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Les propriétés urbaines du patriciat

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Albane Cogné

Conclusion

Texte intégral

1Le point de départ de cette recherche portait sur le rôle d’une élite sociale dans l’évolution du tissu urbain et cherchait à préciser les usages de l’immobilier citadin durant la période moderne. Le cheminement aboutit à un nouvel éclairage sur le groupe social objet d’étude : la grande diversité des patrimoines urbains du patriciat milanais et la relative disparité de ses comportements économiques et familiaux ont permis de mettre en évidence l’hétérogénéité d’une élite souvent envisagée de manière monolithique.

2L’action des familles patriciennes sur le tissu urbain est manifeste par bien des aspects. Elles ont d’abord opéré de véritables reconfigurations du parcellaire existant. À la fin du XVIIIe siècle, la présence d’un grand parcellaire dans le centre de la ville n’est pas forcément un héritage médiéval, mais résulte des stratégies de conquête foncière des familles au cours des siècles précédents, notamment dans des contextes précis : celui de la crise urbaine des années 1630 ou, plus tard, celui des suppressions ecclésiastiques qui ont permis à certaines familles d’acquérir des propriétés mitoyennes. En dehors de ces contextes particulièrement favorables, les patriciens ont su mobiliser divers instruments au service de leurs stratégies foncières : des instruments juridiques (droit de préemption offert par l’article De Aedificiis), économiques (insolvabilité de leurs débiteurs), sociaux (puissance symbolique sur leurs voisins, relations privilégiées avec les institutions religieuses et caritatives) ou politiques (concessions d’espace public accordées par les autorités urbaines). Ces reconfigurations du parcellaire ont permis la réalisation de grands palais qui ont transformé l’espace urbain au niveau tridimensionnel. De somptueux édifices ont été construits, souvent au cours de plusieurs campagnes de travaux qui sont à relier à des moments de splendeur particuliers pour la famille (héritages, nomination à de prestigieuses fonctions institutionnelles, obtention d’un titre ou d’une distinction, etc.). Si les palais milanais ont longtemps laissé leurs contemporains indifférents, un regard nouveau est porté sur ceux–ci au cours du XVIIIe siècle, résultat d’une évolution des perceptions, mais aussi de réalités architecturales devenues plus monumentales. Celles–ci s’accompagnent parfois d’importantes opérations d’urbanisme, comme en témoigne le Palais Belgioioso, dont le propriétaire ouvre, à ses frais, une véritable place permettant la mise en valeur de l’édifice nouvellement construit. L’initiative de Ferdinando Cusani, qui réalise une rue à l’emplacement de l’ancien monastère de S. Radegonda, est une autre intervention de grande ampleur, à finalité exclusivement publique, permise par les suppressions ecclésiastiques. Aux côtés de l’Église, particulièrement active dans les transformations urbaines à l’époque de la Réforme catholique et des archevêques Borromeo, l’aristocratie milanaise constitue donc l’autre grand acteur qui modèle le tissu et l’architecture de la ville durant la majeure partie de la période moderne.

3Les fonctions de l’immobilier urbain sont multiples : des logiques sociales, économiques et politiques déterminent les choix effectués par les familles pour établir leur résidence, la (re)bâtir, la transmettre ou en partager les usages entre les descendants. Les localisations des demeures patriciennes démontrent l’importance des logiques politiques à travers la dispersion qui les caractérise et qui maximise les possibilités d’accès aux institutions civiques, traditionnellement organisées sur la base de l’appartenance résidentielle à un quartier. Elles soulignent le rôle des dynamiques économiques qui rendent incompatibles l’habitat de prestige et les activités commerciales situées dans les zones centrales ou « portuaires ». Elles révèlent enfin le poids des logiques sociales à travers le regroupement de demeures patriciennes dans des paroisses ou des rues « aristocratiques ». Appliquée à la demeure urbaine, la consommation ostentatoire apparait bien une caractéristique de l’élite aristocratique, nécessaire aux familles émergentes pour témoigner de leur ascension sociale et utile aux vieilles familles afin de maintenir le statut acquis. Celle–ci n’est pourtant pas nuisible au niveau économique. D’un point de vue général, la demande soutient un secteur primordial de l’économie d’Ancien–Régime : celui du bâtiment qui compense la relative déprise industrielle de l’Italie moderne et se révèle fondamental dans le dynamisme urbain. D’un point de vue particulier, les conséquences fâcheuses sur les patrimoines demeurent limitées : la plupart des familles proportionnent généralement leurs dépenses à leurs revenus et les cas de surendettement ou de ruine apparaissent limités. Rarement, les sommes engagées pour la construction des demeures dépassent 10 % des revenus annuels. Les retombées sociales et politiques qui découlent de cette activité édilitaire peuvent également servir les stratégies économiques de la famille. Les difficultés des Crivelli à régler leurs factures sont à replacer dans un contexte financier délicat pour la famille qui a été affaiblie par une grave crise successorale. Les exemples des Serbelloni et des Belgioioso, qui édifient des palais particulièrement imposants dans les années 1770, pourraient toutefois témoigner d’une évolution des pratiques : ces familles n’hésitent pas à se lancer dans des réalisations qui surpassent leurs revenus et se trouvent ensuite contraintes à céder des biens pour régler leurs dettes. L’étude de la rente immobilière a révélé que les immeubles urbains pouvaient procurer un rapport élevé, en particulier les biens à usage commercial, situés à des positions stratégiques du centre urbain et dans une conjoncture de dynamisme économique. Toutefois, les considérations financières ne sont pas les seules à présider aux choix de gestion des patriciens. Des raisons morales, religieuses ou sociales interviennent également : il s’agit de permettre à la confrérie voisine de continuer ses prières dans le local loué ou à l’artisan de poursuivre son activité au voisinage du palais familial en contrepartie de services en nature. Les configurations spatiales des principaux patrimoines urbains qui placent la résidence au centre d’un noyau de propriétés à destination locative, révèlent leurs fonctions symboliques et sociales.

4Au–delà de ces constats généraux sur les fonctions de la propriété urbaine, l’hétérogénéité du groupe social est à l’origine de comportements très variables d’une famille à l’autre. L’étude statistique des patrimoines patriciens a mis en évidence la grande diversité qui les caractérise, par le nombre et le type de biens qui les composent, par la valeur de la résidence, par les logiques de localisation dans la ville, par les choix de gestion effectués. Les modalités de transmission des biens et de perpétuation des patrimoines se révèlent également différenciées : si le fidéicommis et la primogéniture apparaissent très répandus, ils ne constituent pas l’unique modèle successoral et ne concernent pas l’ensemble des biens familiaux. Les règles de transmission, à l’intérieur d’une famille, sont le fruit d’une succession de choix effectués par les ancêtres qui ont pu inclure ou non certains biens dans un fidéicommis, choisir ou non la primogéniture, exclure ou non les filles de possibles héritages. Les acquisitions successives n’obéissent pas aux mêmes règles, ce qui explique la coexistence de biens aux statuts divers à l’intérieur des patrimoines. Certes, les palais ont généralement été l’objet des plus grandes attentions pour assurer leur maintien dans le lignage, mais il existe aussi une mobilité résidentielle des familles. L’ancrage pluriséculaire dans un quartier ne constitue pas l’unique modèle possible et certaines familles préfèrent changer de résidence lorsque les adaptations de celle–ci se révèlent difficiles ou insatisfaisantes. Plusieurs familles patriciennes ont ainsi échappé (ou presque) aux fidéicommis et à la primogéniture pour maintenir une communauté des biens entre les frères. Les comportements patrimoniaux obéissent en effet à différentes formes de rationalité qui sont en partie le produit des parcours familiaux (provenance sociale, période d’installation à Milan, période d’acquisition d’un fief ou d’un titre nobiliaire, niveau de richesse, degré d’implication institutionnelle, etc.), mais à l’intérieur desquelles pèsent également la personnalité d’individus singuliers et les circonstances du moment. La réalisation d’une typologie de familles est donc complexe, mais il est indéniable que les familles issues du commerce n’ont pas le même rapport à la ville et à la propriété urbaine que celles provenant du monde militaire et féodal.

5La période envisagée (XVIIe–XVIIIe siècle) ne se caractérise pas par de grands bouleversements dans les comportements immobiliers du patriciat. La seconde moitié du XVIIIe siècle témoigne toutefois de diverses évolutions qui annoncent les transformations du XIXe siècle. Le contrôle des pouvoirs publics sur le sol urbain et sur les constructions se renforce, visant à instaurer une harmonie architecturale dans la ville. Une nouvelle hiérarchisation des espaces s’instaure avec la primauté donnée au quartier de Porta Orientale dans les aménagements publics. Ces évolutions dans la sphère politique, qui se traduisent dans l’espace urbain, mais aussi dans la remise en question du rôle politique du patriciat par le biais de réformes institutionnelles, sont contemporaines de nouvelles logiques d’implantation résidentielle pour l’élite. Celles–ci obéissent moins aux impératifs de contrôle social et d’engagement politique qui étaient à l’origine d’une relative dispersion des demeures patriciennes. Leur regroupement dans le quartier de Porta Orientale montre alors de nouvelles logiques sociales à l’oeuvre qui annoncent la formation des « beaux quartiers ». À un autre niveau, l’abandon progressif puis l’abolition d’instruments juridiques tels que le fidéicommis et la primogéniture témoignent de la place nouvelle occupée par l’individu, jadis contraint à respecter les normes familiales. En lien avec cette nouvelle conception, les pratiques résidentielles évoluent, se caractérisant par la multiplication des demeures à l’intérieur d’une même famille, conséquence de la diminution du célibat pour les cadets et d’une plus grande division des biens entre les frères. Enfin, au cours des années 1770, dans un contexte de reprise économique et de croissance démographique de la ville, le rapport dégagé par la rente urbaine progresse. Cette croissance demeure toutefois fragile et si la demande en logements augmente, la pression foncière demeure limitée à Milan en comparaison à d’autres villes européennes. Ceci explique peut–être le nombre restreint de familles patriciennes qui investissent massivement dans l’immobilier urbain à cette période. D’autres groupes sociaux semblent toutefois exploiter davantage les opportunités économiques offertes par le relatif dynamisme urbain et les suppressions ecclésiastiques. L’enquête serait donc à approfondir dans cette direction. En effet, les comportements en matière d’investissements urbains du patriciat apparaissent largement déterminés par ses caractéristiques et ses aspirations qui sont celles d’une élite nobiliaire. La place importante accordée à la résidence en témoigne. Les logiques qui conduisent d’autres groupes sociaux et, en particulier, la « bourgeoisie » émergente, sont probablement différentes et restent à éclairer pour mieux comprendre les spécificités patriciennes. Au terme de cette recherche émergent quelques regrets. En premier lieu, le fait que de nombreuses familles patriciennes demeurent encore dans l’ombre car les études de cas ont souvent porté sur l’élite patricienne en raison de sources plus facilement accessibles. Ensuite, le fait de n’avoir pu utiliser davantage la documentation du for privé. Les correspondances ou journaux intimes s’avéraient rares dans les archives consultées et leur utilisation peu fructueuse. Les possibilités techniques offertes par la numérisation des textes permettront probablement de nouvelles exploitations de ces sources dans l’avenir.

© Publications de l’École française de Rome, 2017

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