1) « Nouveau Moyen Âge », « Retour au/du Moyen Âge » et consorts : réflexions sur des formules persistantes (début XIXe-XXIe siècle)
Texte intégral
1Les expressions « nouveau Moyen Âge », « retour au/du Moyen Âge », et leurs variantes et dérivées – sous des formes verbales telles que « revenir au Moyen Âge » et « renvoyer au Moyen Âge » ou d’unités lexicales légèrement différentes comme « prochain Moyen Âge », « futur Moyen Âge » –, participent à de nombreux discours. Elles sont anciennes. Ainsi, Daunou, dès 1818, s’inquiétant des risques de l’accession à la tête du pays d’un « aventurier » avide de « pouvoir suprême » qui profiterait des désordres engendrés par une révolte contre « le joug du despotisme », désigne par « nouveau Moyen Âge » les pertes de libertés qu’entraînerait le retour à la situation d’avant la Révolution qu’il considère positivement en dépit des horreurs de la Terreur. Ces expressions persistent depuis environ deux siècles. Leur rayonnement a varié : envahissantes dans les années 1920-1930, actives vers 1970, très fréquentes juste après la fin de la Guerre froide, encore bien vivaces aujourd’hui.
2Avec ces formules se vérifie un constat émis par Carlo Ginzburg : « Continuité des mots n’est pas toujours continuité de leur sens ». En effet, « nouveau Moyen Âge » et consorts désignent souvent une actualité, ou un futur, redoutés, craints, voire honnis. Mais les mêmes vocables peuvent aussi exprimer une satisfaction envers le présent, ou un désir quant à l’avenir. Dans la longue durée, les usages négatifs de « nouveau Moyen Âge » l’emportent ; cependant les versions positives ont toujours existé. L’entre-deux-guerres fut leur apogée, avec entre autres Nicolas Berdiaeff qui appelait à Un nouveau Moyen Âge (1924), seul moyen de redonner à l’humanité une société capable de renouer avec le divin en remplaçant les idées néfastes de l’humanisme, de la raison et des Lumières. Aujourd’hui, bien que minoritaires, des penseurs et des mouvements – surtout catholiques, évangélistes ou orthodoxes – continuent d’aspirer à un « nouveau Moyen Âge ».
3La diversité est encore plus grande quand ces mots dépeignent un présent abhorré ou un futur appréhendé. Les causes envisagées s’avèrent pléthoriques : cataclysme naturel, guerre conventionnelle ou nucléaire, conflit des races, catastrophe due aux dérèglements de la technologie, exploitation capitaliste ou communiste, régimes totalitaires, retour du religieux, capacité éducative en baisse, déclin de la science, etc. Dans ces scenarios, les changements peuvent être progressifs ou brutaux, et aboutir à des régressions limitées, à une remontée du religieux, à une diminution des libertés, de la démocratie, du bien-être, du confort, à un éclatement des pouvoirs et des États, à l’installation de régimes dictatoriaux et, dans les versions les plus noires, à de véritables « apocalypses sans royaume » faisant presque disparaître l’humanité.
4Enfin, entre le « nouveau Moyen Âge » craint comme un enfer, ou espéré comme un paradis, de nombreuses versions l’envisagent comme un purgatoire inéluctable qui, après de rudes épreuves, ouvrira une ère favorable.
5Parcourir deux siècles d’usages de ces expressions montre qu’il s’agit de formules ubiquistes, tout-terrains. Elles dépassent les clivages politiques et idéologiques pour décrire et exprimer l’anathème, ou au contraire une aspiration, et figurent donc dans la rhétorique, et parfois les énoncés de doctrine, de personnalités et de groupes totalement opposés. Loin de se confiner à la sphère politique, elles se logent dans la littérature, la bande dessinée, les films et le langage courant. Elles prospèrent dans des discours d’analyse du présent et de prospective de journalistes et d’essayistes, mais figurent aussi dans ceux d’universitaires spécialistes de disciplines variées : relations internationales, géographie, sociologie, étude des finances publiques, etc.
6La nature de ces expressions est diverse et changeante. Certainement, une part de ceux qui dénonçaient et dénoncent des aspects de l’actualité ou du futur en y recourant, ou de ceux qui par elles souhaitaient ou souhaitent l’avènement d’une nouvelle société, pensaient ou pensent à certains traits de cette période, souvent mythifiés, déformés, ou carrément faux, mais quand même connectés à ce qu’elle fut, ou plutôt à quelques moments phares – pour ceux qui craignaient ou craignent un nouveau Moyen Âge : le Ve siècle avec la chute de l’Empire romain, les invasions barbares …, et le XIVe avec la Peste noire, les nombreux conflits, etc ; pour ceux qui l’espéraient ou l’espèrent : parfois aussi le Ve pour l’esprit de résistance et le caractère pionnier attribués à certaines de ses composantes, surtout le XIIIe avec la réforme grégorienne et la puissance du catholicisme. De plus, on peut considérer que, jusque dans les années 1930, certains aspects du Moyen Âge (monarchie, catholicisme dominant, noblesse dirigeante, primauté de l’agriculture …) n’étaient pas très éloignés de la société d’alors, et donc favorisaient l’idée d’un retour. Toutefois, de tout temps, et majoritairement aujourd’hui, beaucoup ont employé ces expressions, et y recourent encore, sans avoir à l’esprit une image précise du « Moyen Âge », en usant d’elles comme de formules, presque automatiques, à fort pouvoir évocateur, dotées de puissants ressorts rhétoriques.
7En dépit de critiques virulentes d’historiens depuis les années 1990, la vitalité de ces expressions se perpétue. Devenues autoréférentielles, brandies comme des étiquettes négatives dénonciatrices, et donc rebutantes en elles-mêmes, ou pour d’autres, moins nombreux, slogans d’une société idéale, elles semblent promises à un long avenir.
Bibliographie
8Berdiaeff, Un Nouveau
Broche 2016
Broche 2018
Broche 2019
Auteur
Université du Zhejiang
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