1Entre 1289 et 1789, dans le faubourg Saint-Marcel, en périphérie méridionale de Paris, a fleuri un couvent de clarisses urbanistes (fig. 1). Les sœurs avaient adopté le même mode de vie que le couvent de Longchamp, fondé vingt-huit ans auparavant grâce à l’initiative d’Isabelle de France, sœur de Louis IX. La règle adoptée par les religieuses longchampoises, rédigée ad hoc, était basée sur les prescriptions de sainte Claire, un tant soit peu remaniées1. En effet, à l’instar de Claire d’Assise, la fondatrice royale de Longchamp établit elle-même la règle du couvent, en s’entourant des conseils de grandes figures franciscaines de l’époque2. Elle procéda ainsi non pas à une dénaturation, mais à un adoucissement de la règle primitive : les religieuses avaient désormais la possibilité d’hériter et de posséder des biens en commun. Approuvée d’abord par le pape Alexandre IV en 12593, cette règle fut remaniée par Urbain IV en 12634. Ainsi, par la suite, les clarisses qui adoptèrent cette règle furent désignées comme « urbanistes ».

Fig. 1 – L’emplacement du couvent des Cordelières de Lourcine. Plan de Bâle, 1552 (détail)

2Le couvent du faubourg Saint-Marcel, connu également comme couvent de Lourcine, d’après le nom de la rue où il fut implanté5, bénéficiait lui aussi d’attaches royales, et pas des moindres : Marguerite de Provence et Blanche de France, respectivement épouse et fille de Louis IX, étaient intimement liées à la fondation de l’établissement. Les religieuses du couvent étaient appelées « Filles de sainte Claire de la pauvreté Notre-Dame ». Toutefois, même si cette dénomination insistait sur la pauvreté, en réalité, en tant qu’urbanistes, les sœurs n’étaient pas fondamentalement rattachées à la rigueur absolue de Claire d’Assise ; elles s’inspiraient davantage de la sobriété du modèle marial et des vertus – attentivement choisies – de la charité, de l’humilité et de la bonté, incarnées par certains exemples illustres de leur époque, notamment le roi Louis IX, futur saint Louis. Ces associations mariales et royales tissaient aussi des liens signifiants avec la disposition, l’aménagement architectural et le fonctionnement du chœur des sœurs.

3Entre 1268 et 1270, la communauté des clarisses de Lourcine avait fait ses débuts dans la ville de Troyes6, en bénéficiant de la protection de Thibault V, comte de Brie et de Champagne, également roi de Navarre sous le nom de Thibaut II après son mariage en 1255 avec Isabelle de France, deuxième enfant de Louis IX et de Marguerite de Provence7. Thibaut V donna à Gillette de Sens, la première supérieure du couvent, une chapelle et une grange pour que les sœurs puissent s’installer provisoirement ; cette première supérieure, fondatrice pour ainsi dire de la communauté, avait fait profession de la règle de sainte Claire au couvent de Longchamp8. Il existait alors déjà des liens latents entre la communauté des clarisses fraîchement installée à Troyes et la région parisienne. La construction du couvent troyen, situé extra-muros, s’acheva en 1275, et les sœurs s’y installèrent aussitôt en bénéficiant de possessions et de revenus considérables, accordés dès le début par leur fondateur. Cependant, l’emplacement du couvent ne convenait pas à la communauté, peut-être en raison de son éloignement du centre-ville, ou aussi en raison de l’insalubrité du lieu qui était trop humide9. Les sœurs envisagèrent donc de se déplacer, mais sans se défaire de leur établissement initial : elles le conservèrent jusqu’en 1655, date à laquelle elles le vendirent à une autre communauté religieuse, les nonnains de Foissy10. On peut supposer que le complexe ait servi de source de revenus pour les clarisses pendant trois siècles (par le biais de locations de différents espaces, par exemple), sans écarter aussi l’hypothèse d’un entretien délibéré, de la part des sœurs, de liens de mémoire avec l’établissement originel, une tendance récurrente chez les communautés religieuses, et notamment chez les clarisses11. Toujours est-il qu’en 1289, les clarisses s’installèrent à Paris dans le couvent de la rue de Lourcine12.

4Le choix de Paris était peut-être lié aussi aux attaches personnelles et spirituelles de la supérieure de la communauté, Gillette de Sens, qui, comme nous l’avons évoqué, avait fait profession au couvent de Longchamp, près de Paris. L’appui de Galien de Pise, chanoine de Saint-Omer, surtout pour l’acquisition, en 1287, des terrains nécessaires dans le faubourg Saint-Marcel, ainsi que la protection royale de Philippe le Hardi facilitèrent beaucoup les procédures de fondation du couvent de Lourcine13. Ainsi, en 1289, les procureurs des églises Saint-Marcel et Sainte-Geneviève, ainsi que les Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem, reconnurent avoir été dédommagés sur les biens du roi de France pour les terrains qui leur appartenaient dans ce secteur des faubourgs de Paris, et qui avaient été réunis pour constituer le terrain conventuel des sœurs14. L’installation de la communauté des Cordelières prit effet en 1288 sous les auspices du pape franciscain Nicolas IV. Avec sa bulle du 28 juin 1291, ce même pontife plaça le couvent et ses biens sous les droits et propriété de Saint-Pierre, hors de toute juridiction de l’archevêque de Sens et de l’évêque de Paris15.

5Les initiatives et les décisions aussi bien de Galien de Pise que de Nicolas IV étaient doublées de la détermination et de l’appui de figures éminentes de la famille royale : l’acquisition des terrains par Galien de Pise dans le faubourg Saint-Marcel avait été effectuée sous les auspices de la reine Marguerite de Provence16, mère d’Isabelle de Navarre (†1271) dont l’époux Thibaut II avait installé cette même communauté de clarisses dans la région de Troyes. Quant au pape Nicolas IV, il procéda à la confirmation de la fondation du couvent de Lourcine de concert avec Marguerite de Provence, Marie de Brabant et Jeanne I^ère de Navarre17. Marguerite de Provence avait construit une maison près du faubourg Saint-Marcel : en 1290, elle la céda aux sœurs pour qu’elles puissent s’y installer provisoirement, mais elle en réserva l’usufruit à sa fille Blanche. Elle finança aussi les débuts du chantier de l’église conventuelle18. La communauté investit donc dans un premier temps cette maison où Blanche de France se retira quelques années après, à la suite de la mort de son mari, Ferdinand de la Cerda, prince héritier de Castille, et au refus du roi Alphonse X de Castille de laisser à l’infante et à ses enfants la possibilité de prétendre au trône. Par la suite, ce fut Blanche qui finança la construction de l’église conventuelle et du cloître. Les travaux étaient manifestement achevés en 1308, car une bulle de Clément V émise à Poitiers le 23 juillet de cette même année confirma les possessions et les droits des sœurs, ainsi que leur exemption d’exactions séculières19.

6La protection royale ne cessa point dans les décennies, voire les siècles suivants. Ainsi, en 1320, Blanche de France assignait au couvent dans son testament des rentes sur le trésor royal pour l’institution de deux chapellenies perpétuelles dédiées à la Vierge et à sainte Catherine ; en 1341, l’arrière-arrière-petite-fille de Louis IX, Jeanne II de Navarre, fit également des dons à la communauté ; Charles V en 1371 et Charles VI en 1393 firent de même20. Par ailleurs, en 1394, la reine Isabeau de Bavière, épouse de Charles VI, fonda dans l’église conventuelle, au nord du sanctuaire, une chapelle placée sous le vocable de saint Louis de Toulouse ; à cette occasion, le couple royal fit un don perpétuel pour la prise en charge de deux religieuses de la communauté21. Ainsi, la famille royale veillait non seulement à la matérialité architecturale et au fonctionnement du couvent, mais elle se préoccupait aussi de l’âme, pour ainsi dire, de l’établissement, à savoir les sœurs elles-mêmes.

7Il importe ici d’explorer davantage les possibles motivations de la fondation de la chapelle Saint-Louis, et notamment du choix de son dédicataire. Petit-neveu de Louis IX, Louis de Toulouse (1274-1297) fut frère mineur au couvent de Marseille, puis évêque de Toulouse22. Le vocable de la chapelle fondée par Isabeau de Bavière rappelait donc à la fois la sacralité de la famille royale qui, comme nous l’avons vu, s’était montrée très active dans la fondation du couvent de Lourcine, et les attaches organiques qui liaient la communauté des sœurs aux franciscains : l’intention « politique » de ce vocable, à savoir l’exaltation de la famille royale, était alors doublée d’une mise en valeur implicite des religieuses elles-mêmes, car leurs liens forts avec la branche masculine de l’ordre étaient ainsi perpétuellement rappelés. Le rôle symbolique de cette chapelle est d’autant plus flagrant si l’on considère qu’elle était un pôle particulièrement sacré de l’église conventuelle, non seulement en raison de sa proximité immédiate avec le sanctuaire, mais aussi du fait que, par la volonté de la reine, une messe y était célébrée tous les jours23. Son dédicataire, saint Louis de Toulouse, était par ailleurs explicitement mis en valeur grâce à un retable placé sur l’autel qui lui était dédié24. Ainsi, les fidèles qui avaient tous le droit de suivre les offices dans les églises des clarisses et des dominicaines25, et qui pouvaient donc voir de près la chapelle en question, ne pouvaient qu’être imprégnés par la sacralité signifiante de cet espace, et par son impact sémantique sur les autres composantes de l’édifice cultuel avec lesquelles celui-ci était associé, matériellement ou symboliquement, notamment le chœur des sœurs.

8À la fin du XV^e siècle, même si les finances de la communauté étaient loin d’être prospères, les Cordelières entreprirent des travaux d’embellissement dans leur église, incluant notamment la construction d’un nouveau maître-autel. Les frais furent pris en charge par les familles de certaines sœurs qui, dans leur majorité, appartenaient à la noblesse26. On constate donc que les liens des religieuses étaient dirigés non pas tant vers les habitants ordinaires de Paris, ou même vers le pouvoir communal – comme c’était le cas pour les établissements des frères mineurs –, mais plutôt vers la noblesse : ainsi, le couvent était ancré dans un réseau d’affinités aristocratiques gravitant autour du pouvoir royal.

9En 1497, les sœurs commandèrent à Anvers un nouveau retable sculpté autour du thème de la Rédemption, financé par la famille de la trésorière, Jeanne de Croÿ. À la fin des travaux, le 23 avril de la même année, Jean Simon de Champigny, évêque de Paris, consacra le nouvel autel de l’église dédié à la sainte Trinité, à la Vierge, à saint François et à sainte Claire27 : ce quadruple vocable associait dans une même intention sacrée et dévotionnelle les cimes de la hiérarchie céleste et les fondateurs des deux branches – masculine et féminine – de l’ordre. Il s’agissait donc d’une valorisation implicite de la communauté de Lourcine qui, malgré son rattachement urbaniste, était fondamentalement inscrite dans le sillage de la sainteté de Claire.

10La vie du couvent prit fin à la Révolution, quand l’établissement devint bien national. Le complexe fut ensuite graduellement démantelé et détruit au fil des siècles28, et il n’en reste aujourd’hui que quelques vestiges dans le jardin de l’hôpital Broca (fig. 2). En 1980, lors de travaux menés dans cet hôpital, on a indiqué par un pavage l’emprise au sol de l’ancienne église, mais les opérations d’archéologie urbaine n’étaient pas suffisamment surveillées alors pour que l’on établisse une étude pointue des vestiges mis au jour.

Fig. 2 – Vestiges du couvent des Cordelières de Lourcine (aile orientale du cloître) dans le jardin de l’hôpital Broca

11Malgré cette carence de restes matériels, plusieurs sources éclairent l’identité spécifique du couvent de Lourcine et la manière dont celle-ci s’exprimait à travers la configuration du complexe conventuel, de l’église et, a fortiori, du chœur des sœurs. En effet, comme nous l’avons déjà évoqué, les initiatives et les actions de figures féminines royales fortes avaient tissé autour de l’établissement un substrat symbolique hautement signifiant qui se matérialisait dans l’architecture, les aménagements et le décor de manière polysémique.

12Même si, de nos jours, presque rien ne subsiste du couvent des Cordelières de Lourcine, quelques documents iconographiques ainsi que le rapport relativement détaillé des commissaires révolutionnaires29 permettent de reconstituer, dans leurs grandes lignes, le couvent et son église et, à l’intérieur de celle-ci, le chœur des sœurs.

13Selon les principes fondamentaux partagés par les frères mineurs et les clarisses, l’église était fort simple. Sur le plan de Paris dressé par Turgot (fig. 3), elle figure dans son état de la fin du Moyen Âge, postérieur donc aux adjonctions qui s’échelonnèrent au cours du XIV^e siècle. L’édifice se composait d’une nef et d’un sanctuaire, situés l’un dans le prolongement de l’autre, et formant ainsi un espace allongé terminé par un chevet plat. Dix fenêtres en arc brisé éclairaient la totalité de l’église : quatre baies, de part et d’autre, dans les murs gouttereaux nord et sud, correspondant aux quatre travées, et deux baies aménagées dans le mur du chevet (fig. 4). Toutes les fenêtres étaient serties de vitraux, dont la majorité portaient les armes de Blanche de France ou son effigie en priante et en donatrice de l’église, avec une maquette de l’édifice dans les mains30. Il s’agissait là d’une déviation par rapport à la règle franciscaine stricte qui enjoignait d’éviter les vitraux dans les églises, sauf dans l’espace du sanctuaire31. Toutefois, les sœurs étant urbanistes, elles avaient la latitude de se soustraire un tant soit peu aux consignes normatives austères. Par ailleurs, la thématique des vitraux montre une nette volonté de souligner la personnalité de la grande bienfaitrice royale du couvent, Blanche de France, en mettant en exergue sa piété et sa dévotion, qualités qui, par assimilation, rejaillissaient aussi sur l’ensemble des sœurs. En effet, comme déjà mentionné, Blanche vécut jusqu’à la fin de sa vie au couvent de Lourcine et, avant sa mort, elle prit probablement l’habit des clarisses32. On peut supposer alors qu’il s’agissait d’une iconographie programmatique, en vue d’une valorisation visuelle de Blanche et, indirectement, des religieuses dont la fille de Louis IX avait adopté le mode de vie. Par ailleurs, ces représentations vitrées, tout comme les armes de Blanche de France, démultipliées et bien visibles sur les vitraux et les lambris, rappelaient les liens étroits de la communauté avec le lignage royal – liens qui valorisaient le couvent et sa communauté, et étaient aussi synonymes de protection.

Fig. 3 – Le couvent des Cordelières de Lourcine. Plan de Paris par Turgot, 1734 (détail)

Fig. 4 – Le chevet de l’église des Cordelières de Lourcine en 1807

14De part et d’autre du point de jonction entre la nef et le sanctuaire apparaissent, sur le plan de Turgot (fig. 3), deux structures symétriques qui pourraient suggérer la présence d’un transept – nous allons examiner ce point plus loin. Malgré cette articulation volumétrique, somme toute discrète, l’église suivait fidèlement la simplicité des églises franciscaines et clarisses : l’emprise topographique et les formes étaient ainsi réduites à leur expression minimaliste, aussi bien en plan qu’en élévation.

15L’aménagement des espaces à l’intérieur de l’église a été décrit sommairement dans les rapports des visites du couvent par les commissaires révolutionnaires en 1793, lors de la vente des établissements religieux comme biens nationaux33 : selon ce rapport, on accédait au chœur des sœurs depuis l’aile orientale du cloître, lequel se déployait du côté méridional de l’édifice cultuel. D’après le plan de Turgot (fig. 3), il s’agissait donc de l’espace greffé au sud de l’église, à l’endroit où la nef se rencontrait avec le sanctuaire. C’était un emplacement charnière, conférant au chœur des sœurs la qualité et les fonctions d’une interface spatiale vitale : dans le voisinage immédiat du sanctuaire, lié organiquement à la nef, le chœur des sœurs établissait la communication entre le sacré et l’ensemble des religieuses, et véhiculait vers les fidèles cette dualité, consubstantielle à l’identité même des communautés féminines. En effet, comme les sœurs n’étaient pas autorisées à célébrer les offices, elles ne pouvaient pas avoir un rapport cérémoniel public avec le sacré, mais seulement un rapport interne et intime, qui se déroulait au sein de la communauté, en particulier dans le chœur. Ainsi placé, le chœur des sœurs de Lourcine manifestait donc la dynamique latente, mais fondamentale, de son inscription organique dans la spatialité sacrée de l’église.

16Par ailleurs, dans le rapport des commissaires révolutionnaires, il est précisé qu’il fallait gravir neuf marches pour accéder au chœur des sœurs depuis le cloître34. Peut-être s’agissait-il d’un aménagement imposé par un dénivellement du sol, mais le plus probable est que cette surélévation soulignait le caractère sacré de l’espace des sœurs en l’individualisant par rapport aux autres espaces de l’aile claustrale, et en l’intégrant alors à part entière dans l’espace sacré de l’église, comme sur un socle.

17Il est aussi question dans les rapports révolutionnaires d’un « avant chœur35 » : il devait s’agir, probablement, de l’espace pour les novices, qui prenait la forme d’une antichambre par rapport au chœur des sœurs. Un tel aménagement spatial se retrouve dans plusieurs couvents féminins, dont certains sont inscrits dans la mouvance des ordres mendiants36. Cette contiguïté entre le chœur des novices et le chœur des sœurs avait également une raison pratique : la préparation du chœur des sœurs avant la messe matinale faisait partie des tâches des novices. Les rapports des commissaires révolutionnaires livrent un autre détail intéressant : le sol du chœur des sœurs était en partie couvert de dalles, en partie couvert de carreaux en terre cuite37. Ce pavement était manifestement le fruit de remaniements, mais ceux-ci n’ont pas altéré, sans doute à dessein, la disposition volumétrique de cet espace par rapport au reste de l’église, par rapport aussi au cloître.

18Les religieuses ayant embrassé la clôture absolue, il n’était pas possible qu’elles soient visibles aux fidèles, même si elles étaient urbanistes. Ainsi, leur chœur était séparé de la nef par un mur dans lequel, cependant, étaient percées deux grandes baies en arc brisé (elles sont désignées comme « gothiques » dans le rapport des commissaires révolutionnaires38), une forme, donc, qui reprenait le tracé général des fenêtres dans les autres parties de l’église. Même si l’on suppose – avec une relative certitude – que les deux ouvertures étaient placées suffisamment haut pour qu’aucun regard extérieur ne puisse pénétrer dans le chœur des religieuses, il s’agit d’une franche entorse aux principes fondamentaux de la clôture : selon la règle des clarisses, urbanistes ou non, les sœurs étaient entièrement isolées dans leur chœur et, si un mur existait entre ce dernier et l’espace ecclésial, seules deux petites ouvertures, sans visibilité, étaient tolérées : l’une pour l’administration de la communion et l’autre pour la confession39. Par conséquent, la présence de ces deux fenêtres sur l’interface de séparation entre l’espace des sœurs et l’espace des fidèles mérite d’être explorée, afin d’éclairer l’emprise matérielle et sémantique du chœur des sœurs de Lourcine au sein de l’église conventuelle. Muni de fenêtres sur ses trois côtés – vers l’est, vers l’ouest et vers le nord, donc vers la nef – le chœur des sœurs, même greffé au corps de l’église, revendiquait et affirmait indirectement une autonomie architecturale et, par extension, symbolique et fonctionnelle. Par ailleurs, on sait grâce au rapport révolutionnaire qu’un bénitier s’y trouvait, signe que le chœur des sœurs était perçu, et sans doute vécu, comme un espace sacré à part entière. Cet espace, par ailleurs, était agrémenté de vitraux qui sertissaient les fenêtres latérales, tout comme les baies du reste de l’église, suggérant ainsi la fusion du chœur des sœurs et de la nef dans une même entité organique et sacrée.

19Par ailleurs, la forme elle-même des fenêtres du couvent des Cordelières, et par extension du chœur des sœurs, était signifiante : d’après les vestiges qui existent toujours dans le jardin de l’hôpital Broca (fig. 2), les fenêtres de l’aile orientale du cloître (où se trouvait donc le chœur) présentent trois lancettes couronnées d’un large médaillon et inscrites dans une ample baie en arc brisé : ces fenêtres sont identiques aux baies aménagées sur le pourtour du chevet de Notre-Dame de Paris (fig. 5) lors des remaniements de la cathédrale au tournant du XIII^e et du XIV^e siècle, peu d’années donc avant l’achèvement du couvent des clarisses. Cette forme spécifique des fenêtres introduisait donc au sein du couvent des clarisses – et aussi, manifestement, du chœur même des sœurs – une citation architecturale, sans doute volontaire et claire, de la cathédrale parisienne, un édifice par excellence sacré, cœur de l’évêché de Paris et cathédrale royale, dans le voisinage immédiat du palais de la Cité. Cette référence visuelle était très probablement non seulement esthétique mais également signifiante, afin de rappeler les liens intimes de la communauté avec le milieu royal, et afin de valoriser aussi indirectement le chœur des sœurs, éclairé par des fenêtres évoquant fidèlement celles de Notre-Dame de Paris.

Fig. 5 – Vue du chevet de Notre-Dame de Paris

20Dans les rapports révolutionnaires40, sont mentionnées deux rangées de stalles dans le chœur des sœurs, capables d’accueillir soixante-dix religieuses : ce chiffre renvoie probablement au nombre des sœurs à l’époque de la prospérité du couvent, donc au Moyen Âge. Il est aussi question, dans les mêmes documents, de lambris de bois qui décoraient le pourtour du chœur des religieuses, probablement depuis l’époque médiévale. Le revêtement des murs par des lambris de bois apparaît dans les constructions royales dès le XIV^e siècle (notamment au Louvre et au château de Vincennes sous Charles V). Dans l’église des clarisses de Lourcine, il était appliqué aussi dans le sanctuaire et dans la nef41. Au-delà de l’agrément visuel et du confort (car le lambris de bois empêche le refroidissement des espaces), ce dispositif constitue un indice supplémentaire de la volonté de traiter le chœur des religieuses en tant que composante organique de l’église, d’autant plus que la majorité des lambris de l’église ouverte aux fidèles étaient décorés avec les armes de Blanche de France : à travers Blanche, la princesse-clarisse, il y avait donc dans la nef un rappel implicite constant des sœurs elles-mêmes, et celles-ci, même si leur chœur n’était pas visible, étaient sans doute conscientes de cette analogie chargée de sens.

21Par ailleurs, le décor peint de l’église, commandé par Blanche de France, concourrait au même résultat. Sur les murs de la nef des fidèles, se déployaient les scènes de la vie de saint Louis, telle qu’elle était présentée dans l’ouvrage homonyme – Vie de saint Louis – par Guillaume de Saint-Pathus, confesseur de la reine Marguerite de Provence42. D’ailleurs, il est fort probable que le texte de Guillaume de Saint-Pathus ait été directement inspiré, a posteriori, des représentations figurées de la vie de saint Louis qui s’étaient multipliées à la suite de l’autorisation du pape Clément V, en 1305, de célébrer le culte du nouveau saint roi43. Des scènes de la vie de saint Louis figuraient ainsi sur l’antependium de la chapelle basse de la Sainte-Chapelle de Paris, sur un panneau vitré de l’abbaye de Saint-Denis, et sur les fresques de la nef de l’église des Cordelières de Lourcine44. Il ne reste plus aucune trace matérielle de ces œuvres, à l’exception de quelques dessins coloriés exécutés dans la première moitié du XVIII^e siècle à la demande de Nicolas-Claude Fabri de Pereisc45. Il s’avère, néanmoins, que les fresques de l’église conventuelle de Lourcine mettaient spécifiquement l’accent sur l’humilité, la piété et l’amour du prochain, qualités attribuées unanimement à saint Louis46. Sans occulter, naturellement, la volonté de propagande royale qui sous-tendait la conception et l’exécution de ces fresques, force est de constater que le message véhiculé par ces peintures – à savoir la piété, la charité, la dévotion – renvoyait aussi aux vertus cultivées par les sœurs clarisses. Le décor de l’église, donc, pouvait agir comme un rappel mnémotechnique constant des qualités de la communauté des clarisses de Lourcine : une propagande indirecte, non pas seulement du saint roi et des liens de la communauté avec la famille royale, mais aussi une exaltation des vertus des religieuses elles-mêmes. Cette iconographie leur était sans doute particulièrement chère, car elle ornait aussi le livre d’heures de la reine Jeanne de Navarre (arrière-arrière-petite fille de saint Louis et protectrice du couvent de Lourcine) dont la réalisation, vers 1340, est postérieure à celle des fresques de l’église, et qui, d’après les inventaires, était conservé au couvent47. Il devait exister alors pour les clarisses de Lourcine un écho signifiant entre le décor de l’église et les images de ce manuscrit, un trésor que les religieuses, sans aucun doute, estimaient et vénéraient.

22La mise en valeur des sœurs au sein de l’espace ecclésial principal était exprimée aussi par la présence de la sépulture de Gillette de Sens, première supérieure du couvent : sa plaque tombale était placée juste devant la clôture qui séparait le sanctuaire de la nef48. De par son emplacement « stratégique », cette sépulture d’une représentante illustre des sœurs était manifestement investie du rôle et de la puissance d’un seuil, d’une charnière de communication matérielle et spirituelle entre les fidèles et la sacralité à la fois du sanctuaire et du chœur des sœurs, directement attenant.

23On peut détecter ici une volonté affirmée de mettre en valeur les sœurs, volonté qui se devait d’être reflétée aussi par l’espace qui leur était destiné par excellence : leur chœur. Nous avons déjà examiné certaines expressions de cette volonté, notamment à travers son aménagement intérieur. Sa matérialité spatiale au sein de l’église, son emprise aussi bien au sol et en élévation, nous semblent également tout à fait significatives. Avec la fondation, au milieu du XIV^e siècle, de la chapelle Saint-Louis de Toulouse juste en face du chœur des sœurs, on assiste à la création d’une composante architecturale nouvelle, qui s’apparentait à un transept mais qui, structurellement, n’en était pas un : il s’agissait, en fait, d’un jumelage visuel et topographique de deux espaces de dimensions et de volumétrie analogues, le chœur des sœurs et la chapelle Saint-Louis, qui se faisaient face et qui étaient dorénavant intimement associés, constituant matériellement et symboliquement un binôme spatial qui encadrait le sanctuaire comme un relai bipolaire entre ce dernier et la nef des fidèles. Ainsi, de l’extérieur tout comme de l’intérieur, le chœur des sœurs au sud et la chapelle Saint-Louis au nord créaient l’impression de deux centres de gravité solidaires, complémentaires et manifestement de sacralité équivalente, qui formaient un faux transept en conférant ainsi à l’église la forme hautement symbolique de la croix (fig. 3). C’est pour cette raison peut-être que le petit clocher devant la fausse « croisée » fut érigé à la suite de la construction de la chapelle Saint-Louis, comme pour sceller cette forme de croix nouvellement obtenue, dont l’un des bras était occupé par le chœur des sœurs49. Ce dernier était alors signalé depuis l’extérieur en étant étroitement associé à la cloche, vecteur sonore du temps liturgique et de la temporalité sacrée du couvent.

24Par ailleurs, le chœur des sœurs était lié aussi au fonctionnement sacré de l’établissement. Il communiquait directement avec la sacristie, aménagée dans la courte aile qui s’articulait à angle droit vers l’est, et où étaient conservés les trésors extrêmement précieux du couvent50 : petites sculptures en métaux précieux, pièces d’argenterie (croix, calices, chandeliers, lampes) et, surtout, une croix en argent émaillé qui portait un crucifix en or pur orné d’une centaine de pierres précieuses et de perles. Toutefois, la véritable valeur de cette croix résidait dans le fait qu’elle était un reliquaire de la vraie Croix, dont un morceau était placé sous les pieds du Christ : un rappel des reliques de la Passion et donc de Louis IX, le saint roi. Était conservée aussi dans la sacristie une chasse de reliques des Onze Mille Vierges, référence hagiographique hautement appropriée pour un couvent féminin. Même si elles ne pouvaient pas célébrer les cérémonies sacrées, les sœurs préparaient cependant les objets liturgiques pour la messe, et c’était une tâche dont elles avaient l’exclusivité : en effet, la sacristie communiquait de manière autonome avec leur chœur, érigé alors en espace-pivot profondément symbolique. Dans les sources, il est aussi question d’archives conservées dans la sacristie, notamment les bulles pontificales et les lettres de protection royale51 : les sœurs étaient alors, indirectement, érigées en gardiennes de la mémoire et de la sacralité de leur établissement, et ce pouvoir rejaillissait aussi sur leur chœur.

25De par son emplacement et son traitement architectural, le chœur des sœurs était un espace emblématique, pôle véhiculaire de la cohésion et de la solidarité diachronique, à la fois communautaire et spirituelle du couvent. Nous pouvons constater, alors, que l’église des Cordelières de la rue de Lourcine était conçue et aménagée comme un caléidoscope, à la fois architectural, spatial, visuel (à travers le décor) et dévotionnel, qui reflétait tant la spiritualité mendiante que les liens puissants de la communauté féminine avec la famille royale, et notamment avec les membres sacrés de celle-ci comme les deux « saint Louis », Louis IX et Louis de Toulouse.

26Le chœur des sœurs, plus spécifiquement, était organiquement intégré dans l’église aussi bien par son agencement spatial – articulé comme il l’était avec le sanctuaire, la nef des fidèles, la chapelle Saint-Louis et la sacristie – que par son aménagement architectural et son mobilier. Il s’agissait donc d’une composante fondamentale de l’édifice cultuel et du cloître, d’un espace hautement signifiant qui formait un écrin pour la mise en exergue des religieuses. En effet, le chœur des sœurs agissait comme une « enveloppe » matérielle consubstantielle à leur existence et à leur identité : il véhiculait leur présence, leur histoire, leur mémoire commune, leur spiritualité sacrée et, par son emprise spatiale et sa configuration spécifiques, il inscrivait les clarisses de Lourcine dans la « chaîne » de dévotions féminines qui émanait du couvent à travers les siècles, une chaîne dont quelques maillons majeurs appartenaient au lignage royal.