Forme du savoir, forme de pouvoir
|Deuxième partie - La forme-atlas dans la construction des savoirs
Introduction
Texte intégral
1Comme on l’a déjà dit, l’atlas, au sens large, qui est étudié dans cet ouvrage, est une forme graphique de construction, d’organisation, de visualisation, de conservation et de transport des connaissances et des informations géographiques. L’atlas est un dispositif épistémique tout à la fois matériel et cognitif. Le présent ouvrage a pour ambition d’élaborer une histoire critique de la constitution et des transformations (à la fois formelles et dans les usages) de ce dispositif. C’est l’efficacité cognitive de la forme-atlas qui est envisagée dans cette deuxième partie.
2On a bien souvent rapporté la forme-atlas à une intention totalisante. C’est une forme effectivement « englobante ». Gérard Mercator, lorsqu’il décide de ranger symboliquement son recueil de cartes sous la figure mythologique d’Atlas, présente ce dernier, à la suite de Diodore de Sicile, comme le premier cosmographe, c’est-à-dire comme celui qui a été, le premier, apte à voir le globe terrestre dans sa totalité, en relation avec le cosmos, parce qu’il était placé au sommet d’une montagne. La représentation de l’Atlas porte-monde ne serait qu’un dérivé de cette attitude fondatrice qui consiste à voir le monde de haut, d’un seul coup d’œil.
3On ne peut, cependant, réduire l’atlas à la seule recherche de la totalisation. Ou plutôt, il est nécessaire d’apercevoir combien cette recherche rencontre d’obstacles, et à quel point elle est fragile, dépendante en particulier de la quantité et de la qualité des matériaux cartographiques disponibles. Combien, en outre, les résultats obtenus sont provisoires, tout simplement parce que le monde change, et que les cartes aussi se remplacent. L’atlas est un dispositif de réemploi. Un dispositif critique, réflexif, de second niveau ou de « seconde main » (A. Compagnon).
- 1 Bibliothèque nationale de France, cote : Gr fol 146.
4Paul Vidal de la Blache, dans la préface de son Atlas général (1894), présente celui-ci comme un « recueil » dans lequel, pour chaque pays, est constitué « une espèce de dossier » rassemblant carte physique, carte politique, et figures schématiques « dont la géologie, la climatologie, la statistique ont fourni le sujet », cartes et figures s’éclairant « l’une par l’autre », et dont la réunion permet au lecteur d’obtenir une « vue raisonnée » du pays représenté. Le compilateur d’un recueil de cartes, daté du XVIe siècle1, se présente quant à lui comme un « dispositeur », dont le souci principal a été de composer un ensemble ordonné des cartes de sa collection, et de transformer ainsi ce recueil « en un livre ». Abraham Ortelius accompagne les cartes de son Theatrum orbis terrarum de la liste des références (cartes et auteurs) sur lesquelles il s’est appuyé pour produire ses propres cartes. Autrement dit, s’il y a une productivité cognitive propre à l’atlas, celle-ci repose donc sur la façon dont les informations et documents « de première main » sont traités, gérés, appropriés, transformés, etc., placés à l’intérieur de cet espace de papier que constitue l’atlas.
5En ce sens, l’atlas met en œuvre une forme originale de pratique et de gestion documentaire, qu’il est cependant nécessaire de distinguer de ces autres formes que sont, par exemple, le catalogue, la bibliothèque, l’album, l’encyclopédie ou le dictionnaire. La notion d’« espace de papier » appliquée à l’atlas, doit être prise au sérieux : l’atlas est un espace, celui du livre, à l’intérieur et à propos duquel une série d’opérations critiques a pu se déployer, dont le livre est justement l’aboutissement. Comme le signalent les multiples situations de controverses qui ont émaillé l’histoire de la cartographie, la question du choix de la meilleure carte se pose de façon récurrente. Quelle « version » cartographique du territoire faut-il choisir parmi celles qui se proposent, en concurrence ? Que faut-il conserver, valoriser, exclure, dans les toponymes, les caractères topographiques, les délimitations territoriales ? Selon quels critères ? Quels modèles intellectuels ? Graphiques ? Quel cadrage adopter ? Quelle mise en page ? Tous ces éléments, et d’autres encore, jouent un rôle dans la production de la connaissance géographique délivrée au sein des atlas.
6Car c’est effectivement au cœur de ces diverses opérations critiques que s’élabore la représentation des entités géographiques, que celles-ci sont construites. À l’intérieur de l’atlas, un territoire acquiert pour ainsi dire un corps visible, et la suite des cartes qui en détaillent la composition constitue le support d’un récit possible, qu’il soit historique ou politique. Par exemple, la « Chine », pour le lecteur européen des XVIIe et XVIIIe siècles, au-delà des multiples textes qui lui sont consacrés, est cette entité géographique que l’atlas de Martino Martini (édité par Blaeu en 1655) lui décrit, et dans lequel il peut découvrir les diverses régions qui la composent ainsi que leurs populations.
7L’atlas a un pouvoir performatif : il fait exister pour le public le territoire qu’il lui représente et lui raconte. Et, comme le montrent les atlas scolaires de façon exemplaire, il joue un rôle essentiel dans l’élaboration et la diffusion des catégories géographiques.
Notes
1 Bibliothèque nationale de France, cote : Gr fol 146.
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