1Une clé pour mieux comprendre la manière dont les sociétés stabilisent ensemble l’espace et le temps passé est l’analyse des atlas historiques1. L’atlas historico-géographique du XIX^e siècle2, choisi à cause de la situation archivistique propice à une analyse de sa formation, aurait cependant été impensable sans des ouvrages précurseurs tels que les atlas historiques d’Abraham Ortelius (Parergon), Nicolas Sanson, Johann Matthias Hase (1684-1742), Johann Georg Hagelgans (1687-1762) et sans les travaux méthodiques de Johann Hübner et Johann Baptist Homann3. La succession de Spruner se trouve à la bibliothèque de recherche de Gotha qui abrite, à notre connaissance, le plus grand fonds d’une maison d’édition spécialisée dans la cartographie4. Ce dernier compte plus de 185 000 cartes, 120 000 ouvrages littéraires, 1 600 plaques de cuivre et en tout 800 mètres linéaires d’archives d’édition. Il y a quelques années, nous avons fait une vraie trouvaille dans ce fonds en découvrant les successions Spruner, Menke et Hassenstein, qui était le cartographe de Spruner : 2,5 mètres linéaires de correspondance entre Karl von Spruner et la maison Perthes, puis, plus tard, Heinrich Theodor Menke qui s’est chargé de la réédition ainsi que des esquisses des cartes, des demandes de corrections, des expertises, des demandes d’envoi de livres et des comptes rendus du premier et du deuxième tirage de l’atlas de Spruner, dont la plupart était non classée et même une partie entièrement inexploitée5. À partir de ces sources, il fut possible de reconstituer le processus de production de cet atlas. Après avoir réalisé l’indispensable classement de ces sources, leur étude nous a permis de reconstituer le processus de production de l’atlas6. À l’aide de la faculté et de notre service de recherche, nous avons pu embaucher un étudiant en master qui, pendant toute une année, a classé les papiers des successions. Le premier résultat en fut un inventaire du fonds de la succession de Spruner, consultable sur place et dans le catalogue Kalliope7. L’inventaire compte parmi les travaux préparatoires pour cet article qui constitue le deuxième résultat de ce travail de classement.

2L’intérêt de mieux connaître l’atlas de Spruner réside aussi dans le fait qu’il s’agit du premier « atlas historique moderne8 » ou bien d’un atlas qui servit de modèle pour les atlas et cartes historiques du XIX^e siècle9. À mon avis, il s’agit d’une affirmation qu’il faut encore démontrer. Une deuxième raison de s’intéresser à Spruner est que les atlas de la première moitié du XIX^e siècle n’ont pas été l’objet de recherches systématiques, tandis que les atlas de la deuxième moitié du XIX^e et du XX^e siècle ont été suffisamment étudiés ces dernières années. À titre d’exemple, il est possible de consulter les livres de Sylvia Schraut et de Patrick Lehn ainsi qu’un article d’Armin Wolf10. La manière dont l’atlas représente le monde en nations est un troisième motif d’intérêt. L’atlas historique ne se tourne en effet pas seulement vers le passé, il reflète également une pensée politique de son époque, plus concrètement une phase importante de la construction de la nation11.

3L’article comportera trois parties. Il commence par une brève présentation de l’homme et de son œuvre. Je me concentre sur Karl von Spruner (1803-1892) et laisse ici de côté Theodor Menke (1819-1892), son successeur. À une époque où le métier de cartographe était surtout masculin, seul le nom de « l’auteur » Spruner apparaît sur la couverture, même si, grâce aux recherches de Nils Güttler, on sait désormais que des femmes travaillaient également dans la maison d’édition, en tant que coloristes par exemple12. Dans cette étude toutefois, nous focaliserons notre attention sur le travail du cartographe pour comprendre la manière dont il a produit ce savoir géographique et reconstituer le « dispositif matériel » de cette forme spatio-temporelle que représente l’atlas historico-géographique. Dans la deuxième partie, nous nous interrogerons sur la périodisation et la hiérarchisation des informations. Je crois qu’il est aussi intéressant de se poser la question du sens et de l’utilisation des couleurs. La troisième partie sera consacrée à sa méthode de travail et à ses sources.

L’homme et l’atlas

4Karl Spruner von Merz est né en 1803 près de Stuttgart mais, à la suite de la mort précoce de son père (1807), il est élevé et éduqué dans la maison de son grand-père à Ingolstadt13. En 1814, il entre au corps d’élèves officiers à Munich. En 1823, il est nommé « junker » au premier bataillon des chasseurs. Il devient sous-lieutenant puis, dans les années 1850, il est promu au rang d’officier. Après un premier essai historique sur la question des frontières dans l’ancien duché de Bavière (1831), il se prend de passion pour la cartographie14. C’est en 1833 qu’il propose à la maison Perthes – déjà connue pour le Hand-Atlas de Adolf Stieler, sorti depuis 181615 – de développer un atlas historique. Pour prouver ses compétences, il envoie les cartes de l’atlas historique de la Bavière qu’il avait conçu précédemment. Wilhelm Perthes (1793-1853) ne semble pas avoir réfléchi longtemps. Il n’accepte pas seulement la proposition de Spruner mais décide également de publier l’atlas de Bavière dont la production prévue à Nuremberg avait été un échec16.

5Fondée en 1785 par Justus Perthes, la maison d’édition a d’abord publié l’almanach de Gotha, un guide référence de la haute noblesse. C’est seulement au début du XIX^e siècle que la maison a commencé à se spécialiser dans la cartographie et notamment dans la production des atlas. Par l’intégration d’un atlas historique, la maison a pu élargir sa gamme de produits : après l’atlas du monde (de Stieler), l’atlas historique (de Spruner), les atlas thématiques, surtout l’atlas physique (de Heinrich Berghaus) et les atlas scolaires (Emil von Sydow). Ces ouvrages ont contribué à la notoriété de la maison qui est devenue, pendant quelques décennies, le leader du marché. À cette époque, la ville de Gotha ne comptait même pas 20 000 habitants, mais était tout de même un grand centre de production cartographique.

6Au printemps 1834, Spruner a rédigé une première ébauche, divisée en 16 paragraphes, de son projet d’atlas pour lequel il prévoit 28 cartes. Il explique aussi ce qu’il considère être la première fonction d’un atlas historique17. Si l’on pense qu’un atlas historique sert à enseigner ou bien à visualiser l’histoire, comme certains de ses contemporains le disent, on se retrouve vite face à des projets trop encyclopédiques, voire superficiels18. Il donne ici l’exemple de l’atlas de Lesage, c’est-à-dire du Historisch-Genealogisch-Geographischer Atlas d’Emmanuel Auguste de Las Cases, paru à partir de 1825 à Karlsruhe19. Un atlas historique, selon l’avis de Spruner, doit d’abord être le compagnon (« ein Begleiter ») de tout lecteur qui manifeste de l’intérêt pour l’histoire20. Pour remplir cette fonction, il doit montrer pour chaque époque, non pas seulement l’étendue d’un pays, mais aussi les frontières internes de chaque pays en question (1), chaque lieu digne d’être connu (2) et les toponymes (noms de lieux, de fleuves, etc.) qui doivent être donnés dans leur formulation historique (3). Dans le cas où cette dernière serait incompréhensible, il faut ajouter, entre parenthèses, sa dénomination actuelle. Bref, selon Spruner, une bonne carte historique est ce qu’est une bonne carte géographique d’aujourd’hui, mais situé à l’époque correspondante. Les explications et le récit historique sont chassés de la carte et doivent se trouver en marge ou en légende. On peut observer chez lui une certaine obsession des frontières des pays et de la toponymie ainsi qu’une conception historique qui veut « laisser parler » les cartes (comme si elles étaient des sources et non pas des cartes conçues par Spruner lui-même).

7Quant à la conception, il est intéressant de voir que ces 28 cartes, prévues dans sa première ébauche, se sont multipliées et que l’on trouve ensuite 118 cartes (soit 73 + 27 + 18), auxquelles il faut ajouter les quelque 100 cartes annexes (Nebenkarten). En 1837, on parle de 58 cartes pour la 2^e partie21. Mais elles étaient au nombre de 73 neuf ans plus tard ; et dans la 3^e édition réalisée par Menke22, on compte 90 cartes. Cette « dilatation » de l’atlas pendant les années de production, due au fait que Spruner voulait être aussi complet et historiquement autant précis que possible, est probablement aussi la raison pour laquelle l’atlas est finalement divisé en trois sections (« Abtheilungen »), un atlas antiquus, un atlas médiéval et moderne et un atlas des autres continents23. Le 3 avril 1845, face aux troisièmes épreuves d’une carte de la Germanie et de la Rhétie au Moyen Âge, il commença à réfléchir : d’après le plan initial, écrit-il à Wilhelm Perthes depuis Würzburg où était son bataillon à cette époque, l’atlas serait bientôt terminé, mais il y manquait encore les cartes du monde antique (fig. 1 et 2)24.

Fig. 1 – Lettre de Karl von Spruner à Wilhelm Justus Perthes, 03/04/1845, Gotha, Forschungsbibliothek Gotha der Universität Erfurt, SPA-ARCH-MFV 47/5, 338 (© Forschungsbibliothek Gotha).

Fig. 2 – Lettre de Karl von Spruner à Wilhelm Justus Perthes, 03/04/1845, Gotha, Forschungsbibliothek Gotha der Universität Erfurt, SPA-ARCH-MFV 47/5, 339 (© Forschungsbibliothek Gotha).

8On pourrait remédier à ce défaut en rajoutant 10 ou 15 cartes. Mais, ajoute-t-il, en raison des progrès récents de Heinrich Kiepert, des Anglais concernant l’Orient et de Barthold Georg Niebuhr pour l’Italie il y a une telle masse d’informations nouvelles qu’il faudrait réaliser quelque chose de plus important. Il demande donc à l’éditeur de faire un atlas du monde antique. Perthes accepte. En 1850, sort l’Atlas antiquus avec 27 cartes, et non pas seulement 10 ou 15 comme prévu. Quant à l’ordonnancement des cartes dans l’atlas qui sera discuté plus bas, ce sont les premiers signes d’un « ordre en mouvement ».

9Le 1^er mai 1851, il écrit avec une certaine mélancolie à son interlocuteur de la maison Perthes, à qui il envoie les cinq dernières feuilles de son travail, que celui-ci serait bientôt mené à bon port, après 17 années et « grâce à Dieu » ! Il se sent orphelin à son bureau et demande : « Vous n’auriez pas de travail pour moi ? » (Haben Sie keine Arbeit für mich?)25.

10Quant à la vente, nous ne connaissons pas encore le nombre d’exemplaires vendus – peut-être les livres de comptes de l’entreprise nous le diront-ils un jour26 – mais nous avons d’autres observations pour affirmer que l’atlas de Spruner fut une réussite éditoriale et qu’il connut une diffusion assez large. Il y a d’abord les rééditions réalisées par Theodor Menke ; à cause de la demande, les travaux pour la deuxième édition ont tout de suite commencé en 185327. Puis, il y a les traductions en anglais, en français et en italien28. Parmi ces traductions, se trouvent également des coproductions, telle une édition à Londres, une autre à New York en 1861 et une avec « Carlo Clausen » à Turin (non datée)29. De plus, on peut observer la circulation de quelques cartes dans d’autres livres. Six cartes se trouvant dans le livre The World in the Middle Ages: an historical geography d’Adolph Kœppen, enseignant au Franklin and Marshall College en Pennsylvanie, sont des copies du Spruner30. Enfin, la diffusion se fait aussi par l’école. Le 27 mars 1837, juste avant la livraison du premier fascicule31, Spruner écrit au ministère d’éducation de la Prusse32 pour demander l’introduction de l’atlas dans les écoles (Studien-Anstalten). On ne connaît pas la réponse, mais il faudrait prendre en compte le fait que l’atlas de Spruner en trois volumes était trop volumineux pour un usage dans les écoles. Quoi qu’il en soit, en 1856, la maison d’édition en sort une version scolaire composée de 27 cartes33.

11Les réactions dans les comptes rendus des revues des érudits et dans quelques journaux locaux (dont le Fränkischer Merkur) furent très favorables et mentionnent une œuvre désormais incontournable, un monument d’effort et de ténacité34. Dès le premier fascicule, on attend avec impatience le deuxième. Les comptes rendus soulignent que Spruner a conçu les cartes sur la base de nouvelles recherches historiques. La quasi-totalité des critiques était convaincue par la nouvelle composition de l’atlas historique. La deuxième partie de l’article traitera de cet aspect.

L’ordonnancement des cartes dans l’atlas : périodisation et hiérarchisation des territoires

12Afin de mieux comprendre l’atlas historique de Spruner et sa structure, il est utile de regarder de près deux autres importants atlas de l’époque avec lesquels il est souvent comparé et dont il se distingue. Un premier Atlas historique de tous les États de l'Europe a été conçu par Christian Kruse (1753-1827)35. Ce professeur d’une école de filles à Oldenbourg, devenu à la fin de sa vie professeur de sciences auxiliaires à Leipzig, a dédié son atlas aux adolescents qui doivent écouter, selon lui, dans leurs cours d’histoire tant d’anecdotes sans lieu ni temps. Kruse avait l’intention de remédier à ce défaut en donnant une approche visuelle de l’histoire. Son atlas, édité à compte d’auteur, comporte 17 cartes (in folio), classées par siècles (Zenturiengliederung), ce qui crée automatiquement un surnombre pour le Moyen Âge. Chaque carte montre l’Europe et précise pour chaque siècle la situation des souverains et de leurs pays. Quand il y avait trop de changements politiques à cartographier durant un siècle, Kruse se limite à représenter sur la carte la situation de la dernière année du siècle. Les événements précédents prennent place dans des tableaux chronologiques et généalogiques. Les cartes sont claires, mais assez sobres. Il s’agit en principe de feuilles en noir et blanc où les frontières politiques sont en couleurs. Elles représentent toutes, même au haut Moyen Âge, un continent composé de pays, entourés de frontières que Kruse colorisa à la main : l’Allemagne (et tous ses États précurseurs depuis la « Germania ») en jaune, l’Angleterre en rouge et la France (dès son apparition) en vert, etc. Comme Kruse ne s’explique pas sur son choix de couleurs, on ne sait pas quelle signification il leur donne. Mais ce qui est évident, c’est qu’il utilise les couleurs dans une intention de continuité : un lecteur pouvait très facilement en déduire que l’Allemagne de son époque existait depuis très longtemps (et remontait même jusqu’à l’an 400) ; il pouvait également en déduire que l’homme du Moyen Âge vivait déjà dans des territoires politiques bornés de frontières nationales.

13Kruse faisait ses cartes sans indiquer ses sources. Cependant, il fournit aux lecteurs des introductions pour chaque carte, ainsi que quelques tableaux chronologiques et généalogiques. Il n’utilise aucun symbole pour montrer des développements, comme des flèches, des lignes ou des techniques de superposition temporelle. Le rythme de l’ordonnancement en siècles dénote plutôt un raisonnement progressiste et représente une temporalité linéaire36. L’atlas fut finalement bien accueilli : au XIX^e siècle, on parlait du « Kruse ». Le nom est donc devenu métonymie de l’atlas. Et Spruner a dû se mesurer avec lui.

14Un deuxième atlas de l’époque, précurseur de Spruner et légèrement plus global que celui de Kruse, fut réalisé par d’A. Lesage. Cet atlas historique, généalogique et géographique est sorti en Allemagne seulement en 1826 – sans grandes différences et changements par rapport à la version française de 1897 et l’original de 180137. Mais son style, qui était fixé dès sa première édition anglaise en 1801, doit encore beaucoup au XVIII^e siècle. Ce qui caractérise l’atlas de Lesage (alias Las Cases), ce sont d’abord les tableaux38. Certaines planches s’appellent même « tableau historique », et c’est une métaphore pour une peinture sans peintres ni pinceaux car la plupart de la place est occupée par des tableaux chronologiques ou des récits historiques. Entre les planches historiques et géographiques se trouvent aussi des tableaux généalogiques des dynasties d’Europe. Les cartes ne sont jamais seules sur une double page, mais celles-ci sont toujours entourées de texte et sont donc en plus petit format que chez Kruse (fig. 3).

Fig. 3 – Emmanuel Auguste Dieudonné Marius Joseph de Las Cases, Historisch-genealogisch-geographischer Atlas in fünf und dreisig Uebersichten, Carlsruhe 1835, carte n° 1 : « Die den Alten bekannte Welt » [« Le monde connu par les anciens »] (© Universität Greifswald <814/V 15>, urn:nbn:de:gbv:9-g-247439).

15Spruner estimait que Las Cases en voulait trop, mais montrait moins39. Avant la sortie de l’atlas Spruner, il était largement répandu, bien que beaucoup plus critiqué que Kruse.

16L’atlas historique de Spruner est un mélange de ces deux ouvrages, mais il est beaucoup plus complet. Il leur emprunte des éléments tout en les développant. Son atlas est une histoire géographique du monde entier, de l’Antiquité au XIX^e siècle, avec un intérêt particulier sur l’histoire des États et l’histoire ecclésiastique40.

17Quelques caractéristiques peuvent être retenues : les feuilles de cartes ne contiennent ni tableaux ni passages de texte et la disposition choisie est celle de la (double) page. La périodisation n’est plus purement chronologique, comme chez Kruse, mais d’abord géographique. Enfin, l’espace est ordonné principalement dans une perspective étatique et territoriale.

18Afin d’approfondir ces aspects, la suite de cet article se concentre sur la chronologie et la périodisation (a), la spatialisation (b) et la fonction des couleurs (c). Pour faciliter l’analyse, il vaudrait mieux laisser de côté le monde antique et le monde extra-européen, sachant que le nombre total de cartes de chaque volume est respectivement de 27, 73 et 18.41

Le temps de l’atlas (a)

19La chronologie des cartes n’est pas entièrement linéaire du début à la fin. L'agencement général se fait autour d'un découpage territorial (l’Europe : 11 + 1, l’Allemagne : 14, l’Italie : 5, la France : 6, la Grande-Bretagne : 4, l’Espagne : 5 + 1, les Pays nordiques : 8, l’Europe du Sud-Est et Byzance : 8, la Hongrie : 3, l’histoire ecclésiastique : 8). Les cartes de chacune de ses régions sont alors organisées selon une structure chronologique interne aux régions et pays. À la différence de Kruse et de sa disposition par siècle, Spruner avait l’intention de définir des époques en montrant des césures politiques empruntées à l’histoire événementielle. Dès 1834, il prévoyait consciemment de concevoir des cartes pour chaque période, par pays ou empire et non pas par continent ou grande région géographique.

Les espaces : classification, hiérarchisation, ordonnancement dans l’atlas (b)

20L’ordre chronologique des cartes est relégué au second plan. Il en résulte que la structure spatiale de l’atlas est primordiale. L’objectif de Spruner dans son atlas est de mettre en évidence les transformations territoriales, c’est-à-dire de montrer que les territoires changent au cours du temps.

Les couleurs et les frontières (c)

21Comme les États ne se trouvent pas dans la nature, mais sont des constructions humaines, ils ont besoin de frontières pour se démarquer les uns des autres. C’est le concept des États-nations en formation, dont Spruner est un adepte, et c’est pourquoi il met un accent sur les tracés de frontières42. Quant aux couleurs, il reprend la technique de Kruse. C’est souvent le principe : « même pays, même couleur de frontière ». L’Allemagne est en jaune, la France est en vert. Et la couleur constante à travers les siècles suggère une identité des pays existants au XIX^e siècle avec ceux du Moyen Âge, elle suggère aussi leur « grand âge » (fig. 4).

Fig. 4 – Karl von Spruner, Historisch-Geographischer Hand-Atlas, Abt. 2: Geschichte Der Staaten Europa’s vom Anfange des Mittelalters bis auf die Neueste Zeit, Gotha 1846, carte n° 56: Europa waehrend des XXXjaehrigen Krieges und bis zur Zersplitterung der grossen spanischen Monarchie 1700 (© Forschungsbibliothek Gotha).

22Si l’on veut se lancer dans une interprétation des types de pays tels qu’ils apparaissent dans l’atlas, il y en a deux principaux : d’une part, les États plutôt homogènes comme la France, d’autre part, les pays plutôt désordonnés comme l’Empire germanique avant 1806, qui ressemble à une mosaïque de petites pièces, mais qui est représenté tout de même comme un État. Spruner est bien conscient de l’incertitude du savoir sur les frontières et l’imprécision des sources surtout pour les époques anciennes. Il se contente en disant : « hic Rhodus, hic salta43 ». Mais pour lui, c’est plutôt une question d’imprécision ou absence de sources et non pas une remise en question du concept de frontière politique.

23Si l’on se demande pourquoi Spruner utilise cette technique de représentation des frontières, il faut se rappeler le contexte afin de mieux saisir son choix. En 1848, le parlement réuni à la Paulskirche essaya de régler la question des frontières des pays qui faisaient auparavant partie de l’Empire germanique44. Parmi les idées et modèles politiques en cours, se trouvait le projet de constituer une grande nation allemande, dans les limites du « Deutscher Bund », une « Confédération germanique » dans laquelle des régions qui n’en faiaient pas partie, telles que le Schleswig, la Prusse orientale et occidentale et la province de Posen, devaient être progressivement intégrées. Des régions sans majorité germanophone comme la Bohême, la Moravie, Trieste et le sud du Tyrol ont été revendiquées pour le futur grand État-nation allemand avec l’argument de l’affiliation historiquement accrue au « Deutscher Bund ».

24Spruner, quant à lui, était largement réticent aux déclarations politiques dans sa correspondance avec Perthes. Une seule fois, dans une situation politiquement assez tendue, il devient évident que Spruner souhaitait une monarchie allemande ou un parlement au pouvoir dictatorial (ein Parlament mit diktatorischer Gewalt)45. Dans son travail quotidien de militaire, il était plutôt fidèle au roi de Bavière. Sa position politique se reflète ici dans son travail de conseiller auprès du roi Maximilien II, qui fonda un musée national bavarois pour renforcer la « nation » bavaroise auquel Spruner fournit les descriptions pour le cycle d’images historiques. L’histoire de la Bavière (jusqu’au temps présent) est celle de la dynastie et des actes du « peuple bavarois46 ».

La méthode de travail, les exigences scientifiques, les expertises

25C’est surtout la correspondance de la collection Perthes Gotha qui rend compte de la méthode de travail de Spruner. Les étapes pour arriver à des cartes qui constitueront plus tard l’atlas sont : faire un plan général, développer une stratégie de publication, réemployer des cartes du Stieler, faire des recherches et lectures thématiques, faire une esquisse sur papier, faire réaliser la gravure sur cuivre, effectuer les corrections, faire appel à l’expertise scientifique, impression, colorisation, diffusion en fascicules, relier l’atlas. Ces étapes seront analysées ci-dessous.

261. Il y a d’abord le plan général, développé en 1834, qui n’a pas été respecté dans tous les détails, comme nous l’avons déjà dit. En ne regardant que les chiffres, le nombre de cartes a été multiplié par quatre, par intérêt scientifique et parce que le flux d’informations historico-géographique augmentait sans cesse.

27Dès juin 1834, Spruner et Perthes ont réfléchi à une stratégie de publication : comment annoncer l’atlas auprès du grand public ? Ils ont formulé deux stratégies : choix des cartes du Stieler (déjà bien connu) comme cartes de référence pour l’atlas historique ; choix d’une police (« Lateinische Schrift ») pour faciliter la publication ultérieure à l’étranger47.

282. Pour développer une carte, il fallait d’abord se renseigner, faire des recherches, lire les publications récentes des spécialistes. Dans la correspondance se trouvent plusieurs lettres dans lesquelles Spruner réclame de nouveaux livres sur des sujets précis, ou qu’on lui envoie les nouveautés disponibles aux foires de Leipzig. Parfois il demande une prolongation du prêt de livres ou la possibilité de commander un nouveau livre chez un éditeur en France (malgré le coût de l’expédition)48. Perthes a pris à cœur ces questions et a procuré et envoyé à Spruner les dernières nouveautés ou bien des livres ou des atlas qui se trouvaient dans la bibliothèque de la maison d’édition. Ce service peut sembler étrange aujourd’hui, mais cette sorte de collaboration faisait partie de la culture d’entreprise de l’époque. La maison d’édition se comprenait comme un institut de recherche en cartographie. À partir de 1855 la maison s’appelait officiellement « Geographische Anstalt49 ». Chez Perthes, cette appellation se trouve sur la page de garde de « Dr. A. Petermanns Mittheilungen aus Justus Perthes geographischer Anstalt » ou, plus court, les PGM fondées par August Petermann en 1855 qui était la première revue scientifique en géographie de langue allemande50.

293. Pour des raisons tant pratiques que promotionnelles, on réutilise les cartes de Stieler. Après la décision de Perthes d’utiliser aussi souvent que possible les cartes du Stieler comme cartes de référence, Spruner lui a aussi demandé au fur et à mesure les tirages du Stieler ainsi que des modèles pour les cartes d’Italie par lesquelles Spruner commença son travail. Dans une lettre du 27 décembre 1834, il se plaint qu’il lui était difficile de respecter les sensibilités du public51. Spruner explique qu’il n’a souvent pas besoin de toute la carte de Stieler, mais qu’il lui suffirait d’une partie, ou bien qu’il aimerait choisir une autre échelle (par exemple : une plus grande échelle pour une section d’une carte de France). Quoi qu’il en soit, il a dû s’adapter aux exigences de la maison. Les plaintes de Spruner révèlent deux raisons pour lesquelles Perthes voulait réutiliser les cartes déjà existantes. La première est la recherche d’une certaine uniformité des cartes (en ce qui concerne la taille, l’échelle, les couleurs et autres éléments stylistiques des cartes). Ici, il ne s’agit pas encore des attentes du public (la maison était encore « jeune »), mais il est possible que Perthes ait eu l’intention de produire un effet de reconnaissance auprès de son public. L’autre raison est plus économique car la réutilisation des cartes pouvait entraîner une économie de coûts : les plaques de cuivre n’ont pas dû être refaites entièrement. Le fruit des lectures de Spruner était enfin une première esquisse, c’est-à-dire une carte dessinée à la main envoyée, parfois par paquets de plusieurs, à Gotha.

304. Quand la carte dessinée était approuvée par Perthes, elle était transmise à un graveur, souvent à Gotha, mais la correspondance prouve aussi que la maison d’édition a externalisé certaines étapes du travail. Il s’agit d’un système assez fréquent dans les manufactures et chez les éditeurs de l’époque. C’est un travail sur la base de contrats ou de commissions. Ainsi en 1836, un graveur sur cuivre à Weimar, Karl Poppey, à la demande de Perthes, recevait les corrections de Spruner52. Parfois ces graveurs recevaient les propositions de corrections de Spruner à deux ou trois reprises.

315. Une autre étape du processus de production était la demande d’expertises. Pour l’atlas historique de Spruner, Perthes a établi un échange avec Heinrich Leo, professeur à l’université de Halle et spécialiste de l’Italie (15/01/1836)53. Spruner et Leo ont échangé des lettres. Mais quand il fallait respecter une proposition de correction de Leo, Spruner transmettait l’information à Perthes. C’était le cas en 1840 quand Leo a critiqué la carte de la France ecclésiastique de 1322 à la Révolution (04/10/1840). Un autre expert était « Thomas Rudhardt », probablement Georg Thomas Rudhart (1792-1860), professeur d’histoire dans un lycée [« Lyzeum »] de Bamberg et archiviste de la ville ainsi que membre – probablement aussi président – d’une association historique locale devant laquelle Spruner avait présenté en 1832 une carte de la Franconie orientale (Franken) qui devait être intégrée dans son Atlas de la Bavière54. L’association a qualifié la carte de réussie et l’a fait imprimer (comme lithographie) à ses propres frais.

La lente évolution de la « science nouvelle »

32Cette décision d’associer des experts extérieurs au processus de production reflète l’intérêt de Spruner et de Perthes pour faire de la cartographie une science. Au moment de la publication des premiers fascicules, les revues parlent d’une « nuova scienza » ou déclarent que Spruner était entré dans le nouveau domaine de la recherche historique cartographique (kartographische Geschichtsforschung)55.

33Aux expertises s’ajoute l’intérêt d’intégrer les recherches récentes. Dans le contexte de la lente « dilatation » de l’atlas nous avons déjà pu constater un intérêt de la part de Spruner pour intégrer les recherches récentes sur l’histoire de l’Antiquité. Il consulte les publications de Niebuhr et Kiepert, tous les deux professeurs d’histoire ancienne à l’Université de Berlin, précurseur de l’Université Humboldt56. On peut souligner cet intérêt scientifique par un autre exemple qui a entraîné une autre conséquence : non pas la multiplication, mais un retard de la réalisation de quelques cartes pour le 3^e volume. Le 28 octobre 1845, Spruner écrit à Wilhelm Perthes qu’il prévoit 7 ou 8 feuilles pour l’Asie, 2 ou 3 pour l’Afrique, autant pour l’Amérique57 et qu’il faudrait les publier en deux fascicules58. Il propose d’annoncer qu’elles seront publiées concomitamment avec la livraison du dernier fascicule du volume 2. Dans ce cas, il aimerait d’abord terminer l’atlas du monde antique car, pour achever les cartes d’Asie, explique-t-il, il devrait d’abord attendre la publication entière « du Ritter » qui en était la base. Il s’agit ici de la Géographie générale comparée ou Science de la Terre dans ses rapports avec la nature et l’histoire de l’homme de Carl Ritter dont la deuxième édition allemande est publiée entre 1822 et 185959. En ce qui concerne les relations entre sciences historique et géographique d’un côté et cartographie de l’autre, il en résulte une gestion de temps intéressante. En tout cas, il ne s’est pas laissé presser par l’éditeur.

34Un troisième élément de la mise en scène de la cartographie historique comme science était un recueil de sources, un produit annexe de ses études de ces sources. Ce recueil, qui comprenait surtout des sources renseignant la géographie au Moyen Âge et qui devait accompagner l’atlas, était annoncé au public dès le premier fascicule. Ce recueil ne faisait pas partie du plan d’édition initial car c’est seulement en 1836 que Spruner écrit une lettre depuis Bamberg, dans laquelle il s’excuse pour le retard de son travail et évoque pour la première fois un manuel ou un Handbuch zur Geographie des Mittelalters qui pourrait être publié séparément60. Dès la livraison du premier fascicule en 1837, les recensions attendent avec impatience ce recueil de sources géographiques du Moyen Âge qui devrait paraître au moment de l’achèvement de l’atlas61. Mais le 13 novembre 1847, Spruner doit déclarer l’abandon de ce projet et propose de le mandater à un autre auteur contre des honoraires62. Au moment de l’envoi des dernières cartes du troisième volume, il exprime son souhait de travailler à l’édition de sources géographiques et sa volonté de travailler à Munich ou à Würzburg (probablement à cause des bibliothèques)63. Le projet n’a jamais vu le jour64.

35Les lecteurs de l’atlas l’ont probablement regretté, mais Spruner a eu le talent de transmettre au moins l’idée que les sources, qui étaient la base de ses cartes, n’ont pas été inventées – tandis que les « États » du Moyen Âge des atlas de Spruner et de Kruse étaient leurs inventions et reflétaient bien les rêves de leur époque. Ni le maître d'école ni le lieutenant-colonel n’avaient de programme politique au sens strict du terme. Mais le contexte historique ainsi que leurs propres carrières ont toujours influencé la conception des atlas dans toutes leurs dimensions (découpage spatial et temporel de l’histoire, l’introduction de frontières et leur marquage en couleur, cadre politique comme classification prioritaire de la société). Avec son atlas historique, Spruner a en tout cas contribué à l’invention de la représentation de l’histoire sous forme (carto)graphique. Les conséquences concrètes, on ne peut que les deviner. Mais étant donné la longue histoire de l’historiographie nationale, elles ne devaient pas être négligeables.