Introduction

1Si le lecteur cherche des preuves tangibles du caractère multidisciplinaire des publications des trois dernières décennies, c’est sans doute dans cette partie consacrée à l’histoire urbaine qu’il en trouvera le plus aisément des illustrations. S’y combinent en effet, pour renouveler l’approche de la topographie de la Ville, plusieurs des composantes fondamentales de l’Altertumswissenschaft (l’histoire des religions, le fonctionnement institutionnel, le droit romain, l’histoire de l’art, l’histoire économique et sociale), les effets successifs de plusieurs de ces fameux « tournants » qui sont censés avoir ponctué la « storia degli studi » (tournant critique des Annales HSS, ritual turn, spatial turn, visual turn, sensual revolution…) et plusieurs secteurs émergents de la discipline (l’archéologie de la construction, les sensory studies ou histoire des sens…).

2L’enracinement de la vie civique dans l’espace de la Ville inaugure l’analyse historiographique. Se trouve mis en exergue le passage décisif des notions classiques de topographie sacrée aux conceptions dynamiques de paysage religieux, ou cultuel, débouchant aussi bien sur l’interprétation de zones cultuelles et la mise au jour de réseaux divins que sur la relecture des notices antiquaires et des textes poétiques (A. Bertrand et S. Estienne). L’analyse, d’emblée critique, des nouvelles découvertes (le sanctuaire d’Anna Perenna) comme des idées reçues (sur les ceintures de sanctuaires extra-urbains), s’en trouve revivifiée, et la compréhension des processions et cérémonies s’en éclaire d’autant. Le même regard, à hauteur d’homme et de citoyen, est porté sur les conditions de la participation politique (C. Rosillo-López et F. Pina Polo). Objet de débats virulents quant à sa morphologie, le Comitium est ici « revisité » en tenant compte non seulement des données archéologiques, controversées, mais encore des conditions concrètes du « métier de citoyen » et des capacités « techniques » des orateurs depuis les Rostres. Hors de ce lieu hyper-central, fondamental pour la production du discours politique, mais sans que cette centralité induise un modèle concentrique, c’est le tissu urbain dans son ensemble, ses rues, ses carrefours, ses quartiers, qui est partie prenante de la dynamique de la circulation des rumeurs, et, plus largement, de la diffusion de l’information politique. Dès lors, l’espace public ne saurait être restitué sans rappeler qu’il est saturé d’interactions sociales qui fabriquent et communiquent des opinions, que le politique est partout dans la Ville, sous la République assurément, mais encore sous le Principat. Le face-à-face entre le peuple romain et ses dirigeants doit être ensuite saisi en fonction des nouvelles modalités de la célébration du pouvoir sous le Haut-Empire, régime pour lequel les notions désormais galvaudées de consensus ou d’Akzeptanz-System, de propagande ou d’auto-représentation, doivent être mises à l’épreuve (E. Rosso). Si la Ville est bel et bien phagocytée par les forums, les thermes, mais aussi les images et les performances impériales, omniprésentes, il est nécessaire de discriminer soigneusement ces différentes manifestations, en fonction des lieux et des contextes, sans se contenter de les subsumer sous de trop commodes amalgames (lieux du consensus, pouvoir des images, auto-célébration…).

3Si l’on renonce un temps à la simple dialectique espace/territoire qu’affectionnent les géographes pour recourir aux notions théorisées par Henri Lefebvre, c’est un détour par « l’espace conçu » qui est ensuite proposé (C. Bruun ; C. Davoine). Outre un bilan des principales découvertes (archéologiques ou épigraphiques, urbaines ou suburbaines), les éclairages nouveaux et complémentaires que les questions de logistique (approvisionnement en eau et en bois, transport fluvial amont et aval), de gestion (accès au réseau hydraulique, grands services urbains, fiscalité) et de droit (statut des terrains, servitudes, confiscations, remplois) ont suscitées sont abordées, en incluant l’Antiquité tardive. Même dans des domaines juridiques et techniques que l’on postule en général moins enclins aux risques de l’interprétation, les incertitudes demeurent, quantitatives comme qualitatives. Le constat s’impose d’autant plus lorsque le décryptage des textes juridiques n’a pas pour vocation première d’y rechercher un contenu législatif. En faisant un pas de côté et à défaut des actes de la pratique perdus, il s’agit d’observer, concrètement, le paysage en construction, la fabrique quotidienne de la ville banale, et d’appréhender la routine de la gestion urbaine, résultante dialectique et subtile des sphères publique et privée, aboutissement des interférences entre normes, services gestionnaires et actions des citadins.

4L’espace urbain « vécu » retrouve le devant de la scène dans les trois derniers chapitres, où le citadin est campé, tour à tour, en tant qu’habitant (C. Courrier et J.‑P. Guilhembet), travailleur (N. Tran) et être sensible (A. Vincent). Au-delà du bilan des découvertes et recherches récentes, la Ville y est, à chaque fois, espace de vie, et les réalités abordées – le monde du travail, le mode d’habiter, les sens urbains – y trouvent enfin une visibilité et une place longtemps négligées, en raison de lectures et de conceptions élitaires ou antiquaires des textes et de l’archéologie. Un autre point commun de ces trois études ressortit à la volonté d’articuler aussi rigoureusement que possible les approches émique et étique, en recourant à ce que l’on pourrait appeler, moins par provocation que par ironie et au second degré, de nouvelles « sciences auxiliaires » de l’histoire ancienne : la sociologie du travail, la NIE, la géographie de l’habiter, la physiologie ou la biophysique. Les topographies urbaines doivent être, au minimum, réinterrogées et mises en tension par la diachronie, voire révisées (y compris par rapport à certaines contributions de L’Urbs 1987), qu’il s’agisse des formes d’insertion des domus ou des immeubles dans le tissu urbain, de la distribution des locaux artisanaux ou commerciaux dans la ville, ou d’une topographie sensorielle qui reste à superposer à l’espace urbain (à partir d’un inventaire des événements sensoriels localisables, principalement bruits et odeurs). Les catégories habituelles elles-mêmes, aussi usuelles que taberna, schola ou insula, doivent être questionnées, relativisées, éprouvées, sous le signe de la pluralité et de la diversité, loin de tout modèle unique ou canonique. Enfin, il faut jouer sur des variations pluriscalaires et les agencer, car la mégapole constitue une exception à tous égards, en termes d’entité urbaine et d’abondance des sources : de l’édifice (taberna, domus, « insula », portique…) au quartier (avec toute l’ambivalence du terme), puis à la Ville dans sa globalité, voire à ses rapports au reste du monde, avec lequel elle interfère à travers les esclaves ou les pérégrins immigrés, les sénateurs provinciaux, les marchandises ou parfums exotiques...

5On mesure ainsi le chemin parcouru depuis le colloque de 1985 et, a fortiori, depuis les grands classiques de la « vie quotidienne dans la Rome antique » comme ceux de J. Carcopino (1939) ou U.E. Paoli (1940). Certes l’on achoppe de nouveau, dans la volonté de rendre compte des évolutions et des connexions urbaines, sur les inévitables limites des grands outils de la topographie, qu’il s’agisse des dictionnaires ou des cartes archéologiques. Mais l’on entrevoit ici à la fois les principaux vecteurs des recherches actuelles et les potentielles grandes lignes des chantiers à venir. Plusieurs préoccupations, problématiques, centres d’intérêt ou objectifs transversaux émergent en effet de ces huit communications et incitent à prolongements ou approfondissements.

6Un des plus évidents dénominateurs communs qui harmonisent les lignes de force de cette nouvelle histoire urbaine est sans doute à déceler dans la volonté d’embrasser et de comprendre une ville focalisée à hauteur d’homme, au ras du sol, la Rome du piéton ou du spectateur (du « viewer »), et d’en faire ainsi un espace parcouru, vécu, habité. La Ville est dès lors en mouvement, et pour rendre compte pleinement des effets de cette dynamique et de cette véritable mise en réseau, il importe de recourir à des analyses multiscalaires. L’échelle « macro », celle de la ville-monde, est finalement peu traitée ici, à l’exception de certaines composantes de l’hinterland et du rapport des citadins au monde. En revanche, l’intégration de ce qu’il reste commode de désigner par suburbium, restée encore balbutiante dans L’Urbs 1987, est plusieurs fois invoquée, en tant qu’acquis des dernières décennies et impérieuse nécessité méthodologique. Enfin et surtout, fort des résultats acquis à Ostie ou dans les cités vésuviennes, le plaidoyer pour l’analyse « micro », celle de la capillarité urbaine, revient dans les domaines les plus variés (la géographie religieuse, les uici comme cadres de vie ou relais d’opinions, les ornamenta urbains et collections d’œuvres d’art, les servitudes des bâtiments, les modes de vie communautaires dans les immeubles…).

7Dans la mesure où la ville est à penser comme un espace-temps, au sein duquel B. Lepetit invitait naguère à repérer la pluralité des temps urbains, on observe le même souci de la variation d’échelle sur l’axe temporel cette fois : des villes éphémères ou temporaires (celles du triomphe, des fêtes religieuses, des célébrations impériales, avec leurs performances et leurs édifices provisoires), les Romes des différentes républiques romaines (pour parler comme H. Flower), des principats ou des dynasties successives. Les catégories habituelles de l’espace urbain doivent être complétées, doublées ou enrichies par des typochronologies.

8Il en résulte que, pour reconstituer le « cityscape » romain, singulièrement enrichi par ces nouvelles approches, l’ambition est clairement désormais de se placer sous le signe d’une indispensable pluralité et de restituer non plus un, mais des paysages urbains, certes toujours visuel, architectural et artistique, mais aussi multisensoriel (sonore et olfactif), cinétique, religieux, logistique, sociologique ou mémoriel. La difficulté consiste (ou consistera ?) à en proposer une combinatoire finement contextualisée, dans l’espace mais aussi dans le temps, ce qui n’est (ne sera ?) pas une mince affaire.

9Les leitmotive ou maîtres-mots sont ici, au fil des pages, interaction, imbrication, articulation, complexité foisonnante, contours fluctuants, dialogue, négociation, fluidité, plurivocité… Cette coloration lexicale contrastant avec ce que l’on lit en général dans L’Urbs 1987, on pourrait être tenté, certainement à tort, d’y lire un pur et banal effet du « Zeitgeist » : après l’épuisement des concepts trop souvent essentialistes et antinomiques du XIX^e siècle, viendraient la multiplicité des approches offertes ou induites par les nouvelles technologies, la croissance exponentielle de la masse bibliographique, l’irrépressible parcellisation des savoirs savants, les envoûtantes séductions des discours de la méthode ou de la déconstruction, la cosidetta fin des idéologies…

10Il reviendra aux générations du second XXI^e siècle, durant lequel le destin des métropoles va constituer un enjeu essentiel, de jauger la pertinence de l’actualisation, voire de la redéfinition, de l’urbanitas dans tous ses états, telle qu’elle a été exposée ici, à partir des apports récents de l’archéologie romaine mais, tout aussi bien, des sciences sociales de la ville et de leur armature conceptuelle qui oriente résolument l’historien ou l’historienne vers les constructions sociales de la ville.