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Forme du savoir, forme de pouvoir

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Jean-Marc Besse

Troisième partie - La matérialité d'une forme

Introduction

Jean-Marc Besse

Texte intégral

1Les circonstances de la naissance du Theatrum orbis terrarum sont connues par le récit de Johan Radermacher, qui rapporte de quelle manière il a été amené à solliciter Abraham Ortelius pour le compte de son patron, l’armateur Gilles Hooftman :

  • 1 Lettre du 25 juillet 1603, dans Hessels 1887, n° 330, p. 776-777. Radermacher et Ortelius ne sont (...)

[Hooftman] étudiait beaucoup les cartes géographiques, dans le but de calculer les distances et les positions des lieux, pour en déduire le coût de transport des marchandises, soit du point de vue des frais, soit du point de vue du risque encouru, et aussi pour faire le tri dans ce qu’on lui rapportait quotidiennement à propos des guerres en Europe, en France principalement. […] Comme la plupart [des cartes] à ce moment-là, leur forme les rendait plus appropriées à orner les murs qu’à être manipulées. Je suggérais qu’il était possible de remédier jusqu’à un certain point à cet inconvénient : si elles avaient toutes une taille plus petite, on pouvait réunir les cartes collectées à la manière d’un livre, qui pourrait être utilisé en n’importe quel lieu. Je fus chargé, et Ortelius par mon intermédiaire, de faire venir toutes les cartes en provenance d’Italie […] et de France (ou d’ailleurs), ne dépassant pas le format d’une feuille de papier. Ainsi fut composé peu à peu un livre d’environ 30 cartes, qui se trouve encore en possession des héritiers d’Hooftman. Son utilisation se révéla si commode, pour mon maître, sur les tables de son bureau et de sa chambre, et pour moi, resserré dans mon étroit cabinet [museolo], que notre Abraham décida, afin d’en faire bénéficier ceux qui s’adonnent à cette étude, les plus grandes cartes des auteurs les mieux estimés étant rarement de forme semblable, de les reproduire en un volume, réduites dans des feuilles de grandeur égale. En 1570, il publia un volume comportant cinquante-deux cartes dont chacune portait le nom du dessinateur, et quelques descriptions rédigées par lui.1

2Ainsi, au-delà de l’accès à l’information géographique, la question que doit affronter Ortelius est matérielle, et elle tient aux conditions pragmatiques de la consultation des cartes : réduites au format d’une feuille de papier, assemblées en un volume lui-même réduit à une taille adaptée à la manipulation humaine, les cartes deviennent utilisables. Elles ne sont plus, comme les cartes murales, des éléments de décor ou de collection, mais elles deviennent des outils pour la connaissance et l’action. Les libraires romains et vénitiens qui composent à la même époque des recueils d’estampes cartographiques rencontrent eux aussi les mêmes problèmes techniques, liés au format des cartes, à leur assemblage et à la reliure de l’ensemble.

3Autrement dit, les atlas sont aussi des objets matériels, qui relèvent de pratiques éditoriales et graphiques, et de métiers spécifiques (ceux de la gravure, de l’imprimerie, du livre, de l’estampe, mais aussi de la géographie). La troisième partie de cet ouvrage a pour objectif la description des processus de conception et de production de ces objets à la fois massifs et instables. Comment sont fabriqués les atlas à l’époque moderne et contemporaine ? Et peut-on apercevoir des évolutions dans les processus de fabrication ?

4Cette interrogation générale renvoie en fait à trois types de questions : la conception, la fabrication, le rangement.

5Tout atlas (ou recueil cartographique) engage un certain nombre de choix tout à la fois intellectuels et graphiques. Sélectionner les cartes, les corriger s’il le faut, les (re)dessiner pour les présenter dans un format plus ou moins homogène ou en tout cas manipulable, choisir un cadrage, un format et une mise en page, se poser la question de la présence des textes et des relations entre les textes et les cartes, insérer ou non des figures supplémentaires, déterminer un système d’enchaînement, c’est-à-dire un ordre dans le montage qui puisse porter le récit général de l’atlas, décider d’un ou de plusieurs cartouches explicatifs, etc. : tous ces éléments, qui appartiennent conjointement à l’histoire des atlas et à celle du livre d’estampes, font partie du métier de « fabricant » d’atlas, qu’il soit libraire comme Lafréri, géographe comme Ortelius et Mercator, ou collectionneur comme le « dispositeur » du recueil de la Bibliothèque de l’Arsenal. À cet égard, l’histoire des atlas est aussi une histoire des pratiques graphiques et éditoriales, et elle se développe selon les chronologies propres à ces pratiques.

6Mais, outre ces questions relatives à la conception, le fabricant d’atlas est également confronté à des problèmes spécifiques qui sont liés à la fabrication. Produire un atlas, en effet, surtout s’il s’agit d’un recueil imprimé, engage toute une série de décisions supplémentaires qui jouent un rôle effectif sur la façon dont l’atlas est composé et présenté au public. Le choix du papier et la possibilité d’y avoir accès, la ou plutôt les techniques de gravure (des formes géographiques, des lettres, des ornements), l’organisation spatiale et temporelle, dans l’atelier, de la chaîne technique d’impression (l’impression des textes et celle des cartes ont été longtemps effectuées séparément), le séchage, le pliage des feuilles en cahiers, la colorisation, la réalisation de la couverture, la reliure et des talons sur lesquels seront collés les cahiers, etc. : là encore, ces éléments déterminants dans la réalisation matérielle des livres de cartes, doivent conduire à reconnaître la présence, dans l’histoire des atlas, d’un régime chronologique qui n’est pas identique à celui de l’acquisition et du développement des connaissances et des informations géographiques. La complexité de l’histoire des atlas tient au fait qu’elle associe plusieurs régimes d’historicité : histoire des techniques graphiques et de l’imprimerie, histoire du livre et de l’estampe, histoire du commerce, histoire culturelle des représentations et des connaissances géographiques.

  • 2 Voir sur ce point Hackenschmidt – Engelhorn 2011.

7L’insertion des atlas dans une histoire sociale et culturelle de la géographie peut également être observée sur un autre plan, directement et concrètement matériel celui-ci. On le sait, les atlas sont des livres difficiles à ranger dans les bibliothèques, en raison de leur taille, de leur poids, etc. Ces questions de rangement, qui concernent aussi les cartes, ne sont pas secondaires. Elles s’articulent directement à celles, plus générales, de la définition des espaces dévolus à la conservation et à la présentation des objets de la science. Espaces qui sont eux-mêmes de tailles, de formes et d’apparences différentes. La question des atlas, en tant qu’objets matériels, est liée aux problématiques qui émergent lors de la réalisation de salles des cartes, de tables, d’armoires, de vitrines, de meubles à cartes, etc. Autrement dit, l’histoire des atlas est aussi une histoire de mobilier2. Mais ce mobilier tient une place décisive dans la possibilité de consulter les atlas et de les utiliser.

Bibliographie

Hackenschmidt – Engelhorn 2011 = S. Hackenschmidt et K. Engelhorn (dir.), Möbel als medien. Beiträge zu einer Kulturgeschichte der Dinge, Bielefeld, 2011.

Hessels 1887 = Abraham Ortelii et virorum eruditorum ad eundem et ad Jacobum Colium Ortelianum… Epistulae…, dans J. H. Hessels (éd.), Ecclesiae Londino-Batavae Archivum, 1, Cantabrigae, 1887.

Notes

1 Lettre du 25 juillet 1603, dans Hessels 1887, n° 330, p. 776-777. Radermacher et Ortelius ne sont pas les seuls à rencontrer cette difficulté : la carte de Bavière réalisée par Philipp Apian (1554-1561) est jugée trop grande et d’usage difficile par Albert V. Apian est alors chargé de réaliser un atlas, comprenant 24 feuilles, qui peuvent être assemblées pour reconstituer la carte murale initiale.

2 Voir sur ce point Hackenschmidt – Engelhorn 2011.

© Publications de l’École française de Rome, 2022

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