auteur, s’il reste inconnu et juge le roi numide Juba I avec sévérité, expose les faits de manière claire et précise. Enfin, Salluste, s’il n’est pas contemporain du Bellum Iugurthinum qu’il décrit, est néanmoins gouverneur de l’Africa nova à partir de l’an 46 av. J.-C. et son témoignage, malgré son caractère sélectif et tendu vers l’effet littéraire, reste très précieux.

6Il n’en demeure pas moins que les royaumes nord-africains n’apparaissent dans la tradition littéraire qu’à partir du moment où ils sont impliqués dans les grands conflits méditerranéens, en l’occurrence la deuxième guerre punique. Les textes, majoritairement postérieurs aux événements évoqués, focalisés sur le déroulement des faits militaires, empreints de propagande et finalement de confusions, révèlent la méconnaissance générale de l’histoire de ces contrées par les auteurs grecs et latins. Le réexamen de cette documentation par J. Desanges a abouti à une identification des compilations respectivement utilisées par Tite-Live, Appien, Plutarque, Pline l’Ancien, Strabon ou encore Pomponius Mela, permettant de clore certains des nombreux débats qui ont porté sur la localisation des fleuves, des caps et des cités mentionnés ou sur la datation des événements rapportés.

7Dans les années 1950 et 1960, la connaissance des royaumes nord-africains a également progressé grâce aux corpus des inscriptions puniques, néopuniques et libyques établis par J.-G. Février et L. Galand et parus dans les Inscriptions antiques du Maroc en 1966, mais aussi au Corpus Nummorum Numidiae Mauretaniaeque de J. Mazard publié en 1955. Ces ouvrages constituent aujourd’hui encore des outils d’analyse fort utiles que de nouvelles datations ou identifications ont enrichis, telles celles fournies par J. Alexandropoulos en 2000 dans son étude intitulée Les monnaies de l’Afrique du Nord antique.

8Les recherches de terrain étaient alors en pleine expansion et apportaient de nouvelles données sur les sites occupés à l’époque préromaine.

9En Algérie, A. Berthier menait des fouilles archéologiques à Cirta (Constantine) et à Tiddis, où il mettait au jour des quartiers d’habitation et quelques sépultures datables des II^e-I^er siècles av. J.-C. ; J. Baradez et P. Cintas, suivis de M. Bouchenaki et S. Lancel, dégageaient à Tipasa une série de tombes datées entre le V^e siècle et le I^er siècle av. J.-C. ; J.-P. Morel documentait pour la première fois l’histoire de la cité d’Hippo Regius (Hippone, actuelle Annaba) aux II^e-I^er siècles av. J.-C. par le biais de sondages stratigraphiques ; G. Vuillemot, dès les années 1950, appliquait les nouvelles méthodes scientifiques de l’archéologie et effectuait des fouilles et des prospections sur la côte oranaise, mettant en évidence l’existence de plusieurs établissements préromains.

10L’activité archéologique était tout aussi florissante au Maroc où, après les travaux pionniers de L. Chatelain et R. Thouvenot qui atteignaient dès les années 1930-1940 des niveaux archéologiques antérieurs à l’époque romaine1, les fouilles se développaient sous l’égide de M. Tarradell, précurseur de l’emploi de la méthode stratigraphique, d’A. Luquet, de M. Ponsich, d’A. Jodin, de J. Boube ou encore de M. Euzennat. Les établissements de Lixus, Tamuda, Sidi Abdeslam del Behar, Emsa, Volubilis, Kouass, Banasa, Rirha, Sala et plusieurs sites de la région de Tanger faisaient dès lors l’objet de sondages jusqu’aux strates préromaines, tandis que les campagnes de prospection se multipliaient. L’investissement de l’École française de Rome dans la recherche archéologique au Maroc débouchait parallèlement sur la création d’une nouvelle mission à Thamusida où les sondages de J.-P. Morel sont parvenus jusqu’aux niveaux originels de la cité.

11Les recherches de terrain ont perdu de leur intensité dans les années 1970-1980 et la documentation préromaine alors acquise ne concernait que quelques sites : celui d’Iol (Cherchell), où les fouilles dirigées dans les années 1970 par N. Benseddik et T. W. Potter constituaient les derniers travaux en la matière sur le territoire algérien, ceux de Mactar et de Bulla Regia en Tunisie, dans le cadre de missions archéologiques franco-tunisiennes auxquelles se sont notamment associés C. et G.-Ch. Picard, A. Beschaouch, H. Broise, R. Hanoune et Y. Thébert. Enfin, au Maroc, les prospections franco-marocaines réalisées sous la responsabilité de R. Rebuffat et d’A. Akerraz permettaient d’identifier de nouveaux sites d’époque préromaine dans le bassin de l’oued Sebou, tandis qu’un programme de recherche archéologique voyait le jour à Zilil (Dchar Jdid), sous la direction conjointe de N. El Khatib-Boujibar et M. Lenoir. Ce programme n’a pas seulement renouvelé les perspectives d’étude sur la Maurétanie occidentale des III^e-I^er siècles av. J.-C., il a aussi contribué parallèlement à l’essor de l’archéologie marocaine, en formant des étudiants et jeunes chercheurs dont la plupart assume aujourd’hui la responsabilité des missions portées par l’Institut National des Sciences de l’Archéologie et du Patrimoine de Rabat (INSAP).

12 Pas moins de onze programmes de recherche mis en place durant ces deux dernières décennies au Maroc ont apporté des données complémentaires sur les niveaux d’occupation d’époque préromaine. Des chercheurs marocains ont effectué des fouilles de sauvetage à Khédis (Rabat), Raqqada (Lixus), ou encore à Ksar Sghir (Dhar Aseqfane), tandis que des chercheurs espagnols ont dégagé les vestiges de l’antique Rusaddir dans un quartier de Melilla (dir. N. Villaverde Vega). Sept autres programmes de recherche ont fait appel aux collaborations internationales entre le Maroc et la France, l’Espagne ou l’Italie : ceux de Banasa (dir. R. Arharbi, É. Lenoir), de Rirha (dir. L. Callegarin, M. Kbiri Alaoui), de Lixus (dir. C. Aranegui Gascó, M. Habibi et H. Hassini), de Thamusida (dir. A. Akerraz et E. Papi), de Tamuda (dir. J. Verdugo Santos et Z. Mehdi), de Kouass (dir. V. Bridoux et M. Kbiri Alaoui) et la mission consacrée aux monuments religieux de Maurétanie tingitane (dir. A. El Khayari, A. Ichkhakh et V. Brouquier-Reddé).

13À cette documentation issue du Maroc se sont ajoutées de nouvelles informations sur l’époque préromaine en Tunisie, notamment fournies par les prospections poursuivies dans le nord-ouest tunisien par N. Ferchiou, par l’étude des inscriptions de Thugga dans le cadre de programmes mis en place par l’Institut National du Patrimoine de Tunis (INP) et l’UMR 5607 du CNRS (Ausonius, Bordeaux), par des fouilles menées sous le forum et dans les maisons de cette même cité (dir. M. Khanoussi et V. M. Strocka), ainsi qu’à Bulla Regia (H. Ksouri), à Zama Regia (dir. A. Ferjaoui et P. Bartoloni) et à Althiburos (dir. N. Kallala et J. Sanmartí).

14L’ensemble de ces résultats offrait la possibilité d’aborder d’un œil nouveau l’histoire des royaumes d’Afrique du Nord depuis la fin de la deuxième guerre punique jusqu’en 33 av. J.-C., date de la mort de Bocchus II, dernier souverain de la dynastie maure. Après la période dite de l’interrègne (33-25 av. J.-C.), Rome place en effet le descendant de la branche royale numide, Juba II, à la tête de la Maurétanie, avant d’annexer le royaume de son fils, Ptolémée, en 40 ap. J.-C., une période par ailleurs traitée par M. Coltelloni-Trannoy dans un ouvrage paru en 1997, intitulé Le royaume de Maurétanie sous Juba II et Ptolémée.

15Relativement abondantes, les sources archéologiques méritaient d’être synthétisées et confrontées aux sources littéraires. Elles nécessitaient au préalable un réexamen à la lumière des progrès effectués en matière d’identification et de datation, en prenant en considération les données publiées mais aussi le mobilier contenu dans les réserves archéologiques du Maroc et de l’Algérie2. Notre étude comporte de fait un corpus critique des niveaux archéologiques et du mobilier céramique – vases et amphores de production locale ou d’importation – complété par un corpus des découvertes monétaires, de la façade nord-atlantique du Maroc aux confins algéro-tunisiens actuels. Les inventaires des établissements et du mobilier céramique ont fait l’objet de publications sous forme d’articles, mais ils sont évoqués au fil de notre analyse dans la mesure où ils ont contribué à retracer la lente insertion des royaumes nord-africains dans l’orbite économique et culturelle de Rome3.

16Il convenait tout d’abord de revenir sur l’essor des dynasties royales numide et maure et l’étendue, inconstante, de ces royaumes, dans un contexte caractérisé par les rivalités, d’une part entre les souverains nord-africains, dont les ambitions territoriales sont manifestes, d’autre part entre les Numides et leurs voisins carthaginois puis romains.

17Nous proposons ensuite une analyse de la constitution interne de ces royaumes pouvant être perçus comme une juxtaposition de principautés. L’intégration et le contrôle progressifs de ces communautés urbaines par le biais d’un renforcement du pouvoir royal s’appuyant sur les modèles méditerranéens se devaient ainsi d’être mis en relief.

18Nous nous attachons enfin à expliciter le processus qui a mené les royaumes nord-africains sur le chemin de l’annexion. Le choix des alliances politiques et les liens personnels d’amicitia entretenus par les souverains avec les chefs militaires romains pouvaient désormais être traités en parallèle à l’insertion de ces territoires dans la sphère économique et culturelle romaine, mais aussi à la disparition des schémas de tradition phénico-punique qui prédominaient depuis l’essor de la domination carthaginoise en Méditerranée.

19À partir de ces thèmes, il est finalement possible de souligner une évolution différenciée de la Numidie et de la Maurétanie dans cette période de transition entre le monde punique et le monde romain.