1« Quand on a eu le malheur d’avoir heurté l’authorité de la Police, quand elle se voit forcée de céder à la suprême autorité, elle se vange par vous faire conduire de brigade en brigade avec d’excécrables recommandations jusqu’au lieu où il lui plaît de vous éloigner, ces ce qui est arrivé à presque tous ceux qui onts osé s’adresser à vous1 ». C’est par ces mots qu’un citoyen français dénommé Noé dénonce, en 1813, son envoi en exil intérieur.

2Qualifié de « surveillance spéciale » dans les archives policières, l’exil intérieur, qui naît en France sous le Consulat et le Premier Empire, a pour but la relégation sur le territoire national d’individus jugés dangereux, en les éloignant de leur commune de résidence habituelle, mais également de certains lieux considérés comme « sensibles ». Le contexte de guerre extérieure – contre l’Autriche, la Prusse et la Russie, mais aussi l’Angleterre, qui conserve la maîtrise des mers – ne permet plus l’envoi des opposants en déportation. Par conséquent, la surveillance spéciale constitue une innovation réelle des autorités napoléoniennes, visant à disséminer les individus exilés sur tout le territoire français, dans un double objectif. D’abord, il s’agit de couper ces personnes jugées suspectes de leurs réseaux de fréquentation. Ensuite, cette mesure permet théoriquement d’empêcher la reconstitution de nouveaux réseaux d’opposants, en les isolant chacun dans un lieu différent, où ils demeurent largement à l’écart de la communauté locale. L’innovation réside enfin dans le fait que cet exil intérieur se conçoit véritablement comme une mise sous résidence surveillée, l’individu exilé étant placé sous la surveillance des autorités locales (maire, gendarmes, sous-préfet), auprès desquelles il doit se présenter régulièrement pour certifier de sa présence effective.

3Organisée par le ministère de la Police générale, qui est créé en 1796 à la fin du Directoire, la « surveillance spéciale » constitue un mode de gestion original d’individus préalablement identifiés par la police comme suspects, et ayant très souvent (mais pas systématiquement) purgé une peine de prison, légale ou sans jugement – par « mesure de haute police2 ». Elle peut se comprendre, tout d’abord, dans le cadre de la vaste politique de modération et de réconciliation nationale mise en scène par Napoléon Bonaparte, visant à tourner la page de dix ans de Révolution. L’exil intérieur des individus perçus comme dangereux constitue en effet une peine située dans un entre-deux entre détention et liberté, aux conditions en principe moins rudes que la prison, mais supposément aussi efficace, grâce à l’intense surveillance des autorités locales. Cette peine a aussi l’avantage d’être moins coûteuse que la prison.

4Dès lors, il faut envisager la manière dont la pratique est définie par le droit napoléonien, mais aussi comment la surveillance spéciale est mise en œuvre, à la fois à l’échelle nationale, avec son encadrement par le ministère de la Police depuis Paris, et à l’échelle locale, dans son application concrète sur le terrain, dans une double perspective qui met en question l’efficacité réelle de cette pratique singulière de gestion des opposants. Enfin, c’est la perception de la surveillance spéciale par les exilés eux-mêmes qui peut être interrogée, ainsi que les recours qu’ils tentent de mettre en œuvre pour mettre fin à leur surveillance3.

Les insuffisances de l’encadrement juridique de l’exil intérieur

5Alors qu’elle n’est encore encadrée par aucun texte législatif4, la pratique de la surveillance spéciale apparaît au tout début du Consulat, comme une mesure extraordinaire à laquelle le pouvoir peut recourir en cas de crise. C’est en effet dès le lendemain du coup d’État du 18 brumaire an VIII (9 novembre 1799), qui permet à Napoléon Bonaparte d’accéder au pouvoir, que l’exil intérieur est utilisé pour la première fois : alors que les Consuls dressent la liste d’une soixantaine de jacobins destinés à être déportés au-delà des mers, la réaction hostile du public conduit Bonaparte à substituer à cette déportation à l’étranger un exil intérieur sous surveillance de la police5.

6Après ce moment inaugural, la surveillance spéciale continue à être utilisée, au cours du Consulat, de manière totalement extralégale, avant d’être progressivement codifiée pour deux profils très différents d’exilés. Elle est en premier lieu envisagée pour faire face à l’important afflux d’individus ayant émigré sous la Révolution, revenant sur le territoire français à la faveur d’un espoir d’amnistie. Fouché, ministre de la Police de 1799 à 1810, présente la surveillance spéciale comme une nécessité, au regard des menaces que représentent le retour d’émigrés pour les propriétaires de terres acquises pendant la Révolution, des troubles que ces émigrés pourraient fomenter, mais surtout, de l’urgence de rassurer la société. Il définit par conséquent cette mesure de surveillance politique comme « une garantie nécessaire à la tranquillité intérieure et à l’affermissement de la République6 ». La pratique de l’exil intérieur se trouve donc tout à la fois justifiée par les circonstances extraordinaires (le retour en masse d’anciens ennemis de la Révolution, et la guerre extérieure) et par la modération que le nouveau régime met en scène comme son objectif premier. Le sénatus-consulte « relatif aux Émigrés » du 6 floréal an X (26 avril 1802) qui décrète l’amnistie des émigrés, prévoit donc leur envoi systématique en surveillance spéciale pour une durée de dix ans, avec la possibilité d’être éloignés de vingt lieues de leur domicile habituel7.

7En parallèle, la surveillance spéciale est également utilisée pour d’autres catégories d’individus. Dès le début du Consulat, sont placés en résidence surveillée d’anciens déportés à qui le gouvernement a accordé le retour en métropole, ainsi que d’anciens bagnards, de manière alors tout à fait extralégale. À partir de l’Empire, cette pratique se trouve pour partie codifiée. Les décrets du 19 ventôse an XIII (10 mars 1805) et du 17 juillet 1806 prévoient l’envoi des forçats libérés en résidence surveillée, loin des espaces sensibles du royaume : sont ainsi exclues les « villes de guerre », les villes situées « à moins de trois myriamètres de la frontière et des côtes8 », ainsi que Paris, Versailles, Fontainebleau et les « autres lieux où il existe des palais impériaux9 ». Ces décrets laissent explicitement au ministre de la Police et à ses conseillers d’État chargés des arrondissements de police une importante latitude d’action quant au choix du lieu de résidence de ces anciens forçats.

8Le véritable tournant juridique se situe pourtant quelques années plus tard, avec le Code pénal promulgué en 1810. Ce nouveau recueil législatif donne désormais aux autorités chargées du maintien de l’ordre public la possibilité légale d’envoyer des individus en exil intérieur dans un nombre de cas démultiplié. La surveillance spéciale apparaît dès lors, dans ce Code, comme un moyen de prolonger le contrôle sur certaines catégories de délinquants ayant déjà purgé une peine de prison, afin d’empêcher leur récidive.

9Les vingt-quatre articles qui encadrent la surveillance spéciale dans le Code pénal prévoient uniquement le recours à cet exil en aval d’une condamnation judiciaire. Le passage devant les tribunaux est dorénavant considéré comme une condition indispensable au placement en surveillance spéciale. L’envoi en exil intérieur est, dans trois cas, une peine obligatoire : pour les condamnés aux travaux forcés, au bannissement, mais aussi pour les condamnés « aux crimes ou délits intéressant la sûreté intérieure ou extérieure de l’État10 ». Dans d’autres cas beaucoup plus divers, la surveillance spéciale devient au contraire une simple possibilité facultative, laissée à l’appréciation du tribunal. Il s’agit de crimes ou délits relativement mineurs, qui ne semblent pas constituer des actes d’opposition politique : attentat aux mœurs, blessures et coups volontaires, meurtre commis en état de légitime défense, proxénétisme, séquestration de personnes, vols mineurs, coalition d’ouvriers, troubles frumentaires, etc.11. En dernier lieu, la surveillance spéciale constitue une possibilité visant à adoucir la peine initiale, pour des individus – coupables de complot, de fausse monnaie ou de sédition – qui auraient collaboré avec les autorités et permis de déjouer un crime « avant toute exécution12 ». Dans la plupart des articles, l’exil intérieur doit prendre effet au moment où devrait avoir lieu la libération du condamné, une fois la peine de prison achevée13.

10Le nombre et la précision des articles concernant la surveillance spéciale, une fois le Code rédigé, permettent donc de rassurer les Français quant aux possibilités d’arbitraire d’une telle peine. La décision d’envoi en exil doit en théorie émaner des tribunaux, et non du ministère de la Police. L’exil intérieur est présenté comme une mesure modérée, visant à éviter la disparition de condamnés à l’issue de leur détention, et ainsi de prévenir de nouveaux troubles, en gardant sur eux un contrôle précis sans être trop invasif. Le Code pénal entend donc encadrer strictement les envois en surveillance spéciale, tout comme leur durée théorique14.

11Cependant, le Code reste totalement muet quant aux modalités d’application concrète d’une telle mesure : le choix du lieu de l’exil, les moyens financiers alloués, la manière dont cette résidence forcée doit être surveillée, ainsi que les autorités qui doivent encadrer cette pratique, ne sont pas précisés15. Le Code pénal échoue donc largement à encadrer l’exil intérieur16. Ce silence de la loi laisse par conséquent une très grande liberté d’action aux autorités en mesure de l’appliquer. Dans les faits, le ministère de la Police générale enfreint largement la loi, à la fois en utilisant la surveillance spéciale hors de tout contrôle judiciaire, et en envoyant en exil les individus qu’il considère comme suspects sans passage devant les tribunaux, et parfois, sans peine de prison préalable. La surveillance spéciale, dans ce cadre, n’est plus le simple prolongement d’une détention, mais s’y substitue, en court-circuitant totalement le rôle de la Justice – c’est notamment le cas pour des vagues de suspects exilés après les principales conspirations qui tentent de renverser le régime (comme celle de Cadoudal et Pichegru, en 1804, ou de Malet, en 181217).

12De surcroît, l’exil intérieur est également utilisé par la police impériale pour garder à l’œil plusieurs catégories d’individus qui ne sont pourtant comprises dans aucune des lois encadrant la surveillance spéciale : des prêtres demeurés « en état de rébellion » contre l’État, que l’exil permet de couper de leur sphère d’influence locale, des individus expulsés de Paris à cause de propos ou d’écrits jugés séditieux ou injurieux contre l’Empereur, des militaires mécontents du régime, ou encore des individus de nationalité étrangère ou soupçonnés d’être des espions au service de l’étranger, sont ainsi exilés par « mesure de haute police » sans passage devant les tribunaux18. Enfin, dernière illégalité, la surveillance spéciale apparaît largement, sur le terrain, comme à durée illimitée, alors que le Code pénal assortissait chaque cas d’une durée d’exil précise, comprise en général entre cinq et dix ans.

Une gestion centralisée de l’exil intérieur ?

13La mise en pratique de la surveillance spéciale, dans les faits et en dépit de la loi, est entièrement impulsée par le ministère de la Police générale. Elle est ainsi révélatrice de la volonté de modernisation policière à l’œuvre sous le ministère de Joseph Fouché, qui prend notamment la forme d’une entreprise de centralisation renforcée de la surveillance, portée par l’ambition de contrôler, depuis Paris, l’intégralité d’un territoire alors en forte expansion. La décision d’envoi en exil, prise par le ministre de la Police lui-même, est appliquée de manière pyramidale, par toute une chaîne d’acteurs ayant des missions de police : les conseillers d’État chargés d’un des quatre arrondissements de police, les préfets, les sous-préfets, les maires, les commissaires de police et la gendarmerie19. Chaque décision quant au sort d’un exilé doit en principe, à l’inverse, remonter toute cette chaîne, afin d’être entérinée par le ministre.

14De surcroît, le choix du lieu de résidence de l’individu envoyé en exil est laissé à l’entière discrétion du ministère de la Police générale, qui organise un redéploiement des individus considérés comme suspects sur tout le territoire français. Ceux-ci sont avant tout expulsés de Paris : la volonté de nettoyer la capitale des personnes susceptibles de menacer la survie de l’État est une constante, tout au long de l’Empire. Le plus souvent éloignés des côtes et frontières, les individus placés en surveillance spéciale sont soit renvoyés dans leur commune de naissance – quand ils en sont partis depuis suffisamment longtemps et qu’on imagine qu’ils n’y ont pas conservé de liens – soit envoyés dans des départements considérés comme calmes. Est plébiscitée, comme lieu d’exil, la frange de départements située exactement au-delà d’une limite de quarante lieues (soit 160 kilomètres) autour de Paris et des frontières – Yonne, Aube, Vaucluse, Drôme par exemple –, ce qui permet d’éloigner suffisamment l’individu exilé des espaces considérés comme « sensibles », tout en limitant le coût financier de l’envoi en exil pour le ministère20. L’éparpillement des suspects sur l’ensemble du territoire – visible par exemple dans la dissémination des membres d’une même « affaire » dans des lieux différents21 – s’inscrit dans une logique policière nouvelle qui rompt avec les mesures antérieures de concentration des expulsés dans un même endroit (notamment par le bagne ou la déportation). Le lieu de mise en exil, et l’importance de l’éloignement du domicile initial, dépendent largement de l’appréciation par la police du degré de dangerosité du suspect.

15L’entreprise de centralisation des « mesures de haute police » au sommet de l’appareil policier impérial – le ministère de la Police générale – implique par ailleurs la mise en place d’outils modernisés pour administrer l’exil. Les préfets sont ainsi tenus de rédiger de manière mensuelle des états statistiques de tous les individus placés en surveillance spéciale dans leur département, états qui sont, dans un deuxième temps, centralisés et compilés dans des états généraux pour chacun des quatre arrondissements de police22. Ces états sont formés, selon les vœux du ministère de la Police, selon un formulaire uniformisé, représentatif de l’essor de la statistique d’État au début du XIX^e siècle23.

16Ces nouveaux outils administratifs permettent une estimation quantitative du nombre d’exilés intérieurs, et de l’évolution de l’utilisation de cette mesure. Si les autorités policières recourent de plus en plus à la surveillance spéciale au fil de la période, avec, comme moment culminant, l’année 181224, les chiffres demeurent relativement réduits. On peut estimer qu’il y a au maximum, sur tout le territoire français, 1500 individus en surveillance spéciale au même moment sur « décision particulière » du ministre de la Police – c’est-à-dire, sans compter les émigrés amnistiés et les anciens forçats, qui ne sont pas inclus dans ces états préfectoraux, et dont le nombre reste, par conséquent, difficilement quantifiable25.

17Si les préfets sont tenus, en principe, d’envoyer tous les mois au ministère de la Police un état des individus placés en surveillance spéciale dans leur département, c’est loin d’être toujours le cas en réalité. En attestent les nombreuses lettres envoyées par le ministère pour leur demander des mises à jour, relancer un préfet négligent, ou exiger un renseignement plus rigoureux de la colonne « observations » des états, relative à la conduite, aux fréquentations actuelles, et à la moralité des exilés26.

18Le ministère de la Police générale fait donc preuve d’une volonté claire d’exercer sur les individus jugés dangereux ou suspects, et envoyés en surveillance spéciale sur sa propre décision, un contrôle centralisé, permettant la surveillance du degré d’application de cette « mesure de haute police » en province. Ce processus de centralisation va en s’accélérant, à partir de 1810, avec la volonté de contrôle accru de Napoléon lui-même, tendant à reléguer le nouveau ministre de la Police, Savary, au rang de simple subordonné27. Dès lors, les états dressés par les préfets deviennent destinés, en dernière instance, à être remis entre les mains de l’Empereur. Sous son instigation, les états statistiques se perfectionnent encore, avec la mise en place d’un état général compilant tous les états départementaux selon un nouveau modèle uniformisé, établi en fonction de six « classes » d’individus délimitées par l’Empereur28.

19Ce nouveau classement révèle que les contours de l’exil intérieur en 1811 sont de nature avant tout politique. Si les exilés intérieurs ne sont pas tous des conspirateurs ou des opposants politiques stricto sensu, chacune de ces classes représente un danger pour la sûreté de l’État, aux yeux de la police – y compris les quatrième et cinquième classes, témoignant d’une politisation de la perception policière des « classes dangereuses29 ». Parmi ces suspects, il faut noter l’importance nouvelle des militaires, placés en première position de cette typologie policière du suspect ; ainsi que le statut particulier réservé aux Corses, objets d’une défiance particulière par les liens de l’île avec l’ennemi anglais, et dont les habitants perçus comme suspects sont systématiquement éloignés de l’île30.

Sur le terrain : une mesure policière à l’efficacité très limitée

20Si le ministère de la Police générale entend garder un regard panoptique sur les exilés intérieurs, à l’échelle locale, le contrôle policier est loin d’être aussi intense qu’il ne l’exige.

21Une fois l’envoi en exil décidé par le ministère de la Police, les individus sont dotés d’une feuille de route, et doivent se rendre d’eux-mêmes dans le lieu de surveillance qui leur est assigné, avec un itinéraire « qu’ils seront tenus de suivre sous peine d’être arrêtés31 ». Dans ce cas, les exilés reçoivent de l’argent du ministère de la Police générale pour faire le trajet. Ce voyage vers l’exil intérieur est, dans les faits, très difficilement contrôlé par les autorités, ce qui explique la disparition de nombre d’individus (mentionnée dans les états préfectoraux par l’indication « jamais paru à sa destination32 »).

22Les plus récalcitrants des exilés – ceux qui refusent absolument de partir en exil, ou ceux qui ont déjà fui au cours de leur trajet vers l’exil et ont été repris –, sont alors soumis, tout comme les anciens forçats, à un trajet encadré par la gendarmerie, de brigade en brigade, en dormant chaque nuit en prison. Cette mesure policière pragmatique est largement dénoncée par les individus placés en surveillance spéciale comme une pratique inhumaine – sans doute parce qu’elle est, dans leur esprit, assimilée à un traitement indigne réservé aux forçats et aux criminels33.

23Si le contrôle par les autorités locales du voyage vers l’exil est fort malaisé et peu efficace, la surveillance de l’exilé, une fois installé dans la commune qui lui a été assignée, est également très fluctuante. En théorie, les autorités municipales doivent soumettre l’exilé à une vigilance sévère, sous supervision du préfet, comme l’indique Fouché aux préfets en 1806 : « Il faut que cette surveillance spéciale soit efficace [...] et que tous ceux qui y sont assujettis soient tenus de se présenter chaque jour à la municipalité ou chez le commissaire de police afin de constater leur présence34. » Cependant, dans les faits, la fréquence de la présentation aux autorités dépend des décisions locales et varie grandement d’un lieu à l’autre, y compris au sein d’un même département. La surveillance la plus zélée existe dans certains espaces. Dans l’Aube, le préfet ordonne aux exilés intérieurs de son département, en 1804, de se présenter devant le maire chaque lundi et jeudi pour signer un registre35. Dans la sous-préfecture de Charolles (Saône-et-Loire) ce pointage monte à deux fois par jour, « le matin au bureau municipal, le soir à l’officier de la gendarmerie36 ». Cependant, la sévérité d’une telle surveillance semble bien relever largement de l’exception : les contre-exemples témoignant d’une surveillance trop relâchée des autorités locales sont beaucoup plus nombreux. À Châtillon-sur-Seine (Côte d’Or) par exemple, le lieutenant de gendarmerie se borne par exemple à aller de temps en temps à l’auberge où réside un exilé pour demander à la femme de l’aubergiste si le surveillé est bien dans son appartement, et ne s’aperçoit de la fuite de ce suspect qu’au bout de deux mois37.

24Les états des préfets sont également éloquents – quand ils sont honnêtes. Ainsi, sur 201 exilés inscrits dans l’état des individus placés en surveillance spéciale dans le département du Rhône au 1^er mai 1806 – recensant émigrés comme exilés par décision du ministre de la Police –, 90 individus (44,7 %) ne sont en réalité jamais arrivés dans cette commune, et 30 (15 %) sont partis dans un autre département sans autorisation, ce qui représente au total près de 60 % des individus envoyés en surveillance spéciale dans ce département38. La fréquence relative de ces fuites prouve l’insuffisance des moyens de surveillance locale déployée contre les exilés intérieurs, dans un grand nombre d’endroits.

Perception de l’exil et pratiques de recours individuels

25Le discours officiel tenu par les préfets et autres agents de l’État locaux présente la surveillance spéciale comme une pratique efficace, puisqu’elle conduit à l’amendement quasi systématique de l’exilé, qui aurait renoncé à ses anciennes opinions ou à l’agitation de sa conduite passée, pour mener désormais une vie tranquille et fidèle au gouvernement. Dans la colonne « observations » des états des préfets, la même idée est réaffirmée : « conduite constamment régulière et paisible », « il s’est très bien comporté depuis son arrivée », « on ne se plaint pas d’elle », « il est tranquille et se conduit bien », « tient une conduite irréprochable », « aucun reproche à faire à sa probité », etc.39. Les préfets insistent sur la transformation réelle des individus grâce à la surveillance spéciale qu’ils ont eux-mêmes encadrée. Christophe Va, renvoyé de Paris où il vivait d’escroquerie, de rixes et de mauvaise vie, et placé en surveillance à Auxerre, voit ainsi sa conduite en exil décrite par le préfet de l’Yonne par ces mots : « On ne le voit plus dans les cafés et dans les cabarets, [...] il paraît attaché au gouvernement et avoir le désir de servir sa majesté40. » Le rapport du même préfet au sujet de Charles Louis Becave, 75 ans, ancien militaire placé en surveillance spéciale pour son passé royaliste, et parce qu’il « se permett[ait] de tenir contre le gouvernement des propos qui ont fait juger sa présence dans la capitale comme dangereuse », est tout aussi élogieux : « mène la vie la plus paisible et dans l’extrême misère où il est plongé il ne lui échappe aucune plainte, aucun murmure41 ». Par ces rapports sans doute largement contrefaits, les préfets tiennent à prouver au ministère de la Police leur zèle et la parfaite maîtrise de leur département, alors qu’ils subissent une pression certaine de la part du ministère, qui les rend responsables de toute incartade des exilés42.

26Les témoignages laissés par les exilés intérieurs eux-mêmes dressent pourtant de la surveillance spéciale un portrait fort différent. La Commission sénatoriale de la liberté individuelle, un organe du Sénat créé en 1804 pour lutter contre les détentions sans jugement de plus de dix jours, reçoit plusieurs dizaines de lettres d’individus placés en surveillance spéciale et s’insurgeant contre leur condition d’exilés43. Ceux-ci rendent compte des importantes contraintes de la vie en exil intérieur.

27Ces lettres révèlent que la difficulté principale pour l’exilé est d’assurer sa propre subsistance. Nombreux sont en effet les récits qui dénoncent l’iniquité d’une mesure qui ne leur laisse d’autre choix que de sombrer dans l’indigence, les « condamne à mourir de misère44 ». Alors que le fait de devoir pointer auprès des autorités rend, de fait, le statut d’exilé impossible à cacher, il constitue un motif d’opprobre suscitant le rejet des habitants de leur commune, méfiants à l’égard des exilés intérieurs, ou refusant de courir le risque d’être considérés eux-mêmes comme suspects en les côtoyant. Le préfet du Loiret note ainsi, en 1807, le fait que « par peur de se compromettre, personne ne veut employer ou recevoir chez eux des hommes que la police garde sous constante surveillance et dont la conduite passée est inconnue45 ». Leur condition empêche ainsi fréquemment ces individus de trouver du travail comme de bénéficier de gestes de charité, ce que révèle le grand nombre de personnes qualifiées de « sans état » dans les tableaux statistiques conservés46. Quelques rares exilés parmi les plus misérables reçoivent du ministère ou du préfet des secours financiers pour ne pas mourir de faim47. Cependant, le ministère de la police semble répugner à octroyer aux individus placés en surveillance spéciale une aide financière, par crainte d’encourager au désordre de nouveaux hommes, attirés par la perspective de « jouir à vie » d’un revenu48. À l’opposé toutefois, d’autres exilés – principalement des individus issus de l’ancienne noblesse – connaissent un niveau de vie confortable, et semblent tout à faire réinsérés dans la communauté locale. Ainsi, Louis Apollinaire Vaulserre des Adrets, en surveillance spéciale comme « prévenu d’émigration », est indiqué dans un état de 1806 comme « depuis trois ans maire de la Croix Rousse faubourg de Lyon » – ce qui représente néanmoins un cas extrême et isolé49.

28Un autre topos de ces lettres d’exilés réside dans la dénonciation de l’illégalité de la surveillance spéciale. Les exilés insistent particulièrement sur cet argument auprès de la Commission sénatoriale de la liberté individuelle, en espérant obtenir d’elle la levée de leur surveillance – alors même que la surveillance spéciale est hors des attributions de cette Commission, qui rejette systématiquement leurs lettres, sans jamais plaider leur cause auprès du ministre de la Police50. Dénonçant tantôt un usage illégal de la surveillance spéciale parce qu’ils ne correspondent eux-mêmes à aucune catégorie d’individus mentionnés dans les lois encadrant cette pratique, tantôt l’illégalité de son application sans passage devant la Justice, ce qui paraît insupportable pour les pétitionnaires, c’est de se voir confondu avec le criminel ordinaire, ou d’être traité encore plus durement, puisque celui-ci bénéficie d’un jugement devant les tribunaux51. C’est bien l’honneur qui se trouve ainsi bafoué. Ces exilés exigent par conséquent la fin de l’usage de mesures d’exception, extralégales, à leur égard, et réclament un jugement par les voies ordinaires.

Conclusion

29Malgré un encadrement juridique partiel, la surveillance spéciale apparaît, sous le Consulat et l'Empire, comme une pratique discrétionnaire laissée aux mains du ministre de la Police et de ses subordonnés, un outil essentiellement extrajudiciaire et extralégal, majoritairement tourné contre des individus suspects pour des raisons politiques, considérés comme une menace pour la sûreté de l’État. Elle permet la relégation dans des lieux considérés par la police comme calmes, de personnes dont la dangerosité est jugée modérée, mais qui peuvent toujours, en cas d’incartade, être remis en prison sans jugement. La surveillance spéciale contribue in fine à la dépolitisation des suspects envoyés en exil, réduits largement – sauf exception – à l’état d’indigence, soumis à la défiance des locaux qui craignent de se voir considérés eux-mêmes comme suspects s’ils les fréquentent52.

30Il faut cependant distinguer entre intentionnalité et mise en pratique. Si l’exil intérieur participe d’un ensemble de mesures qui encadrent la gestion des opposants politiques, mais aussi, de manière plus étendue, de contrôle social, qui se voudrait capillaire et total, sa mise en œuvre témoigne en réalité de la relative fragilité du contrôle de l’Empire sur sa population. Cette étude permet donc de soulever la question de l’efficacité de la gestion policière de la dissidence politique53. Alors qu’on évoque régulièrement le « caractère policier du régime napoléonien54 », ou la « dictature napoléonienne et [celle] de sa police politique55 », l’étude des moyens policiers mis en œuvre en matière de surveillance, au ras du sol – et notamment de la faiblesse des moyens policiers dans les départements ruraux –, permet de largement relativiser cette vision encore trop tributaire de fantasmes.