Versión clásicaVersión móvil

Aubergistes et clients

 | 
Marie-Adeline Le Guennec

Conclusion

Texto completo

Le secteur commercial de l’accueil mercantile : une définition cohérente

1Il existait bien, dans l’Antiquité romaine, un secteur commercial défini dont l’activité consistait à fournir aux clients qui y avaient recours des prestations de séjour contre paiement. En latin, ce secteur était caractérisé par une grande diversité terminologique ; et même s’il convenait de réduire drastiquement l’éventail lexical proposé en son temps par T. Kleberg, on assiste bien à l’augmentation progressive, entre le IIIe s. av. J.-C. et le IVe s. apr. J.-C., du nombre des termes chargés de désigner les établissements où cette activité commerciale d’accueil était implantée, les professionnels qui l’exerçaient voire, plus rarement, les clients qui en faisaient usage. Cette diversification lexicale ne constituait pour autant pas, per se, un facteur de dispersion : dans tous les types de documents que nous avons croisés au fil de l’enquête, on voit en effet les locuteurs qualifier des réalités purement semblables au moyen de termes distincts, qui apparaissent le plus souvent strictement interchangeables. Un terme contribuait à marquer l’unité bien réelle du secteur : caupo, qui, par son ancienneté, sa diffusion et sa polyvalence, constituait la désignation par excellence de l’aubergiste en latin. Une distinction se fait jour entre le champ lexical de l’accueil commercial au sens large et celui, plus spécifique, de la restauration et du débit de boissons, ce qui conférerait dès lors à l’hébergement une valeur de critère typologique au sein de la terminologie latine de l’accueil mercantile.

2En dehors de cette répartition qui séparait, au moins d’un point de vue lexical, les « auberges » des « restaurants » et des « débits de boissons », les véritables différences d’un terme latin à l’autre étaient plutôt de l’ordre de la connotation, péjorative, méliorative ou neutre. L’évolution de la langue, qui voit s’enrichir progressivement la palette des nuances à la disposition des locuteurs, s’avère déterminante en ce sens. Le phénomène le plus marquant est l’entrée de la terminologie latine de l’hospitalité privée dans le champ lexical de l’accueil mercantile. L’usage des termes hospes et hospitium pour qualifier les professionnels de l’accueil, leurs clients et leurs établissements paraît, il est vrai, s’être limité dans un premier temps à l’effet de style, de l’antiphrase ironique à la métaphore valorisante, notamment de la part d’exploitants qui entendaient représenter leur activité comme une pratique hospitalière à part entière. Toutefois, au moins dès le Ier s. apr. J.-C., hospitium devient une désignation technique supplémentaire de l’auberge romaine, particulièrement prisée des caupones en raison de son lien sémantique originel à la valeur de référence que constituait l’hospitalité gratuite dans le contexte romain ; hospes est plus longtemps épargné par cette spécialisation et reste pour l’essentiel, au moins jusqu’au début de l’Antiquité tardive, une désignation connotée, le plus souvent dans une perspective méliorative. Plus largement, pour plusieurs des désignations retenues, on assiste à l’émergence progressive d’acceptions secondaires spécifiques à l’accueil mercantile à partir du sens premier de ces termes. Si les professionnels ont joué un rôle important dans cette évolution lexicale, une influence déterminante en la matière semble devoir être assignée aux auteurs chrétiens, qui consolident notamment le sens d’auberge de diuersorium et de stabulum. Ces phénomènes d’évolution sémantique et de connotation traduisent enfin la diversité des points de vue portés sur l’accueil mercantile romain, tantôt déprécié pour son anonymat et pour son caractère commercial, tantôt célébré comme une utile ressource de séjour voire comme un pendant commercial de l’hospitalité.

3L’activité incarnée dans la figure du caupo, qui contribue à conférer son unité au champ terminologique retenu à l’issue de l’analyse du corpus textuel, peut être défini dans sa virtualité selon trois critères complémentaires, qui permettent de préciser la spécificité de l’accueil mercantile au regard de professions ou de formes d’accueil voisines.

  • 1  Ces derniers étaient en théorie ouverts à tous, en dehors même de considérations de religion. Dans (...)

4Il s’agissait d’abord d’une activité pleinement commerciale, qui n’excédait pas les bornes d’un échange marchand. Ainsi, en Occident au moins, aucune manifestation tangible d’une intégration des établissements de ces caupones aux structures officielles d’accueil mises en place par l’État romain à partir du Ier s. apr. J.-C. n’a pu être isolée, tant en ce qui concerne leur fondation que leur fréquentation, même si auberges routières et relais publics ne peuvent pas toujours être aisément distingués les uns des autres sur le terrain archéologique, du fait de leurs nombreuses caractéristiques matérielles et topographiques communes. Si les représentants officiels de l’État pouvaient passer par l’auberge en cours de déplacement et mettre à profit les subsides qui leur étaient octroyés pour payer le prix de leur séjour, voire, peut-être, jouer de leur statut pour ne pas payer du tout, cet usage n’a guère laissé de traces dans les sources ; cette pratique pouvait même s’avérer risquée, lorsque le séjour mercantile devenait source d’opprobre pour les aristocrates qui y avaient recours. Ce caractère mercantile et commercial de l’accueil prodigué par les caupones avait pour conséquence qu’en dehors du critère premier de la possession de la somme, d’ailleurs modeste, à acquitter pour le prix du séjour sur place, aucune réelle sélection n’était à l’œuvre pour l’accès aux établissements d’accueil, à l’exception peut-être du phénomène spécifique de la résidence prolongée. Dans le contexte de l’Occident romain, c’est d’ailleurs la seule modalité de séjour à n’avoir pas été fondée sur la capacité des usagers à disposer de réseaux d’accueil plus ou moins individualisés, en dehors de l’aide altruiste à l’étranger, et, éventuellement, de l’hospitalité prodiguée par les xenodochia chrétiens qui commencent à apparaître à la fin de la période prise en considération par cette étude1.

5Le deuxième élément constitutif de la définition de l’accueil mercantile dans l’Occident romain et, plus largement, à l’échelle de l’empire, ainsi que des incursions dans la documentation orientale ont permis d’en prendre conscience, est celui de la polyvalence qui caractérisait cette activité. Plus qu’un ensemble fixe de prestations, les caupones fournissaient un service global, l’accueil, qui pouvait ensuite varier d’un établissement à l’autre, autour d’une trilogie récurrente hébergement/restauration/débit de boissons, auxquels s’ajoutait, parfois, la prise en charge des montures et des véhicules de la clientèle ; la prostitution, bien que pratiquée dans les établissements de ces caupones, ne faisait en revanche pas partie de leur cœur de métier originel. Cette polyvalence, qui ne paraît pas avoir donné lieu à une diversification commerciale aussi étendue que celles des aubergistes de la période médiévale, contribuait à distinguer le métier des caupones d’une simple activité immobilière de mise à disposition payante d’un lieu de séjour ; elle leur conférait de ce fait une identité professionnelle particulière. De ce point de vue, la restauration et le débit de boissons stricto sensu, à l’offre de service plus spécialisée, pourraient paraître renvoyés aux marges de ce secteur commercial.

6Enfin, même si ce phénomène est moins clair dans la documentation, il semblerait que l’offre de séjour qui faisait le cœur de métier des caupones romains ait été conçue comme un ensemble de prestations à vocation temporaire. C’est au moins ce que suggère la manière dont les sources associent de façon plus au moins stéréotypée aux établissements d’accueil, et en particulier aux auberges, une clientèle composée de uiatores – gens de passage plutôt que voyageurs – ainsi qu’un mode de fréquentation bref et borné dans le temps, marqué par le provisoire. Le degré réel d’intégration de ce facteur temps dans la définition contractuelle de l’accueil mercantile demeure toutefois incertain, faute de réelle approche normative du phénomène dans la documentation à nous être parvenue, notamment de nature juridique. Trait définitoire ou simple constat statistique, cette temporalité particulière du séjour à l’auberge, qui découlait du lien très fort entre accueil mercantile et mobilité, contribuait, elle aussi, à la spécificité de cette activité, en comparaison par exemple de la prise à bail d’un logement pour un temps plus long, dont le principe de reconduction tacite propre au contrat de location romain ouvrait l’usage vers un avenir indéfini. C’était sans doute ce critère temporel, articulé à celui de l’espace dans la pratique de la mobilité, qui constituait la séparation la plus nette, en matière de représentations, entre l’accueil complet des auberges et les prestations des établissements de restauration et des débits de boissons ; dans les sources littéraires au moins, ces derniers se voyaient pour leur part associer une clientèle locale, urbaine, en vue d’une fréquentation quotidienne.

Des pratiques hétérogènes

7Cette définition relativement cohérente articule ainsi les trois points mis en relief par Gaius lorsqu’il décrit le caupo comme celui qui mercedem accipit ut uiatores in caupona manere patiatur. L’étude a toutefois révélé qu’elle devait être pour partie repensée au regard des sources de la pratique, et ce, dans plusieurs perspectives.

8D’abord, la distinction qui, du point de vue du lexique et de certaines représentations topiques, semble se faire jour entre des auberges incluant un service d’accueil complet et des établissements dédiés aux activités de bouche avec consommation sur place est largement remise en cause par l’observation des pratiques commerciales, des structures matérielles, des clientèles mais aussi des modes d’autoreprésentation associés à ces deux types d’offres de services. Plus que de deux activités distinctes, il s’agissait bien des deux branches d’un même secteur commercial : de fait, le croisement des vestiges pompéiens et des témoignages épigraphiques montre que le terme caupo pouvait être associé à des établissements de restauration/débits de boissons dépourvus de fonctions d’hébergement, venant ainsi nuancer les conclusions terminologiques établies dans un premier temps de l’enquête.

9D’autre part, certaines pratiques ouvraient des points de contact entre l’accueil mercantile et d’autres activités professionnelles, qui brouillaient pour partie les bornes conceptuelles du secteur. Ainsi, les professionnels de l’accueil pouvaient se livrer à la prostitution et au proxénétisme, diversifiant leur offre de services au-delà de sa définition première : cela les faisait toutefois basculer dans une autre catégorie professionnelle aux yeux du droit classique. Dans une autre perspective, la pratique de la résidence prolongée à l’auberge aboutissait à un certain affaiblissement des limites entre l’accueil mercantile et d’autres activités immobilières plus traditionnelles, par exemple celle des cenacularii, des sous-bailleurs professionnels.

10Enfin, ce cœur de métier relativement cohérent de l’accueil mercantile, qui empiétait, dans la pratique, sur d’autres activités commerciales, ne doit pas masquer l’hétérogénéité du secteur dans lequel il s’incarnait. Cette hétérogénéité était fonction de plusieurs critères, indépendants mais plus souvent encore cumulés : offre de services, localisation, taille et configuration des établissements, rentabilité des entreprises, mode de gérance, structures immobilières, matérielles et humaines. Même si le degré de hiérarchisation du milieu restait restreint, en raison de l’envergure limitée des entreprises d’accueil, cette disparité réelle pouvait nuire à l’émergence d’une conscience professionnelle commune aux entrepreneurs du secteur. Certes, ce phénomène n’était pas propre à l’accueil mercantile et caractérisait l’essentiel des activités artisanales et du commerce de détail romains ; toutefois, il semble que le faible degré de technicité de cette activité, qui ne nécessitait pas de formation spécialisée poussée ou d’équipements complexes et qui offrait, de ce fait, des possibilités de reconversion humaine ou matérielle aisée, constituait un facteur d’éclatement supplémentaire, en permettant à des non-spécialistes de s’improviser caupones aux côtés des véritables professionnels du secteur.

Une identité professionnelle et humaine particulière ?

  • 2  Les sources orientales qui ont été analysées dans le cadre de cette étude n’ont pas fait montre de (...)

11Somme toute, la spécificité première de l’accueil mercantile au sein du monde des métiers et même de la société romaine réside dans l’identité particulière conférée à cette activité dans le contexte de l’Occident romain et, sans doute, tout autour de la Méditerranée romaine2. Cette identité était davantage construite de l’extérieur que revendiquée de l’intérieur. Dans leurs pratiques professionnelles et leurs modes d’autoreprésentation, les professionnels de l’accueil ne se comportaient en effet pas différemment d’autres hommes de métier, en dehors de la valeur de référence particulière que pouvait constituer, pour eux, l’hospitalité. D’autre part, ils ne se distinguaient guère, d’un point de vue socio-économique, de ces artisans et petits commerçants du monde romain auxquels leur réussite professionnelle permettait d’aspirer à une modeste aisance, voire, pour certains d’entre eux au moins, à une participation active à la vie de la communauté locale. Les possibilités d’ascension sociale par l’accueil mercantile semblent toutefois avoir été limitées, en raison des opportunités restreintes d’enrichissement qu’offrait cette activité, mais également, sans doute, de la mauvaise réputation qui lui était attachée.

12De fait, d’un point de vue externe, l’accueil mercantile était considéré comme une activité dotée d’une identité propre très caractéristique, dans une perspective largement dépréciative. Cette identité était d’abord juridique. En faisant l’objet d’un régime de responsabilité pratiquement unique à l’échelle du droit romain, les professionnels de l’accueil se voyaient assigner une place à part par le droit commercial, y compris en regard de catégories professionnelles sujettes à la custodia. Au début de l’Antiquité tardive, cette spécificité se trouve renforcée pour le droit des personnes, avec l’assimilation progressive de l’accueil mercantile à certaines professions faisant l’objet d’infériorités civiques et juridiques et renvoyées, de ce fait, aux marges du monde des métiers et de la société romaine. Cette déchéance juridique partielle constitue d’ailleurs une des évolutions essentielles connues par l’activité des caupones durant la période prise en considération par cette étude, même si elle relayait des modes de représentations ancrés de longue date dans la culture romaine.

13La richesse de l’imaginaire dont ces professionnels et leur activité faisaient l’objet apparaît particulièrement frappante. Aubergistes, restaurateurs, exploitants de débits de boissons constituaient des figures familières de l’Occident romain, dont l’image était toutefois passablement écornée. Les élites jouaient un rôle actif dans cette dépréciation de l’accueil mercantile, en adjoignant à un mépris certain pour le monde du petit commerce la construction d’une opposition entre cette activité et l’hospitium gratuit. Cette hostilité à l’accueil mercantile ne se faisait jamais plus véhémente que lorsque c’étaient leurs pairs que les membres de l’élite accusaient d’avoir recours aux services des établissements d’accueil, en cours de déplacement, voire, pire encore, dans leur cadre de vie quotidien, contre ce qu’imposait leur statut socio-politique et le comportement attendu d’eux au regard des boni mores. Toutefois, du perfidus caupo à la serveuse lascive, ces images semblent avoir excédé les frontières des milieux éminents de la société ; elles se retrouvaient jusque sur les murs des établissements d’accueil, dans le regard que leurs clients portaient sur ces professionnels, héros de légendes urbaines et de contes folkloriques. En dépit de leur mauvaise réputation, les professionnels de l’accueil n’hésitaient pour autant pas à se définir en fonction de leur activité et à en tirer une réelle fierté, se comportant ainsi en hommes de métier comme les autres.

14Mais c’est sans doute pour les clients des établissements d’accueil que l’écart entre représentations et réalités semble avoir été le plus prononcé. Derrière les archétypes très précis dont cette clientèle faisait l’objet, avec, d’un côté, un public des établissements de restauration/débits de boissons qui se trouverait constitué de la lie des villes et de membres de l’élite dévoyés, et, de l’autre, des auberges fréquentées par des gens de passage, pour un temps bref et à titre provisoire, la plus grande variété de clients et de modes de fréquentation se donne en réalité à voir dans la documentation. Pour ces usagers, étrangers ou locaux, voyageurs ou pensionnaires, les établissements d’accueil constituaient, notamment grâce aux sociabilités qui y trouvaient naissance, des espaces essentiels, à l’interface de l’étranger et du local, de la mobilité et de l’ancrage, de l’allogène et de la communauté. Et c’est dès lors sur le statut de lieu-frontière de l’auberge romaine que l’on conclura cette enquête de l’accueil mercantile dans l’Occident romain, entre période médio-républicaine et début de l’Antiquité tardive.

Les auberges romaines : sas d’entrée, interfaces, culs-de-sac

  • 3  Ainsi Gros 1996, 1, p. 26 : « la muraille est avant tout la matérialisation d’une ligne à caractèr (...)

15Ces établissements jouaient, on l’a vu, un rôle important dans la structuration de l’espace dans lequel ils étaient implantés, tel, surtout, qu’il était vécu par leurs usagers. Si cette dimension était bien entendu importante pour une clientèle locale, pour laquelle les professionnels de l’accueil et leurs établissements constituaient des figures familières du quartier, elle semble plus marquée encore dans le contexte de la mobilité. Situés hors agglomération, les établissements d’accueil fournissaient des repères réguliers, et sans doute rassurants, dans un paysage par ailleurs inconnu et parfois dangereux ; mais des phénomènes similaires se font également jour en contexte urbain. De fait, les auberges, restaurants et débits de boissons situés à proximité étroite de l’enceinte ou des limites plus larges de la ville débordant ses murailles accompagnaient, pour les individus venus de l’extérieur, le franchissement de la frontière urbaine ; pour les locaux, ces établissements de la périphérie constituaient un des éléments familiers qui scandaient le paysage du départ. Cette localisation n’était pas sans symbolisme puisque dans le contexte culturel romain la ville était un espace matériellement et plus encore conceptuellement clos, où entrées et sorties revêtaient toujours une certaine solennité3.

  • 4  Plaut., Men., 435-437 ; cf. également 986-987.

16Cette structuration du déplacement se lit également d’un point de vue temporel. L’établissement d’accueil pouvait être ainsi le lieu du premier contact réel du nouveau venu avec l’espace dans lequel il pénétrait et le premier élément qui donnait forme à cet espace : dans un passage des Ménèchmes de Plaute, le dépôt des bagages à l’auberge constitue ainsi la première tâche confiée à l’esclave Messénion à l’arrivée de son maître, le deuxième Ménèchme, à Epidamne4. Plus largement, sur les routes comme en ville, le passage à heures fixes par l’auberge, le restaurant ou le débit de boissons contribuait à scander le temps des usagers, gens de passage ou locaux.

17Mais le rôle de ces établissements ne s’arrêtait pas à celui de simple repère spatial ou temporel, rôle passif et somme toute contingent puisque pour partie dépendant de leur localisation. En garantissant de manière systématique aux uiatores le couvert et surtout le gîte, durant leur trajet ou une fois parvenus à destination, les établissements d’accueil permettaient à ces derniers de conjurer le danger de se retrouver à la rue, dans des conditions parfois particulièrement précaires. Ils compensaient ainsi, du point de vue des usagers, un réseau personnel d’accueil trop restreint ou inexistant et limitaient dans le même temps les risques du vagabondage pour la communauté locale. En raison de leur configuration héritée de celle de la maison privée, ils offraient de surcroît, dans un espace inconnu, un cadre familier et rassurant, d’un niveau de confort et de « standing » parfois plus élevé que celui des logements personnels de leurs clients ; dans le même temps, pour une clientèle locale, l’auberge, le restaurant, et le débit de boissons palliaient aux insuffisances matérielles des habitats plébéiens. Au-delà même de leurs fonctions strictement logistiques, ces établissements assuraient également d’autres services, gratuits cette fois, qui pouvaient s’avérer plus essentiels encore pour les usagers qui y avaient recours, locaux, mais surtout gens de passage.

  • 5  Apul., met., 1, 21, 1-7.

18Les professionnels de l’accueil se chargeaient ainsi de renseigner les voyageurs et les nouveaux arrivants. Dans les Métamorphoses d’Apulée, c’est par exemple à une vieille caupona que s’adressait Lucius pour s’enquérir de la localisation de la maison de son hôte Milon5 ; la situation dépeinte par la fiction devait s’avérer d’autant plus fréquente, dans la pratique, pour les établissements d’accueil localisés aux frontières de la ville. Les aubergistes représentaient des interlocuteurs de premier choix dans cette optique, en raison de leur bonne connaissance de l’espace local et de leur statut de personnalité publique à l’échelle du voisinage. Service intéressé ou prestation d’hospitalité spontanée, le rôle joué par les professionnels de l’accueil dans l’orientation des nouveaux venus les plaçait alors à l’interface de la communauté et de l’extérieur.

19Plus que de simples lieux d’hébergement et de restauration, auberges, restaurants et débits de boissons étaient surtout des cadres importants de sociabilité, qui permettaient à leurs clients de reproduire, hors domicile, les rituels de leur vie habituelle, de se sentir intégrés dans la communauté des uiatores mais aussi, dans le cas d’établissements à clientèle mixte, au sein d’une partie de la population locale. On peut supposer l’importance de cette sociabilité métissée dans la construction d’un réseau personnel interne et extérieur à l’établissement, que le séjour sur place ait été ou non borné dans le temps et l’espace. Cette fonction était sans doute d’autant plus capitale qu’elle se développait au sein d’une société qui, comme nous l’avons vu, privilégiait les rapports particuliers d’hospitalité pour permettre à l’étranger de franchir les frontières, cette fois non plus physiques, mais humaines de la communauté ; l’hospitium ne s’était-il pas développé à la période archaïque pour garantir à l’étranger un statut ? Ces établissements étaient bien des lieux-frontières : ils jouaient un rôle essentiel dans l’accueil et même dans l’intégration de la clientèle étrangère et permettaient à la communauté locale de prendre conscience de son ouverture sur l’extérieur.

20Toutefois, ce rôle dynamique n’était pas sans limite. En effet, les établissements d’accueil, en tant qu’espaces anonymes et mouvants échappant à toute tentative de contrôle, suscitaient une certaine méfiance, qui s’étendait des professionnels aux usagers ; la clientèle locale n’était pas épargnée par ce phénomène, puisque les établissements d’accueil, tout particulièrement les restaurants et les débits de boissons, avaient la réputation d’attirer tout ce que la population des villes comptait de marginaux et de débauchés. Le pouvoir n’hésitait pas à faire fermer ces lieux de regroupements populaires en période de crise. De plus, si auberges, restaurants et débits de boissons pouvaient donner naissance à des relations qui permettaient de surmonter l’anonymat du voyage ou de la ville, cette sociabilité était, par essence, provisoire et menacée, en raison de la mobilité constante de la clientèle qui peuplait ces établissements ; de ce fait, l’accueil mercantile n’offrait pas les mêmes garanties d’intégration que des réseaux personnels plus solidement établis. La situation était sans doute particulièrement critique pour les nouveaux entrants qui faisaient de l’établissement d’accueil leur première voie d’accès à cette communauté et surtout, parmi eux, pour ces pensionnaires évoqués par le droit sous le nom d’inhabitatores perpetuii ; ces derniers, amenés à passer un temps prolongé sur place, n’en étaient pas moins privés du domicilium et pouvaient s’en trouver de ce fait marginalisés civiquement et socialement dans leur lieu de séjour.

21Par les soupçons ou le mépris qu’il engendrait mais aussi par les différents types de traitements juridiques dont il faisait l’objet, l’établissement d’accueil pouvait également se transformer en un lieu des marges, excluant ceux qui y travaillaient et ceux qui le fréquentaient de la communauté des boni ciues. Le risque était alors grand de les voir, ainsi que leur personnel et leurs clients, cantonnés à la frontière, territoriale, mais plus fondamentalement encore sociale et symbolique de cette communauté. Comme les portes urbaines près desquelles ils pouvaient se situer, ces établissements constituaient des lieux ambigus, des seuils dangereux qui pouvaient accompagner les premiers pas d’un individu dans la cité mais qui étaient également susceptibles d’en refuser l’accès à ceux qui auraient été tentés, ou plus souvent contraints, d’en faire leur cadre de séjour habituel ou durable. La polysémie de leur statut de lieu-frontière, lieu de passage, sas d’entrée ou cul-de-sac, n’effaçait malgré tout en rien le rôle crucial joué par les établissements d’accueil dans la gestion des mobilités humaines à travers l’Occident romain antique.

Notas

1  Ces derniers étaient en théorie ouverts à tous, en dehors même de considérations de religion. Dans la pratique, toutefois, ce point demeurait beaucoup plus litigieux, comme l’ont montré les travaux de Cl. Fauchon sur l’accueil dans les monastères orientaux des IVe-VIe siècles (Fauchon 2012).

2  Les sources orientales qui ont été analysées dans le cadre de cette étude n’ont pas fait montre de réelles spécificités du point de vue des représentations, dont certaines (l’auberge comme lieu dangereux, la femme d’auberge comme prostituée en puissance) sont attestées à travers toute l’Antiquité méditerranéenne.

3  Ainsi Gros 1996, 1, p. 26 : « la muraille est avant tout la matérialisation d’une ligne à caractère magique marquant le passage entre l’urbs et l’ager, entre la ville et ce qui n’est pas la ville, entre les citoyens et ceux qui ne le sont pas encore (les paysans indigènes par exemple) ou ceux qui ne le sont plus (les morts) » ; Guilhembet 2006.

4  Plaut., Men., 435-437 ; cf. également 986-987.

5  Apul., met., 1, 21, 1-7.

Salvo indicación contraria, el texto y otros elementos (ilustraciones, archivos adicionales importados) se puede utilizar bajo licencia OpenEdition Books License.

Buscar en OpenEdition Search

Se le redirigirá a OpenEdition Search