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Tripoli coloniale

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François Dumasy

Conclusion

Full text

1Si l’historiographie de la colonisation italienne en Libye s’est longtemps focalisée sur les aspects culturels et idéologiques à partir des sources issues de l’administration italienne et des soutiens de la colonisation, en grande partie faute d’une documentation alternative, la prise en compte des aspects économiques, juridiques, politiques et pratiques du développement urbain montre à quel point l’urbanisme se présente comme un des enjeux les plus importants de la colonisation italienne en Libye. Dans un territoire en grande partie désertique, le contrôle de la principale ville est d’emblée un élément majeur de l’imposition du pouvoir colonial. Or cette politique urbaine s’inscrit dans des rapports de force économiques et sociaux que l’administration ne maîtrise qu’en partie. La croissance de Tripoli, qui contribue à la théorisation du pouvoir colonial, n’est pas uniquement le fruit de décisions prises d’en haut. L’action publique comme la construction spontanée de nouveaux quartiers sont tributaires des conditions sociales et économiques locales, en même temps qu’elles accélèrent l’accroissement des clivages sociaux selon des lignes qui ne peuvent se résumer à la distinction entre colonisés et colonisateurs. Le choix d’une étude transversale du développement urbain met ainsi en exergue la faiblesse structurelle de la colonisation italienne dans ce domaine. Il permet, aussi, de corriger ou préciser une série de postulats qui avaient jusqu’à présent fortement pesé sur la connaissance du fonctionnement de la ville coloniale.

Une ville régulée ?

2Le premier de ces postulats concerne l’idée selon laquelle l’imposition d’un urbanisme colonial aurait été surtout affaire de violence et d’accaparements. La violence ou l’illégitimité de la conquête se retrouverait ainsi jusque dans la politique locale, le pouvoir colonial n’agissant que par la force. Cette violence cependant n’exclut ni la volonté d’un cadre et de normes juridiques ni des rapports de force dans lesquels le gouvernorat ne se trouve pas toujours en position d’imposer ses choix. La relation entre ce dernier et les colonisés ne peut se réduire à un pur arbitraire. Les épisodes de violence physique sont en effet relativement circonscrits dans le temps : ils apparaissent lors du débarquement italien, lors de la répression de la révolte de Sciara Sciat puis lors de l’encerclement de la ville au moment de l’offensive libyenne de 1915. Par la suite, l’autorité coloniale cherche à les limiter à des cas épisodiques, tout en redoutant constamment qu’elle ne provoque des effets incontrôlés. La différence est ainsi grande avec les déchainements de la répression dans l’oasis et l’arrière‑pays pendant la période de la Première Guerre mondiale. Au sein même de la société urbaine, la violence ouverte touche essentiellement les populations les plus marginalisées (les habitants des faubourgs et des villages bédouins dans un premier temps). Les exécutions et les déportations exercées contre les notables ne peuvent de fait être appliquées très longtemps et sont surtout dues aux incertitudes politiques du début.

3Le pouvoir colonial prend soin parallèlement de se concilier les élites urbaines, de même qu’il cherche à habiller son action d’une rhétorique du bien commun. S’il existe bien une forme d’accaparement des biens fonciers, celle‑ci fait rapidement l’objet d’une théorisation qui vise à en effacer les apparences les plus iniques, en la parant d’utilité publique et en promouvant l’indemnisation. Énoncer le droit et définir les contours du bien public sont des éléments importants de légitimité du pouvoir colonial. À Tripoli, c’est autour du contrôle et du développement de l’espace urbain que s’élabore ce droit, que ce soit pour réglementer les mobilités ou pour favoriser la construction.

4La mise en place d’un tel cadre normatif relève d’une pluralité d’enjeux, qu’il s’agisse pour le gouvernement central de limiter la liberté du commandement militaire, comme c’est le cas en partie pour le premier plan régulateur, ou que l’administration locale cherche à se concilier la population. Ce cadre n’empêche pas sa transgression épisodique par ce même pouvoir, mais il reste indispensable à son action. Le développement urbain repose ainsi idéalement sur une forme de régulation (ou parfois d’autorégulation, mais de régulation tout de même), passant entre autres par l’idée d’un accord entre le pouvoir politique et la population, même si cet accord est largement fictif ou ne concerne, pour mieux dire, qu’une partie des élites urbaines. Les plans régulateurs s’appuient sur l’hypothèse d’une croissance portée par le libre marché, donc sur une émulation économique, qui, si elle n’exclut pas absolument la violence militaire, ne fait de celle‑ci ni le facteur exclusif ni l’instrument premier de l’expansion urbaine. L’aménagement de Tripoli est de même pensé en termes de légitimité et de contrat social, même lorsque les expropriations ou les regroupements de populations sont justifiés par un discours sanitaire ou d’ordre public excluant a priori toute négociation au nom de la rationalité scientifique.

5Il est important, pour mesurer le rôle de ces énoncés dans la pratique effective du pouvoir, de cerner les limites de l’action publique. Celles‑ci témoignent des oscillations et modulations des rapports de force coloniaux. Les expropriations et regroupements à large échelle ne sont possibles que lorsque les habitants concernés sont trop faibles ou trop peu insérés dans la sociabilité urbaine pour s’y opposer, comme dans le cas du village bédouin ou, à l’autre bout de l’arc chronologique, les mendiants et les ruraux. Dès 1913, le pouvoir colonial s’aperçoit qu’il doit faire face à des obstacles juridiques et politiques qui ne lui permettent pas de considérer les expropriations comme un simple problème technique. Il doit dès lors trouver un compromis avec une partie des notables, leur accordant un statut particulier de représentation du reste de la population et reconnaissant au passage une forme d’autonomie des waqfs. Deux facteurs contribuent en particulier à borner l’action du pouvoir colonial : la crainte de la révolte, qui ne s’atténue véritablement qu’à partir de 1921 mais dont le souvenir a sans doute continué de peser ; et l’absence d’investissements italiens publics ou privés suffisants, ce qui impose de composer avec les quelques grandes familles locales. À cet intérêt s’entremêlent de larges pans d’indifférence envers la société locale, qui conduisent les autorités coloniales à ne pas toujours chercher à étendre leur action dans les sphères de la vie quotidienne quand celles‑ci ne menacent pas leur pouvoir ou ne sont pas directement utiles à leurs desseins.

Politiques de la ville

  • 1 Maltese 1968 ; Labanca 2002.
  • 2 Minculpop 1941.
  • 3 L’importance de l’archéologie dans l’élaboration de l’idéologie coloniale italienne a en particuli (...)

6Certaines lectures de la colonisation italienne ont eu par ailleurs tendance à donner le primat à l’idéologie et aux représentations italiennes comme facteurs d’explication de la politique coloniale, accordant à l’univers mental des décideurs italiens une capacité d’action sur les structures sociales et culturelles libyennes d’autant plus grande qu’elle ne peut être aisément évaluée du fait de l’inégalité des sources. La légende d’un « colonialisme en haillon » porté par une « nation prolétaire », selon une transposition acrobatique de la lutte des classes à l’échelle des États, a déjà été largement corrigée1. Toutefois, cette interprétation de l’action italienne en matière de pure idéologie a continué à avoir un poids non négligeable à l’échelle de la ville. À Tripoli, la volonté de prestige aurait ainsi conduit l’Italie à vouloir rattraper en quelques années le niveau d’urbanisation et d’équipement que d’autres colonies avaient mis des décennies à atteindre. Les difficultés économiques éprouvées par l’Italie dans ses colonies déboucheraient sur une politique fasciste faisant une plus large part aux aspects « culturels », contre un modèle britannique supposé n’être guidé que par l’appât du gain et le « matérialisme », pour reprendre la rhétorique du temps2. Comme l’ont bien montré certaines études, l’échec du mythe de la « Terre promise » agité par les nationalistes au début de la période coloniale conduit par la suite l’Italie à mettre l’accent sur sa supposée mission culturelle et idéologique outre‑mer. Celle‑ci passe notamment par la mise en scène des fouilles archéologiques devant célébrer le passé romain de la Libye et légitimer ainsi la colonisation comme un retour légitime d’une Italie impériale. Les sites de Leptis Magna et de Sabratha notamment sont ainsi utilisés comme décor pour les manifestations du régime, comme lors de la visite de Mussolini en 19373.

7Ne considérer que le désir de prestige comme moteur de la politique locale ne permet toutefois ni de comprendre les mécanismes du développement urbain ni d’en expliquer les modalités. Les urgences et les improvisations, les tractations et les rivalités entre acteurs, y compris entre administrations, témoignent de logiques parfois opposées. Le premier plan régulateur de 1912 s’insère ainsi dans une concurrence entre l’Office des affaires civiles et l’Office politico‑militaire qui se retrouve dans le cas de la bienfaisance. Le premier tente de faire prévaloir son rôle par l’élaboration d’une théorie de l’action publique et du bien commun avant de défendre des options opposées lorsqu’il s’agit de soutenir les intérêts des sociétés italiennes.

8La population locale, avec ses tensions internes, est un acteur à part entière de ce processus de domination et de transformation de l’espace urbain. Son rôle ne peut se résumer en termes de résistance ou de collaboration, notamment une fois éradiquées les formes de refus les plus patentes. L’irruption d’une parole nouvelle à partir de 1919, au profit des civils italiens, entraîne une concurrence nouvelle dans la définition et l’énonciation du bien public. S’appuyant sur une vision organique de la société coloniale et sur les préceptes hygiénistes qui leur permettent de faire valoir leur expertise, nombre de ces Italiens réclament un droit d’intervention dans la politique municipale. Face à cela, le gouvernorat cherche à favoriser les propriétaires en n’intervenant que de façon limitée sur la question des loyers et en présentant les problèmes économiques sous un angle moral. Loin de correspondre à un colonialisme « prolétaire », cette politique s’appuie sur une fraction des élites économiques pour financer la construction, en faisant reposer une grande partie de la charge financière sur les locataires.

9Dans cette évolution, l’utilisation du racisme par des organismes affiliés au pouvoir fasciste ne suffit pas à caractériser la société coloniale. Ce racisme n’est ni uniformément appliqué, ni constant dans le temps, mais est mobilisé en fonction des enjeux locaux en vue notamment de compenser la faiblesse économique d’une majorité des Italiens. Les contradictions apparentes des années 1930, où la théorisation de la ségrégation raciale précède presque immédiatement la création d’institutions fascistes pour les musulmans et les proclamations en faveur d’une union méditerranéenne sous l’égide du régime, viennent confirmer le décalage entre une croissance urbaine qui repose en partie sur la participation des propriétaires indigènes et une rhétorique raciale de la supériorité italienne. Celle‑ci est mobilisée bien davantage pour les catégories inférieures de la population que pour les élites et se traduit par des politiques de logement contraignantes pour les ouvriers italiens ou les « bédouins » venus de l’intérieur.

Économie et société urbaines

10Il faut dès lors reconsidérer la place des facteurs économiques et le poids de la structure sociale sur l’évolution de la ville, éléments que l’historiographie antérieure, que ce soit par défaut de sources ou en raison de la perspective choisie, avait largement ignorés. Le manque de moyens financiers est une constante et une des causes majeures des transformations sociales de la période. L’adoption d’une législation spécifique pour les expropriations doit dans un premier temps permettre de répondre à cette faiblesse et de contrôler le prix des terrains. Elle vise aussi à inciter les propriétaires à construire, en tentant de conjuguer leurs intérêts avec ceux de l’autorité coloniale. Le registre du tribunal de Tripoli pour les expropriations permet ainsi suivre les méandres d’une théorisation de l’indemnisation qui finit par reposer sur la fiction d’un libre marché, tout en cherchant à contraindre les propriétaires à la fois à investir et à enrayer l’inflation de l’immobilier.

11Plus généralement, le contexte d’inflation et de crises répétées (en 1924, 1929 puis 1936) limite les capacités d’intervention du pouvoir. À partir de 1921, la politique somptuaire, rapidement réduite à quelques artères prestigieuses, traduit le hiatus entre la volonté de puissance de l’État et son impossibilité à appliquer le plan qu’il a énoncé. Les archives municipales conservées à Tripoli révèlent les lacunes des infrastructures et l’importance du bâti de fortune derrière les grandes réalisations. Ces évolutions s’inscrivent dans un contexte de montée des tensions sociales, notamment sur la question des logements, qui après la répression de la contestation syndicale et socialiste de 1919‑1920 se traduit par le contrôle des comportements et des sociabilités.

12La question du financement illustre l’hétérogénéité de la politique coloniale du régime jusqu’à la fin des années 1940. Les laborieuses négociations que le gouvernorat et le ministère des Colonies mènent avec le ministère des Finances en 1929 et de 1934 à 1938 illustrent l’opposition entre une logique économique libérale, qui cherche à réduire l’intervention des pouvoirs publics au nom de l’équilibre comptable de la colonie, et une politique « sociale » se voulant soucieuse des rapports de force locaux. Ces oppositions favorisent la concentration des pouvoirs au profit du gouverneur, sans jamais cependant lui permettre de disposer des moyens nécessaires aux ambitions affichées du régime.

13L’initiative privée est donc essentielle à la planification urbaine. Elle s’oppose à l’idée d’une société coloniale uniquement structurée par l’inégalité juridique entre les colons et les colonisés, d’autant plus que la volonté totalitaire du gouvernement à partir du fascisme entraîne une limitation des droits politiques des Italiens dans la colonie. La possession du sol et des logements détermine ainsi une hiérarchie où la majorité de la population se trouve en situation de dépendance face aux propriétaires, qu’ils soient libyens ou italiens. Les actes de vente retrouvés à Tripoli montrent que des musulmans et juifs libyens participent directement à l’urbanisation de zones théoriquement réservées aux Italiens dans le second plan régulateur de 1933‑1934. Comme le montrent les principales familles maltaises et italiennes (mais aussi, probablement, des familles juives libyennes comme les Nahum ou les Nunes Vais), l'accumulation de propriétés immobilières représente une part très importante d’investissement ou de placement des fortunes, sans toutefois que ces achats conduisent nécessairement à la construction d’immeubles. Cette concentration de la propriété accentue la fragilisation des plus modestes, selon un processus amorcé dès avant la période coloniale.

14De ces évolutions émergent parfois des formes d’alliances, souvent lâches, autour de la défense d’intérêts communs. C’est le cas de la « révolte » des locataires dans la première moitié des années 1920, structurée par un sentiment d’injustice partagée. La multiplication des plaintes individuelles dessine les contours d’un phénomène collectif qui témoigne d’un clivage entre propriétaires et locataires venant concurrencer en partie la division entre Italiens et Libyens. Les pétitions des habitants des périphéries dans les années suivantes en faveur de l’extension des services publics et de l’aménagement urbain illustrent également la constitution d’associations transversales et de mobilisations contestant les choix de l’autorité coloniale, la rhétorique officielle de la supériorité raciale apparaissant comme un moyen de contrer ces revendications.

Rythmes et temporalités de la question urbaine

15L’étude des modalités du développement urbain a ainsi permis de réévaluer la spécificité du colonialisme italien en Libye et de restituer la part des contingences locales. La domination italienne s’inscrit dans le sillage d’antagonismes antérieurs entre propriétaires urbains et population rurale, que recoupe une opposition culturelle récurrente entre une ville sensible aux influences extérieures et le monde agropastoral. La séparation physique avec le reste de la Tripolitaine jusqu’au début des années 1920 renforce ces antagonismes et accentue le poids de la propriété urbaine dans la hiérarchie sociale. Le fascisme constitue dans cette perspective moins une rupture qu’une accentuation. L’autoconstruction dans de nouveaux quartiers par les classes moyennes ou les plus pauvres pèse bien davantage dans la transformation de la ville que les quelques édifices publics construits dans les années 1920, dont le coût précipite la crise économique. Les logements ouvriers et populaires bâtis par les pouvoirs publics dans la décennie suivante confirment plus qu’ils n’infirment la logique de marché : malgré la volonté de Badoglio ou de Balbo, le refus par les Finances d’une politique d’intervention directe de l’État dans la construction finit par faire obstacle au programme de logements souhaité par le gouvernorat et obère sa capacité financière. À l’opposé, les propriétaires les plus puissants parviennent à accroître leur patrimoine et à peser sur les prix des terrains vendus par la municipalité en vue du second plan régulateur.

16Le rapport entre le pouvoir et la population doit ainsi être analysé dans sa diversité, en fonction des groupes sociaux. Au plus bas de l’échelle sociale, les villages bédouins sont sous la domination directe du gouvernorat, qui exclut toute forme de négociation. Entre eux et les propriétaires aisés, la majorité de la population ne fait l’objet que d’une attention inégale, ponctuée de violences, préoccupée surtout du maintien de l’ordre public, comme le montre l’incapacité des autorités à mesurer la croissance démographique et la méconnaissance des conditions de vie dans la médina.

17Alors que la propagande du régime a assimilé le fascisme à une rupture radicale de la politique coloniale, exaltant un esprit nouveau et conquérant, l’aménagement urbain reste largement dans la continuité de la politique dite libérale. La répression de l’opposition socialiste, antérieure à la Marche sur Rome, s’inscrit dans le renforcement du pouvoir du gouverneur, observé dès 1912, par rapport aux instances intermédiaires telles que la municipalité. Le gouvernorat ne parvient toutefois jamais à maîtriser entièrement la croissance urbaine. Sous Volpi, le laisser‑faire est même un élément à part entière de la politique urbaine, le pouvoir se limitant à quelques aménagements et constructions spectaculaires et cherchant avant tout à contenir les frustrations sociales qui s’expriment par les protestations contre la hausse des loyers ou les violences envers la population juive en 1923.

181922 est ainsi moins une rupture que 1919, qui voit apparaître une parole critique et revendicative dans la population italienne. Le véritable tournant de la politique urbaine sous le fascisme peut être situé entre la fin 1923 et 1926, lorsque l’augmentation des impôts pour payer les constructions somptuaires conduit à un essoufflement de l’économie locale. L’immobilisation des capitaux et l’effondrement des investissements publics imposent au gouvernorat de trouver un compromis avec les propriétaires passant par l’élargissement des possibilités d’emprunts aux classes moyennes en vue de favoriser la construction individuelle.

19Or cette politique requiert la confiance des investisseurs. Le consortium bancaire voulu par Badoglio en 1929 témoigne des difficultés pour créer les conditions de cette confiance. Il serait erroné de vouloir dès lors opposer la rigidité morale du gouverneur De Bono, qui délaisse en partie la construction pour porter l’accent sur l’encadrement des comportements, et le pragmatisme de Badoglio ou de Balbo. La discipline imposée dans l’espace public est un préalable à la mise en place d’institutions pour le financement de la construction par le biais de prêts hypothécaires. Le consortium de 1929 puis la Section autonome de la Caisse d’épargne en 1934 doivent en être les instruments principaux.

20Le second plan régulateur, voulu par ses concepteurs comme le moyen de favoriser la ségrégation raciale et sociale déjà en partie amorcée par la hausse des prix, est ainsi condamné à ne plus être qu’un cadre de référence pour la seule délimitation des espaces publics. En l’absence de législation adaptée et d’une réelle volonté d’application d’une part, et devant les difficultés d’évacuer les quartiers du Belvedere et de Zauia ed Dahmani en 1935 d’autre part, la ségrégation raciale par quartiers relève plus du discours que d’une démarche effective. De même, la question du style, au centre de nombreux débats dans la première moitié des années 1930, n’a que peu de conséquences sur l’organisation spatiale, bien qu’elle ait constitué un moment essentiel à la formation d’une représentation nouvelle de la colonie, tournée vers le tourisme.

21La large place laissée au développement urbain « spontané », même corrigé à la marge par les logements populaires et le zonage en quartiers différenciés selon l'appartenance des habitants et les fonctions économiques, se révèle dans le même temps insuffisante pour remédier à la pénurie de logements. À partir du milieu des années 1930, la stagnation économique et la croissance démographique anéantissent en partie les effets de la politique économique voulue par Badoglio et reprise par Balbo. Jusqu’à la fin, la construction ne trouve pas de relais dans le développement industriel et commercial de la ville et reste donc fortement dépendante des dépenses publiques, qui elles‑mêmes conditionnent l’initiative privée. Or la croissance des besoins finit par dépasser les capacités financières du gouvernorat. En 1940, celui‑ci est au bord de la banqueroute et n’est plus à même d’assurer son propre programme de logements sociaux. Les mécanismes de développement urbain mis en place à partir de 1923‑1926 et le compromis fondateur entre les élites locales et le pouvoir colonial atteignent donc vers cette date un point de rupture.

22Il convient, pour finir, de replacer le cas de Tripoli dans l’ensemble libyen. Les évolutions de la capitale ne sont pas transposables dans le reste de la colonie, notamment dans les zones rurales où la structure sociale, censée reposer initialement pour une large part sur les tribus, conduit à des processus de domination souvent beaucoup plus violents et destructeurs. Les massacres perpétrés dans l’immédiat hinterland entre 1915 et 1917 puis les opérations de « reconquête » à partir de 1921 et l’anéantissement brutal de toute opposition en Cyrénaïque par le déplacement forcé et meurtrier des populations contribuent à l’affaiblissement de la société rurale. L’isolement de Tripoli pendant une grande partie de la période a par ailleurs durablement affecté la fonction caravanière de la ville. Tripoli acquiert par contre une importance administrative et politique qui entraîne à partir de la fin des années 1920 un exode rural au long court, quand la circulation entre la côte et les régions du sud est de nouveau possible. Cet apport de main‑d’œuvre, encouragé par la construction, finit par accentuer la demande de logements et fragiliser la société urbaine. La constitution de bidonvilles – en fait ici d’abord des villages de tentes – en est une conséquence immédiate, ce que les politiques de colonisation agricole à partir de 1937 ne parviennent pas à modifier malgré leur mise en spectacle par le régime.

23Les déséquilibres territoriaux et démographiques de la Libye indépendante trouvent ainsi en partie leur origine dans les transformations de la société et de l’économie urbaine perceptibles depuis la fin du XIXe siècle et accentuées par la colonisation. Loin de contribuer à unifier le territoire, celle‑ci favorise les divisions sociales. Outre sa faiblesse économique et son absence de légitimité propre, le principal handicap de la domination italienne à Tripoli fut sans doute de ne jamais parvenir à élargir la communauté d’intérêts à une base sociale suffisamment ample pour lui garantir la sécurité de son implantation. Le sentiment de supériorité raciale et culturelle répandue dans l’administration italienne, en même temps que la limitation des droits politiques des colonisés, n’a jamais permis de faire du développement urbain un instrument suffisant de politique coloniale.

Notes

1 Maltese 1968 ; Labanca 2002.

2 Minculpop 1941.

3 L’importance de l’archéologie dans l’élaboration de l’idéologie coloniale italienne a en particulier fait l’objet de nombreuses études : Petricioli 1990 ; Meskell 1998 ; Altekamp, 2000 ; Munzi 2001.

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