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Le marché du crédit dans le monde romain

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François Lerouxel

Conclusion générale

Testo integrale

1Le but de cette recherche était de comprendre l’organisation et le fonctionnement concret du marché du crédit privé dans le monde romain et de faire l’histoire des institutions qui l’organisent, à partir des deux grands groupes de documents de la pratique disponibles pour cette époque : les papyrus d’Égypte et les tablettes de Campanie.

2Par marché, j’entends non pas un principe théorique abstrait fonctionnant grâce une « main invisible » mais un objet concret et historique qui fonctionne grâce à des institutions. Dans le cas du crédit, ce sont les institutions augmentant l’information sur les capacités financières des créanciers et des débiteurs potentiels qui sont les plus importantes. En effet, entre un créancier et un débiteur, il existe ce que l’économie néo-institutionnaliste appelle une asymétrie d’information : le débiteur connaît ses ressources financières et il peut évaluer sa capacité à rembourser. En revanche, le créancier ne possède évidemment pas le même degré d’information sur les ressources du débiteur. En levant cette asymétrie, les institutions diminuent les coûts de transaction. L’économie du crédit est, plus que toutes les autres, une économie de l’information. Adopter une définition néo-institutionnaliste du marché du crédit permet de dépasser certaines des apories de la controverse entre primitivistes et modernistes qui s’articulait essentiellement autour d’une définition néo-classique du marché fondée sur les prix.

3Si le marché est un objet historique, alors les institutions qui l’organisent le sont également. Faire l’histoire des institutions qui organisent le marché du crédit et adopter un plan principalement chronologique, c’était faire le pari que l’économie antique n’est pas condamnée par nature à une longue stagnation. Ce parti pris théorique était fondamental car les documents de la pratique sont des sources tellement dispersées et inorganisées que les évolutions sont invisibles au premier abord. Si on ne fait pas l’hypothèse du changement, on ne peut pas le voir et on en reste à des analyses descriptives et typologiques.

4Les chapitres 1 et 2 sont consacrés au marché du crédit entre 30 avant J.-C. et 69, puis entre 69 et 170. Pendant la période qui s’étend de 30 avant J.-C. à 170, et même ensuite jusqu’en 275, certaines permanences du marché du crédit sont particulièrement remarquables. La plus importante d’entre elles concerne les banques privées qui sont principalement implantées dans les métropoles des nomes. Elles jouent un rôle sur le marché du crédit mais elles ne prêtent pas d’argent, aussi surprenant cela soit-il. En effet, il n’existe aucune attestation de prêt bancaire. Invoquer l’argument du silence est certes toujours dangereux, mais cette absence de prêts bancaires doit être comparée à la centaine de documents où la banque privée joue un rôle d’intermédiaire entre un créancier et un débiteur, tous les deux non professionnels. Le prêt est donc certainement non professionnel en Égypte pendant toute la période romaine. Si la banque privée ne prête pas d’argent, il est en revanche possible qu’elle joue un rôle d’intermédiation financière passive, c’est-à-dire qu’elle mette en relation un créancier et un débiteur qui ne se connaissaient pas avant la transaction. La banque privée joue donc un rôle inattendu mais important sur le marché du crédit en Égypte romaine.

5L’absence de variation du taux d’intérêt au cours du temps constitue l’autre grand trait du marché du crédit en Égypte romaine. De 30 avant J.-C. jusqu’en 275, le taux d’intérêt sur l’argent ne fluctue quasiment jamais. Dans la théorie néo-classique, le taux d’intérêt est considéré comme le prix qui équilibre l’offre et la demande sur le marché du crédit et il doit fluctuer suivant les hausses et les baisses de l’offre et de la demande. Or en Égypte romaine, ce n’est pas le cas, le marché du crédit n’est pas équilibré selon les prix.

6Malgré ces deux grandes permanences que sont le rôle de la banque privée et le taux d’intérêt de 12 % sur les prêts en argent, il existe des différences importantes entre les deux périodes. Durant la première période, entre 30 avant J.-C. et 69, les transactions les plus courantes ont les caractéristiques suivantes. Les prêts ne sont le plus souvent pas garantis (en dehors de l’ônê en pistei), ils ne comportent qu’une clause d’exécution sur tous les biens du débiteur (praxis). Les montants prêtés s’élèvent en moyenne à une centaine de drachmes et ils sont soumis à un taux d’intérêt annuel de 12 %. Les transactions sont en général conclues entre deux hommes d’une même localité, les femmes n’ont qu’un faible accès au marché du crédit et les transactions ne sortent pas du cadre du marché local du village ou de la métropole. La relation de crédit s’établit de manière informelle et elle s’appuie sur des institutions telles que les réseaux locaux de parenté, de voisinage ou de sociabilité. Les informations dont le créancier dispose sur la solvabilité de son débiteur sont fondées sur la réputation de ce dernier dans le village. Dans cette configuration, l’information est presque immédiatement disponible. Les créanciers et les débiteurs potentiels n’ont pas besoin de beaucoup de temps pour se rencontrer. Le marché fonctionne le plus souvent sans garanties, en dehors de l’ônê en pistei. Il suppose donc qu’on prête à des personnes dont on est sûr. Il ne permet pas d’aller au-delà d’un cercle restreint mais l’horizon des marchés du crédit de ces villages est le plus souvent restreint. Le fonctionnement des différents marchés locaux du crédit est donc simple et probablement assez efficace, au moins pour les prêts petits et moyens, car sans mécanisme de garantie efficace, il est difficile de prêter des sommes importantes.

7La deuxième période qui s’étend de 69 à 170 voit survenir de très importants changements. La médiane des sommes prêtées est multipliée par trois et les prêts importants, supérieurs à 400 drachmes, deviennent courants alors qu’ils étaient très rares auparavant. Les femmes accèdent au marché du crédit et elles empruntent en moyenne des sommes plus importantes que les hommes. Enfin, les différents marchés du crédit s’ouvrent les uns aux autres. C’est dans les villages du Fayoum que cette ouverture est la plus visible et c’est en direction de la métropole qu’elle est la plus importante. Les villageois entrent en relation contractuelle avec les élites urbaines pré-civiques. Ces transactions ouvertes leur permettent d’emprunter des sommes supérieures à celles qu’ils trouvent sur les marchés locaux de leur village. Dans ce nome, l’intégration des différents marchés locaux du crédit progresse.

8J’ai pu mettre en évidence que l’augmentation des sommes prêtées entre 69 et 170 et l’accès plus important des femmes au marché du crédit sont essentiellement dus à la généralisation des garanties, principalement immobilières, qui constitue le changement fondamental que connaît le marché du crédit pendant la deuxième période, celui qui m’a amené à retenir la date de 69 comme césure chronologique dans l’histoire du marché du crédit égyptien. L’apparition de liens financiers entre la métropole et les villages du Fayoum est aussi en partie due aux banques privées puisqu’on constate une forte augmentation de la fréquence des interventions de celles-ci dans les transactions. Cependant ce sont bien les garanties qui sont la cause essentielle du changement. Jusqu’ici, elles avaient reçu une attention relativement faible de la part des historiens de la vie financière antique, probablement parce que les sources littéraires et épigraphiques sont nettement moins riches sur ce sujet que les documents de la pratique. Avant 69 en Égypte, les marchés recourent très peu aux garanties, en dehors de l’ônê en pistei, et ils fonctionnent localement. Cela est dû au fait que les transactions financières sont presque exclusivement fondées sur l’interconnaissance personnelle, qui implique en général que les sommes prêtées sont relativement peu élevées et que les transactions sont circonscrites géographiquement. Entre 69 et 170, la généralisation des garanties permet de ne plus se reposer seulement sur l’interconnaissance personnelle. Elles permettent de prêter des sommes plus importantes et de prêter à des gens auparavant perçus comme insuffisamment fiables, ainsi les femmes.

9 Pour comprendre le fonctionnement du marché du crédit, il faut bien sûr s’interroger sur les causes de la généralisation des garanties pendant la deuxième période (chapitre 3). Ce développement ne peut se comprendre qu’à la lumière de la création de la bibliothèque des acquêts en 69. À partir de cette date, dans chacun des nomes qui constituent la province d’Égypte existe une bibliothèque des acquêts. L’institution peut être décrite comme un registre général des droits des particuliers sur les biens immobiliers, comme un système de publicité foncière. Lorsque cette institution est fondée, tous les propriétaires de biens immobiliers et tous les ayant-droits, notamment les femmes et les enfants, doivent déclarer les droits dont ils jouissent. Les créanciers qui bénéficient d’hypothèques sur des biens immobiliers doivent également déclarer ces droits. À partir de ces déclarations, le personnel de la bibliothèque des acquêts élabore des fiches individuelles pour toutes les personnes ayant déclaré des droits sur des biens immobiliers, quelle que soit leur origine. La mise en évidence de l’influence de cette institution et de la rupture chronologique qu’elle provoque sur le marché du crédit constitue l’apport principal de cette enquête sur le fonctionnement du marché du crédit en Égypte romaine. La bibliothèque des acquêts est l’élément essentiel d’un système de rédaction et d’enregistrement des contrats privés, particulièrement sophistiqué en Égypte romaine.

10Mais il y a plus. L’État romain et les cités qui le composent recourent eux aussi massivement aux garanties privées. En effet, le mode de financement des tâches publiques dans les États et les cités antiques, notamment à l’époque romaine, est une de leurs spécificités historiques les plus importantes. Il se distingue par un recours massif aux liturgies (contributions financières privées ponctuelles exigées par l’État en vue d’une réalisation d’intérêt public) et aux contrats publics pour les tâches les plus diverses, notamment pour l’affermage des impôts. En effet, l’État romain et les cités qui le composent ont fait le choix d’une administration légère, ce qui leur permet notamment de se passer de dette publique consolidée et de limiter le poids de la fiscalité. Corrélativement, ils sont amenés à faire très largement appel aux personnes privées pour l’exécution de la plupart des tâches publiques et il est probable que le total des sommes en jeu dans les liturgies et dans les contrats publics soit très élevé. On peut observer les conséquences de ce phénomène dans les transactions financières en Égypte romaine.

11En effet, l’État romain (le raisonnement vaut également pour les collectivités publiques qui le composent) fait signaler sur les fiches individuelles conservées à la bibliothèque des acquêts les droits qu’il peut avoir sur les biens des individus qui sont engagés auprès de lui, dans des liturgies ou dans des contrats publics, car les biens des liturges et des adjudicataires de contrats publics sont engagés au profit de l’État pour garantir les intérêts de celui-ci. En cas de défaut d’exécution de la liturgie ou du contrat public, ces biens peuvent être saisis et l’État est prioritaire sur les personnes privées. Or, l’édit du préfet d’Égypte Ti. Iulius Alexander qui date de 68, soit un an avant la création de la bibliothèque, fait état de très nombreux dysfonctionnements dans ce domaine. Certaines personnes chargées des intérêts de l’État ont été beaucoup trop zélées et ont saisi de très nombreux biens, y compris quand ceux-ci n’appartenaient plus aux liturges ou aux adjudicataires de contrats publics. Elles ont pour cela fait annuler des ventes et des hypothèques effectuées au profit de tiers par des liturges ou par des adjudicataires. Le phénomène a pris une telle ampleur que, selon le préfet, il décourage les transactions privées, principalement les ventes de biens immobiliers et les hypothèques. Cela se comprend aisément car, dans ces conditions, les droits de propriété des vendeurs et des débiteurs sur les biens qu’ils proposent aux acheteurs et aux créanciers ne sont pas suffisamment bien connus. Les acheteurs ou les créanciers peuvent toujours craindre que l’État ne saisisse le bien qu’on leur a vendu ou qu’on leur a donné en hypothèque. Il faut donc que les droits de l’État sur les biens des particuliers soient rendus publics. La création de la bibliothèque des acquêts permet de résoudre ce problème d’interférence entre les transactions entre personnes privées, d’une part, et les transactions entre les personnes privées et l’État, d’autre part. Elle permet également d’éviter que des femmes ou des enfants ne fassent annuler des ventes ou des hypothèques en vertu des droits que leur confère le droit égyptien, qui existe toujours à l’époque romaine et qui est protégé par le pouvoir romain.

12Si on ajoute à cela les obligations légales qui pèsent sur les rédacteurs publics de contrats privés en Égypte, on s’aperçoit alors que le système de rédaction et d’enregistrement des contrats privés atteint dans cette province un degré de sophistication particulièrement impressionnant. En effet, en Égypte, les contrats privés peuvent avoir une valeur publique s’ils sont rédigés par des notaires, par des banquiers ou par un tribunal d’Alexandrie. Dans le corpus réuni pour cette étude, l’essentiel des contrats privés à valeur publique sont rédigés par des notaires. Les contrats privés n’ont pas de valeur publique, c’est-à-dire qu’ils ne peuvent pas être directement produits en justice, s’ils sont rédigés sous forme de chirographe, sans intervention d’une instance officiellement habilitée à rédiger et surtout à enregistrer des contrats. Entre 30 avant J.-C. et 170, certains contrats de prêts sont rédigés sous forme de chirographes mais ils sont très peu nombreux dans le cas des prêts hypothécaires.

13Or, on sait grâce à l’édit pris en 89 par le préfet d’Égypte M. Mettius Rufus que les instances habilitées à rédiger des contrats privés à valeur publique ont obligation légale de consulter la bibliothèque des acquêts dès que la transaction concerne un bien immobilier. Concrètement, dès qu’une terre est vendue ou hypothéquée, le notaire doit recevoir l’autorisation de la bibliothèque avant de rédiger le contrat. Grâce à cette consultation préalable, le créancier qui reçoit un bien hypothéqué a l’assurance publique que le bien appartient bien au débiteur, que la femme ou les enfants de celui-ci n’ont pas de droits prioritaires, que le bien n’a pas déjà été hypothéqué au profit d’un autre créancier, et, surtout, que le débiteur n’est pas engagé au profit de l’État à cause d’une liturgie ou d’un contrat public. Dans ces conditions, on comprend que le recours aux garanties immobilières ait connu un tel succès après la création de la bibliothèque des acquêts en 69.

14Il ne faut cependant pas tomber dans le déterminisme institutionnel. La bibliothèque des acquêts transforme indiscutablement le fonctionnement du marché du crédit, mais les conditions nécessaires, mais non suffisantes, à cette transformation lui préexistent. En effet, l’Égypte connaît aux deux premiers siècles de la période romaine un processus de différenciation croissante du territoire et de la société qui sous-tend le processus de municipalisation avant la transformation des métropoles de la chôra en cités par Septime-Sévère en 200/201. Par là, on entend que le pouvoir romain a encouragé le développement d’élites pré-civiques résidant dans les métropoles de nomes. Pour cela, il a encouragé le développement de la propriété privée de la terre et il a conféré un statut fiscal préférentiel aux métropolites. Des transactions financières garanties par des biens immobiliers sont donc possibles avant la création de la bibliothèque des acquêts en 69. Mais elles sont rendues difficiles par l’incertitude qui pèse sur les droits de propriété des particuliers. Le créancier ignore la réalité des droits du débiteur sur le bien proposé en garantie. La consultation préalable de la bibliothèque des acquêts permet de réduire considérablement cette asymétrie d’information. La bibliothèque des acquêts lève donc un obstacle majeur qui empêchait le marché du crédit de fonctionner à plein. Il s’agit de l’institution la plus importante pour le bon fonctionnement du marché du crédit.

15La bibliothèque des acquêts et la banque privée sont deux institutions formelles complémentaires. En effet, avec la bibliothèque, les habitants de l’Égypte romaine disposent pour la première fois d’un système efficace de garanties, satisfaisant pour le créancier et peu contraignant pour le débiteur. Grâce à ce système, le créancier est sûr que son débiteur est solvable. Mais à la différence de la période précédente, le créancier ne tient plus cette information de la connaissance personnelle qu’il a du débiteur. Il la tire d’une institution mise en place à l’initiative de l’administration romaine et il peut l’obtenir sur n’importe quel débiteur, qu’il le connaisse au préalable ou non. La relation de crédit peut donc se dépersonnaliser et le marché du crédit peut s’élargir. Mais cela ne reste qu’une possibilité. La bibliothèque des acquêts permet d’abord d’augmenter les montants prêtés dans les transactions personnelles, car à partir d’une certaine somme, les créanciers sont davantage susceptibles d’exiger des garanties des débiteurs, même s’ils les connaissent personnellement. Pour passer à une relation de crédit impersonnelle, il faut que les contractants se rencontrent. C’est là que l’institution de la banque privée est décisive. Grâce à son service d’intermédiation financière passive, le marché du crédit prend une autre dimension. La bibliothèque des acquêts permet virtuellement de prêter à tout le monde. La banque privée permet de concrétiser cette virtualité. La bibliothèque permet de prêter des sommes importantes. La banque privée permet de prêter des sommes importantes à des inconnus. Sur le marché du crédit, la bibliothèque augmente l’offre pour les prêts importants, la banque assure la rencontre de cette offre nouvelle avec une demande qui préexistait à la création de la bibliothèque, au moins dans les métropoles, mais qui ne pouvait pas être satisfaite, faute de garanties satisfaisantes.

16Ces deux institutions formelles ne font pas disparaître les institutions informelles, les réseaux de parenté, de voisinage ou de sociabilité, notamment dans les villages et dans les quartiers des métropoles. Les institutions informelles continuent à être à l’origine de la majorité du volume des transactions. Mais, les institutions formelles permettent au marché du crédit de faire un bond qualitatif notamment en rendant possibles les prêts élevés et les prêts à des inconnus.

17Les chapitres 4 et 5 sont consacrés au marché du crédit campanien au Ier siècle après J.-C. tel qu’il apparaît dans les documents de la pratique de Pouzzoles et d’Herculanum. Ils permettent, au-delà des inévitables différences régionales, d’analyser un autre mode de fonctionnement du marché du crédit dans l’Empire romain. La comparaison entre la Campanie et l’Égypte, principalement dans le domaine des garanties, permet en outre de préciser les spécificités du marché du crédit égyptien.

18Le contexte économique et social de Pouzzoles et d’Herculanum est différent puisqu’Herculanum est, pour autant qu’on puisse en juger, une cité « ordinaire », tandis que Pouzzoles est à cette époque le port de haute mer de la ville de Rome, peuplée d’environ un million d’habitants. Fort logiquement, plusieurs différences opposent le marché du crédit des deux cités. À Herculanum, contrairement à Pouzzoles, le marché du crédit est essentiellement non professionnel. Les sommes prêtées sont moins importantes et les garanties utilisées sont différentes. Les prêts y sont garantis par des esclaves domestiques alors qu’ils sont souvent garantis par des marchandises à Pouzzoles. Les esclaves impériaux et les marchands, deux catégories centrales du marché du crédit à Pouzzoles, sont absents à Herculanum. Les transactions financières d’Herculanum sont moins ouvertes sur l’extérieur que celles de Pouzzoles et l’intermédiation financière y joue un rôle nettement moins important. En un mot, le marché du crédit d’Herculanum est moins sophistiqué que celui de Pouzzoles. Les institutions qui l’organisent sont moins développées.

19Cinq institutions peuvent organiser les marchés du crédit en Campanie : la vente aux enchères, les banques privées, les prêteurs d’argent spécialisés, les gérants d’entrepôts et les esclaves intermédiaires liés. Les deux premières, vente aux enchères et banques privées, interviennent uniquement en aval de la transaction, pour liquider les sûretés réelles et elles ne sont pour le moment attestées qu’à Pouzzoles. La fonction des trois autres, prêteurs d’argent spécialisés, gérants d’entrepôts et esclaves intermédiaires liés, consiste essentiellement à rendre un service d’intermédiation en amont des transactions, même si elles peuvent également intervenir en aval pour faciliter le remboursement du prêt. Les intermédiaires liés sont différents de tous les autres types d’intermédiaires car leur service d’intermédiation n’est pas universel, mais seulement particulier. Ils ne travaillent que pour une personne, leur maître et ils sont attestés à Herculanum, à la différence des prêteurs d’argent spécialisés. En l’absence d’un système d’information hypothécaire de la qualité de celui qu’on trouve en Égypte, les institutions d’intermédiation sont encore plus importantes en Campanie. Les créanciers ont absolument besoin d’obtenir des renseignements sur la solvabilité de leurs débiteurs s’ils ne veulent pas se restreindre à prêter aux personnes qu’ils peuvent rencontrer par connaissances personnelles. Sans intermédiation, de quelque nature qu’elle soit, il est difficile de prêter à des étrangers et le marché du crédit reste cloisonné socialement et géographiquement.

20L’examen du marché du crédit campanien confirme ce qu’on a pu mettre en évidence à partir de l’étude conjointe des édits de Ti. Iulius Alexander, de M. Mettius Rufus et de l’examen des documents de la pratique en Égypte, à savoir l’interaction fondamentale des transactions financières, mais aussi immobilières, d’une part, avec la manière dont l’État et les cités antiques financent les tâches publiques, d’autre part. Les créanciers campaniens ont le même souci d’éviter d’entrer en concurrence avec la sphère publique dans le domaine des garanties. L’examen de la loi municipale d’Irni en Bétique prouve que l’État romain ailleurs en Occident avait également conscience de cette interaction possible et qu’il cherchait à l’éviter pour ne pas trop interférer avec les transactions entre particuliers.

21Le chapitre 6 revient au marché du crédit égyptien pendant la période qui va de 170 à 275. Durant cette période, le marché du crédit conserve les traits acquis entre 69 et 170. Les institutions qui ont considérablement amélioré le fonctionnement du marché du crédit lors de la deuxième période continuent à fonctionner entre 170 et 275 même si elles le font dans un contexte largement modifié, notamment dans le domaine de la rédaction des contrats privés. D’un point de vue général, la période correspond à un accroissement du processus de différenciation économique et sociale que connaît la province, ce qui a des conséquences sur le marché du crédit. Le montant des transactions augmente par rapport à la deuxième période, en grande partie grâce à des transactions qui sont conclues entre des membres de l’élite civique d’Oxyrhynchos et d’Hermoupolis. Certains membres de ces élites semblent plus riches que lors de la période précédente et leurs domaines agricoles sont plus importants et mieux gérés qu’auparavant. C’est dans ce nouveau cadre qu’on découvre une nouvelle institution comparable aux intermédiaires liés serviles qu’on trouve en Campanie. En effet, les agents agricoles de ces riches propriétaires se mettent à jouer un rôle financier qu’il n’était pas possible de mettre en évidence pour la période précédente. Ils permettent à leur employeur de démultiplier leur réseau social et d’augmenter leurs sources d’information. Ainsi, ils les dotent d’ubiquité financière, la forme suprême d’information sur le marché du crédit.

22Les deux découvertes principales de ce travail sont tout d’abord la mise en évidence de l’influence de la bibliothèque des acquêts sur le marché du crédit égyptien, et plus largement de l’importance des systèmes de rédaction et d’enregistrement des contrats pour le bon fonctionnement des transactions financières privées. La bibliothèque des acquêts est une institution connue depuis la fin du XIXème siècle mais elle n’avait jamais été véritablement mise en relation avec le crédit et il faut souligner ici l’apport de l’économie néo-institutionnaliste qui a permis d’élaborer une problématique plus opératoire que celles qui étaient au centre de la controverse entre primitivistes et modernistes. La question de l’existence de dispositifs analogues ailleurs dans le monde romain a été abordée pour la péninsule ibérique à partir de la loi d’Irni mais il est certain qu’elle se pose plus généralement pour tout le monde romain, notamment l’Italie et Rome. Il faut de ce point de vue garder à l’esprit que le problème de la diffusion de l’information hypothécaire au sein d’une communauté dépend en grande partie de la taille de la population de celle-ci. Dans une petite cité d’Asie mineure comme Iasos qui compte environ 5000 habitants, le problème se pose nécessairement de manière différente que dans le nome oxyrhynchite où la population est au minimum 20 fois plus importante. Au-delà d’un certain seuil de population, des dispositifs comme la bibliothèque des acquêts sont nécessaires pour que l’information hypothécaire circule et l’Égypte est une des provinces les plus densément peuplées de l’Empire, mais dans des provinces moins densément peuplées, des dispositifs plus simples comme ceux attestés dans la loi d’Irni pouvaient peut-être suffire.

23Enfin, l’analyse du marché du crédit égyptien, qui relève d’abord de l’histoire financière privée, m’a amené à m’intéresser à une question qui relève d’abord de l’économie publique des communautés qui composent l’Empire romain, celle du financement des tâches publiques. En effet, les transactions financières privées interagissent avec les transactions entre les collectivités publiques et les particuliers d’une manière historiquement originale, spécifique du monde gréco-romain et il est probable que les transactions financières n’aient pas été les seules concernées par ce problème. Le financement des tâches publiques à l’époque romaine présente donc des différences importantes par rapport à la situation qu’on peut observer dans les États contemporains où il repose essentiellement sur la fiscalité et sur la dette publique. Dans l’Empire romain, la fiscalité, directe et indirecte, existe bien évidemment, mais en revanche cette institution essentielle que constitue la dette publique pour l’économie politique des États européens à partir du Moyen Âge est absente. Cela ne signifie pas pour autant que la question du financement des tâches publiques dans l’Antiquité romaine se résume à la fiscalité, loin de là. Les liturgies jouent un rôle essentiel de ce point de vue et il est nécessaire de les prendre en compte dans toute analyse du financement des tâches publiques et des conséquences que celui-ci peut avoir sur l’économie privée, sous peine de rater ce qui fait une des spécificités majeures de l’économie politique des cités qui composent l’Empire romain par rapport aux collectivités publiques des périodes historiques postérieures.

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