1Sociologues, géographes et économistes se sont penchés sur les choix résidentiels des élites urbaines. Pour expliquer ceux-ci, ils insistent sur la recherche d’un environnement social, matériel (espaces verts, lumière, moindre pollution), sur les critères d’accessibilité, sur le rôle du cycle familial, sur les résistances au changement, etc1. Depuis plusieurs décennies, les historiens s’intéressent aussi à ces thématiques, soulignant les formes diverses de résidence des élites urbaines à l’époque moderne, de l’hôtel particulier au simple appartement et les logiques d’implantation dans l’espace urbain2. À la différence de groupes sociaux plus modestes qui connaissent une importante mobilité résidentielle, le modèle patricien semble celui d’un ancrage résidentiel au cours d’une vie et même au fil des générations. La construction de somptueux palais s’inscrit souvent dans des stratégies familiales pluri-séculaires. Toutefois, les phénomènes de mobilité sont bien présents à différents niveaux. Les cartes produites par le SIG permettent d’analyser, à différentes échelles et à travers différents cadres, la répartition des résidences patriciennes dans l’espace urbain milanais et de mettre en évidence les logiques variées qui déterminent ces configurations.

Cartographie des résidences patriciennes au milieu du XVIII^e siècle

Problèmes en jeu et choix de méthode

2Les sociologues se sont intéressés aux mécanismes à l’origine de la division sociale de l’espace dans la ville contemporaine mettant en évidence les facteurs socio-culturels qui la déterminaient et qui, par la suite, influaient sur les valeurs foncières3. Dans la ville d’Ancien Régime, les réalités sociales, tout comme les déterminants de la valeur du sol, obéissent à des logiques différentes. Lorsque les historiens se sont intéressés au problème de la division sociale de l’espace, ils ont eu tendance à opposer une ségrégation verticale, caractéristique de la ville d’Ancien Régime, qui se manifesterait en fonction des étages d’habitation, à une ségrégation horizontale qui s’imposerait au cours du XIX^e siècle, avec la naissance des « beaux quartiers » et des « quartiers populaires ». Mais de nombreuses études ont également relevé les manifestations d’une division horizontale de l’espace dans la ville de l’époque moderne : tendance de l’élite urbaine à se regrouper dans certaines paroisses ou de certains groupes socio-professionnels à occuper une même rue4. Le cas parisien, particulièrement étudié, illustre la complexité de ces phénomènes5. Dans le cas d’Amsterdam, la construction des trois canaux, au début du XVII^e siècle, aurait abouti à l’apparition de zones résidentielles occupées par l’élite urbaine6. D’autres études font remonter au Moyen Âge l’instauration de formes de division horizontale de l’espace urbain7.

3Opposer de manière stricte une division horizontale de l’espace dans la ville contemporaine à une division verticale dans la ville d’Ancien Régime a donc le mérite de proposer un schéma clairement intelligible, mais risque d’aller à l’encontre des réalités sociales. La légitimité à appliquer le concept de « ségrégation » à la réalité complexe de la ville d’Ancien Régime, qui se caractérise souvent par des formes de mixité sociale et des logiques d’emboîtement, a donc suscité des débats. Ce concept correspond certes à un besoin de classifier et de créer les catégories indispensables pour rendre les phénomènes intelligibles, mais les mises en garde contre l’ambiguïté du terme sont nombreuses8. La ségrégation renvoie à la fois au résultat et au processus d’une mise à distance volontaire de la part des classes aisées qui se regroupent entre elles et rejettent les classes populaires. C’est là aussi l’ambiguïté d’une notion qui désigne à la fois un phénomène dynamique (l’intervention de différents facteurs de différenciation de l’espace social) et un phénomène statique (les formes géographiques déterminées). Pour la ville d’Ancien Régime, où les formes de partage de l’espace sont complexes et variées, le terme « ségrégation » a pu être rejeté car il renvoyait à des phénomènes de division trop tranchés pour pouvoir être utilisé, bien que l’on ait proposé de l’envisager de manière moins stricte comme « l’existence en un endroit donné d’un profil dominant »9. Dans le cadre de cette étude, il a été choisi de ne pas reprendre ce terme, ce qui n’empêche pas de faire référence à des formes de division sociale de l’espace et à des quartiers « aristocratiques » ou « populaires » selon le profil dominant. Les phénomènes de division verticale de l’espace ne concernent, de toute manière, que de façon marginale l’élite aristocratique : ils valent surtout pour les immeubles qui accueillent plusieurs foyers. Or, l’architecture de l’hôtel particulier ou du palais urbain est souvent destinée à n’accueillir qu’une seule famille élargie, même si son organisation interne relègue le personnel dans les greniers, mezzani ou entresols. Certes, la configuration sociale des maisonnées aristocratiques milanaises reste encore largement à étudier et évolue au cours des siècles. Au XIV^e siècle, le palais Borromeo à Milan constituait ainsi un grand agglomérat qui associait résidence aristocratique, activités commerciales, entrepôts, logements des subalternes. Au XVIII^e siècle, de telles configurations semblent ne plus exister. L’idée d’une ville d’Ancien Régime interclassiste, reposant sur une ségrégation uniquement verticale a du reste été remise en cause par Stefano D’Amico qui s’est intéressé à la répartition de la population et des activités dans l’espace urbain milanais au XVII^e siècle. Il soulignait l’existence de microcosmes spécifiques dans la ville, mais constatait également la difficulté à dégager de vastes zones socialement homogènes10.

4Le choix de l’échelle d’observation apparaît essentiel et la nécessité de faire varier celle-ci pour saisir la complexité des réalités sociales de la ville d’Ancien Régime s’est donc imposée. Le niveau d’analyse choisi détermine en effet largement les résultats de l’observation11. C’est donc en passant de la ville entière au quartier, de la paroisse à l’îlot, de la rue à l’édifice, que les phénomènes de regroupement social apparaissent ou se précisent. La notion de « voisinage » suppose ainsi d’envisager les phénomènes à l’échelle de l’îlot ou de la rue12. La cartographie informatique, basée sur une approche parcellaire, se révèle alors un outil particulièrement utile, permettant de s’affranchir des divisions administratives sur lesquelles repose la source cadastrale et d’accéder à d’autres niveaux. Des éléments plus concrets de l’espace urbain comme la rue ou l’îlot deviennent ainsi des cadres d’analyse possibles tandis que les phénomènes observés peuvent être mesurés précisément. Les cartes issues du SIG sont alors particulièrement efficaces pour saisir les zones de concentration en variant les échelles et les cadres d’analyse tandis que les données chiffrées permettent une approche précise des phénomènes observés. Mais l’outil possède aussi des limites liées à la nature de la source : le cadastre nous renseigne sur les propriétaires des parcelles et non sur leurs habitants. Une petite partie de l’habitat patricien nous échappe donc lorsqu’il s’agit d’un habitat locatif. Le recours aux états des âmes paroissiaux, utilisés par S. D’Amico, aurait permis de combler cette lacune, mais il s’avèrait difficile13. L’analyse se fonde donc exclusivement sur les résidences patriciennes en propriété qui représentent toutefois la forme majoritaire de l’habitat des chefs de famille patriciens (voir chap. 2). L’obtention d’informations sur le voisinage social de ces demeures est possible – bien que limité – grâce à la présence d’autres résidences nobles ou de boutiques. L’occupation interne de la résidence patricienne se fait généralement au seul profit de la famille propriétaire et dans les rares cas où des appartements sont loués, les locataires sont souvent d’autres membres du patriciat ou de l’élite administrative14. On pourrait toutefois se demander si certaines familles patriciennes, qui ne sont pas propriétaires de leur résidence et vivent en location, ne cohabitent pas avec des personnes d’un niveau social inférieur. L’interrogation vaudrait notamment dans le cas des veuves et des frères cadets qui quittent parfois le palais familial pour aller habiter ailleurs. Le phénomène est malheureusement impossible à appréhender à partir de la documentation consultée15. Enfin, les choix d’implantation du patriciat mettent en jeu des facteurs économiques, sociaux, politiques, pratiques et symboliques, et l’un ou l’autre de ces aspects ressort selon le cadre d’observation choisi.

Le cadre des limites administratives et le rôle des logiques politiques ou sociales

5Les limites administratives constituent les cadres les plus faciles à appréhender car ils sont directement transmis par les sources. Il ne faut pas y voir un cadre artificiel, privé de signification, puisque leur ancienneté et leur rôle politico-administratif les mettent en étroite relation avec les choix d’implantation résidentielle du patriciat.

Les portes et paroisses : un héritage ancien

6L’espace urbain milanais est divisé en quartiers (les portes), eux-mêmes subdivisés en paroisses (pl. V). Cette structuration, qui constitue l’unique modalité de découpage administratif de la ville jusqu’aux années 1780, est héritée de la période médiévale16. Durant la période moderne, le nombre et les limites des paroisses ont fluctué, mais les portes sont toujours demeurées au nombre de six. Leur territoire s’est simplement élargi avec l’extension urbaine. À Milan, il n’est donc pas possible de distinguer des quartiers anciens et des quartiers nouveaux. Au niveau paroissial, on observe souvent le même processus de rattachement des nouveaux territoires urbains à une paroisse située à l’intérieur des murs médiévaux. L’institution paroissiale s’est constituée au cours du Moyen Âge comme lieu d’encadrement religieux et aurait repris, en partie, le cadre des vicinati, les divisions de la ville antique17. Au milieu du XVIII^e siècle, l’état des circonscriptions paroissiales date en large partie de la réorganisation effectuée à la fin du XVI^e siècle, sous l’archevêché de Carlo Borromeo. Le nombre de paroisses avait été réduit de 94 à 69 en 1577 avec des objectifs strictement religieux qui correspondaient à la mise en application des décrets du Concile de Trente18. Entre 1577 et le milieu du XVIII^e siècle, une réduction ultérieure du nombre de paroisses eut lieu puisque la source cadastrale fait état de 62 paroisses si l’on compte de manière unitaire les paroisses partagées entre deux portes. La réalité du découpage paroissial montre alors que les principes de 1577 ne sont pas toujours respectés : certaines paroisses couvrent des territoires situés hors les murs et certains ordres religieux gardent le contrôle de leur circonscription paroissiale (c’est par exemple le cas des Barnabites avec la paroisse de S. Alessandro, ou des Bénédictins avec celle de S. Simpliciano). Par ailleurs, la superficie et la population des paroisses sont très inégales. Au milieu du XVIII^e siècle, les paroisses les plus petites font moins d’un hectare (S. Vito al Carobbio, S. Michele al Gallo). Les plus grandes – celles auxquelles ont été rattachés les territoires intégrés à la ville au XVI^e siècle – dépassent la cinquantaine d’hectares (environ 96 hectares pour S. Bartolomeo et 77 hectares pour S. Stefano in Brolio). Leur poids démographique s’avère également très différent, passant de quelques centaines d’habitants (S. Silvestro, S. Martino in Nosiggia, S. Fermo) à quelques milliers (S. Stefano in Brolio, S. Lorenzo Maggiore) (pl. VI). Ces particularités du découpage paroissial laissent supposer que les logiques de pouvoir de la part des institutions ecclésiastiques et des grandes familles milanaises se sont avérées déterminantes dans l’établissement des frontières administratives et mériteraient une étude approfondie.

7Si les paroisses ont pour origine l’administration ecclésiastique, le cadre des portes répond initialement aux besoins de l’administration militaire19. Cette forme de division de l’espace en quartiers appelés du nom d’une porte de la ville correspond à une pratique courante en Italie, également usitée, par exemple, à Florence, Rieti ou Plaisance20. À Milan, les six quartiers de la ville – le terme de sestiere serait logiquement plus approprié, mais il n’est jamais employé – se présentent comme différents triangles dont la pointe part du centre de la ville. Ils s’étendent jusqu’aux murs et prennent alors le nom de la porte principale qu’ils englobent : Porta Comasina, Porta Nuova, Porta Orientale, Porta Romana, Porta Ticinese et Porta Vercellina21. Les premières traces de cette division de l’espace sont attestées au Moyen Âge avec l’organisation de la milice urbaine puis comme cadre de l’ensemble de la vie civique (fêtes et processions, administration du territoire urbain, annone, etc.)22. Au XIV^e siècle, l’élection au Conseil des Neuf Cents, se réalisait sur la base de cette circonscription administrative, la magistrature étant composée de 150 membres par porte23. Au XVI^e siècle, cette institution est devenue le Consiglio Generale des soixante décurions qui sont recrutés à raison de dix membres par porte. Jusqu’à la fin du XVIII^e siècle persiste donc à Milan un unique système de division administrative de l’espace qui commande l’ensemble de la vie sociale, économique et culturelle. Son ancienneté lui a permis d’imprégner les mentalités tandis que la multiplicité de ses usages en fait un cadre de référence incontournable pour la vie sociale. Sa récupération par le cadastre au milieu du XVIII^e siècle, a sans doute contribué à le confirmer comme système de localisation officiel à l’intérieur de la ville24. La localisation des résidences patriciennes dans ce cadre administratif met en évidence l’existence de logiques socio-politiques dans les choix résidentiels.

Les portes : une dispersion des résidences patriciennes pour raisons politiques

Tab. 24 – Répartition des résidences patriciennes dans les six porte de la ville (1751).

Graphique 1 – Répartition des résidences patriciennes à Milan (1751) (en nombre d’unités par porte).

8Le tableau 24 et le graphique 1 mettent en évidence la présence de résidences patriciennes dans l’ensemble de l’espace urbain. Aucun quartier n’en est dépourvu, mais l’on observe une variation de 1 à 4 entre celui qui en accueille le plus (Porta Orientale avec 49 résidences) et celui qui en accueille le moins (Porta Romana avec seulement 12). Le caractère aristocratique de Porta Nuova et Porta Orientale, traditionnellement souligné par les études sur l’espace urbain milanais, se trouve donc confirmé : ils accueillent à eux deux plus de la moitié des résidences patriciennes de la ville (94 sur 187). Porta Orientale se distingue aussi par le fait que la valeur moyenne des résidences y est plus élevée (2 287 scudi contre seulement 1 560 pour Porta Ticinese) et que celles-ci occupent une part plus importante de la superficie du quartier (7 % contre seulement 2,3 % pour Porta Romana). Le quartier de Porta Vercellina apparaît aussi une zone de résidence privilégiée pour le patriciat avec 33 résidences. Il s’agit d’un quartier aux faibles densités de population et de bâti (une large partie de l’espace est occupé par des jardins maraîchers et des monastères), ce qui le rend sûrement propice à attirer l’élite milanaise et accentue son caractère aristocratique par opposition aux zones plus populaires où le bâti est dense et l’activité commerciale et artisanale plus importante. C’est en effet le quartier où les demeures patriciennes représentent la plus grande part de la valeur immobilière (13 %). Le quartier de Porta Ticinese, traditionnellement considéré comme populaire, accueille pourtant une part non négligeable des résidences patriciennes. Si celles-ci ne représentent que 7 % de la valeur immobilière et 3 % des unités de propriétés, elles sont au nombre de 33, soit autant que pour Porta Vercellina. La valeur moyenne des résidences et la superficie qu’elles occupent est cependant moins importante que pour les autres zones de la ville, attestant du caractère moins somptueux de ces édifices. Les quartiers les plus délaissés par le patriciat sont finalement ceux de Porta Comasina et surtout de Porta Romana où le nombre de résidences dépasse tout juste la dizaine. Le corso de Porta Romana était pourtant souvent cité comme l’un des axes prestigieux de la ville, accueillant de nombreux palais patriciens durant la période espagnole. En 1737, Latuada accordait du reste une place privilégiée à celui-ci dans sa Description de Milan et sûrement l’ouvrage a-t-il contribué à péréniser cet aspect au cours des siècles26. Pourtant, vers 1750, d’après la source cadastrale, elles ne représentent que 1,1 % des unités de propriétés et seulement 3 % de la valeur immobilière. En fait, le corso de Porta Romana accueille toujours plusieurs palais importants (palais Odescalchi, Cicogna, Annone, Salazar, Pertusati), mais c’est sur cet axe que se concentrent la moitié des résidences patriciennes du quartier qui en possède très peu par ailleurs. L’analyse chiffrée tend donc à nuancer les représentations existantes quant à la localisation des demeures patriciennes dans la ville, notamment pour les quartiers de Porta Ticinese et de Porta Romana. Le premier en accueille davantage qu’on ne le dit, mais elles sont souvent peu imposantes, le second en accueille moins qu’on ne le pense, mais leur prestige et leur concentration sur le corso du même nom peut engendrer un effet de masse. Dans quel voisinage se situent donc ces résidences patriciennes ? Pour tenter d’appréhender leur entourage social, leur localisation a été comparée à celle des résidences de la noblesse non-patricienne.

9La distribution des résidences nobles dans la ville confirme la nature aristocratique des trois quartiers de Porta Orientale, Nuova et Vercellina. Cependant la hiérarchie s’avère légèrement différente : Porta Nuova et Porta Orientale représentent toujours des quartiers privilégiés, mais la tendance s’inverse ici très nettement en faveur de Porta Nuova qui accueille un nombre majeur de résidences nobles. Les quartiers les moins aristocratiques sont toujours ceux de Porta Romana et Porta Comasina. Si les pourcentages confirment donc la hiérarchie spatiale, il faut néanmoins rappeler la relativité de ce que l’on a désigné comme « quartier aristocratique » : en additionnant résidences patriciennes et résidences nobles, on obtient au maximum 12 % des unités de propriété et 23 % de la valeur foncière d’un quartier ce qui ne témoigne pas d’une nette dominance sociale.

Graphique 2 – Distribution des résidences et des biens locatifs de propriété patricienne à l’intérieur des portes (en % de la valeur totale des biens).

10Les variations entre les différents quartiers sont beaucoup moins fortes en ce qui concerne la propriété des biens locatifs. Ceux-ci représentent toujours 10 à 14 % de la valeur totale des biens, quand l’amplitude est de 3 à 13 % pour les résidences. La hiérarchie n’est pas non plus la même pour les biens locatifs, puisque Porta Comasina arrive au premier rang avec Porta Nuova et que Porta Romana, délaissée par les résidences, comporte en revanche une part importante de propriétés patriciennes destinées à la location. Le constat confirme donc que les logiques des investissements, selon qu’ils soient destinés à la résidence ou à la location, ne sont pas exactement les mêmes.

11En ce qui concerne les seules résidences patriciennes, même si des décalages existent entre les différents quartiers, celles-ci sont relativement dispersées dans l’ensemble de la ville, y compris dans des zones considérées plus populaires comme Porta Ticinese et Porta Comasina. Les traditions d’organisation administrative et politique de la ville contribuent à expliquer cette dispersion. Le recrutement aux principales magistratures urbaines repose en effet sur la résidence géographique du candidat : les douze membres du Tribunale di Provvisione sont répartis à raison de deux par porte ; les soixante membres du Consiglio Generale, à raison de dix par porte28. C’est également toute la vie sociale qui est conditionnée par cette division spatiale puisque la gestion de l’assistance aux pauvres est, elle aussi, organisée selon le découpage en portes29 ainsi que la répartition des prestini di pane, qui possédaient le monopole de la distribution du pain. La controverse qui a eu lieu en 1685 pour l’élection du maître de camp de la milice urbaine de Porta Ticinese témoigne bien de l’importance que revêt encore l’appartenance résidentielle des candidats et les enjeux que recouvre la délimitation administrative. Plusieurs patriciens se présentent en effet à la succession de Francesco Landriano. Parmi ceux-ci figure le comte Filippo Antonio Rainoldi, habitant la paroisse de S. Pietro in Caminadella. Or, cette paroisse étant divisée entre les quartiers de Porta Ticinese et Porta Vercellina, ses adversaires mettent en avant le fait que la maison du comte Rainoldi relève de la circonscription de Porta Vercellina et qu’il n’a donc pas le droit de se présenter. Ils affirment se baser sur les états des âmes de S. Pietro et sur le livre d’imposition. Les arguments du comte Rainoldi reposent sur le fait que ses ancêtres ont été considérés comme relevant du quartier de Porta Ticinese puisque le chevalier Rainoldi, habitant au même endroit, avait pu se présenter pour la charge de maître de camp de la milice urbaine de Porta Ticinese en 163630. La succession du marquis Ercole Visconti au poste de maestro di campo della milizia di Porta Romana démontre encore l’existence d’une véritable compétition pour l’obtention des charges de commandement entre les familles patriciennes31. En effet, lorsque le marquis Visconti renonce à sa charge en 1704, car il se juge trop vieux pour l’assumer, treize candidats aspirent à sa succession, mais sur trois d’entre eux pèsent de sérieux doutes : ils sont accusés de ne pas résider dans des paroisses qui dépendent de Porta Romana. Le marquis Magenta aurait en effet sa véritable résidence dans le quartier de Porta Ticinese, tout comme Giovanni Visconti. Giacomo Melzi est quant à lui sommé de fournir un certificat de résidence délivré par le prêtre de la paroisse de S. Giovanni in Conca où il assure résider. Ces controverses montrent bien l’importance que recouvre le critère résidentiel pour l’élection aux principales charges municipales et la nécessité de fixer les limites administratives. Elles laissent également entendre que les patriciens profitent parfois de la possession de maisons dans plusieurs quartiers de la ville pour maximiser leurs chances d’élection aux charges les plus prestigieuses. Certains d’entre eux tirent également parti du fait d’être né dans une autre paroisse de la ville. En 1773, le marquis Antonio Litta se présente ainsi au Tribunale di Provvisione pour le quartier de Porta Ticinese. Il a pourtant quitté l’ancienne demeure familiale de S. Eufemia qui dépendait de ce quartier depuis presque deux décennies pour se transférer dans le palais hérité de la famille Arese qui dépend de Porta Vercellina. Le marquis Litta appuie sa candidature en joignant une attestation du curé de S. Eufemia prouvant qu’il est bien inscrit dans le registre des baptêmes de la dite paroisse, en date du 6 juin 174832. Il peut ainsi bénéficier d’un nombre de candidats moins élevé pour Porta Ticinese que pour Porta Vercellina. Ces règles électorales ont été établies au Moyen Âge, à une époque où l’accès aux institutions urbaines était bien plus large et où la dispersion des principales familles dans l’espace urbain correspondait à de fortes logiques de contrôle social33. Ces logiques ont certes perdu de leur importance au cours de l’époque moderne, comme en témoigne l’abandon du critère géographique pour le recrutement du Consiglio Generale à la fin du XVI^e siècle. Mais l’ancrage multiséculaire de certaines familles dans un quartier et la transmission du palais familial de génération en génération, explique que se soit maintenue la configuration spatiale des résidences au fil des siècles. Ce phénomène s’observe du reste dans de nombreuses autres villes italiennes : à Naples, la nobiltà di seggio s’avère par exemple répartie entre les différentes piazze de la ville. À côté de ces logiques politiques, des solidarités géographiques et la commodité des déplacements peuvent aussi éclairer les choix d’implantation résidentielle : ainsi, les nouvelles familles en provenance de la région du lac de Côme tendent à s’installer dans le quartier de Porta Comasina à leur arrivée dans la capitale. C’est le cas des Clerici, des Casnedi ou des Giulini. Elles sont ainsi plus proches de leur terre d’origine à laquelle elles restent liées et s’insèrent dans des réseaux de sociabilité fondés sur la provenance régionale et le voisinage urbain. La prépondérance des résidences patriciennes dans Porta Orientale, en 1751, montre toutefois l’émergence de nouvelles logiques sociales qui seront envisagées un peu plus loin. Les limites administratives ne constituent donc pas un cadre factice et artificiel qui serait plaqué sur la réalité sociale. Elles ont influé sur les choix résidentiels, même si ces logiques politiques tendent à perdre de leur importance à la fin de la période moderne.

Des regroupements au sein de « paroisses aristocratiques » : le poids des affinités sociales

12La distribution des résidences patriciennes au niveau des paroisses révèle des logiques différentes qui ne vont plus dans le sens de la dispersion, mais dans celui du regroupement. On observe en effet de très grandes variations, à l’intérieur d’une même porte, entre les différentes paroisses qui la composent (pl. VII). Si certaines paroisses sont complètement dépourvues de résidences patriciennes, d’autres en accueillent au contraire un nombre fort important. Pour six paroisses, la part des résidences patriciennes dépasse 30 % de la valeur immobilière alors que le maximum était de 13 % pour les portes. Chaque porte possède en fait une voire deux paroisses dans lesquelles se regroupent une part importante des résidences patriciennes. Il s’agit, à chaque fois, de paroisses très petites en termes de superficie, ce qui favorise l’existence d’un caractère aristocratique dominant. C’est ainsi le cas de San Giovanni Quattro Facce pour Porta Comasina, de S. Silvestro et S. Martino in Nosiggia pour Porta Nuova, de S. Pietro alla Vigna pour Porta Vercellina, de S. Fermo pour Porta Ticinese, de S. Pietro all’Orto et S. Stefano in Borgogna pour Porta Orientale et, à un niveau moindre, de S. Giovanni in Conca pour Porta Romana. Cette situation correspond en grande partie à celle que décrivait S. D’Amico à la fin du XVI^e siècle, ce qui confirme la relative stabilité des implantations patriciennes. Le profil aristocratique de ces petites paroisses s’est maintenu, même si les familles résidentes ont parfois changé34. En effet, il existe très peu de constructions ex nihilo de nouvelles résidences nobiliaires qui seraient susceptibles de modifier leur répartition spatiale dans la ville, au cours du XVII^e siècle. Les familles en situation d’ascension sociale procèdent plutôt à la récupération d’anciennes demeures, lorsque des familles se sont éteintes ou transférées ailleurs. Toutes ces petites paroisses où la part de l’habitat aristocratique est particulièrement importante se situent globalement sur une bande comprise entre le tracé des murs antiques et le canal. Les paroisses de l’extrême centre de la ville apparaissent, en revanche, complètement délaissées par les résidences patriciennes et celles extérieures aux canaux semblent beaucoup moins attractives, sauf pour les quartiers de Porta Nuova et Porta Orientale. Ces phénomènes relèvent de la division fonctionnelle de l’espace urbain qui sera envisagée un peu plus loin.

13L’existence d’une paroisse aristocratique apparaît particulièrement prononcée pour les quartiers de Porta Ticinese et Porta Comasina, à forte tonalité populaire et commerçante. Le cas le plus marquant est ainsi celui de la petite paroisse de S. Fermo qui accueille le tiers des résidences patriciennes du quartier de Porta Ticinese (pl. VIII). Cette petite paroisse – la plus petite de Milan par sa superficie de 2,3 hectares comme par ses 200 habitants – ne comprend que dix-huit parcelles. Trois correspondent à l’église paroissiale, à la résidence du curé et à l’oratoire de S. Pietro in Corte ; sept accueillent des résidences patriciennes et deux autres constituent des annexes et dépendances de ces résidences. On y trouve ainsi les demeures des deux branches de la famille Brivio, celles des comtes Archinto et D’Adda, des marquis Magenta35 et Ferrerio et celle des Vimercati. La seule résidence non-patricienne est celle de Don Giuseppe Casati, qui est en réalité le livellario du marquis Arconati. Seulement cinq parcelles, qui appartiennent toutes à des patriciens ou à des nobles, sont en location. On ne dispose pas d’informations sur ces locataires pour le milieu du XVIII^e siècle. En revanche, en 1784, l’état des âmes de la paroisse de S. Fermo aboutit à un total de 34 foyers répartis dans 11 maisons. On retrouve les Illustrissime Case Archinto, Brivio et Magenta, ainsi que Giuseppe Casati et Don Annibale Brivio. Une des résidences est occupée par l’Illustrissima Casa Gillardino, une famille non-patricienne, mais qui bénéficie tout de même d’un qualificatif aristocratique. On trouve, à la tête des autres foyers, deux prêtres, trois marchands, un avocat, deux médecins, quatre veuves, cinq domestiques ou concierges. Parmi les autres habitants, un bénéficie du qualificatif de « gentilhomme », cinq du « Don » ou « Donna » qui laisse penser à un statut similaire. L’éventail social est donc limité à sa frange supérieure, tandis que la présence des domestiques est directement liée à celle d’un habitat aristocratique.

14Dans ces petites paroisses où se concentre l’habitat patricien, la part des propriétés locatives patriciennes apparaît généralement modeste. Il existe en revanche des paroisses où la proportion s’inverse. Toutes les paroisses possèdent au moins quelques biens locatifs de propriété patricienne alors que certaines sont complètement dépourvues de résidences. Pour l’immobilier locatif, les enjeux symboliques liés à la situation dans l’espace urbain sont en effet moins forts. Les paroisses où les biens locatifs sont nettement majoritaires par rapport aux résidences sont situées dans le centre de la ville : cette localisation peu propice pour les demeures patriciennes s’avère, en revanche, particulièrement avantageuse pour l’immobilier à destination commerciale.

Graphique 3 – Répartition de la propriété patricienne (biens locatifs et résidences) à l’intérieur des paroisses milanaises vers 1750 (en % de la valeur totale des biens de la paroisse).

15Si des logiques politiques, héritées de la période médiévale, ont contribué à maintenir une dispersion de l’habitat patricien dans le cadre des portes, des phénomènes de regroupement sont manifestes au niveau de la paroisse. Ils traduisent la recherche d’un voisinage social équivalent ou relativement proche. Les critiques adressées au quartier qui le réduisaient à un cadre territorial imposé par les sources à l’historien sans que sa pertinence soit garantie ne sont donc pas valables ici36. Toutefois, il est évident que bien d’autres cadres peuvent constituer des éléments fédérateurs du point de vue socio-culturel. L’îlot, la rue ou même l’immeuble en font partie et peuvent représenter des ensembles d’analyse plus légitimes selon les approches envisagées. Dans le cas milanais, l’extension particulièrement importante des portes et leur découpage, qui inclut à la fois les territoires urbains centraux et périphériques, en font un ensemble particulièrement hétérogène37. Cette hétérogénéité peut apparaître un peu moins forte au niveau plus restreint du cadre paroissial, mais elle demeure néanmoins présente. Face à ce problème, la cartographie informatique, qui permet d’appréhender les situations à d’autres échelles spatiales, se révèle un outil précieux et offre la possibilité de dépasser le simple cadre administratif.

À l’échelle de la ville entière : la marque d’une division fonctionnelle de l’espace

16La carte des résidences patriciennes reflète l’existence de trois cercles concentriques à l’intérieur de la ville (pl. IX). Le centre apparaît clairement délaissé par les résidences patriciennes ; un phénomène de concentration se dégage au niveau d’une couronne entourant ce centre ; enfin, la partie périphérique de la ville, au-delà des canaux, présente une situation de résidences éparses, plus ou moins nombreuses selon les quartiers. Cette configuration résulte largement des usages économiques du sol, de facteurs culturels et des caractéristiques du développement urbain milanais.

Milan : une organisation circulaire et radiale

17Plusieurs cercles concentriques caractérisent l’organisation de l’espace urbain milanais, héritage de la trace des enceintes successives (pl. X). L’empreinte des murs de la ville antique demeure bien visible dans le parcellaire et dans la toponymie. La muraille médiévale marque un deuxième cercle, renforcé ensuite par la présence de canaux. Au Moyen Âge, le centre de la ville est la Piazza dei Mercanti vers laquelle convergent les axes provenant des principales portes de la ville, matérialisées au niveau de la place par les portes du Broletto. Cet espace et celui, adjacent, de la place du Duomo représentent toujours, à l’époque moderne, le centre institutionnel et commercial de la ville. Ils accueillent en effet les principaux édifices du pouvoir politique et religieux : la cathédrale et l’archevêché, le Palais ducal (résidence du gouverneur qui héberge aussi un certain nombre d’institutions royales) et, sur la piazza dei Mercanti, les institutions municipales. Le troisième cercle est constitué par les bastioni, enceinte dont la construction fut décidée en 1546 par le gouverneur espagnol, Ferrante Gonzague et achevée en 1560. Cette nouvelle enceinte matérialise l’insertion dans l’espace urbain de zones qui étaient, pour certaines, déjà densément occupées au Moyen Âge, notamment le long des grands axes (anciens faubourgs de Porta Ticinese et Porta Comasina), mais également d’espaces intermédiaires qui ont gardé une physionomie rurale. Courant sur plus de huit kilomètres, les bastioni délimitent la nouvelle extension de la ville au XVI^e siècle qui est d’environ 770 hectares38. Le château, devenu à l’époque espagnole la citadelle de Milan, est entouré d’une zone utilisée pour les manœuvres militaires qui a été fortifiée. La place qui le précède constitue une interface entre espace civil et militaire. Aux XVII^e et XVIII^e siècles, la muraille espagnole marque la limite entre la ville et la zone suburbaine des Corpi Santi. Ces derniers sont des territoires essentiellement ruraux où l’occupation humaine est présente de manière dispersée autour de grandes fermes (les cascine) et le long des axes principaux (borgo degli Ortolani, à la sortie de Porta Comasina, borgo di S. Gottardo au-delà de Porta Ticinese). Si, au milieu du XVI^e siècle, lors de la construction des bastioni, la conjoncture est encore celle d’une croissance démographique, les XVII^e et XVIII^e siècles se caractérisent par un bilan global de stagnation de la population et par des crises suivies de récupérations39. La ville a donc étendu son territoire sans que la démographie évolue notablement. Ceci explique le fait que la ceinture externe de la ville, entre murs médiévaux et bastioni, reste peu peuplée au XVIII^e siècle. C’est donc une situation de relatif immobilisme qui caractérise l’occupation du sol durant ces trois siècles et qui semble confirmée par l’absence de grandes opérations de lotissement. Les cartes de M.A. Barateri et M. A. Dal Re témoignent d’une relative stabilité des espaces bâtis entre 1629 et 1734. Seuls les environs de Porta Ticinese semblent s’être quelque peu densifiés (cf. p. 182-183).

18Le développement des canaux a accompagné les étapes de la croissance urbaine et a fortement marqué celle-ci40. Le creusement du Naviglio Grande dans la seconde moitié du XII^e siècle relie Milan au Tessin puis la réalisation du canal de la Martesana, au XV^e siècle, la rattache à l’Adda. Ces voies d’eau confluent dans la Fossa Interna, voie navigable qui longe l’ancienne enceinte médiévale41 (pl. X). Celle-ci constitue un élément de rupture à l’intérieur de l’espace urbain, par sa largeur (8 à 12 mètres), malgré la présence de ponts assez régulière. En dehors de ce réseau de canaux, l’eau est aussi présente sous forme de rogge, des petites dérivations provenant pour la plupart de la Fossa interna et qui servent essentiellement à l’irrigation des jardins maraîchers. La marque de l’ancienne enceinte médiévale et le cercle de la Fossa interna qui lui correspond, constituent une frontière à l’intérieur de la ville. Ils délimitent un centre à l’urbanisation ancienne et dense qui s’oppose à une périphérie dont l’urbanisation reste encore largement à accomplir. À défaut de se trouver sur un grand fleuve ou sur un rivage maritime, Milan se trouve ainsi au cœur d’un système hydrographique constitué par différents affluents du Pô, provenant de la région des Lacs et des Alpes (Tessin, Adda et plus près de la ville, Nirone, Seveso et Lambro). La construction de ce réseau de canaux la place au centre de nouvelles voies de communication et s’accompagne du développement d’une véritable activité portuaire dans la ville.

19La structure des axes de circulation dans la ville est commandée selon un double principe à la fois radial et circulaire. Les voies principales sont les axes de pénétration qui conduisent des portes au centre de la ville (principe radial) tandis que des voies mineures, perpendiculaires aux premières, permettent la desserte des différents quartiers (principe circulaire). Alors que l’intersection entre les grandes radiales et la voie circulaire qui suit l’enceinte médiévale ne constitue pas un réel carrefour urbain à cause de l’effet de coupure du naviglio, les intersections correspondant à l’emplacement des portes sur la muraille antique représentent des nœuds essentiels de l’espace urbain, aux fonctions économiques importantes, tels le carrobio di Porta Ticinese ou le Ponte Vetro pour Porta Comasina. Ce modèle radioconcentrique ne fait que renforcer l’effet d’attractivité du centre géométrique de la ville. Au milieu du XVIII^e siècle, l’espace urbain milanais apparaît donc inégalement urbanisé. La construction d’une nouvelle enceinte au XVI^e siècle ne s’est pas réalisée dans un contexte de forte croissance urbaine et les territoires situés au-delà des canaux constituent une réserve pour un futur développement urbain qui devra néanmoins passer par des aménagements (créations de voies, division du parcellaire…). Cette opposition, bien visible à travers la morphologie urbaine se traduit également au niveau de la répartition des hommes dans l’espace.

20En 1768, date du premier recensement fiable, Milan compte 110 327 habitants dans ses murs et 15 608 dans les Corpi Santi (soit 125 935 habitants au total). La densité de population moyenne pour l’ensemble de la ville est donc de 153 habitants à l’hectare42. Mais la population est répartie de manière très différenciée dans l’espace. Si les densités varient d’un quartier à l’autre : de 110 habitants à l’hectare pour Porta Nuova à 212 pour Porta Comasina, la principale opposition se situe entre les zones intérieure et extérieure aux canaux. Les 240 hectares de la ville médiévale, qui ne représentent qu’un tiers de la superficie urbaine au XVIII^e siècle, accueillent près des deux tiers de la population milanaise. D’une paroisse à l’autre, les densités de population peuvent ainsi varier de 30 à 1 202 habitants à l’hectare (pl. VI). Dans le cas du quartier de Porta Romana, les trois paroisses situées essentiellement à l’extérieur des canaux possèdent une moyenne de 95 habitants à l’hectare tandis que la densité monte à 209 habitants pour les quatre paroisses situées à l’intérieur. Pour Porta Vercellina, cas extrême, le rapport passe de 36 habitants par hectare à l’extérieur des canaux à 254 habitants par hectare lorsque l’on franchit ceux-ci. Les paroisses où les densités sont les moins fortes (inférieures à 100 habitants à l’hectare) se trouvent en effet toutes à l’extérieur du cercle des canaux : S. Martino al Corpo et S. Nicola, S. Vincenzo inPrato, S. Calimero ou S. Bartolomeo. Il s’agit de paroisses qui sont en grande partie occupées par des jardins maraîchers et par des monastères. La paroisse de S. Lorenzo Maggiore fait quelque peu figure d’exception puisqu’elle atteint 200 à 300 habitants à l’hectare, la présence des canaux y ayant favorisé le développement d’activités artisanales. Dans le centre de la ville se trouvent les densités les plus fortes. Le découpage du parcellaire s’est opéré à l’extrême ainsi que l’élévation des édifices : S. Maria Beltrade, S. Michele al Gallo, S. Satiro, S. Carpoforo, S. Giovanni in Laterano possèdent des densités comprises entre 600 et 1 000 habitants à l’hectare. Les densités moindres de S. Michele nella Metropolitana et S. Tecla s’expliquent par les larges superficies occupées par des espaces ou des édifices religieux et publics (piazza del Verzaro, piazza del Duomo, Campo Santo, piazza dei Mercanti, palais de l’archevêché, palais ducal, Broletto). Toutes ces paroisses correspondent aux concentrations les plus importantes de boutiques et accueillent une population essentiellement artisanale. Si la plupart des autres paroisses situées à l’intérieur des canaux possèdent aussi des densités bien supérieures à la moyenne de la ville (200 à 600 habitants à l’hectare), il faut aussi souligner l’existence de petites paroisses pour lesquelles les densités sont beaucoup plus faibles. Elles ne dépassent pas les 100 à 200 habitants à l’hectare, bien qu’elles se situent à proximité du centre : S. Fermo, S. Giovanni in Conca, S. Maurilio, S. Martino in Nosiggia, S. Giovanni Quattro Faccie, S. Pietro alla Vigna. Il s’agit des petites paroisses identifiées précédemment comme paroisses aristocratiques. S. D’Amico, qui a étudié la composition sociale de la population milanaise au XVII^e siècle distinguait ainsi quatre cercles dans la ville43. Le premier correspond aux paroisses centrales, autour de la place du Duomo, lieux d’implantation de marchands, d’artisans spécialisés dans l’activité textile et le travail des métaux. Le second, une couronne résidentielle entre le centre et les canaux, accueille une grande partie des demeures aristocratiques de la ville (elles correspondent aux petites paroisses aux faibles densités démographique). Le troisième cercle est constitué par les alentours des canaux et est occupé par une population artisanale ou impliquée dans le transport et la fourniture de matériaux apportés par voie d’eau. Au sud de la ville, prédomine le travail des peaux et au nord, celui du textile, deux activités conditionnées par la présence de l’eau : le textile nécessite l’eau pure qui arrive directement de la Martesana, la tannerie se contente des eaux déjà usagées qui, après avoir traversé la ville, sont canalisées par la Vettabia. Dans le quatrième cercle, au-delà des canaux, la population se compose essentiellement de petits artisans et d’ouvriers se destinant aux activités de transport et à l’agriculture. Ce schéma circulaire ne doit cependant pas être envisagé de manière trop rigide car la mixité sociale est importante et, à l’intérieur d’une même paroisse, les contrastes sociaux peuvent être fortement marqués. E. Armelloni le montre bien pour S. Stefano Maggiore, où elle oppose la zone du Laghetto et du Verziere, au caratère artisanal et commercial, à celle du corso de Porta Tosa où se trouvent plusieurs édifices publics tels l’Ospedale Maggiore, l’Albergo Trivulzio, le Palais de Justice et quelques résidences aristocratiques44. Elle confirme également la présence d’une population mélangée à l’intérieur d’un même immeuble et l’existence d’une ségrégation « verticale » en fonction des étages d’habitation. La répartition des densités et la distribution sociale de la population mettent encore en évidence la pertinence du schéma circulaire qui caractérisait la morphologie urbaine. L’opposition se fait à nouveau entre un centre commercial et artisanal densément peuplé – à l’exception de petites paroisses aristocratiques – et une périphérie plus agricole, aux faibles densités, dès que l’on franchit le cercle des canaux. Ces caractéristiques de l’espace urbain contribuent à expliquer la localisation des résidences patriciennes (pl. IX).

Fig. 3 – Carte de Milan par Marc’Antonio Barateri, 1629 (raccolta Bertarelli, Milan).

Un centre commercial délaissé par l’habitat aristocratique

21L’extrême centre de la ville n’accueille aucune résidence patricienne et pas davantage de résidences nobles. La présence des pouvoirs politiques (Palais ducal), religieux (Duomo et archevêché) et municipaux (Broletto) ne contribue donc pas à attirer les familles patriciennes dans leur voisinage. Plusieurs raisons peuvent expliquer cette situation et, en premier lieu, la nature même de la morphologie urbaine : le centre de la ville correspond aux zones où l’urbanisation est la plus ancienne et où le poids des structures se fait le plus fort. Le parcellaire y a connu une série de divisions qui ont abouti à des parcelles extrêmement petites, peu propices à un habitat aristocratique réclamant des superficies étendues. Des facteurs économiques – et notamment la forte orientation commerciale – expliquent ce morcellement du parcellaire et sont à l’origine de valeurs foncières beaucoup plus élevées que dans les autres parties de la ville (pl. XI). La forme urbaine, circulaire et radiale, contribue à faire atteindre des prix particulièrement élevés aux terrains situés dans la partie la plus centrale et ces valeurs sont peu compatibles avec les exigences d’espace des résidences nobiliaires. Dans la ville d’Ancien Régime, les valeurs foncières semblent du reste davantage liées aux usages économiques du sol qu’à leurs usages sociaux : les zones commerciales, largement déterminées par des critères de centralité et d’accessibilité, atteignent les plus hautes valeurs foncières. En revanche, les paroisses où se concentrent les demeures aristocratiques tendent, au contraire, à se caractériser par des valeurs foncières plus basses, liées aussi à la moindre densité du bâti et à la présence de jardins45.

22Une autre raison expliquant l’absence de demeures aristocratiques dans le centre de la ville tient aux exigences résidentielles de l’élite quant à son environnement et son cadre de vie. Les places du centre-ville ne sont pas très étendues et sont envahies par l’activité commerciale, tout comme les rues qui les entourent. Les tentatives des gouverneurs de Milan pour libérer la place du Duomo des encombrements inhérents à l’exercice du commerce et rendre plus solennel le voisinage du palais des gouverneurs se heurtent aux intérêts économiques des propriétaires de boutiques et en particulier à la puissante Fabrique du Duomo46. La piazza del Verzaro est également bordée de boutiques sur trois côtés, le quatrième étant occupé par l’archevêché, de même que la piazza dei Mercanti où se trouvent les édifices représentant le pouvoir municipal (Broletto, Collège des Jurisconsultes). L’activité commerciale s’immisce ainsi sur les lieux du pouvoir politique et religieux et les principales places de la ville ont avant tout une fonction de marché47. Conscients des avantages procurés par cette localisation, les marchands n’hésitent pas à se mobiliser pour conserver leurs droits sur cet emplacement privilégié48. Cette activité commerciale s’accompagne également de lieux de stockage des marchandises : aux alentours de la place du Duomo sont ainsi installés plusieurs fondachi (entrepôts) et une sostra (c’est le seul cas d’emploi de ce terme ailleurs que sur les rives des canaux). Les boutiques situées dans les contrade dei mercanti d’Oro, degli Orefici, degli Spadari ou degli Armorari sont principalement destinées au travail des métaux (bijouterie, orfèvrerie, fabrication d’armes) pour lesquels Milan a connu une grande renommée49. La contrada dei Fustagnari ou celle dei Penacchiari renvoient à des activités textiles. Enfin, des noyaux d’intense activité commerciale sont situés à d’autres points stratégiques et notamment aux principaux carrefours de la ville : Cordusio, Carrobbio de Porta Ticinese, Ponte Vetro… Or, la présence de commerces semble avoir un effet nettement répulsif pour l’habitat nobiliaire à cause des nuisances produites par le bruit et l’agitation qu’engendrent ces activités. Les plaintes des rares patriciens qui habitent à proximité du centre commercial peuvent confirmer la difficile cohabitation des palais et des marchés urbains. En 1791, la famille Rovida expose ainsi aux autorités municipales, les nombreux préjudices que provoquent les activités commerciales qui se déroulent au pied de sa demeure et qui nuisent au statut de celle-ci50. Leur résidence est en effet située entre la place du Verzaro et celle de S. Stefano in Brolio qui constituent alors les principaux lieux de marché de la ville. Le marquis Rovida se lamente du fait que le transport et la vente des denrées lui interdisent l’accès à sa demeure et sont la cause d’une « infecte exhalation, quasi continuelle, provenant des déchets de légumes qui restent pendant plusieurs heures à pourrir sur le sol ». Il réclame également que la rue soit interdite à la circulation le temps nécessaire à la réfection de son pavement. En effet, le passage continuel, lié à la proximité du Verzaro, empêche les habitants de pouvoir intervenir et ceux-ci sont réduits à ne plus pouvoir sortir de chez eux en carrosse51. La même année, la marquise Rovida envoie une nouvelle lettre aux autorités compétentes. Elle se plaint « des désordres devant sa maison, de la part des marchands de fruits et autres denrées et de l’empêchement d’[y] accéder librement (…) à cause de ceux-ci ». Elle affirme avoir vu « tout l’emplacement de l’avant-toit de sa maison occupé par les produits à vendre et par des bêtes attachées au mur, au point d’interdire l’entrée non seulement aux carrosses, mais même aussi aux piétons ». On comprend qu’un tel cadre de vie ne sied pas aux familles de la noblesse milanaise. En 1784, le marquis Molinari s’adresse au Tribunale di Provvisione, étant indisposé par la présence de vendeurs de légumes aux abords de sa résidence52. Celle-ci est située sur la partie intérieure du corso de Porta Orientale et vient d’être l’objet d’importants travaux l’année précédente. Il demande donc à la Ville de ne plus donner en location, à des marchands de rue, l’espace proche de sa demeure et propose au Banco di S. Ambrogio un dédommagement pour la perte de revenus qui en résultera. Il appuie sa requête en précisant que l’opération contribuera aussi au decoro urbano, donc à l’intérêt général. Dans le cas des Rovida et des Molinari, la présence d’un marché alimentaire est source de nuisances particulières, notamment au niveau olfactif, mais l’on peut penser que le passage et l’agitation qui règnent dans les rues étroites autour de la piazza dei Mercanti ne sont pas davantage appréciables et posent des problèmes d’accessibilité. Toutes ces raisons expliquent pourquoi les résidences qui se trouvent à proximité du centre commercial sont finalement très peu nombreuses et concernent généralement des familles issues du monde de la finance53. De même, les palais possédant des boutiques en location représentent une configuration rare à Milan, au XVIII^e siècle54. L’habitat de prestige semble difficilement compatible avec l’activité commerciale et ceci contribue à expliquer pourquoi les résidences patriciennes se concentrent dans une couronne qui enserre le centre de la ville.

Une couronne résidentielle

23Ce deuxième cercle correspond à une zone qui se trouve juste au-delà du centre commercial, mais qui reste à l’intérieur des canaux. Il s’agit essentiellement des petites paroisses évoquées précédemment pour leur faible densité de peuplement où tendent à se regrouper les résidences aristocratiques55. Cette deuxième couronne correspond à une urbanisation ancienne qui remonte à l’époque antique pour la partie interne à la muraille de Maximien où se situent la majeure partie des résidences et à l’époque médiévale pour la partie située entre celle-ci et les canaux. Cette urbanisation était cependant relativement lâche comme le démontrent des toponymes tels que Borgonuovo ou Borgospesso. Elle n’a donc pas empêché la préservation d’un parcellaire de grande taille, favorable à l’installation de demeures nobiliaires. Ces parcelles de grande taille possèdent le plus souvent un jardin, surtout dans les quartiers de Porta Comasina, Vercellina et Ticinese. Une telle configuration est plus rare dans la partie orientale de la ville où les jardins se trouvent généralement au-delà des canaux (pl. XII). Dans ces paroisses, les résidences patriciennes apparaissent regroupées, comme l’a montré le cas extrême de la paroisse de S. Fermo et comme le confirme l’existence de rues et d’îlots patriciens. Seul le quartier de Porta Romana apparaît quelque peu dépourvu de cette couronne résidentielle.

Au-delà des canaux : une périphérie agricole et des résidences disséminées

24Au-delà des canaux, le sol urbain est principalement occupé par des terrains cultivés, mentionnés dans le cadastre comme ortaglie – jardins maraîchers (pl. XIII). La présence de zones agricoles à l’intérieur de la ville est l’héritage d’une mise en valeur ancienne que la construction des bastioni, au XVI^e siècle, n’a pas remise en cause en intégrant ces zones dans la ville. La mise en valeur de ces terrains a toutefois été peu à peu soumise à un encadrement : au XVI^e siècle, des ordonnances urbaines interdisent la culture du riz puis, au XVIII^e siècle, l’exploitation de prés a marcita sur une superficie supérieure à une perche. Des raisons sanitaires président à ces décisions, dans la mesure où ces deux types de mise en valeur reposent sur l’immersion des terrains durant une période plus ou moins longue. Les conflits pour les usages de l’eau n’ont peut-être pas non plus été étrangers à cette décision. Les cultures présentes à l’intérieur de la ville sont très variées au XVIII^e siècle et ne se limitent pas à des cultures fruitières et légumières56. Cette activité s’accompagne de la présence d’animaux, notamment de bétail qui constitue la force de trait nécessaire pour les travaux agricoles et qui produit le fumier nécessaire pour engraisser les terrains. C’est donc une véritable activité agricole que connaît cette partie de la ville et ce phénomène n’est pas spécifique au cas milanais57. Elle s’accompagne donc de l’existence d’une population agricole et d’un bâti spécifique : la casa d’ortolano, un complexe d’édifices à usage agricole organisé autour d’une cour, qui ressemble à une cascina lombarde en miniature.

25Dans cet espace périurbain, les demeures patriciennes ne sont pas absentes, mais elles sont beaucoup moins nombreuses que dans la couronne précédente, les activités agricoles n’offrant pas un cadre propice. Elles apparaissent dispersées et les phénomènes de concentration ne concernent que le quartier de Porta Orientale où plusieurs avenues s’affirment comme des lieux privilégiés de résidence, au-delà même des canaux : c’est notamment le cas des corsi Monforte, de Porta Tosa et de Porta Orientale. C’est du reste cette forte présence à l’extérieur des canaux qui semble expliquer la part particulièrement importante de résidences nobiliaires dans le quartier de Porta Orientale. De manière générale, le voisinage des murs de la ville s’avère répulsif pour l’habitat aristocratique et bien rares sont les résidences qui se trouvent à proximité de ceux-ci. La paroisse de S. Rocco (PR) qui s’étire le long de l’enceinte, n’en comprend du reste aucune. Au milieu du XVIII^e siècle, alors que les bastioni ont été construits depuis près de deux siècles, ces zones nées de l’extension de la ville semblent être considérées comme quasiment suburbaines. Les mesures d’encouragement des autorités publiques pour aménager et peupler les nouveaux territoires, dès les années 1570, n’ont eu que peu d’effet auprès des patriciens, mais furent en revanche utilisées par de nombreux ordres monastiques tels les franciscains qui élevèrent le couvent de S. Angelo (Porta Nuova), les Servites celui de S. Maria in Paradiso (Porta Romana), ou les Olivétains qui agrandirent leur monastère de S. Vittore (Porta Vercellina). Il semble, en fait, qu’il existe une certaine réticence de la part des familles patriciennes à venir s’installer au-delà de l’enceinte médiévale, comme si elles sortaient du territoire urbain. Ce n’est en revanche pas le cas pour les institutions ecclésiastiques qui possèdent une tradition d’implantation « hors les murs »58. Les cas de grands palais construits au-delà du cercle des canaux sont en effet limités et d’origine relativement récente : les palais Crivelli et Monti qui se trouvent le long du naviglio – et donc peu éloignés du centre – datent de la seconde moitié du XVII^e siècle. Dans le quartier de Porta Romana, seules trois résidences se trouvent au dehors de l’enceinte médiévale, toutes dans la paroisse de S. Calimero59. Le quartier de Porta Ticinese ne possède quant à lui que deux résidences situées au-delà des canaux, dont l’une au voisinage des murs qui appartient à la famille Olocati. Celle-ci connaît une situation économique très difficile et sa résidence figure parmi les plus modestes du patriciat (elle n’est estimée dans le cadastre que pour 625 scudi). À l’exception du quartier de Porta Orientale, l’habitation dans la périphérie urbaine ne semble donc concerner que des familles nouvelles ou dont le niveau de fortune n’est pas très élevé. Porta Orientale constitue une exception puisque les paroisses de S. Stefano in Brolio et surtout de S. Babila, accueillent certaines des plus importantes familles patriciennes : on y trouve en effet, vers 1751, les Resta, les Orsini di Roma, les Rasini, les Gallarati, les Barbò, etc. Il semble toutefois, pour la plupart de ces familles, que l’implantation y soit relativement récente et témoigne de l’évolution en cours des logiques résidentielles.

26L’absence de pression démographique sur la ville jusqu’aux années 1770, n’a pas contribué à développer massivement l’urbanisation dans les zones extérieures aux canaux. Pourtant, l’espace disponible pouvait constituer un atout, offrant des parcelles beaucoup plus grandes, laissant plus de liberté aux possibilités architecturales et permettant également l’existence de vastes jardins. Dans cette partie de la ville, les ¾ des résidences (25 sur 33) possèdent en effet un jardin. Mais ces atouts n’ont pas suffit à persuader les familles patriciennes à se transférer massivement au-delà du canal. Les résidences « au delà du pont » devaient être considérées comme s’apparentant davantage au type de la villa qu’à celui du palais urbain. Cette conception, qui imprègne les mentalités patriciennes, s’ancre dans une réalité ancienne puisque plusieurs édifices situés dans cette partie de la ville furent initialement conçus comme des villas pour des familles qui possédaient déjà un palais situé à l’intérieur des murs médiévaux. C’est par exemple le cas de l’édifice qui deviendra le palais Isimbardi à la fin du XVIII^e siècle. Il fut la propriété des Taverna de 1552 à 1718 et faisait alors office de demeure de campagne tandis que la résidence principale de la famille se trouvait via Bigli60. Un changement de perception de l’espace urbain est néanmoins en cours au milieu du XVIII^e siècle et s’accentuera dans la seconde moitié du siècle. La localisation des résidences patriciennes confirme ainsi la pertinence du schéma concentrique de l’organisation urbaine milanaise. L’opposition entre un centre commercial et une couronne résidentielle semblait du reste s’imposer aux voyageurs de passage, comme en témoigne la description laissée par l’abbé Richard :

Les rues qui sont au centre de la ville sont étroites, mal alignées et assez mal bâties, mais fort peuplées. C’est là où résident la plus grande partie des marchands et artisans. Celles qui sont près de la première enceinte [canaux] sont plus larges et mieux alignées ; on y voit beaucoup de grandes maisons ou palais61.

27La répartition des résidences patriciennes à Milan possède, en tout cas, des traits comparables à celle des résidences de la noblesse florentine qui apparaissent aussi relativement dispersées dans l’espace urbain, peu présentes dans le centre commercial de la ville et délaissant les paroisses proches des murs62.

À une micro-échelle : la présence patricienne à travers les cadres de l’espace physique

Des contrade aristocratiques

28Au milieu du XVIII^e siècle, les larges corsi, ne constituent pas des lieux d’implantation privilégiés pour le patriciat qui préfère les emplacements en retrait des grands axes de communication. Sans doute, la présence massive de boutiques sur les corsi de Porta Comasina et Porta Ticinese n’invite-t-elle pas les patriciens à venir s’y installer car aucune de ces avenues ne possède de résidence patricienne. En concordance, les corsi dont la fonction commerciale est faible sont ceux qui accueillent le plus de résidences patriciennes : c’est le cas des corsi de Porta Orientale (avec les demeures Fossati, Barbo, Arese et Stampa di Moncastello), Porta Vercellina (palais Litta) et Porta Romana (résidences des Salazar, Annone, Erba Odescachi, Pertusati). C’est aussi celui du corso de Porta Tosa sur lequel se trouvent six résidences dont trois particulièrement somptueuses : les palais Monti, Gallarati Ghisleri et Rosales (pl. XIV). Le patriciat ne cherche donc pas à livrer ses palais au regard des personnes arrivant ou sortant de la ville et préfère des positions en retrait. Les palais situés en cœur d’îlot et dont seul le portail d’accès donne sur la rue sont relativement rares dans l’architecture milanaise. Plus couramment, la façade principale donne sur la rue et un porche conduit à une cour interne. Cette forme architecturale, qui met directement en contact le cœur de la demeure avec l’espace extérieur, à la différence des hôtels parisiens63, explique pourquoi cet espace ne doit pas être trop envahissant pour garantir la tranquillité des occupants.

29À Milan, le lieu d’implantation privilégié pour les résidences aristocratiques est donc celui des contrade, petites rues plus ou moins étroites, en retrait des axes principaux, le long desquelles se succèdent parfois plusieurs palais. Certaines de ces rues possèdent une tonalité aristocratique fortement marquée qui a déjà été soulignée par les historiens de l’architecture64. Cette situation n’est pas spécifique au cas milanais puisqu’on la retrouve aussi dans d’autres villes italiennes65. Toutefois, à Milan, il suffit parfois de trois palais pour qualifier une rue d’aristocratique et ancrer cette image dans les représentations66. Dans quel voisinage s’insèrent donc ces palais au milieu du XVIII^e siècle ? Les témoignages de contemporains nous informent peu sur la physionomie des rues et moins encore sur le statut social de leurs habitants. Latuada, dans sa description de Milan, ne s’intéresse en effet qu’aux seuls édifices, les isolant complètement du contexte urbain qui les entoure67. Pour saisir un peu mieux l’environnement de ces palais, la réalisation de cartes mentionnant également les résidences de nobles non-patriciens, les boutiques et les édifices religieux ou administratifs (données offertes par le cadastre) peut apporter quelques informations tandis que la valeur des immeubles alentour peut être indicative de leur statut. Si l’on prend le cas du Borgonuovo dans le quartier de Porta Nuova, (pl. XVa), les résidences patriciennes sont seulement au nombre de quatre (demeures des comtes Visconti di Carimate et Biglia, du marquis Magenta et des Vimercati de Capitanei). Mais si l’on ajoute à celles-ci le voisinage de quatre résidences nobles, l’absence de commerces et le fait que quasiment tous les autres immeubles de la rue dépassent la valeur de 1 000 scudi et sont de propriété noble, on peut raisonnablement confirmer le caractère « aristocratique » de la rue. Il faudrait aussi citer, juste à côté, la contrada de Brera avec les palais Cusani, Trotti, Beccaria et Brambilla ou, dans le quartier de Porta Vercellina, les contrade du Capuccio, de S. Paolo et du Merone (pl. XVb). Dans le cas des contrade de Porta Vercellina, on constate que la présence nobiliaire déborde le cadre paroissial puisqu’elle s’étend à la fois sur les paroisses de S. Pietro alla Vigna, S. Maria Pedone, S. Pietro in Caminadella. Elle dépasse également le cadre des quartiers puisque cette concentration de résidences aristocratiques touche les paroisses voisines de S. Sisto et S. Maurilio qui sont rattachées à Porta Ticinese. Sur ces cartes, l’exclusion de la fonction commerciale est à nouveau manifeste : aucune boutique n’est présente dans ces rues aristocratiques. La rue voisine, perpendiculaire, peut en revanche être marquée par une forte empreinte commerciale : c’est par exemple le cas du corso de Porta Nuova qui coupe le Borgonuovo.

Au niveau de l’îlot : le voisinage des monastères

30Plus que de rues aristocratiques, il faudrait parfois parler d’îlot. Cette unité de la structure urbaine démontre souvent un voisinage entre édifices ecclésiastiques (églises, monastères) et résidences aristocratiques. Le fait ressort très clairement pour l’îlot compris entre les contrade du Borgonuovo et de Brera puisqu’il accueille les jésuites du collège de Brera, le monastère de S. Clara, celui de S. Agostino et enfin celui de S. Catterina in Brera (pl. XVa). Le fait est encore plus frappant pour les contrade nobiliaires de Porta Vercellina au sein desquelles on peut dénombrer huit monastères (pl. XVb). La présence des institutions ecclésiastiques isole les demeures aristocratiques de l’agitation du monde commercial et artisanal. Les liens qui unissent les familles patriciennes aux principaux couvents milanais ont également pu donner lieu à des concessions de propriétés au Moyen Âge. La disposition des résidences patriciennes autour du monastère de S. Ambrogio laisse penser qu’il y a eu une opération de lotissement de la part de celui-ci au profit des grandes familles milanaises qui bénéficiaient ainsi d’un voisinage symboliquement fort68. On observe également, dans la paroisse de S. Martino al Corpo, entre l’église de S. Maria delle Grazie et le monastère de S. Vittore, une voie (le stradone di S. Vittore alle Grazie) qui accueille les résidences Pusterla et Busca et plusieurs parcelles de propriété patricienne. Il s’agit a priori d’un ancien lotissement nobiliaire qui a suivi la construction de S. Maria delle Grazie au XV^e siècle69. Les origines de ces implantations nobiliaires sont en effet anciennes : E. Silio Legnani fait remonter au XIV^e siècle l’installation aristocratique dans le Borgonuovo et souligne le rôle joué par l’ordre des Umiliati – dont la maison mère était à Brera –, dans les concessions de terrain70. À cette époque, le Borgonuovo apparaissait une périphérie urbaine et, de manière plus générale, la zone comprise entre les murs antiques et l’enceinte médiévale conservait de grands espaces à construire.

Les canaux : une structure portuaire peu attractive

31La construction des canaux a permis à Milan de suppléer à l’absence d’une grande voie d’eau naturelle et a facilité la liaison avec les principaux ports maritimes d’Italie71. Les sostre (ou sciostre) situées sur leurs rives constituent de véritables infrastructures portuaires. Il s’agit en effet de quais de débarquement où arrivent différents types de matériaux : combustibles (bois, charbon), matériaux de construction (sable, pierres et marbres), grain, sel, fer, mais aussi bétail, poissons, épices, foin, tabac et autres matières premières utiles à l’industrie textile milanaise comme la soie et la laine. Ces marchandises proviennent, pour beaucoup, de la région des Lacs et gagnent Milan par la voie du Tessin puis du Naviglio Grande ; d’autres arrivent de la région de Bergame grâce au canal de la Martesana. De Milan et en direction de la Suisse repartent le sel, le fer et divers produits manufacturés72. La voie d’eau sert aussi au transport de passagers, notamment les jours de fêtes ou de marché. Les sostre sont situées essentiellement sur la rive interne de la Fossa interna, c’est-à-dire le côté dépourvu de rue, là où les bâtiments donnent directement sur le canal. Par sa disposition circulaire, suivant le tracé des canaux, le port de Milan n’a fait que renforcer l’organisation de la ville autour d’un pôle central et a renforcé le caractère attractif de celui-ci. L’eau, par son rôle économique, constitue un enjeu essentiel qui est objet de conflits : conflits entre les villes pour la maîtrise des flux, conflits entre les usagers qui la destinent à des besoins concurrentiels (irrigation, force hydraulique pour les moulins, navigation). Ces usages sont jugés responsables du manque d’eau dans les canaux, de l’absence de débit, des difficultés de navigation et des émanations fétides dégagées par l’eau stagnante. Moins d’une vingtaine de résidences patriciennes se trouvent sur les rives de la Fossa interna (pl. IX). Le canal ne constitue donc pas un lieu d’implantation privilégié pour celles-ci, à la différence de Venise ou Amsterdam. La capitale lombarde est une ville terrienne et les voies d’eau ne possèdent pas la charge symbolique qu’elles peuvent avoir dans le cas de la Sérénissime. À Venise, le Grand Canal constitue la façade principale de la ville et souligne le lien étroit qui l’unit à la mer, fondement de sa richesse. Il constitue la voie résidentielle par excellence tandis que les boutiques se trouvent plutôt dans des rues parallèles vers l’intérieur (exception faite au niveau du Rialto)73. À Milan, le canal, dont la physionomie est beaucoup moins majestueuse, existe surtout par ses fonctions matérielles liées à la production et au transport. Ces dernières, jointes aux relents nauséabonds que peut dégager l’eau stagnante, jouent un rôle plutôt répulsif pour les résidences de l’aristocratie, tout comme pouvaient le faire les activités commerciales du centre de la ville. Si le canal ne présente pas d’attrait particulier dans le contexte urbain, il constitue en revanche un site extrêmement valorisé pour la villégiature, une fois que l’on sort de la ville74. À l’intérieur des murs, sur les dix-sept résidences patriciennes qui bordent le canal, neuf donnent sur sa rive interne dépourvue d’une voie de circulation terrestre. C’est le cas du palais du prince Antonio Tolomeo Trivulzi dans la paroisse de S. Stefano in Brolio, du palais Castelli dans S. Stefano in Borgogna ou de celui du comte Stampa di Moncastello dans S. Babila. Ils font partie des plus imposants de la ville puisque leur valeur approche ou dépasse les 4 000 scudi (pl. XIV). Dans ces trois cas, la façade principale des demeures est orientée vers la rue parallèle au canal située à l’intérieur de la ville médiévale et ce n’est que la façade arrière ou le jardin qui donne sur la voie d’eau. Le palais tourne donc le dos au cours d’eau qui ne constitue pas une voie d’accès privilégiée. Les huit autres résidences se situent sur la rive externe du canal, qui est bordée par une voie de circulation. La façade principale donne sur cette rue qui sépare la demeure du canal. Dans cette seconde catégorie de résidences, toutes dépassent les 2 000 scudi et il faut citer parmi elles les exemples particulièrement imposants des palais Crivelli et Monti. Ces dix-sept résidences sont relativement dispersées le long de la voie d’eau, mais aucune ne se trouve dans la partie sud, qui correspond au quartier de Porta Ticinese, où se concentrent les sostre (quais de débarquement) et les activités polluantes comme les tanneries. Si, de manière générale, le canal n’apparaît pas comme un emplacement particulièrement recherché, il faut toutefois souligner que certaines demeures présentent des éléments architecturaux qui témoignent d’une valorisation du site. L’architecte Francesco Croce a orienté la façade principale du palais Monti (puis Sormani) vers le pont du naviglio de Porta Tosa lui donnant une forme trapézoïdale. Les témoignages de personnes accueillies par le prince Trivulzio vantent également la belle vue sur le canal dont jouissent les appartements de son palais.

La mobilité résidentielle : choix ou contrainte ?

32L’ancrage pluri-séculaire des demeures patriciennes n’empêche pas l’existence d’une mobilité résidentielle des familles au cours des siècles. La permanence dans un quartier exprime l’ancienneté de la famille et de son statut social. Elle apparaît tout à la fois comme un modèle à imiter pour des familles d’extraction nouvelle, mais aussi comme une contrainte dans la mesure où des instruments juridiques, tels les fidéicommis, obligent les héritiers à perpétuer les choix établis par leurs ancêtres. Face à ce modèle, le déplacement apparaîtrait souvent comme un choix par défaut ou accompagnerait une évolution du statut social : lorsque la résidence n’est plus à la hauteur de sa fonction représentative et que les aménagements s’avèrent impossibles, la famille se voit contrainte à s’installer ailleurs.

L’ancrage urbain : un modèle à imiter ?

33Au milieu du XVIII^e siècle, la majeure partie des familles patriciennes possède une résidence en propriété et les situations de location apparaissent souvent comme des recours temporaires, ce qui semble démontrer une évolution des pratiques depuis le XVI^e siècle75. Le cas du patriciat milanais apparaît donc différent de celui d’autres élites urbaines du siècle des Lumières. À Paris, la grande noblesse française fait majoritairement le choix de la location afin de pouvoir adapter plus rapidement sa résidence à l’évolution de son statut76. À Grenoble et à Rennes, l’aristocratie parlementaire obéit à une logique similaire77. Dans le cas de la noblesse d’épée comme dans celui de la noblesse de robe – qui cherche du reste à imiter les pratiques de la première –, le véritable cœur du patrimoine est le château et non la résidence urbaine qui n’est pas l’objet d’un enracinement particulier. Même le patriciat vénitien, dont on pouvait attendre davantage de similitude avec celui de Milan, habite plus volontiers en location78. Toutefois, dans le cas de la Sérénissime, la présence de familles originaires de la Terre Ferme peut expliquer ce moindre ancrage résidentiel. La propriété s’apparente a priori à une stabilité résidentielle, à un ancrage sur la longue durée dans un quartier, renforcée par l’obligation de démontrer une résidence centenaire dans la ville pour intégrer le patriciat milanais. Pourtant, une telle permanence n’est pas toujours possible : la demeure est aussi le reflet du statut familial, ce qui l’oblige à s’adapter aux évolutions de celui-ci, aux exigences de la mode et du confort.

34Un certain nombre de familles, parmi les plus anciennes du patriciat milanais, se sont maintenues dans un même emplacement au cours des siècles. Leur ancrage dans une paroisse de la ville se traduit par la présence de la résidence familiale, par celle d’un tombeau ou d’une chapelle dans l’église paroissiale79 et par la toponymie des espaces urbains qui entourent la demeure. Ces différents éléments contribuent, en retour, à l’enracinement de la famille dans le quartier. Plusieurs lignages patriciens ont ainsi conservé leur demeure d’origine : les Borromeo n’ont pas quitté leur palais de S. Maria Pedone, acquis lors de leur arrivée à Milan, à la fin du XIV^e siècle ; la famille Bigli est attachée au quartier de Porta Nuova au moins depuis le XV^e siècle80 ; les Taverna figuraient déjà comme résidents dans la paroisse de S. Donnino au XVI^e siècle81 ; la famille Magenta a occupé son palais de S. Fermo de 1478 à 1857, à l’exception de la période 1608-1645 correspondant au bannissement de Guido Antonio82. Quant aux Marliani, leur résidence de S. Andrea constituait déjà l’une des grandes demeures milanaises du Quattrocento83. Dans tous les cas mentionnés, il s’agit de familles qui étaient proches des ducs Sforza et qui occupaient déjà une position prestigieuse dans la société de la Renaissance. Cette position a pu se renforcer ou s’étioler, mais la famille a conservé sa résidence d’origine. Dans le cas des Borromeo, la situation conquise par Vitaliano en finançant le pouvoir ducal s’est renforcée en donnant deux archevêques à la ville : Carlo (1560-1584) et Federico (1595-1631) puis en intégrant les réseaux monarchiques européens. Dans le cas des Taverna, le moment de splendeur maximale fut atteint avec Francesco (1488-1560), ambassadeur du duc François II Sforza, puis Grand chancelier de Charles Quint en 1533. Par la suite, la position de la famille tendit plutôt à s’affaiblir. Giovanni Bigli, au milieu du XV^e siècle, fut un célèbre condottiere au service des ducs de Milan et reçut le commandement du château de Pavie dont il fut castellano dans les années 1440. Par la suite, la famille conserve son profil militaire84 et figure toujours parmi l’élite patricienne au XVIII^e siècle. Ce modèle d’un ancrage urbain, qui caractérise ces familles anciennes et prestigieuses, est repris par des familles dont l’ascension sociale est plus récente tels les Arese, les Crivelli ou les Clerici qui acquièrent leur demeure au XVII^e siècle. Pourtant, d’autres familles patriciennes ne connaissent pas un tel ancrage sur la longue durée : c’est le cas de familles nouvelles qui, au XVIII^e siècle, semblent parfois peiner à trouver une installation qui leur convienne, mais c’est aussi celui de familles anciennes qui ont pu connaître des évolutions de leur statut social, dans un sens ascendant ou descendant. Les Trivulzio ont ainsi abandonné leur résidence de la contrada Rugabella, proche de l’église de S. Nazaro où se trouvaient les tombeaux de la famille, pour se transférer, au XVI^e siècle, dans le palais de Porta Tosa, plus adapté à leurs nouvelles exigences résidentielles85. Pirro Visconti Borromeo di Brebbia abandonne la demeure paternelle à la fin du XVI^e siècle pour acquérir une nouvelle résidence qui correspond mieux à ses nécessités de représentation : le palais Arrigoni86. Avant de trouver cette opportunité immobilière, il a fait le choix de louer le somptueux palais Medicis de la via Brera à partir de 1587. Une étude systématique des déplacements de l’ensemble des familles s’est révélée difficile à mener avec les sources disponibles87, mais quelques études de cas permettent de saisir de manière plus approfondie les motivations présidant aux mobilités urbaines.

Les Lampugnani : la mobilité d’une famille ancienne dépourvue de grandes ressources

35Les Lampugnani peuvent vanter une origine milanaise très ancienne, mais la famille se trouve divisée en plusieurs branches, toutes relativement marginalisées au milieu du XVIII^e siècle. Leur apogée remonte au XIV^e et XV^e siècles lorsque, insérés dans les réseaux de pouvoir, ils reçoivent de nombreux fiefs de la part des ducs de Milan88. La fin de la dynastie Sforza entraîne un retrait des Lampugnani de la scène politique, accentué au début du XVII^e siècle par des difficultés financières liées à un conflit successoral89. La division de la famille en de nombreuses branches a pu également contribuer à l’affaiblir d’un point de vue économique. Si les Lampugnani siègent encore dans les principales institutions milanaises durant la première moitié du XVI^e siècle, ils n’occuperont que des charges relativement marginales par la suite, à l’exception de deux lignages, éteints avant 175090. Trois branches de la famille sont recensées dans la liste du patriciat de 1770. Celle de Giovanni Francesco (q Cesare Alessandro) n’a laissé aucune trace dans les sources consultées91. Celle d’Antonio (q Giovanni Battista) n’aurait été intégrée au patriciat qu’en 174492. C’est la seule à être propriétaire à Milan en 1751 : elle possède sa résidence dans la paroisse de S. Maurilio (PT) et plusieurs autres biens d’une valeur modeste93. La troisième branche, celle de Francesco (q Cesare), apparaît intégrée dans la vie milanaise puisqu’elle figure au Collège des Jurisconsultes de 1712 à 181994. Bien qu’elle ne soit pas propriétaire, elle habite la capitale. Le dossier d’admission au Collège des Jurisconsultes démontre sa très grande mobilité dans l’espace urbain depuis le début du XVII^e siècle95. En effet, en 1609, Don Gaspare Lampugnani habite Porta Ticinese, dans la paroisse de S. Giorgio in Palazzo. Neuf ans plus tard, il est toujours dans le même quartier, mais dans la paroisse de S. Vincenzo in Prato. Son fils, Don Francesco, réside quant à lui dans la paroisse de S. Pietro in Caminadella (Porta Vercellina) en 1656. Son petit-fils, Don Gerolamo, demeure toujours dans Porta Vercellina mais, en 1664, il est désormais rattaché à la paroisse de S. Giovanni sul Muro. On le retrouve dix ans plus tard à S. Carpoforo (Porta Comasina) puis, en 1677, à S. Eufemia (Porta Ticinese). En 1694, il est installé à S. Maria Porta (Porta Vercellina) puis son fils, Francesco, revient en 1708 à S. Eufemia. En 1711, il a déjà quitté cette paroisse pour s’installer dans celle de S. Giorgio al Palazzo, comme le démontre l’acte de location de la maison en date du 17 novembre (r° Gio Batta Porro). La famille connaît donc une mobilité très grande avec tout de même une prédilection pour les quartiers de Porta Vercellina et Porta Ticinese. C’est du reste dans ce dernier quartier que l’autre branche Lampugnani possède sa demeure. Cette absence de stabilité dans la capitale s’explique sûrement par le fait que la résidence principale de la famille se trouve à Legnano, au cœur des terres qu’elle possède, à environ 30 km de Milan. Les Lampugnani entreraient donc dans la catégorie des anciennes familles féodales qui tendent à privilégier leurs possessions rurales. Le cycle de vie des individus semble influer sur les lieux de résidence : Don Gaspare habite principalement Milan au cours des premières décennies du XVII^e siècle, alors qu’il se trouve au début de sa vie active (sa présence est attestée en 1609 puis en 1618) mais, il semble se retirer dans sa maison de Legnano vers la fin de sa vie (il y réside en 1636, 1645 et y meurt en 1648). Un autre membre de la famille, Denuo, choisit aussi de terminer sa vie à Legnano (où il est résidant en 1692 et 1697) après avoir habité Milan en 1682. Parfois, il semble qu’il y ait partage des attributions entre les frères : Francesco (q Gaspare) part s’installer à Milan, mais son frère, Teodoro, demeure à Legnano. La résidence milanaise ne correspond donc qu’à certaines phases de la vie des individus qui louent une demeure dans la capitale en cas de besoin. Pourtant, la mobilité se réduit à partir de l’intégration d’une branche des Lampugnani au Collège des Jurisconsultes en 1712. En effet, Francesco se fixe alors dans la paroisse de S. Sebastiano (Porta Ticinese) et y habite jusqu’à la fin de sa vie, en 175996. Le cas des Lampugnani apparaît donc assez exceptionnel par la fréquence des déplacements dans l’espace urbain. Cette mobilité peut être liée aux disponibilités financières réduites dont ils disposent et qui ne sont sûrement pas comparables à celles des grandes familles patriciennes97. Ils ne semblent pas avoir la possibilité de posséder et entretenir une double résidence et la demeure milanaise apparaît davantage comme un pied à terre ponctuel. Si l’intégration au Collège des Jurisconsultes marque une plus grande stabilité résidentielle pour Francesco, elle ne signifie pas pour autant l’investissement dans un immobilier urbain de prestige car celui-ci demeure locataire.

Les déplacements des Litta : l’exemple d’un parcours d’ascension sociale

36Les Litta appartiennent à une ancienne famille de marchands milanais dont la position a connu un véritable décollage au XVI^e siècle. Plusieurs de ses membres étaient déjà présents dans les institutions civiques au XIV^e siècle, en particulier au Conseil des Neuf Cents98. En 1535, Gerolamo Litta siège parmi les soixante décurions du Consiglio Generale et la famille a donc passé l’obstacle de la fermeture de l’institution, mais Gerolamo n’est alors qu’un riche marchand et ne dispose pas d’un titre de noblesse. C’est en effet le commerce qui fut à l’origine de la fortune des Litta. Dès la fin du XIV^e siècle, ils sont présents en Espagne, sur les places de Valence et Valladolid, où ils sont notamment impliqués dans le négoce des armes, production pour laquelle Milan s’est fait une réputation internationale. Dans la seconde moitié du XV^e siècle, Alberto Litta se trouve à Barcelone où il traite avec les Pozzobonelli et Taddeo Vismara, deux grands noms du commerce et de la finance milanaise, alors que les Litta se situent encore à une échelle plus modeste pour l’ampleur de leur compagnie commerciale et de leur patrimoine. P. Zanoli retrace l’amélioration de leur situation financière au cours du XVI^e siècle, lorsque leur compagnie commerciale, agrandie, dépasse désormais l’échelle familiale99. C’est essentiellement le commerce des épices qui a contribué à cette réussite : les Litta ont suivi le déplacement des intérêts économiques vers l’Atlantique et sont présents sur les places de Madrid, Lisbonne et aux Indes Orientales. L’accumulation de capitaux, réalisée grâce au commerce, leur permet dès lors d’autres formes d’investissements, en particulier dans le foncier et l’immobilier urbain100. Au XVI^e siècle, le centre du patrimoine urbain des Litta se trouve dans le quartier de Porta Orientale. S. D’Amico évoque l’implantation des différentes branches de la famille dans les paroisses de S. Giorgio al Pozzo, S. Maria Passarella et S. Vito in Pasquirolo, soit aux alentours de la corsia dei Servi, emplacement commercial proche du centre de la ville : en 1576, elles y possèdent huit immeubles, puis onze en 1610101. Les archives familiales montrent en effet que les Litta ont acquis plusieurs biens dans ces paroisses entre 1553 et 1583 qui viennent agrandir un noyau plus ancien102. La pratique du crédit contribue largement à ces acquisitions qui résultent de débiteurs contraints à vendre leurs biens. Au milieu du XVI^e siècle, la famille s’est scindée en plusieurs branches qui cohabitent d’abord dans le complexe patrimonial d’origine.

37La descendance de Gerolamo est à l’origine de la branche aînée, celle des marquis de Gambolò qui deviendra Litta Visconti Arese. Son frère Battista a donné naissance à une seconde branche, qui deviendra celle des marquis Litta Modignani. À la génération suivante, Giovanni Stefano forme la troisième branche, celle qui obtiendra le titre de comte et prendra le nom de Litta Biumi. Au début du XVII^e siècle, la branche aînée cède toutes les propriétés de Porta Orientale aux branches cadettes et fait l’acquisition d’une nouvelle résidence dans S. Eufemia. Il est intéressant de souligner que ce sont ici les branches cadettes des Litta qui ont maintenu l’ancrage familial original dans Porta Orientale et leur permanence dans ce quartier apparaît toujours clairement au milieu du XVIII^e siècle : les Litta Modignani ont leur résidence dans S. Maria Passarella103 tandis que les Litta Biumi sont propriétaires de deux parcelles dans S. Vito in Pasquirolo et de quatre parcelles dans S. Giorgio al Pozzo dont leur résidence104 (pl. XVI).

38Le déplacement de la branche aînée des Litta incarne le mouvement classique qui porte les familles ayant connu une ascension sociale et économique à la traduire au niveau résidentiel par l’acquisition d’une demeure plus conforme à leur nouvelle position. En 1573, l’acquisition des fiefs de Gambolò (pour 61 400 lires) et de Valle (60 800 lires) a permis à Agostino Litta de devenir, l’année suivante, marquis de Gambolò et comte de Valle. La famille jouit alors d’un revenu annuel de 25 000 lires, tandis que l’acquisition d’un fief et d’un titre de noblesse signent le passage à de nouvelles stratégies successorales visant à conserver le patrimoine dans son intégrité : pour éviter la division des biens, les cadets renoncent à leur part en échange d’une rente. Au début du XVII^e siècle, les Litta cèdent la compagnie d’Espagne et se retirent du commerce devenu beaucoup moins rentable. Ils confortent également leur nouveau statut social par une politique matrimoniale attentive. L’union de Pompeo I (q Agostino) avec Lucia Cusani apporte 50 000 lires de dot et le lie avec une famille de la vieille noblesse féodale et ducale105. Au début du XVII^e siècle, la nécessité d’investir dans un immobilier urbain de prestige s’est donc imposée. Celui-ci devait démontrer l’ascension sociale réalisée, mais il constituait aussi un investissement symbolique, utile à la famille pour sa progression future. En 1612, la marquise Lucia Cusani Litta, mère et tutrice d’Agostino et Alfonso (q Pompeo), acquiert donc une casa grande (dite palazzo de’ Carcani) dans la paroisse de S. Eufemia, contrada delle Cornacchie106. Le bien, qui appartenait à Alessandro Carcano, est vendu aux enchères par le Magistrato Straordinario, suite à une décision de justice. La cession a pour objectif de dédommager les héritiers du marquis Cusani pour l’achat des biens de Villanova. L’appartenance familiale de Lucia a donc probablement joué un rôle décisif dans l’acquisition, tandis que la vente aux enchères constituait une opportunité à saisir. Le palais Carcano est vendu pour 120 000 lires et les Litta obtiennent une déduction de 3 425 lires qui solde leurs crédits envers le Magistrato Camerale. Le prix restant est versé directement aux différents créditeurs des Carcano. Cet achat d’une valeur importante (le double de la précédente résidence de Porta Orientale selon l’estimation de 1565) constitue le noyau du patrimoine Litta dans S. Eufemia. En 1682 puis en 1704, le marquis Pompeo II Litta acquiert deux maisons voisines qui permettent d’agrandir la résidence107. Le patrimoine locatif des Litta, marquis de Gambolò, semble alors réduit car ils ne possèdent pratiquement pas d’autres propriétés dans la ville : les biens parvenus à la famille au cours du XVI^e siècle ont en effet été cédés108 et les acquisitions urbaines extérieures à S. Eufemia consistent uniquement en une casa grande da nobile, située dans la paroisse de S. Maurilio (PT) qui a été achetée en 1696 à la Fabrique du Duomo de Côme pour 102 000 lires109. Celle-ci est ensuite louée au comte Borro, mais n’apparaît plus dans les propriétés familiales au milieu du XVIII^e siècle. La seconde moitié du XVII^e siècle se caractérise par une certaine stagnation économique de la famille110 alors que son prestige augmente avec l’accession d’Alfonso à l’archevêché de Milan (1652) puis à la pourpre cardinalice (1666). La possession d’une véritable casa da nobile a sûrement contribué à effacer des origines marchandes encore récentes qui ont rendu difficiles l’intégration d’Alfonso au Collège des Jurisconsultes111. Le palais urbain fait en effet partie de ces marqueurs symboliques qui témoignent d’un statut noble et du prestige familial. Signe de la distinction d’une famille, il participe à sa reconnaissance au sein du patriciat et lui permet d’intégrer des cercles de sociabilité qui sont eux-mêmes facteurs d’ascension sociale.

39La double alliance avec les Visconti Borromeo Arese en 1722 (mariage d’Antonio avec Paola) puis en 1745 (mariage de Pompeo avec sa tante Elisabetta) apporte aux Litta des dots importantes, la perspective de l’héritage paternel et l’insertion dans de puissants réseaux de pouvoir (voir chap. 10). Il s’agit véritablement d’un nouveau saut dans la hiérarchie patricienne. Le marquis Pompeo III, qui a rassemblé le patrimoine des Litta et celui des Visconti Borromeo Arese, figure désormais aux premiers rangs de l’élite patricienne : sa richesse, à la fin du XVIII^e siècle, en fait la seconde fortune foncière milanaise, derrière les Archinto et devant les Borromeo112. La réception de l’héritage Arese est alors l’occasion d’un nouveau transfert résidentiel avec la cession de la demeure de S. Eufemia et l’installation des Litta dans le palais Arese de Porta Vercellina au milieu du XVIII^e siècle. En 1753, Antonio Litta vend en effet son ancienne demeure aux marquis Carlo et Paolo Recalcati pour 165 000 lires113. Il se réserve cependant le droit de l’habiter pour quatre ans encore, le temps d’achever la réfection du palais de Porta Vercellina confiée à l’architecte Bartolomeo Bolli. L’exemple de la famille Litta est celui d’un déplacement dans l’espace urbain au fur et à mesure de son ascension sociale. Si la mobilité accompagne l’évolution du statut social et économique de la famille, les événements familiaux (divisions en plusieurs branches, alliances matrimoniales, héritages) ont joué un rôle décisif dans ces déplacements. L’existence d’une opportunité (la vente aux enchères du Palais Carcano en 1612) et la capacité à obtenir l’information (grâce à Lucia Cusani) constituent les éléments déclencheurs.

40Le déménagement des Isimbardi dans la seconde moitié du XVIII^e siècle s’explique aussi par une évolution de leur statut socio-économique. Originaires de Pavie et intégrés dans l’entourage des ducs de Milan, ils sont en possession du fief de Cairo depuis 1467. Pietro ne s’installe toutefois à Milan que suite à son intégration dans les institutions monarchiques (entrée au Conseil secret en 1643 puis au Magistrato Ordinario en 1648). Dès son arrivée dans la capitale, il acquiert une demeure dans le quartier de Porta Comasina où la famille demeure encore en 1751. Dans la seconde moitié du XVIII^e siècle, l’héritage Della Croce contribue à accroître les possibilités financières de la famille114 ce qui explique largement le changement de résidence en 1770. Ni l’ancienne demeure de S. Marcellino, ni celle provenant des Della Croce ne sont en mesure d’exprimer le nouveau statut de la famille. Gian Pietro Isimbardi achète donc au comte Gesualdo Lambertenghi une casa da nobile disposant d’un grand jardin, sur le corso de Monforte (paroisse de S. Babila), dans un quartier dont la tonalité aristocratique ne fait que s’accentuer115. À la fin des années 1770 et au début des années 1780, les Isimbardi entreprennent d’importants travaux dans le palais qu’ils viennent d’acquérir116. Au même moment, les acquisitions d’ex-biens ecclésiastiques servent à conforter les trois noyaux immobiliers, qui sont tous organisés autour d’une demeure patricienne : celui de S. Marcellino autour de leur ancienne résidence, celui de S. Babila autour de la nouvelle et celui de S. Bartolomeo autour de la résidence Della Croce. Quelques années plus tard, Gian Pietro Isimbardi cède les propriétés de S. Marcellino ainsi qu’une partie des biens provenant des Della Croce et notamment le bloc où se trouvait leur ancienne résidence117.

Les Andreani : les difficultés d’une famille nouvelle à acquérir une résidence

41Dans le cas des Andreani, l’absence d’une résidence en propriété dans la capitale au milieu du XVIII^e siècle s’explique par l’implantation relativement récente de la famille à Milan et par ses difficultés à trouver une résidence digne de son nouveau statut social.

42Cette famille de la petite noblesse d’origine provinciale donne l’exemple d’une ascension fulgurante au cours du XVIII^e siècle qui l’amène à intégrer très rapidement le patriciat milanais118. Cette ascension a été le fruit de l’action complémentaire des trois frères : Giovanni Mario (1710-1774), en charge des activités commerciales et financières ; Pietro Paolo (1706-1772) qui s’est engagé dans une carrière institutionnelle119 et Salvatore que la voie ecclésiastique a porté à l’évêché de Lodi. Pietro Paolo est admis au patriciat en 1737, soit moins d’un siècle après l’arrivée de la famille à Milan et avant même d’obtenir le titre de comte qui lui est accordé par l’impératrice en 1748. Il précède l’acquisition d’un fief, autre dérogation au parcours traditionnel d’ascension sociale. La famille Andreani peut toutefois démontrer des origines nobiliaires anciennes : elle est originaire de Corenno, dans le territoire de Lecco, dont elle a possédé le fief de 1271 à 1472 et où se trouve le palais familial120. Les Andreani sont donc locataires de leurs premières résidences milanaises : ils habitent le palais Trivulzio en 1769121 puis le palais Monti de S. Stefano in Brolio en 1774. Érigé un demi-siècle auparavant et comprenant une cinquantaine de pièces, ce palais est mis en location à la mort du dernier représentant de la famille, le comte Paolo Monti, qui s’est éteint le 19 octobre 1774, sans descendants. Maria Aloysia Monti, la mère de celui-ci et son héritière universelle, décide de louer la demeure. Elle se trouve dans une position financière délicate, à cause du fidéicommis qui pèse sur la plus grande partie du patrimoine et doit demander à l’impératrice de continuer le versement de la pension accordée à son fils (3 250 lires par an), ce qui lui est accordé le 26 décembre 1774122. Le palais n’est toutefois pas inclus dans la primogéniture qui prévoit le passage des biens au marquis Stampa di Soncino. Pourtant, les Andreani ne semblent pas se satisfaire de ce statut locatif et cherchent une résidence en propriété. Alors que la génération de Giovanni Mario et Pietro Paolo a constitué la fortune familiale et investi dans l’achat de terres, leurs descendants se doivent d’exprimer le prestige familial par la possession d’un palais dans la capitale. La démarche ne s’avère toutefois, pas aisée. En 1778, Giovanni achète successivement deux case da nobile : la Casa dei Cani, située dans la paroisse de S. Giovanni in Conca (Porta Romana), alors propriété de la comtesse Francesca Bigli123 puis une autre casa da nobile dans le quartier de Porta Orientale acquise aux héritières Lucini124. Les projets de transformations pour ces édifices témoignent bien de l’intention de la famille de s’y installer, mais ils ne seront pas réalisés : les Andreani continuent à habiter le palais Monti. Au début des années 1780, ils envisagent d’acquérir le palais nouvellement refait par les frères Diotti, mais l’opération ne se conclut pas, probablement à cause des exigences financières trop élevées des vendeurs125. Un document retrouvé dans les archives Andreani confirme alors les hésitations quant aux choix résidentiels et révèle les critères de la famille en la matière :

(…) Le palais Lucini, vers le corso de S. Andrea n’a pas un palme d’habitable, consistant en quelques petites maisons de location et autres sites rustiques : toute la partie habitable se réduit à celle située vers la contrada de S. Pietro all’Orto et vers la cour. Du côté de S. Pietro all’Orto, il est bloqué par l’église paroissiale et pour cela ne peut être aménagé ad uso comodo e decoroso. Il conviendrait par conséquent de le réaménager du côté de S. Andrea, ce qui demanderait une dépense d’au moins 26 000 sequins et, avec cela, le comte Giovanni Maria n’aurait qu’un palais sans jardin qui lui aurait coûté au moins 37 000 sequins. Le palais Visconti [Casa dei Cani], en plus d’être en mauvais état en ce qui concerne le bâti, les sols, les plafonds et les murs, ne possède pas le confort qui est aujourd’hui introduit dans les habitations nobles : il n’y a pas de pièces décemment habitables du côté de la rue, son jardin est exposé à la vue du public, il est sujet à plusieurs servitudes et il faudrait acheter et démolir une petite maison appartenant aux Pères de S. Giovanni in Conca [pour l’agrandir]. Trois dessins ont été exécutés par l’architecte Simone Cantoni : deux pour parfaire en tout point le palais et dont la réalisation nécessiterait au moins 26 000 sequins chacun, un pour l’adapter et le rendre plus plaisant et plus digne ; dans ce dernier cas, la dépense excèderait les 12 000 sequins. Si les dits Giovanni Pietro et Paolo voulaient adopter ce parti moins dispendieux, ils n’auraient qu’un palais ravaudé avec un jardin très petit et auraient dépensé 23 400 sequins. Monsieur Diotti, pour prix de son palais qui a été entièrement reconstruit y compris l’ortaglia ou jardin et qui est deux fois plus grand que les deux palais Lucini et Visconti réunis, demande 650 000 lires (ou 44 827 sequins) avec l’engagement de le donner entièrement achevé et habitable dans le cours des deux années à venir, y compris la façade vers la rue qui sera sûrement l’une des plus belles de Milan comme le laisse penser le dessin. Ce palais est facilement divisible en plusieurs appartements et peut servir pour un logement digne et plus que suffisant aux frères Andreani et à leur oncle. En débattant le prix demandé, dans la mesure où les 650 000 lires sont la première demande (et qu’il reste encore 250 000 lires de travaux à effectuer), le dit palais, dans l’état actuel qui le rend habitable dans sa majeure partie, peut avoir un prix convenable, n’excédant pas les 20 000 lires, en échange du palais Lucini. Par la suite, la famille Andreani pourra aménager le palais comme elle le souhaite, économisant éventuellement sur les choses qu’elle jugera superflues. De la sorte, le comte Giovanni Maria s’épargnera la peine de faire refaire le palais Lucini, et Giovanni Pietro et Paolo, celle de faire refaire, avec une dépense bien supérieure, le palais Visconti qui n’aura jamais les avantages et les commodités que peut avoir le palais Diotti, dans lequel la famille vivra unie et avec une plus grande dignité126.

43Les critères exposés prennent en compte des considérations symboliques et esthétiques (dignité de l’édifice, taille, insertion dans l’espace urbain), pratiques (éviter d’avoir à faire des travaux), familiales (la possibilité pour la famille de vivre réunie), de confort (place disponible, commodités, jardin caché du public), mais aussi économiques (ne pas dépenser inutilement si l’on peut avoir pour moins cher). Cette dernière remarque relativise donc l’idée que les investissements symboliques sont détachés de toute considération économique, y compris pour des familles aux finances prospères. Il semble finalement que le stock de résidences disponibles sur le marché soit relativement limité : la plupart se libèrent lorsque la famille qui les habitait s’est éteinte et que les héritiers choisissent de ne pas conserver le bien (et n’y sont pas contraints par un fidéicommis). Aucun cas de nouvelles constructions ex-nihilo n’a été rencontré au cours de la période. La famille Andreani envisage ainsi diverses solutions, mais jamais celle d’acquérir un terrain non bâti, au-delà des canaux, pour y élever sa résidence. Sans doute, les familles nouvelles cherchent elles à récupérer d’anciennes demeures patriciennes pour être investies d’une plus grande légitimité. Finalement, la solution du palais Diotti n’est pas choisie par les Andreani. Outre son coût important, la famille a la possibilité, le 29 juillet 1783, d’acquérir l’ancien palais Monti dans lequel elle résidait. En effet, le 30 décembre 1781, la comtesse Monti Loaysa décède et ses biens passent aux Viani qui cèdent le palais à Giovanni Mario Andreani (fils de Pietro Paolo) pour 24 000 sequins (soit 338 000 lires)127. Le prix de vente représente donc la moitié de ce qu’exigeaient les frères Diotti pour leur palais. Quelque temps plus tard, les Andreani revendent les biens de provenance Lucini (1784)128 puis la Casa dei Cani. La revente de celle-ci a été assez compliquée et s’est même faite avec une légère perte pour la famille. Le 12 février 1787, Paolo, qui se trouve à Naples, écrit à son oncle Lorenzo Sormani à ce sujet. Refusant le prix de 100 000 lires proposé par l’acheteur, il espère en tirer au moins 120 000 lires129. L’édifice est finalement définitivement cédé par les frères Andreani en 1787 pour 10 000 sequins, alors qu’il avait été acheté 11 000 en 1778130. Sans doute le mauvais état du bâti est-il en partie responsable de la dévaluation du bien. Entre temps, Paolo Gerolamo a fait l’acquisition d’une autre demeure, cédée par le comte Serponti, dans la paroisse de S. Bartolomeo, son frère Gianmario se réservant l’ex-palais Monti131. Les deux frères font donc le choix de ne pas partager la même résidence, pratique qui semble de plus en plus courante à la fin du XVIII^e siècle dans les familles patriciennes (voir chap. 10). En dehors de ces achats à finalité résidentielle, les Andreani ne réalisent aucune autre acquisition à Milan, si ce n’est une maison dans S. Giorgio in Palazzo. Ils ne semblent donc pas considérer l’immobilier urbain comme un placement économiquement avantageux. L’achat de la résidence Monti dans S. Stefano in Brolio précède de peu l’intégration de Gianmario au Consiglio Generale, qui a lieu en 1786. Sans doute son mariage avec Fulvia Visconti a-t-il contribué à lui ouvrir les portes de l’institution patricienne, mais la possession d’une demeure de prestige s’avérait aussi un élément nécessaire pour obtenir la reconnaissance de ses pairs. La famille tenait donc à être propriétaire d’une casa da nobile à Milan, mais les premiers achats ne correspondaient finalement pas à ses exigences et les projets de transformation s’avéraient coûteux et insatisfaisants. Elle s’en débarrasse donc lorsqu’elle a enfin l’occasion de posséder une résidence plus prestigieuse. Le palais Monti de S. Stefano in Brolio est en effet estimé 3 472 scudi dans le cadastre et possède un jardin alors que l’estimation de la Casa dei Cani n’était que de 2 013 scudi et celle la casa Lucini de 694 scudi (sans compter les deux maisons voisines estimées 250 et 277 scudi). Si l’ancrage résidentiel dans un quartier de la ville, sur des durées pluriséculaires, a pu être considéré comme un modèle, cette conception semble évoluer à la fin du XVIII^e siècle et les phénomènes de mobilité semblent s’accentuer pour diverses raisons.

Les évolutions de l’implantation résidentielle dans la seconde moitié du XVIII^e siècle : la formation d’un quartier aristocratique dans Porta orientale

44Vers 1750, Porta Orientale apparait déjà le principal quartier résidentiel de l’élite milanaise et se caractérise par la présence de demeures patriciennes sur ses grandes avenues, au-delà même de la ceinture des canaux. Cette situation résulte des déplacements opérés par certaines familles dès les premières décennies du XVIII^e siècle. Durant la seconde moitié du siècle, le mouvement se renforce comme en témoignent les nombreuses constructions et aménagements réalisés dans le quartier132. Le phénomène est lié à plusieurs facteurs. Il s’agit, en premier lieu, d’une évolution sociale observée dans diverses villes européennes à la même époque : la tendance des élites urbaines à se regrouper dans certains quartiers des villes. Le fait n’est pas complètement nouveau puisque l’existence de regroupements résidentiels dans certaines paroisses ou rues a été mise en évidence, mais il prend une dimension nouvelle à l’échelle urbaine. Le mouvement, qui apparaît au milieu du XVIII^e siècle, constitue les prémices d’une division sociale plus marquée de l’espace urbain, qui prendra toute son ampleur au XIX^e siècle avec l’industrialisation. Dans le cas milanais, l’attractivité du quartier de Porta Orientale est clairement liée à la volonté du pouvoir autrichien de mettre en valeur l’axe qui conduit en direction de Vienne. Cette volonté se traduit par diverses réalisations urbanistiques visant à « embellir » les lieux, mais aussi par des mesures incitatives envers les particuliers.

La naissance des beaux quartiers ?

45L’étude de la répartition des résidences aristocratiques au milieu du XVIII^e siècle a démontré une tendance à la dispersion du patriciat dans les différents quartiers de la ville. Cette dispersion constitue un héritage des siècles passés que l’ancrage urbain de certaines familles et le système électoral des institutions civiques contribuent à faire perdurer. La seconde moitié du XVIII^e siècle voit la remise en cause de ce système administratif, fondé sur le quartier de résidence. Si la répartition originelle des membres du Consiglio Generale, à raison de dix pour chaque porte de la ville, n’existait déjà plus, c’est désormais le recrutement de la milice urbaine et du Tribunale di Provvisione qui s’affranchit de ces critères résidentiels. Une certaine tolérance s’installe à partir des années 1770 pour l’accession à ces fonctions tandis que les réformes institutionnelles des années 1780 font finalement éclater le cadre territorial traditionnel qui présidait à la répartition des charges civiques et caritatives. L’assistance sociale, jadis totalement contrôlée par les patriciens et élément central du clientélisme, est complètement réorganisée. En effet, l’enquête de 1767 a mis en lumière des irrégularités administratives et des formes de gaspillage, justifiant l’intervention du gouvernement dans ce domaine. Entre 1784 et 1786, les anciens chapitres patriciens sont supprimés tandis que l’ensemble des institutions caritatives de la ville est regroupé sous une administration unique, dépendante du gouvernement133. En 1786, le Tribunale di Provvisione est supprimé et remplacé par la Congrégation municipale qui abandonne les critères résidentiels pour le recrutement de ses membres. L. Sebastiani confirme également la perte d’importance de la division administrative en portes dans le cadre de la réorganisation paroissiale de Joseph II134. Cette dernière, effectuée en 1787, se caractérise aussi par la suppression des petites paroisses, essentiellement habitées par des patriciens (S. Martino in Nosiggia, S. Silvestro, S. Fermo…). Il serait peut-être exagéré de considérer qu’il existe une volonté politique délibérée de couper les élites locales de leur base sociale territoriale, mais il est en tout cas évident que l’évolution institutionnelle favorise ce redéploiement résidentiel. On ne peut donc s’empêcher de faire le parallèle avec l’analyse de J. Heers qui reliait la concentration des résidences aristocratiques dans un même quartier à l’imposition d’un pouvoir politique fort dans les villes médiévales. Ce pouvoir, en restreignant le rôle local des élites, ne rendait plus nécessaire leur ancrage dans la ville à proximité de leurs clientèles135. La capitale lombarde, dans la seconde moitié du XVIII^e siècle, connait une situation similaire : les réformes entreprises par Marie-Thérèse puis par Joseph II visent à affirmer le rôle de l’État face aux traditions de gouvernement patriciennes (voir chap. 1). Cependant, ces évolutions résidentielles ne sont pas liées aux seuls facteurs politiques.

46Les facteurs socio-culturels jouent également un rôle déterminant dans l’évolution des pratiques résidentielles. Dans le cas génois, la réalisation d’un ensemble de riches demeures isolées des autres ne correspond pas à l’existence d’un pouvoir princier ; la Strada Nuova a vu le jour dès le XVI^e siècle dans un contexte républicain136. Ce sont des raisons tenant au confort et au cadre de vie qui poussent alors les classes aisées à s’isoler du reste de la population. Au XVIII^e siècle, cette sensibilité se renforce, appuyée par les préoccupations hygiénistes qui insistent sur la nécessité de vivre dans un environnement sain. Elles renforcent donc la volonté des élites de s’isoler dans des quartiers plus propres, moins bruyant, moins dangereux et où les espaces verts sont davantage présents. À Milan, le nord-est de la ville (quartier de Porta Orientale) apparaît alors des plus attractifs : il rapproche des collines de la Brianza, lieu de villégiature apprécié, tandis que le sud de la ville conduit vers la plaine du Pô, particulièrement humide et insalubre. Le quartier de Porta Orientale s’avère aussi peu marqué par l’activité industrielle et commerciale qui s’est développée davantage vers le nord-ouest (Porta Comasina) et vers le sud (Porta Ticinese), aux abords des canaux et dans l’axe des principales voies marchandes. Les écrits des contemporains montrent en effet une sensibilité particulière à ces aspects, comme en témoigne le jugement porté par Parini sur le quartier de Porta Orientale et, en particulier, sur la promenade des Bastioni :

Cette partie de la ville est vraiment la plus agréable et celle qui jouit de l’air le plus salubre. L’ampleur du lieu se prête particulièrement à la foule extraordinaire de carosses et de personnes tandis que sa situation surélevée offre un horizon plaisant et très vaste. D’un côté, on domine la vaste plaine, l’entourage proche des collines et finalement la haute chaîne de nos montagnes qui précède les Alpes lointaines, et de l’autre, on jouit de l’un des points de vue les meilleurs sur la ville137.

47La promenade sur les Bastioni, surélevée et plantée d’arbres, offre l’avantage de jouir d’un double point de vue : d’un côté vers les montagnes et de l’autre sur la ville. Dès les années 1760, les étrangers de passage avaient déjà souligné l’agrément du lieu et l’engouement qu’il suscitait chez les Milanais :

La promenade la plus agréable de Milan est une promenade sur les remparts de la ville dont quelque uns sont bordés d’arbres et sur l’esplanade qui est entre la ville et la citadelle ; c’est là où, une heure avant le soleil couchant, on voit une multitude de carrosses, en hiver sur l’esplanade, en été sur les remparts qui sont plus élevés et où il y a beaucoup d’air138.

48La proximité de la promenade sur les Bastioni contribue à attirer la noblesse milanaise sur le corso de Porta Orientale tout comme, au même moment, l’aristocratie parisienne valorise les emplacements à proximité des parcs et du Bois de Boulogne. L’agrément des espaces voisins de Porta Orientale est aussi lié à la présence d’un petit bois aux abords de la Strada Marina, où est inauguré le Vauxhall de Milan en 1778139. Les aménagements urbanistiques du quartier dans les années 1770 et l’ouverture des jardins de Porta Orientale contribuent aussi à en faire un lieu attractif. La zone urbaine extérieure aux canaux offre, par ailleurs, l’espace nécessaire pour d’importantes réalisations architecturales disposant d’un jardin. Il s’agit là d’un élément devenu particulièrement recherché par les patriciens milanais qui se passionnent pour la botanique et l’art des jardins. La réalisation de splendides parcs dans les villas a sûrement contribué à faire naître cet intérêt que plusieurs familles s’efforcent d’importer aussi dans leur résidence urbaine140. Enfin, le modèle d’autres villes européennes, qui voient le regroupement de l’aristocratie dans certains quartiers, a pu jouer un effet d’entraînement sur le patriciat milanais. Paris fait figure d’exemple avec le faubourg Saint-Germain, en passe de devenir le quartier aristocratique par excellence141. Si l’accentuation de la division sociale de l’espace a été traditionnellement associée au développement de l’industrialisation dans les villes, les prémices de celle-ci apparaissent toutefois auparavant, avant même l’émergence d’une bourgeoisie industrielle. Au XVIII^e siècle, la constitution de quartiers résidentiels aristocratiques semble se faire avec le lotissement de nouveaux quartiers, qui accueillent les élites désormais désireuses de s’isoler. À Caen, Jean-Claude Perrot a démontré le lien entre la construction de nouvelles zones urbaines au cours du XVIII^e siècle et le renforcement d’une division sociale de l’espace142. Outre les facteurs politiques évoqués, les idées scientifiques et les transformations économiques modifient la conception globale de la ville : le XVIII^e siècle voit ainsi la naissance d’une interprétation plus fonctionnelle de l’espace urbain accompagnant l’essor de l’urbanisme comme science et pratique143. Dans le cas milanais, l’aristocratisation du quartier de Porta Orientale est un phénomène encouragé par le pouvoir, qui a mis en œuvre différentes mesures pour le favoriser.

Un urbanisme aristocratique encouragé par le pouvoir

49Le corso de Porta Orientale est l’objet d’une attention particulière de la part du pouvoir autrichien, dans la mesure où il constitue l’axe menant en direction de Vienne. Le dernier tiers du XVIII^e siècle se caractérise ainsi par un renversement des hiérarchies dans l’espace urbain milanais. Au XVII^e siècle, l’axe prestigieux de la ville était le corso de Porta Romana, conduisant en direction de Rome, de Naples et du port de Gênes, c’est-à-dire vers les territoires espagnols. Il constituait le lieu des entrées royales et apparaissait particulièrement valorisé dans les descriptions de la ville : les auteurs soulignaient sa largeur, sa régularité et la magnificence des édifices qu’il accueillait tandis que les cartographes le mettaient en valeur dans leurs représentations144. Marguerite d’Autriche en 1598, le prince Eugène de Savoie en 1707, Charles VI en 1711, firent leur entrée solennelle dans la ville par la porte et le corso de Porta Romana. En 1737, Latuada le présente toujours comme l’axe le plus important de la ville, dans sa description de Milan, et insiste sur sa splendide porte qui en fait le lieu privilégié des entrées royales :

[Elle] rend l’entrée dans cette ville plus noble que par les autres portes pour les étrangers qui viennent de Rome ou de toute l’Italie au-delà du Pò et leur rend plaisante l’arrivée par une porte si magnifique qui permet d’étendre le regard sur le spacieux corso (…). En 1598, sous le gouvernement de Don Ferdinando Velasco, Grand Connétable de Castille, elle fut reconstruite selon une architecture dorique et recouverte de marbres blancs selon le dessin du célèbre architecte Martino Basso (…). Elle servit d’arc de triomphe pour l’entrée de la reine Marguerite d’Autriche partant épouser le roi d’Espagne Philippe III (…) Elle eut à nouveau cet usage en 1708 quand cette ville eut le bonheur d’accueillir la présence d’Elisabeth Christine de Wolfembutel, désormais impératrice régnante, qui allait épouser notre Très Clément Souverain (…) En effet, il n’y a pas de lieu plus adapté que celui-ci pour de telles festivités du fait de la longueur et de la largeur du corso qui permet d’accueillir d’innombrables spectateurs et d’envisager en un seul coup d’œil toute l’ordonnance de ces magnifiques triomphes qui apparaissent toujours d’une extraordinaire beauté à Milan. La dernière entrée solennelle par cette porte fut celle de notre Auguste Monarque, l’empereur Charles VI en novembre 1711145.

50En 1771, le renversement s’est opéré : l’entrée de l’archiduc Ferdinand et de Béatrice d’Este se fait désormais par le corso de Porta Orientale, au débouché de la route provenant de Vienne. L’événement donne lieu à un faste éblouissant qui a marqué les contemporains et fut l’occasion des premières interventions urbanistiques sur le corso146. Dès 1769, en prévision de ces festivités, l’architecte Piermarini commence à opérer les alignements nécessaires pour garantir une parfaite uniformité à la frontière espace privé / public et un premier tronçon du corso est l’objet d’une rectification. Trois maisons sont abattues à cette occasion et une partie d’un jardin est intégrée à la voie. Plusieurs autres interventions sont menées dans les années qui suivent pour compléter la rectification du tracé du corso147. Un canal est recouvert tandis que le pavement de la voie est effectué par les propriétaires, à la demande du Giudice delle Strade. Le quartier de Porta Orientale aurait dû également accueillir la nouvelle résidence du gouverneur, la Cavalchina, mais le projet échoue pour des raisons financières et l’archiduc Ferdinand s’installe finalement dans l’ancien palais ducal rénové pour l’occasion. Les pouvoirs publics sont également à l’origine de la transformation des bastions en promenade plantée d’arbres puis de la création des jardins de Porta Orientale (1783-1784) qui contribuent indéniablement à valoriser le quartier et à y attirer l’élite milanaise148. Le corso devient alors le lieu de promenade pour l’aristocratie urbaine, à tel point que des mesures spécifiques sont prises pour réglementer la circulation et éviter les embouteillages de carrosses (édit du 20 avril 1771). Enfin, la construction d’une nouvelle porte de la ville, au débouché du corso, doit compléter son aménagement et constituer le pendant en magnificence de Porta Romana.

51À côté de ces réalisations urbanistiques, encouragées par le pouvoir viennois, des mesures incitatives sont également destinées à favoriser les interventions des particuliers. Une exonération fiscale sur les matériaux de construction utilisés pour des édifices donnant sur le corso est décidée afin de promouvoir l’embellissement des façades. L’avis du 4 juillet 1786, affiché dans « les lieux habituels » de la ville, annonce la décision en ces termes :

Les dispositions prises pour offrir au Public une agréable promenade sur le Corso de Porta Orientale et l’établissement dans ce même quartier du palais du Conseil Suprême de gouvernement rendent toujours plus fréquenté le corso et plus recherchées les habitations dans cette partie de la ville. Il est, pour cela, désirable que les propriétaires des maisons situées le long de ce même corso et aux alentours concourent eux aussi à les embellir et à les agrandir afin de contribuer à l’ornement de la ville et d’y accroître en même temps le nombre des logements. Bien qu’il soit déjà très avantageux pour les propriétaires d’entreprendre l’agrandissement de leurs immeubles, le gouvernement royal, pour les encourager à mettre en œuvre le plus rapidement possible les travaux nécessaires a décidé d’accorder, à partir de ce jour et durant toute l’année 1787, l’exemption des droits d’entrée dans la ville à tous les matériaux qui serviront pour les constructions qui y seront effectuées (…) Avant d’entreprendre toute construction les propriétaires devront présenter le dessin du projet au Délégué pour les rues afin de bénéficier de l’article 27 de l’édit du 26 avril 1784149.

52Plusieurs particuliers y ont recours et profitent de l’occasion pour agrandir ou reconstruire leurs immeubles. Parmi les patriciens, c’est notamment le cas de Don Antonio Vitali et du marquis Giuseppe Castiglione150. Don Antonio Vitali a ajouté un troisième étage, composé de sept pièces, à la maison qu’il possède : trois nouvelles pièces, pourvues de balcons donnent sur le corso, quatre vers la cour. Ces travaux lui ont permis d’accroître le loyer du bien qui passe de 1100 à 1 400 lires. Dans le cas du marquis Castiglione, il s’agit également de travaux réalisés dans une propriété à destination locative, qui se trouve à côté de sa propre résidence.

53À la fin des années 1780, plusieurs documents émanant de la Congrégation municipale, soulignent le caractère particulièrement « noble » que possède désormais le Corso de Porta Orientale, qui se renforcera encore au siècle suivant151. L’embellissement de cet axe de la ville constitue ainsi l’une des réussites les plus manifestes de l’urbanisme milanais au XVIII^e siècle. La construction, sur ce corso, du palais Serbelloni par Simone Cantoni en 1794, du palais Bovara par Felice Soave en 1788, celle, à proximité, de la somptueuse Villa Belgioioso par Leopold Pollack en 1790 mettent en évidence le rôle joué par l’élite milanaise dans les transformations du lieu. Ces nouveaux édifices renforcent la nature « aristocratique » du quartier et encouragent les patriciens y habitant depuis plusieurs générations à entreprendre des travaux dans leur demeure familiale. L’installation de plusieurs familles patriciennes dans le quartier démontre que celles-ci n’hésitent plus à quitter leur ancienne résidence du centre de la ville pour s’installer dans une demeure plus somptueuse qui bénéficie d’un contexte urbain prestigieux. C’est le cas des Resta, des Isimbardi ou des Serbelloni.

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54Une double logique de localisation des résidences patriciennes serait donc coexistante, sans être contradictoire : d’une part, une tendance à la dispersion à l’intérieur du cadre des portes, qui obéit à des raisons d’opportunité politique et de contrôle social ; d’autre part, une tendance à se regrouper au sein d’un voisinage socialement homogène, dans des paroisses, des rues ou des îlots que l’on pourrait qualifier « d’aristocratiques ». Une forme de division fonctionnelle de l’espace apparaît clairement dans la mesure où les lieux de résidence de l’élite patricienne doivent être préservés de l’interférence d’autres activités telles le commerce ou le transport. Il est alors intéressant de noter que les phénomènes de regroupement des résidences concernent des quartiers plutôt commerçants et artisans telles Porta Comasina ou Porta Ticinese. Comme si, face à ce caractère populaire prononcé, l’élite sociale cherchait encore davantage à se retirer dans un endroit protégé, à l’abri du bruit, de la puanteur et des diverses nuisances. L’ancrage résidentiel dans un quartier de la ville à travers la possession d’un palais aux origines familiales multiséculaires apparaît comme un modèle pour de nombreuses familles patriciennes. Toutefois les phénomènes de mobilité sociale sont aussi responsables de mobilités géographiques à la recherche de demeures plus adaptées au statut familial. Par ailleurs, les aménagements du quartier de Porta Orientale dans la seconde moitié du XVIII^e siècle tendent à en faire un lieu de résidence toujours plus attractif pour l’élite urbaine, donnant naissance à de nouvelles formes de partage social de l’espace urbain.