1Dans un article consacré il y a près de vingt ans aux édifices de la bureaucratie impériale, P. Gros rappelait que « l’aspect monumental, dans ses finalités représentatives, festives ou ludiques, a longtemps été le seul qui ait retenu l’attention des spécialistes de la Rome impériale, comme si le pouvoir n’avait eu rien d’autre à faire qu’à se mettre en scène1 ». Sans nier l’importance d’une tradition séculaire d’études vouées, de manière prioritaire sinon exclusive, à l’exégèse des monuments érigés au rang de parangons de la grandeur impériale (théâtres et amphithéâtres, arcs et colonnes honorifiques, thermes publics, temples et autels2), il insistait alors sur la nécessité d’explorer d’autres voies épistémologiques. Or l’inscription du pouvoir impérial dans Rome, entendue du double point de vue de sa mise en scène et de sa célébration et regroupant les « manifestations matérielles et immatérielles du rapport entre l’Vrbs et le Princeps3 », a bénéficié ces dernières années d’un renouvellement interprétatif considérable. Plusieurs facteurs contribuent à l’expliquer : en premier lieu, la reprise des fouilles dans le cœur même de l’Vrbs, notamment grâce aux travaux du grand Jubilé de 2000, qui ont profondément bouleversé notre connaissance des fora impériaux mais aussi du Palatin4 – à la fois espaces d’exercice du pouvoir et de sa représentation ; en second lieu, l’extraordinaire renouveau des recherches sur les « images du pouvoir et le pouvoir des images » dans le sillage de l’étude pionnière de P. Zanker sur l’époque augustéenne5 qui, sans être spécifique aux études sur l’Vrbs, a eu d’importantes conséquences sur la manière d’appréhender l’art « officiel » et les programmes monumentaux, urbanistiques et décoratifs développés par les empereurs ou les dynasties successifs6 ; troisièmement, une meilleure prise en compte de la distribution et de la topographie des hommages rendus aux empereurs ou aux membres des classes dirigeantes, autrement dit la mise en évidence des spécificités propres à chaque « espace de représentation » (Bildraum) compris dans son acception catégorielle (thermes, fora, édifices de spectacle, lieux de culte7) ou sectorielle (Champ de Mars, Forum Romain, Palatin etc.). Enfin, la réactivation du débat sur le sens des « décors » des monuments d’État, à partir des réflexions développées par P. Veyne à propos de la colonne Trajane, a obligé les spécialistes à réaffirmer les principes fondateurs, les finalités et les résultats attendus d’une exégèse iconographique appliquée aux monuments de l’Vrbs.

2Pour le Haut-Empire, qui sera seul envisagé dans le cadre de cette étude, trois types d’approches se sont révélés particulièrement féconds aussi bien dans le contexte du colloque de 1985 que dans l’historiographie plus récente : l’attention toujours plus grande portée aux manifestations éphémères mais régulières des grands cérémoniels étatiques comme occasions de la célébration du pouvoir de l’empereur et de sa famille et moments privilégiés de la mise en scène impériale dans la Ville ; la réflexion sur la gestion de la mémoire urbaine dans une aire centrale « riche de mémoires historiques remarquables et stratifiées8 » – mais j’insisterai moins sur la transition entre République et Empire9, la récupération et la transformation progressive des précédents républicains au profit exclusif des membres de la domus impériale que sur l’élaboration progressive d’un cadre référentiel propre au Principat ; enfin, la réévaluation critique récente des notions de propagande, d’autocélébration impériale ou d’apparat monarchique, qui s’appuie sur la mise en évidence de la pluralité des voix, des commanditaires et des audiences destinataires.

Le pouvoir de l’éphémère

3Alors qu’on s’est longtemps intéressé en priorité à la pétrification ou à la monumentalisation des grandes cérémonies de l’État romain impérial, qui constituent notamment le sujet de prédilection des reliefs dits « historiques » romains (profectio, aduentus, triomphes, dédicaces de monuments, consecratio impériale10), une approche récente tend à privilégier l’analyse des moyens et des finalités de la communication politique dans l’Vrbs par le biais de celle des itinéraires, circuits processionnels et parcours symboliques11 choisis pour leur déroulement – ceux de la pompa triumphalis ont fait l’objet d’études particulièrement nombreuses, en raison du monopole impérial progressivement mis en place12. On accorde aujourd’hui un rôle central aux dynamiques urbaines, à l’interaction, à l’articulation et à la hiérarchisation des espaces ou des pôles de convergence du populus, dont certains sont volontiers qualifiés de « lieux du consensus13 » ; mais on aborde aussi ces célébrations éphémères pour elles-mêmes, en termes de liturgie, de mise en scène, d’impact sur une audience ou un public. Cette autre forme d’investissement et d’appropriation de l’espace urbain, qui s’appuie sur les monumenta, mais en les reliant entre eux et en associant dimension spatiale et temporelle, a notamment fait l’objet de l’ouvrage désormais classique d’A. Fraschetti, Rome et le prince14, puis des travaux de S. Benoist, centrés sur les aspects festifs de la Rome augustéenne et julio-claudienne15, notamment les manifestations périodiques qui plaçaient la figure de l’empereur et des membres de sa famille au centre de la perspective16 : fêtes des décennales des empereurs déjà étudiées par A. Chastagnol lors du colloque de 198517, cérémonies d’aduentus ou de profectio, ou encore célébrations séculaires, qui étaient une occasion de rappeler le destin commun de l’empereur et de Rome18. Ce type d’enquête n’a laissé de côté ni les largitiones, sparsiones, ambassades ou audiences19 impériales, ni les rituels auliques depuis et vers le Palatium20. Ces essais d’histoire urbaine abordant Rome comme espace parcouru et « vécu » se placent dans la continuité des réflexions sur la perception de l’espace urbain telle que D. Favro avait tenté de la restituer pour la Rome augustéenne21.

4On peut considérer comme un corollaire de cet intérêt pour les circuits processionnels le développement d’une approche des cérémoniels d’État comme des événements multisentoriels22 et comme performances, présentant les caractéristiques d’une véritable ritualité scénique et dramatique23. Un des acquis récents me semble constitué par l’étude des composantes des cortèges, de leur ordre d’apparition, leur hiérarchie, des acteurs et des images qu’elles mettaient en scène. Si l’analyse du triomphe comme spectacle a d’abord retenu l’attention24, dans le contexte spécifique du Principat, ce sont les funérailles impériales et plus largement les honneurs posthumes rendus aux princes qui ont été fréquemment soumis à ce type de lecture, avec une intensité accrue après la découverte de la tabula Siarensis ; une topographie et une « archéologie du deuil impérial », pour reprendre le titre d’un article d’A. Heinemann, ont ainsi été proposées pour les princes julio-claudiens prématurément décédés25 ou encore pour les membres de la dynastie antonine26 et une série de travaux a montré comment ces commémorations posthumes se convertissaient paradoxalement et habilement en occasions de célébration de la domus Augusta, entre memoria et spes. Parallèlement, on ne compte plus les études consacrées aux rituels de la consecratio et surtout au funus imaginarium27 : l’extraordinaire complexité du jeu entre le corps réel de l’empereur défunt et ses doubles statufiés ou vivants, incarnés par des acteurs comiques (selon le témoignage de Suétone qui prolonge celui de Denys d’Halicarnasse28) révèle l’étonnante prolifération des substituts du corps du prince et le caractère très sophistiqué de leurs manipulations. Ces processions révèlent la dimension performative des images des princes.

5Ces nouveaux centres d’intérêt ont permis l’émergence d’un autre champ important des études urbaines : les structures temporaires et les architectures éphémères, abordées comme des vecteurs privilégiés de la représentation impériale. Eve D’Ambra a analysé ces dispositifs comme un « fugitive cityscape », susceptible d’imprimer de manière particulièrement frappante une marque dans le paysage urbain29 ; elle a en particulier attiré l’attention sur les bûchers funéraires, témoins de l’apothéose « en acte » de l’empereur, dotés d’une étonnante monumentalité mais aussi d’un somptueux décor associant statues, guirlandes, tentures rehaussées d’or et tableaux. Hérités de précédents hellénistiques30, ils se présentaient sous la forme d’ensembles pyramidaux, de gigantesques tours à degrés déclinant, sur trois ou quatre niveaux superposés, le Theatermotiv caractéristique des monuments de spectacle. Un signe de leur importance est leur présence sur les monnaies, à dignité égale avec les plus prestigieuses fondations ou constructions impériales. Les arènes ou théâtres provisoires et leur décor ont également été abordés comme phénomène urbain spécifique31. La Rome de la « fête impériale32 » est une véritable ville dans la ville, aux contours fluctuants, éphémère mais périodiquement reconstruite, démantelée, puis réactivée, dont l’existence contribuait à renforcer l’ubiquité du Princeps et l’universalité de son action, tout en s’adaptant aux exigences rituelles et aux cadres spécifiques à chaque célébration.

La force du passé. Topographie des honneurs et pôles mémoriels

6La diversification des approches portant sur l’urbanisme impérial de la capitale, envisagé selon diverses échelles temporelles (celle des règnes successifs mais aussi des dynasties33) et spatiales (celle des quartiers ou des pôles urbains), a favorisé un double déplacement de l’intérêt, des monuments singuliers vers les programmes urbanistiques, mais aussi des constructions nouvelles vers les monuments re-sémantisés dans le temps long : dans un espace urbain caractérisé par une exceptionnelle densité de « mémoires stratifiées », chaque modalité de réécriture de cet espace – enrichissement, réinvestissement, remaniement, déplacement, transfert fonctionnel34, destruction totale ou partielle – définit pour tout nouvel empereur ou toute nouvelle dynastie un parcours de légitimation et de mémoire qui peut s’écrire sous le signe de la continuité (donc de la commémoration), de la rupture, voire de la compétition avec d’autres instances ou d’autres représentants du pouvoir. Dans ce champ très vaste des études relatives à Rome comme lieu de mémoire(s)35, je souhaiterais revenir brièvement sur deux aspects : en premier lieu, la notion de Ville-Musée, à la fois somme et conservatoire d’un empire façonné par les uiri triumphales républicains puis par les princes, en second lieu la conversion progressive, au cours du Haut-Empire, des monuments impériaux nouvellement dédiés en centres de gravité et supports de mémoire exclusifs et spécifiques à la Ville.

7Après une série de travaux consacrés à la célébration du pouvoir et à l’annexion, voire la saturation36 de l’espace urbain par les images impériales stricto sensu (effigies du prince et des membres de la domus Augusta), particulièrement évidente lorsqu’il s’agit de les détruire, l’intérêt s’est progressivement déplacé vers les formes indirectes de sa célébration : parmi elles figurent les grands programmes iconographiques des complexes monumentaux impériaux, qu’ils aient été élaborés ex nouo par les équipes impériales (tels ceux du forum Augustum, avec sa galerie de statues de summi uiri37, ou du forum de Trajan38) ou « réunis » à partir d’originaux de la peinture et de la sculpture grecques suivant le modèle des monuments triomphaux de la République ; à cet égard, les collections d’œuvres d’art destinées à une exposition publique ont particulièrement retenu l’attention en tant que manifestations spécifiques de la puissance romaine. On a souligné l’anachronisme et les faiblesses d’une approche générique et quelque peu amorphe de la Rome impériale comme « musée universel39 », où l’accumulation des butins successifs rappelait certes la succession ininterrompue des victoires et des conquêtes en faisant de Rome « un autre monde », selon l’expression de Pline l’Ancien40, mais où on perdait de vue le sens de leur réunion en un même écrin monumental revêtant lui-même des fonctions multiples ; la tendance est aujourd’hui à appréhender ces séries d’œuvres d’art non seulement dans leur dimension esthétique, comme des « ornamenta précieux conférant dignité et splendeur aux salles41 », mais également comme une véritable forme d’expression et de représentation du pouvoir impérial : la seconde vie, romaine, des œuvres peintres ou sculptées du passé est abordée en contexte, comme autant de lieux de mémoire re-sémantisés au sein d’une culture visuelle propre au spectateur romain42.

8L’intérêt récemment suscité par le temple de la Concorde sur le Forum Romain43 (dans sa phase primo-impériale), illustre parfaitement cette orientation. Le 1^er janvier 7 av. J.-C., Tibère avait promis de restaurer le temple en son nom propre et au nom de son frère Drusus, décédé en 9 av. J.-C., dans un contexte de tension entre les branches julienne et claudienne de la domus Augusta. Sa dédicace ne fut effective qu’en 10 ap. J.-C. – après l’exil prolongé du prince, la mort de Caius et Lucius César et l’élimination de Julie et d’Agrippa Postumus ; la Concorde devint alors Augusta, ce qui exprimait le sens proprement impérial et dynastique de l’entente recherchée. Depuis une trentaine d’années, le programme statuaire du temple a fait l’objet de nombreuses études44 envisageant à la fois les décors extérieurs45 et la cella, qui réunissait de célèbres originaux grecs46 figurant pas moins de treize divinités différentes47. Alors que cet ensemble avait été interprété comme un musée d’art grec exprimant avant tout les goûts raffinés d’un prince érudit et amateur d’art passionné – il présente indiscutablement une assez grande cohérence stylistique48 – on a récemment observé qu’il construisait aussi un discours en images sur la déesse Concordia, ses potestates et ses réseaux divins, tout en présentant un programme à tonalité dynastique assez ambitieux. Du fait de l’actualisation du message originel des statues réunies, les œuvres grecques parlaient en réalité le langage de la religion et de l’État romains et se voyaient exploitées comme vecteurs d’une célébration de l’entente au sein de la domus Augusta49 : la fréquence des thèmes apolliniens est un hommage manifeste à Auguste, qui avait d’ailleurs dédié dans le temple quatre éléphants d’obsidienne50. L’interprétation de cette exposition programmatique selon un prisme à la fois religieux, dynastique et idéologique a suscité une réflexion corollaire sur les spectateurs potentiels du prétendu musée : non le peuple de Rome, mais les prêtres (notamment les arvales) et les sénateurs qui utilisaient le temple comme lieu de réunion51. En ce sens, les études vouées à l’exégèse des œuvres d’art du temple de Concordia sont emblématiques d’un questionnement renouvelé sur le message global d’un ensemble cohérent, sur les intentions de ses commanditaires mais aussi sur les publics destinataires.

9Parallèlement à l’étude des re-sémantisations et réactualisations des spolia artistiques issus du monde grec, une riche série de travaux a abordé la Rome impériale elle-même comme paysage de mémoire au sein du Haut-Empire, les monuments impériaux devenant des modèles ou référents (planimétriques, architecturaux, décoratifs) pour les fondations successives. Une approche intéressante consiste à expliquer la faible spécificité planimétrique ou architecturale des grands monuments « offerts » par l’empereur par une forme de compétition entre princes ou dynasties, conduisant à préférer la surenchère à la nouveauté : pour le dire avec P. Zanker, toute évergésie impériale visait à proposer « la même chose, mais en plus grand, plus beau et plus somptueux » 52. Cela est particulièrement clair pour les grands thermes impériaux, mais aussi dans la séquence des fora, dont la juxtaposition exprimait la continuité du pouvoir53 ; chaque nouvel espace de représentation réécrit le précédent, auquel il est généralement contigu. Il en va de même pour leurs programmes statuaires : l’évolution du motif du peuple vaincu, des Caryatides du forum d’Auguste aux Daces captifs de celui de Trajan, se précise aujourd’hui grâce à la découverte récente de reliefs de simulacra gentium au forum Domitiani 54. De même la tradition des statues équestres (César au forum Iulium, Domitien puis Septime Sévère au Forum Romain, equus Traiani au forum de Trajan) culminant dans la série des images des diui dédiée au forum de Nerva sur ordre de Sévère Alexandre et sur le modèle des summi uiri augustéens55 illustre des déclinaisons et relectures qui ne sont pas propres au Principat, mais acquièrent dans ce cadre topographique une intensité particulière en raison de leur concentration et de leur forte charge idéologique.

10Ainsi insérées dans une série d’hommages similaires, certaines statues pouvaient devenir des « lieux de référence » et de mémoire : c’est le cas de la statua loricata diui Iulii située sur le forum de César56 qui était, sous Claude, un locus celeberrimus et un lieu d’affichage où on pouvait lire le discours de l’empereur et le texte du sénatus-consulte ratifiant les honneurs rendus à l’affranchi Pallas. D’autres effigies impériales de l’Vrbs donnèrent lieu à la création de nouveaux pôles commémoratifs ou rituels ; le simulacrum du diuus Augustus situé ad theatrum Marcelli, à la limite du circus Flaminius, et dédié à l’initiative de Livie en 22 ap. J.-C., révèle un intéressant processus d’agrégation ou d’attraction commémorative à tonalité dynastique, effectif à plusieurs niveaux : le théâtre de Marcellus étant lui-même étroitement lié à la célébration de la gens Iulia, la dédicace du simulacrum du Princeps divinisé par celle qui en assumait le sacerdoce fut la première étape d’une conversion de la zone en espace du culte impérial. En 38 ap. J.-C., les arvales offrirent sur l’autel situé devant la statue un sacrifice à Auguste57, et la tabula Siarensis mentionne la dédicace d’un arc « près du lieu où des statues avaient déjà été dédiées au divin Auguste et à la domus Augusta par C. Norbanus Flaccus58 », ce qui montre la formation progressive d’un centre important de la célébration honorifique et rituelle de la dynastie en un lieu marqué par la commémoration triomphale. Cet exemple illustre un aspect de la « vie » des monuments dynastiques dans la longue durée, dont rendent compte également le monument des aenatores de la Vélia, soumis à des remaniements et des enrichissements sur plusieurs décennies59, mais aussi les « bases Farnese », commémorant l’aduentus de Vespasien à Rome après son avènement60. En effet ces hommages investissent le Forum Romain à l’emplacement du futur templum diui Vespasiani : l’étude minutieuse qu’en a donnée S. de Angeli a mis en lumière les circonstances dans lesquelles s’est constitué ce lieu de la mémoire dynastique flavienne, où l’honneur a précédé le culte61. La force du contexte et des voisinages statuaires peut ainsi être appréhendée dans toute son épaisseur historique ; comme le rappelle P. Zanker, « la proximité devient essentielle pour le message des images nouvelles et modifie celui des images anciennes62 », lequel est fortement déterminé et potentiellement infléchi par le lieu d’exposition.

11La mémoire revendiquée a évidemment pour pendant la mémoire niée ou condamnée, qui s’est constituée en champ de recherche particulièrement dynamique : du « discours en images » de la damnatio memoriae63 perceptible à travers la mutilation des portraits, le martelage des inscriptions officielles, mais aussi la retaille ou le remploi, parfois désignés comme des formes de « cannibalisme visuel64 », on a progressivement élargi l’enquête à la topographie de la condamnation ou de la répudiation65, en envisageant la question dans sa dimension spatiale. Pour paraphraser le titre d’un ouvrage récent66, la manière dont on faisait taire les statues en dit long sur la façon dont on les faisait parler.

Apparat monarchique ou fabrique du consensus ? Commanditaires, voix et audiences destinataires dans l’hommage au prince

12Très intense au cours des dernières décennies, le débat théorique sur « l’auto-représentation » et la propagande impériales s’est cristallisé autour d’un petit nombre de monuments de l’Vrbs. À partir d’Auguste, c’est le Princeps qui autorise la construction des édifices ou se charge en personne des plus éminentes fondations sacrées et publiques67. Replacés dans ce contexte, les hommages à l’empereur et à sa famille peuvent légitimement être considérés comme les produits d’une expression non seulement institutionnalisée et encadrée, mais aussi orchestrée par le pouvoir, dans ses formes comme dans ses messages. Partant de ce constat, deux voies interprétatives opposées se sont développées, paradoxalement fondées sur les mêmes « images du pouvoir » : la première considère que toutes les représentations impériales jouent la même partition officielle, avec de minimes et insignifiantes nuances de formulation, la seconde au contraire met l’accent sur la multiplicité des acteurs, des commanditaires et des messages – dans ce cas, la plurivocité dont témoignent les hommages servirait au contraire une idéologie du Principat fondée sur le consensus. Il en découle, on l’aura compris, deux lectures divergentes : si la première peut être assimilée à une « dé-sémantisation » des décors officiels, qui tend à les réduire à des décors d’apparat, l’autre vise au contraire à considérer chaque détail comme hautement signifiant. Cette forte polarisation des tendances interprétatives est l’un des traits les plus frappants de l’historiographie récente.

13Le débat relatif à ces hommages, assimilés à des flatteries organisées68, a trouvé une expression culminante dans les travaux que P. Veyne a dédiés d’une part à la figure et au rôle de l’empereur romain, d’autre part aux expressions monumentales et figuratives de son pouvoir, à travers une série d’articles qui ont eu un extraordinaire écho69. L’auteur s’appuie sur le caractère illisible de la plupart des reliefs de la colonne Trajane pour développer une critique de la notion de propagande dans le monde romain : pour un pouvoir qui n’a pas à convaincre de sa légitimité, qualifiée d’auto-évidente, seuls demeurent l’apparat et le faste monarchiques. Dans cette perspective, il suffit que l’image existe, il est inutile qu’elle signifie quelque chose, et donc qu’elle soit visible : la colonne Trajane ne serait que la plus spectaculaire des nombreuses « œuvres sans spectateurs » de l’art officiel. Cette prise de position non dénuée de provocation70 a constitué un tournant majeur dans la réflexion et dominé un débat dont la fécondité théorique et méthodologique dépasse largement l’interprétation de la colonne71 ; il est d’ailleurs toujours vivace puisqu’après les réponses de S. Settis, M. Galinier, F. Coarelli72 et bien d’autres encore, T. Hölscher en a de nouveau précisé le cadre réflexif de manière très claire en 201873 : lorsqu’on évoque la visibilité des décors publics, soit on crée un spectateur absolu et omniscient qui n’a jamais existé, soit on suppose que ces images délivraient un message générique, sans contenu précis. Dans ce cas toutefois, la minutie extrême des détails iconographiques demeure incompréhensible. Or selon le savant allemand, maintenir ces deux postulats comme irréconciliables conduit à une aporie qui interdit de saisir la complexité de la culture figurative romaine. Poser la question du spectateur et de la réception de telles œuvres par un public est certes salutaire ; néanmoins, les sources antiques étant pratiquement muettes à ce propos, la démarche n’est utile que si on définit avec soin les audiences destinataires en même temps que les projets des commanditaires74. En particulier, il est crucial de rappeler avec P. Zanker que « les monuments qu’on qualifie à tort d’art officiel n’ont été, pour la plupart, ni commandés ni payés par le prince lui-même75 ». Ce que P. Veyne désigne comme un « monologue qui occupe tout l’espace76 » n’en est donc pas un : en l’occurrence, la colonne, dédiée par le Sénat et le peuple, instaure au contraire un dialogue et ne tient pas le même langage que la « grande frise » du Forum77 ; la réduire à une œuvre d’art reviendrait à méconnaître les intentions et les finalités exposées dans l’inscription dédicatoire78. Cela ne signifie évidemment pas qu’elle renonce à toute ambition artistique : selon la lecture particulièrement suggestive de F. de Angelis, elle concilie grandeur (megethos) et souci du détail et de l’exactitude (akribeia), deux pôles stylistiques complémentaires plutôt que contradictoires, au cœur des théories artistiques depuis l’époque hellénistique, mais aussi de la réflexion sur l’écriture de l’Histoire à l’époque impériale79.

14Plus généralement, si le pouvoir impérial avait le loisir de formuler, d’orchestrer et de diffuser sa propre louange, en quoi était-il important que d’autres instances s’en chargent ? C’est que, suivant les analyses tendant à faire du régime impérial un « Akzeptanz-System80 », fondé sur un consensus politique impliquant, en plus de l’armée, le Sénat et le peuple, l’expression toujours renouvelée de ce consensus était nécessaire à la construction de la légitimité et de la stabilité impériales. Dans ce contexte, la multiplicité des dédicants et des messages que l’on constate dans la formulation des dédicaces répondait à l’exigence de s’adresser aux diverses audiences légitimantes : le prince encourageait – ou tout simplement autorisait – de la part des élites dirigeantes ou de certains groupes la dédicace de monuments qui répondaient à des formes codifiées, mais dont l’initiative devait leur revenir. E. Mayer propose à ce titre une intéressante comparaison des trois arcs sévériens de Rome, qui ne sont redondants qu’en apparence, puisqu’ils émanent de commanditaires différents : en particulier, on doit l’arc des Argentarii à des dédicants non sénatoriaux, peu enclins à célébrer les exploits militaires du Princeps, mais soucieux d’offrir une image de la stabilité de la famille impériale garantissant celle des affaires : Julia Domna y apparaît avec le caducée, emblème commun à Mercure et à Pax. L’approche, riche de perspectives, qui consiste à raisonner en termes de stratégies de communication ou de médiation, de négociation entre le Sénat, le peuple et l’empereur, fait également sortir de l’ombre la figure évanescente du spectateur antique – le « viewer » des études anglo-saxonnes.

15Au terme d’un panorama qui ne peut rendre justice à la richesse des voies explorées en trois décennies de recherches sur l’Vrbs, il apert que la centralité du questionnement sur les « images du pouvoir » ne s’est pas démentie. Il ne peut en être autrement du fait du caractère exceptionnel de la relation entre l’empereur et l’Vrbs : Rome est le seul espace où cohabitent avec une telle densité le prince en représentation et les représentations du prince et où s’articulent, au sein de montages complexes, discours monumentaux, iconographiques, épigraphiques ou rituels. Le Princeps se trouve de façon constante et multiforme sous le regard des hommes, en une stratification des « apparitions » et des marques d’honneur unique à l’échelle de l’empire. On note en revanche un net infléchissement des approches et des centres d’intérêt vers les formes indirectes ou éphémères de ces dernières, qui contribue à dessiner les contours, mouvants mais cruciaux, d’une autre Rome de la célébration impériale.

16L’omniprésence du pouvoir impérial dans l’espace et le temps de l’Vrbs, garantie par ces manifestations festives, ludiques et monumentales, est un instrument de reconnaissance et de légitimation d’autant plus puissant qu’il tend vers le monopole et vers une forme de saturation. Néanmoins, superposer voire confondre l’ensemble de ces dernières dans un continuum amorphe de nuances promues, voire entièrement pilotées par le pouvoir lui-même aboutirait à une dilution des spécificités sémantiques et symboliques propres à chaque contexte d’énonciation ; ce n’est qu’au prix d’une stricte distinction entre « l’auto-célébration » impériale, l’hommage rendu au prince (fût-il investi de connotations héroïsantes) et le culte impérial officiellement institué qu’il est possible d’élaborer une véritable topographie historique de la célébration qui prenne en compte  les usages, les cadres cérémoniels et topographiques précis, donc les significations spécifiques.