1« La table d’Héraclée et les origines du cadastre romain1 » : c’est par un article consacré à un document juridique, de la part d’un spécialiste des questions institutionnelles – C. Nicolet –, que s’ouvrait l’ouvrage dont nous fêtons ici les trente ans. Par l’étude du dispositif normatif, qui suppose l’enregistrement des propriétés et des mutations immobilières par les pouvoirs publics, l’auteur démontrait que la Rome de la fin de la République était probablement dotée d’outils élaborés de gestion de l’espace, loin de l’image de la mégapole anarchique que pourraient nous donner les descriptions littéraires plus classiques. Depuis un quart de siècle, le corpus des textes de droit romain fait ainsi l’objet d’un intérêt renouvelé dans les études historiques. La production normative du peuple romain, du Sénat et des empereurs, est de mieux en mieux connue2. Les écrits des juristes romains, qui forment l’essentiel de la documentation juridique du fait de leur compilation dans le Digeste, mais qui ont longtemps été étudiés presque exclusivement par les historiens du droit en raison de leur technicité et de leur complexité, ont vu leur statut reconsidéré3. Les procédés de création et de compilation du droit dans l’Empire tardif, le monde byzantin et les royaumes barbares sont du reste un axe central des travaux de plus en plus nombreux sur l’Antiquité tardive4. Or, s’il n’existe pas de code de l’urbanisme dans le monde antique, et si la ville n’est pas en tant que telle un objet juridique, le législateur et les juristes romains traitent de sujets qui regardent directement l’espace urbain, comme les compétences des magistrats ou des fonctionnaires locaux, les rapports entre les différents usagers d’un bâtiment ou d’un espace (locataires, propriétaires, occupants divers, voisins), les mutations de propriétés immobilières, le statut des biens et des espaces publics. Les sources juridiques offrent donc aux historiens une documentation très riche pour éclairer leur compréhension du fait urbain antique et faire progresser notre connaissance de l’histoire de la ville de Rome.

La gestion administrative de la ville et ses outils

2Une lecture de l’espace urbain par le droit invite en premier lieu à se concentrer sur la gestion de la ville par les autorités. Les années suivant le colloque L’Urbs ont vu la publication de monographies sur les grands services urbains, d’abord sur les curatèles mises en place à l’époque impériale (cura aquarum5, cura operum publicorum6), plus récemment sur une magistrature essentielle du contrôle de la ville à l’époque républicaine, l’édilité7. Les textes juridiques ne sont jamais le seul type de source mobilisé, mais ils sont parfois fondamentaux, comme l’édit des édiles curules8. L’histoire administrative n’était certes pas une nouveauté, mais de telles études exigeaient en fait un changement de regard sur la ville9. Les édiles ou les curateurs ne sont pas les initiateurs de grands programmes architecturaux, ils sont responsables de la gestion routinière de la ville : l’entretien des infrastructures, la surveillance des bâtiments publics, la police des mœurs, la prévention des incendies ou encore l’assignation des espaces publics.

3En ce sens, les travaux sur les curatèles urbaines à Rome rejoignent ceux, nombreux, sur la gestion des cités de l’Occident romain, pour lesquels on a pu parler de « quotidien municipal10 ». Le fonctionnement des cités italiennes ou occidentales éclaire de fait celui de la ville de Rome. Sans revenir sur le débat ancien à propos de la supposée lex Iulia municipalis11, les villes italiennes ont livré une abondance de textes épigraphiques juridiques, qui révèlent des procédures pouvant avoir existé à Rome, ou au moins invitent à penser des mécanismes comparables dans la capitale12. La découverte des tables d’Irni dans les années 1980 a également relancé les travaux sur les chartes municipales13, et par contrecoup sur l’existence ou non à Rome de mécanismes comparables à ceux attestés dans les municipes.

4Les études sur le quotidien urbain n’excluent cependant pas une réflexion sur les rythmes et temporalités de la vie de la ville14. En évitant une lecture centrée uniquement sur les grands programmes menés par les imperatores ou les souverains, on retrouve la part de conjoncture et d’aléas dans les transformations parfois importantes du bâti. L’une des caractéristiques de la curatèle des édifices publics est son adaptabilité au contexte, notamment en nommant des personnels exceptionnels après les grands incendies urbains15. La ville est en perpétuelle restructuration, elle connaît des temps de dynamisme et de crise qui ne sont pas uniquement ceux des difficultés économiques. Réfléchir à la gestion de la ville, c’est aussi faire de l’espace urbain non pas un simple cadre de l’action politique, mais un objet d’histoire à part entière.

5L’activité des magistrats et des fonctionnaires a été également éclairée par des travaux sur les procédures juridiques relatives à la construction, par exemple sur les contrats entre puissance publique et entrepreneurs privés16, ainsi que les formules utilisées lors de la réception des travaux sur les édifices publics17. À l’époque impériale, l’exemple d’Adrastus, gardien de la colonne antonine en 193 ap. J.-C. qui souhaite construire une habitation près de ladite colonne, est devenu emblématique. Deux inscriptions contiennent quatre lettres entre différents services, et montrent comment toute la hiérarchie administrative est impliquée pour une affaire certes modeste, mais qui doit permettre une construction en dur sur sol public et favoriser le travail d’entretien de monuments en l’honneur des empereurs : la demande d’Adrastus entraîne la décision de l’empereur, l’intervention des curatores operum publicorum et celle des rationales du fiscus qui veilleront au paiement de la redevance, le sol étant public18. Ce dossier révèle le fonctionnement concret de l’administration impériale de la ville et montre le droit en action ; l’article que lui consacre A. Daguet-Gagey tire d’ailleurs parti des progrès de la connaissance de la procédure de création du droit par la chancellerie impériale, étudiée à la même période par J.-P. Coriat19. Cet exemple, là encore, apporte un nouvel argument pour montrer que, bien que Rome fût une mégapole et un « monstre démographique », la croissance du bâti, au moins à la fin du II^e siècle, n’y était en rien anarchique.

6Dans les années 1990, la réflexion s’est aussi portée sur les outils de gestion de l’espace urbain. L’impulsion de C. Nicolet est là encore déterminante : le groupe de travail qu’il avait constitué, intitulé « La mémoire perdue », avait pour objectif de savoir de quels documents d’archives l’État romain disposait pour son administration20. En ce qui concerne la gestion de l’espace urbain, ces outils pouvaient être aussi bien des cadastres ou des formae, représentations cartographiques officielles lors des déductions coloniales dont on peut interroger l’existence à Rome21, que des déclarations faites par les propriétaires immobiliers au niveau du uicus22. L’existence même de ces derniers documents invite d’ailleurs à penser la gestion de la ville à une échelle très fine, à attirer l’attention sur la production juridique au niveau du quartier ou de l’îlot.

Rapports de propriété et relations de voisinage : une histoire de la « fabrique ordinaire de la ville23 »

7De fait, en raison du fonctionnement du droit romain et de la nature même des textes juridiques à notre disposition, la fabrique de l’espace urbain doit être envisagée dans un dialogue permanent entre la règlementation publique, les actions menées par des particuliers devant un magistrat et les accords privés entre riverains24. Pour comprendre l’élévation des bâtiments à Rome par exemple, les lois d’Auguste ou de Trajan25 ne suffisent pas, il faut également tenir compte de la seruitus non altius tollendi, qui empêche un voisin de surélever sa maison pour conserver sa source de lumière26. Sans être spécifiques au monde urbain, les servitudes, et de manière plus générale les relations de voisinage, devaient jouer un rôle particulièrement important dans la régulation du bâti en contexte d’habitat aggloméré et de constructions contiguës27. D’autres procédures entre particuliers contribuaient aussi à la fabrique concrète du paysage : l’operis noui nuntiatio pouvait permettre d’arrêter un chantier en cours si l’on s’estimait lésé par la construction28 ; de plus, la cautio damni infecti, ou garantie sur le dommage qu’on appréhende29, fut sans doute, bien plus que les lois impériales, une incitation pour les propriétaires à entretenir et réparer leurs bâtiments vétustes et menaçant ruine. Les interdits contenus dans l’édit du préteur, et relatifs aux constructions sur sol public ou en bord de fleuve30, ne sont pas destinés à empêcher ou limiter l’extension du bâti, mais à fournir la possibilité de recours au magistrat pour un particulier. Les mécanismes du droit privé et la protection interdictale contribuent donc à une certaine permanence du tissu urbain, en restreignant les possibilités de construction, d’élévation, de percement ou de modification de fonds, car ils sont engagés dans des rapports contractuels avec les voisins. Néanmoins, le droit témoigne parfois d’évolutions des sensibilités et, partant, des formes d’habitat : la vue, par exemple, devient un élément de plus en plus prisé à la fin de l’Antiquité31.

8La dimension casuistique des œuvres des juristes permet également de proposer une histoire économique et sociale de l’espace urbain. Les juristes romains étaient sollicités pour des contentieux spécifiques et rendaient des avis (responsa), lesquels constituent le matériau même de leurs œuvres. Si, dans le processus de transmission, ces textes ont été dépouillés de tous les éléments contextualisés, il est parfois possible, selon J. Dubouloz, de « lire le Digeste… comme le lointain écho d’actes de la pratique perdus32 ». Dans sa monographie consacrée à la propriété immobilière à Rome et en Italie, celui-ci propose donc d’examiner la composition et la transmission des domaines urbains à partir des écrits des juristes, livrant ainsi un nouvel éclairage sur le couple domus / insula, conçues comme des formes distinctes de gestion des praedia urbana, et non comme des catégories architecturales33. Les mêmes textes reflètent aussi des pratiques sociales liées à la vie en ville. Malgré le principe général de la propriété du sol en droit romain, superficies solo cedit34, la copropriété pouvait exister dans les immeubles, à travers des formes juridiques comme la societas. Ces sources donnent aussi des exemples de communautés d’habitation qui ne reposent pas sur le noyau familial. Par exemple, commentant l’interdit prétorien de effusis uel deiectis, relatif aux dommages causés par la chute d’un bien, les juristes des II^e et III^e siècles sont amenés à envisager le cas où la personne qui a laissé tomber quelque chose depuis un appartement d’étage n’est ni le propriétaire ni même le locataire35 : ils doivent alors définir le statut d’habitator, indépendamment des structures de propriété36. C’est bien dans ce genre de cas-limites, produits par la réflexion des juristes, même s’il n’y a pas d’accord entre eux, que se dévoile la diversité des manières d’habiter la ville. L’association, la sous-location, l’hospitalité, la simple cohabitation dans des appartements sont des formes courantes de la vie sociale dans une ville soumise à une forte pression démographique et aux loyers sans doute élevés. Les solidarités locales au niveau de la cellule de l’habitation étaient fréquentes, elles sont à la fois révélées par les textes juridiques, mais également la conséquence même du droit, puisqu’en cas de cohabitation, les habitants pourront être tenus responsables tous ensemble.

9Les enjeux en termes de fabrique locale de la ville et des relations entre le droit et la compréhension de la ville de Rome sont aussi illustrés par le cas du « partage de l’eau37 ». Le droit d’accès à l’eau, ou ius aquae, a d’importantes implications pour connaître l’état sanitaire de la population romaine38, mais aussi pour comprendre l’organisation de l’habitat urbain, dans la mesure où une concession collective pouvait induire des pratiques communautaires39. Il est toutefois difficile de déterminer qui bénéficiait réellement de l’adduction d’eau. L’attribution des noms inscrits sur les conduites de plomb est encore matière à débat. Les fistulae ne portent pas nécessairement le nom des propriétaires des maisons bénéficiant du droit de raccordement à l’aqueduc40, ce qui du reste interdit de les utiliser de manière systématique comme des indicateurs de propriété41. Les inscriptions sur les conduites pouvaient relever de contrôles internes au sein des ateliers de production42, ou parfois renvoyer à l’évergète construisant des bâtiments publics ou à d’autres concessionnaires43. De plus, les normes émises par le pouvoir et la littérature jurisprudentielle semblent se contredire : tandis que Frontin cite de nombreux sénatus-consultes stipulant que le raccordement à l’aqueduc est une concession personnelle, des fragments de Papinien ou d’Ulpien montrent la transmission du ius aquae en cas de transferts de propriété d’une domus, donc un droit réel44. Et que dire du droit de superficies quand des conduites apparemment privées passent sous le sol public de la rue45 ? La logique de l’administrateur des eaux et celle des juristes réfléchissant sur le droit des biens ne sont pas les mêmes : pour l’historien, les concilier n’est peut-être pas toujours possible. Dans tous les cas, les formes d’habitat urbain se construisent dans une dialectique entre particuliers et intervention publique.

Espace privé et espace public : de la maison à la ville, de la ville à la cité

10De manière générale, les trente dernières années ont vu historiens et archéologues s’emparer de la question du privé et du public. Ce sujet ressortit à l’origine de problématiques d’histoire culturelle, en lien avec l’émergence dans les années 1980 de la « vie privée » (ou privacy) comme objet historiographique ; dès l’origine, toutefois, de tels questionnements appliqués au monde romain étaient liés à des interrogations très concrètes sur le caractère privé ou public des domus, dans une perspective tant anthropologique que purement fonctionnelle46, puis dans une optique politique à propos de la domus impériale sur le Palatin47. Spatial turn oblige, la question du privé et du public s’est étendue à celle de l’espace urbain en général. De fait, la césure entre public et privé est confuse et, plutôt que d’une hypothétique distinction entre espaces privé et public, il vaudrait mieux parler de « dialogues entre sphère publique et sphère privée dans l’espace de la cité romaine48 ». Dans le cadre des réflexions sur l’espace urbain romain, c’est surtout la notion d’espace public qui a été interrogée49 : les travaux sur les espaces de circulation (rues, forums) et leur rôle dans l’organisation spatiale, se sont tous élargis à des questionnements juridiques, venant accompagner des réflexions plus fonctionnelles, sur leur disposition et leur morphologie50. Les textes juridiques servent aussi à éclairer la notion de contrôle des mobilités, que ce soit pour entrer et sortir de la ville51 ou au sein même des espaces publics de Rome52.

11L’ampleur des travaux sur ce sujet est telle que l’on se contentera d’aborder ici deux aspects particuliers du couple public/privé, qui lient les questions juridiques et l’étude de la ville. Le premier est le statut du sol à Rome. À l’époque républicaine, un important domaine public s’est constitué au sein de la ville et certains quartiers entiers étaient sans doute des loca publica, comme le Forum53, le Champ de Mars après la chute des Tarquins54 ou encore l’Aventin après la lex Icilia de Auentino publicando de 456 av. J.-C.55. L’existence d’un important domaine public n’empêchait pas l’urbanisation, mais l’occupation de ces terrains par des habitations devait être contrôlée et surtout taxée, comme le montre l’exemple déjà évoqué du logement du gardien de la colonne antonine. À l’inverse, les terrains privés n’ayant pas disparu du centre de Rome, la constitution de grands complexes monumentaux par les empereurs a nécessité des négociations complexes avec les propriétaires : le cas le plus célèbre est celui du forum d’Auguste, construit in priuato solo et de manubiis, avant de devenir un espace public56. La question des confiscations princières, comme celles réalisées par Néron pour la construction de sa domus Aurea, a aussi été au centre de publications récentes57. Comprendre la répartition des espaces dévolus à l’habitat comme ceux destinés aux édifices publics, dans une ville qui se monumentalise rapidement, ne peut en tout cas faire l’économie d’une réflexion sur le droit.

12Le second aspect ne concerne pas directement la ville de Rome, mais conditionne toute réflexion en termes d’urbanisme. Les travaux de juristes comme J.L. Murga Gener ou Y. Thomas, et ceux d’A. Zaccaria Ruggiu, croisant archéologie, littérature technique et textes normatifs, ont éclairé les liens conceptuels entre l’espace physique de la ville, de fait majoritairement dédié à l’habitat privé, et la collectivité idéale qu’est la cité. Les juristes romains concevaient une union non seulement matérielle, mais aussi morale et institutionnelle, entre chaque édifice et la cité dans laquelle il se trouvait58. Si les demeures des particuliers participent à la parure et à l’identité d’une ville59, à l’inverse, les loca publica ne sont pas caractérisés autrement que par leur usage par l’ensemble de la communauté60. La notion d’uniuersitas permet de comprendre comment la collection d’entités particulières, dans leurs relations par des actes juridiques quotidiens, forme une communauté envisagée comme un tout61. L’évolution du paysage des villes romaines se comprend donc par un idéal organique du bâti privé et public.

Au croisement du droit et de l’archéologie : les nouveaux chantiers de l’histoire urbaine

13Les sources juridiques, bien que produites à partir d’une documentation officielle, sont paradoxalement utiles pour une histoire des marges et des marginalités urbaines. Le droit romain invite à considérer la Ville comme une réalité aux frontières multiples et mouvantes : les murs, le pomerium ou les continentia tecta sont autant de limites qui ne coïncident pas, mais qui ont une incidence sur la définition juridique de l’espace urbain62 ; les sphères de compétence des magistratures ou des fonctions urbaines ont également une extension variable. Les sources juridiques (table d’Héraclée, cippes du pomerium, écrits du Digeste) apparaissent donc nécessaires à l’étude des confins63 et participent du « désenclavement de la ville » dans le regard des historiens et des archéologues, dont témoignent les nombreuses recherches menées sur le suburbium64.

14Les marges peuvent aussi s’entendre au sens symbolique, celui d’objets a priori négatifs, longtemps laissés dans l’ombre. L’étude des déchets dans la ville antique a ainsi été permise par les progrès de l’archéologie, mais les sources juridiques s’avèrent également nécessaires pour comprendre la conception et le sort des rebuts65. Le développement, à partir des années 1980, de l’archéologie du bâti, qu’on appelle désormais l’archéologie de la construction66, a contribué à l’essor des études sur les chantiers et les procédés constructifs dans l’Antiquité. La question du chantier pose des problèmes juridiques à tous les niveaux (fourniture des matériaux, organisation du travail, durée des travaux, réception de l’ouvrage fini) et impose une relecture des sources juridiques. À cet égard, des ouvrages collectifs comme Ostie. L’eau dans la ville ou Arqueologia de la construcción, III, La economia de las obras sont révélateurs de l’association nécessaire entre archéologues et spécialistes des questions juridiques67.

15À la croisée de l’histoire de l’art et de celle de l’économie urbaine, se trouve également la question du remploi. L’abondante législation relative aux démolitions et réutilisations des édifices publics dans l’Antiquité tardive a ainsi fait l’objet de plusieurs travaux68. Néanmoins, les études sur les textes juridiques et celles sur les données matérielles restent encore trop distinctes : les constitutions impériales rappellent le principe de l’impossibilité du remploi, tandis que les études archéologiques montrent son omniprésence. Plutôt que de résoudre trop facilement l’apparente contradiction en supposant que les lois sont purement théoriques et ne sont jamais appliquées, il faut essayer de penser les deux en complémentarité. C’est notamment en confrontant textes juridiques et données archéologiques que certains travaux ont éclairé la diversité des formes et des mécanismes du remploi dès le Haut-Empire69. Les textes juridiques montrent aussi un idéal urbain : le remploi est interdit parce que le patrimoine de la cité est inentamable, et que la diminution du décor et du bâti n’est pas envisageable70.

Une protection du patrimoine dans la Rome tardive ?

16Un tel idéal semble bien caractériser le droit de toute l’époque impériale, mais il s’exprime avec plus de force encore à partir de la deuxième moitié du IV^e siècle. De fait, sur bien des points, les textes juridiques invitent à penser la ville romaine sur le temps long, tout d’abord par la nature même de la transmission de ces sources, mais aussi parce que, dans le détail, la continuité des préoccupations et des solutions est parfois frappante71. Toutefois, non seulement la ville de Rome connaît des évolutions importantes à partir du IV^e siècle, mais la documentation juridique devient également plus importante, puisqu’on dispose alors des constitutions impériales compilées dans le Code Théodosien. Plusieurs constitutions du titre De operibus publicis interdisent les déprédations commises sur les monuments publics et obligent les iudices à restaurer avant de construire à neuf, d’abord à Rome, puis dans les provinces72. Faut-il y voir la preuve d’une valorisation esthétique des bâtiments anciens dans l’Antiquité tardive73, voire l’un des aspects d’un mouvement de protection du patrimoine architectural et artistique antique74, ou bien, dans un contexte difficile pour les finances des cités, la volonté de privilégier l’existant sur la construction neuve, sans considération pour l’ancienneté75 ?

17Une lecture sociopolitique de ces lois n’est toutefois pas impossible : d’après R. Lizzi, la chronologie et les destinataires des constitutions impériales relatives à la protection des édifices de Rome témoignerait du fait que ces décisions ont été prises par Valentinien, Gratien et Théodose sous l’influence de l’aristocratie sénatoriale païenne ; elles devaient permettre au préfet de la Ville d’empêcher ses subordonnés de piller les monuments existants pour la construction d’églises76. Dès lors, si la structure urbaine doit être préservée, c’est parce qu’elle incarne un système de représentation de la cité romaine très largement hérité du paganisme. Bien que critiquable77, un tel article démontre comment une histoire administrative très fine, basée sur une étude minutieuse de constitutions issues des Codes tardifs, permet d’éclairer la dimension politico-religieuse de l’activité édilitaire dans la Rome tardive et le débat toujours d’actualité sur le déclin de la parure urbaine aux IV^e et V^e siècles78.

18En conclusion, il faut constater que les textes juridiques romains se prêtent paradoxalement assez peu à une étude de la législation : on peine souvent à savoir ce qu’il était possible ou non de faire à un moment donné dans un espace déterminé. Certes, le législateur comme les juristes tentent de définir, de catégoriser et de produire des cadres théoriques parfois éloignés de la réalité. Cependant, parce que les constitutions impériales comme les fragments du Digeste sont fondés sur des cas particuliers litigieux, ces textes révèlent en fait une gamme très riche de pratiques liées à la vie en ville ; de la sorte, ils permettent une étude des rapports entre le pouvoir et son administration, entre les gouvernants et les gouvernés, entre les particuliers eux-mêmes. C’est ainsi qu’ils éclairent la fabrique quotidienne de l’espace urbain de Rome, fruit de la négociation entre les normes produites par le pouvoir, les différents services urbains et les rapports contractuels entre habitants. Enfin, ces textes sont aussi des discours : la rhétorique des lois impériales et des sénatus-consultes rejoint à bien des égards les élaborations conceptuelles des juristes et témoigne d’une certaine vision de la vie en ville comme reflet d’un idéal et de l’idée même de Rome.