1Au début du XIV^e siècle, le civiliste italien Albericus de Rosate définit les statuts comme le « jus proprium » que chaque peuple met lui-même par écrit1. Droit municipal, droit écrit, les statuts sont également un droit mouvant qui correspond à des besoins, par essence, évolutifs. Boncompagnus de Signa, grand observateur des villes italiennes, disait, dans sa langue imagée, que les « lois municipales » s’évanouissent comme l’ombre parce que, comme la lune, sans arrêt elles croissent et décroissent, à la volonté de leurs conditores2.

2Les statuts sont, comme l’avait perçu Boncompagnus, des normes souples et éphémères qui dépendent de l’identité de leurs auteurs et rédacteurs, de tous ceux que l’on peut placer sous le terme bien imprécis de conditores statutorum.

3Le rôle de ces derniers pose une question centrale, qui a, pourtant, peu retenu l’attention de la doctrine de l’époque. Les rares auteurs qui s’intéressent aux procédures d’élaboration des statuts, Roffredus de Bénévent (v. 1220) puis Albert de Gand (v. 1280), soulignent simplement l’association du gouvernement et du conseil de la ville au processus normatif3. Les compositores statutorum sont liés aux deux dans des conditions qui ne sont jamais précisées. La raison se trouve, sans doute, tout simplement dans le fait que les procédures variaient largement d’une ville à une autre, ainsi que le rappelle Philippe Godding, pour les villes des Flandres4. Elles variaient aussi évidemment dans le temps. Il est intéressant pour le comprendre de rappeler quelques jalons historiques des provinces méridionales de la France.

4Régions divisées entre plusieurs puissances pendant les XII^e et XIII^e siècles, la Provence et le Languedoc offrirent des contextes très favorables aux émancipations municipales, de Toulouse à Marseille en passant par Carcassonne, Narbonne, Béziers, Montpellier, Nîmes, Arles et Avignon, sans parler des plus méridionales Perpignan ou Barcelone5. Ces villes furent d’autant plus puissantes qu’elles profitèrent du double rôle de rivalités princières complexes et de l’influence italienne, par l’intermédiaire des marchands, notamment génois et pisans, mais aussi des juristes transalpins ou locaux familiers des villes et des modèles municipaux de la péninsule. Dans ces conditions, les villes de Provence et du Languedoc s’inscrivent, pendant plusieurs décennies, toutes proportions gardées, dans une logique de développement des institutions municipales très voisines de celles d’Italie du nord et du centre.

5Cette situation est freinée en deux temps. Elle l’est d’abord, à l’ouest, par la croisade albigeoise, au début du XIII^e siècle, puis elle subit un coup fatal au milieu du siècle sous l’influence capétienne. Avec Charles d’Anjou, une première dynastie angevine soumet la Provence et ses villes entre 1251 et 1257. Dans le même temps, à l’ouest, Alphonse de Poitiers installe la domination capétienne sur Toulouse et l’ancien comté raimondin, ce dont profitera son royal neveu après sa mort. Les villes n’y auront plus jamais la puissance et l’autonomie qui furent les leurs dans la première moitié du siècle. Le sort est sensiblement le même pour Montpellier, qui profita pendant plusieurs années de la jeunesse et des lointaines occupations de Jacques d’Aragon avant de voir ses libertés reculer fortement au début de la seconde moitié du XIII^e siècle6.

6Il est bien évident que les statuts qui furent, ainsi que cela a depuis longtemps été souligné, un des meilleurs marqueurs des libertés municipales, subirent les conséquences de ces bouleversements politiques7. Les trois niveaux qui nous intéressent ont été touchés par cette évolution. Les compositeurs des statuts, les motivations des rédactions, tout autant que leur forme, furent marquées par ce net recul des autonomies municipales et par l’alourdissement de la présence princière. Ce basculement ne peut en aucun cas être ignoré dès lors que l’on s’intéresse au Midi des trois derniers siècles du Moyen-Âge.

Les statutores

7Evidemment, la perte d’autonomie se ressent sans doute de la manière la plus spectaculaire au niveau des rédacteurs et autres acteurs du processus normatif. La doctrine romaniste et canoniste de la fin du XIII^e siècle aime à rappeler que la potestas statuendi, lorsqu’elle existe, appartient à la cité ou à l’universitas. Au milieu du siècle, Innocent IV est même plus précis en indiquant qu’en pratique c’est le recteur de l’universitas qui exerce la jurisdictio8. Il ne fait en fait que reprendre les observations de Roffredus de Bénévent. Celui-ci souligne que c’est au podestat qu’est remise la potestas statuendi même si, en pratique, ce sont les conditores statutorum qui l’exercent, sous la surveillance du rector9. Ces indications, plus ou moins simplifiées, sont basées sur les réalités municipales italiennes. Il convient donc de se demander si elles peuvent être étendues à la France méridionale.

8Il faut, au préalable, remarquer que le terme conditores statutorum est ignoré de la documentation cisalpine. Celle-ci lui préfère statutores, que l’on retrouve déjà chez Boncompagnus de Signa, ou, plus rarement, statutarii10. Emendatores est également utilisé ponctuellement11, ainsi que compositores12 ou encore administratores statutorum13. Ces différents termes, souvent employés pour désigner un même groupe de personnes, révèlent l’étendue des attributions des statutores. Sous ce vocable se retrouvent les fonctions de rédacteurs, de correcteurs ou encore d’organisateurs (architectes) des statuts, ce qui est susceptible de leur donner un pouvoir considérable, à condition qu’il soit autonome.

9On touche ici à la question de la procédure normative, pour laquelle Albert Rigaudière a déjà souligné qu’elle était rarement explicitée dans les chartes et statuts eux-mêmes14. La documentation méridionale confirme cette observation. C’est en effet au prix d’un travail de regroupement d’informations dispersées que l’on peut avoir une compréhension de cette procédure, et encore est-elle très partielle. On peut le regretter mais non en être surpris, la procédure normative n’étant pas l’objet de cette documentation. C’est seulement à la fin de période étudiée que la consultation des actes préparatoires permet de saisir plus précisément des détails d’organisation impossibles à percevoir dans les documents normatifs eux-mêmes. Il n’en demeure pas moins que les sources tardives peuvent éclairer les zones d’ombre du XIII^e siècle.

10Lorsqu’il est possible de la connaître, la procédure normative fait intervenir les principaux organes municipaux, magistrats, conseil et assemblée populaire, avec des rôles variés.

11P. Chastang et F. Otchakovsky-Laurens indiquent, à partir du cas marseillais, que les acteurs intervenants dans l’élaboration des statuts le font à trois niveaux : celui du gouvernement de la ville et de la promulgation des statuts, celui qui permet « de garantir le bien commun de la communauté à travers la formation du ius proprium » et celui de la mise par écrit, la conservation et mise en corpus des statuts. Mais ils ajoutent que les statuts de Marseille confondent les deux premiers et surtout que les acteurs diffèrent peu au niveau sociologique, « ils appartiennent à la frange privilégiée de la population urbaine »15. Cette clé de lecture peut être étendue aux autres villes, même s’il est rare de pouvoir faire une distinction claire entre ces trois niveaux, d’autant que, comme à Marseille, les différents acteurs sont généralement issus d’un tout petit groupe de citoyens, véritable oligarchie municipale.

12De manière assez peu surprenante, l’assemblée du peuple ne joue qu’un rôle réduit. Ainsi que l’a déjà montré Albert Rigaudière, elle est « exceptionnellement appelée à légiférer »16. Dans la plupart des cas, son rôle se limite à entendre, et éventuellement approuver par acclamation les statuts une fois qu’ils ont été élaborés et validés. C’est le cas par exemple à Marseille où les statuts du XIII^e siècle prévoient que les nouvelles dispositions seront lues publice17. On retrouve l’assemblée populaire à Cavaillon où les statuts de 1256 furent lecta et recitata in publico parlamento18. On remarquera que, dans ce dernier exemple, il n’est même pas question d’une approbation qui était réservée aux seigneurs de la ville.

13Le conseil de la ville, composé de membres des principales familles de la ville, occupe généralement une place plus importante. C’est tout particulièrement le cas à Barcelone au début du XIV^e siècle19. Les conseillers et prud’hommes des Cent y sont à l’origine de la norme. Le rôle du conseil est également central à Marseille, avant 1257. L’organisation et les rapports de pouvoir y sont tout à fait originaux. Ce sont, en effet, les chefs de métiers qui sont à l’origine des normes ensuite transmises au gouvernement municipal20. Ailleurs, le conseil de la ville tient un rôle plus réduit, même si Albert Rigaudière souligne l’étroite collaboration qui existe, notamment dans les villes auvergnates, entre conseil et magistrats21. Il ajoute néanmoins que cette collaboration se traduit généralement par une simple consultation du conseil. Cette consultation peut prendre la forme d’une approbation à Montpellier (1225), Marseille (par le grand conseil), Narbonne22 ou encore Cavaillon23, comme dans nombre de villes italiennes. Certaines villes semblent même tout à fait exclure le conseil du processus normatif. Il y est alors simplement associé à la nomination des statutores24.

14Enfin, les magistrats (recteurs, consuls ou podestats) jouent généralement le rôle premier. En Auvergne, « c’est aux seuls magistrats que revient le pouvoir de proposer statuts et ordonnances »25. Philippe Godding en arrive aux mêmes conclusions dans le nord du royaume26. Dans le Midi, si ces conclusions se retrouvent tout à fait à Montpellier ou à Toulouse au début du XIII^e siècle, elles doivent être nuancées ailleurs27. À Marseille, avant 1257, les recteurs ont ainsi un rôle intermédiaire entre les chefs des métiers, véritables inspirateurs des statuts, et le peuple ou le grand conseil, suivant les cas28. À Avignon, leur pouvoir est encore plus réduit. S’ils nomment les statutores, ils n’interviennent plus par la suite dans le processus normatif, si ce n’est pour l’application des règles édictées29. Les statuts d’Arles ne mentionnent même pas les recteurs, mais il est possible qu’ils interviennent, comme à Avignon, au niveau de la nomination des statutores30. On remarquera que dans les deux cités rhodaniennes, les magistrats ont vu leur rôle fortement se réduire en un siècle31.

15Dans tous les cas, cependant, y compris ceux où ils sont à l’origine de la réglementation municipale, les recteurs ne travaillent pas seuls. Jean-Marie Cauchies a remarqué, pour les anciens Pays-Bas, que si les auteurs des normes citadines s’appuient souvent sur des juristes romanisants, ils font également appel à « un public moins techniquement formé mais directement concerné par les mesures prescrites », tel que les artisans, voire des « femmes honnêtes » pour les lois somptuaires, ou des artisans32. Ces observations peuvent être étendues au Midi33. Il est bien évident qu’à côté de ces conseillers et experts divers, les principaux auxiliaires des recteurs dans le processus normatif sont les statutores. Ceux-ci sont parfois connus, comme à Toulouse où F. Garnier a montré que dans l’élaboration des statuts des métiers toulousains, les consuls de la ville sont conseillés par des probi homines issus des métiers, avec lesquels ils parviennent à un accord sur le contenu du statut34. Cette participation annonce ainsi la rédaction du statut, ensuite soumis aux consuls, par les membres des métiers eux-mêmes qu’A. Gouron a observé pour la fin du XIV^e et au XV^e siècle35. Mais il est rare d’arriver à ces observations, particulièrement avant le XIV^e siècle. Les statutores restent alors souvent mystérieux.

16Ils sont mystérieux car, hormis le fait que tous les textes ne les mentionnent pas, lorsqu’ils le font, leur origine ou leurs conditions de nomination ne sont pas précisées. À Marseille (avant 1257), à Barcelone ou encore à Montpellier, ils ne sont même pas mentionnés. Pour Arles, on sait simplement qu’ils sont au nombre de douze et sans doute nommés chaque année, mais on ne sait ni qui ils sont, ni comment ils sont nommés36. C’est à Avignon que l’on a le plus de renseignements. Bien qu’on ne connaisse par leur nombre37, on sait qu’ils sont nommés par les recteurs, en conseil général, et que leur commission comprend obligatoirement des prud’hommes, des chevaliers et des juristes38. La présence des juristes se retrouve à Marseille après 1257. Les six statutarii comptent alors obligatoirement dans leurs rangs « un homme de loi et un notaire »39. Ce rôle des juristes, même s’il n’est pas toujours visible, est rendu évident par les textes. C’est par exemple ce qu’il est possible de déduire des célèbres chartes d’Arles et d’Avignon du milieu du XII^e siècle. Celles-ci révèlent en effet une très bonne connaissance du droit romain et impliquent de ce fait l’intervention de juristes qu’elles ne mentionnent pas40. On retrouve les mêmes observations à Montpellier et dans les villes influencées par le droit montpelliérain41, notamment à Narbonne, où les jurisperiti qui sont à l’origine des coutumes montrent dans le texte une bonne connaissance des compilations de Justinien42. La même observation a pu être faite pour Toulouse43.

17Qu’ils soient des juristes ou associés à des juristes, les statutores se voient imposer des conditions de travail contraignantes. À Avignon, les statuts affirment par exemple leur grande liberté tout en ajoutant que leur travail d’addition, correction, soustraction ou édiction de nouvelles normes doit être assuré entre la fin novembre, date de leur nomination, et Noël44. À Arles, la contrainte est même plus forte puisque les statutores restent enfermés, comme en conclave, jusqu’à ce qu’ils aient mené à bien leur travail.

18On touche ici à la manière de travailler des statutores. Les statuts d’Arles ajoutent qu’ils ne doivent pas être en contact avec l’extérieur, si ce n’est avec des messagers par l’intermédiaire desquels ils peuvent communiquer, sauf sur les questions qui ont trait aux statuts. Ils touchent pendant leurs fonctions deux sous par jour et bénéficient de l’appui d’un notaire. On apprend que celui-ci est confortablement payé. Il reçoit en effet cent sous pour mettre les statuts par écrit45. Les statuts d’Avignon sont moins généreux en termes d’information de ce type, mais la composition de la commission chargée de la rédaction ou la correction des normes municipales est, en elle-même, riche de renseignements. L’association institutionnelle des prud’hommes et des chevaliers est, en effet, une attention permanente des autorités avignonnaises46. Dans cette oligarchie, grandes familles nobles et bourgeoises se partagent terres, revenus fiscaux et pouvoir politique. Il y a fort à penser que cette situation d’équilibre et de compromis se retrouve dans la procédure normative, pour laquelle les juristes jouent sans doute un rôle d’appui juridique.

19Il faut enfin souligner que malgré la compétence générale qui est souvent reconnue aux statutores, ceux-ci laissent une place à des rédacteurs plus particuliers, ponctuels, spécialisés. C’est notamment le cas pour les réglementations professionnelles, les statuts de métiers. Les statuts d’Avignon prévoient ainsi que, pour les dispositions qui concernent le travail des étoffes, seront nommés deux banniers chargés d’ajouter ou supprimer des normes « pour l’amélioration des étoffes »47.

20Ce survol laisse de nombreuses questions en suspens. Rien n’est dit, dans ces procédures générales, théoriques, de la personnalité ou de la formation des juristes48. Peu d’informations sont également données sur les conditions précises de rédaction et de la liberté d’action dont disposent réellement les statutores par rapport aux autorités municipales. Enfin, l’identité des auctores des statuts reste inconnue. L’étude des préambules et motivations des statuts est ici de nature à fournir quelques éléments complémentaires de réflexion.

Rhétorique et écriture

21L’examen attentif des préambules et des articles premiers des statuts est de nature à améliorer la compréhension de leur élaboration. Ces « introductions » indiquent en effet parfois la date des statuts ou tout au moins une date susceptible de nous renseigner sur celle de leur composition. Les statuts montpelliérains du XIII^e siècle sont ainsi tous datés, mais ils constituent, à plusieurs titres, une exception49.

22Il ne faut néanmoins ici pas s’attendre à trouver d’informations très précises. Souvent, aucune date n’est indiquée clairement mais la motivation des statuts couplée à une bonne connaissance de l’histoire locale permet de formuler des hypothèses. C’est le cas à Arles et Avignon où, au milieu du XII^e siècle, ont lieu des tensions, très vraisemblablement entre bourgeois et nobles. Tensions et désordres mentionnés par les deux chartes dites « épiscopales », qui sont en fait les plus anciennes rédactions statutaires de la région. Si les textes ne donnent pas de précision à leur sujet, le contenu des chartes, notamment parce qu’il inclut des évolutions institutionnelles, confirme la nature de ces conflits et permet, ainsi, de dater, au moins approximativement les deux documents, par ailleurs fortement liés l’un à l’autre.

23Pour les rédactions les plus volumineuses d’Arles, Avignon ou Marseille, il n’y a pas de date ou, lorsqu’il y a une date, elle doit être prise avec précaution. C’est le cas des statuts d’Avignon du XIII^e siècle, dont l’article premier débute en indiquant que, le jour de la saint André 1243, les statutores ont été désignés pour faire ou corriger les statuts. Les anciens historiens et éditeurs des statuts se sont saisis de cette date comme celle des statuts, ce qui est discutable50. Mais surtout le contenu des statuts permet d’établir avec certitude que, malgré cette date, la version conservée date plutôt de 124851. Ces différences de date s’expliquent certainement par le travail d’élaboration du corpus. L’année 1243-1244 est sans doute celle de la dernière refonte des statuts, complétée par des additiones, soit ajoutées en fin de document, soit intercalées dans le corps du document. Elles sont alors introduites par des Addentes ou Addicimus assez fréquents.

24Le même constat a été fait pour Marseille. Le cœur de la version conservée (et éditée) y date de 1252-1257 mais de nombreux ajouts y ont été faits sans pour autant que soient supprimées des dispositions rendues obsolètes par la soumission de la ville à Charles d’Anjou en 1257. Ce qui révèle, selon R. Pernoud, « la tendance au moindre effort » des rédacteurs, qui ont aussi préféré faire des ajouts aux anciens statuts, quitte à contredire l’ancien texte, plutôt que de le réécrire52.

25Il est donc vraisemblable que les anciennes versions des statuts étaient réemployées et complétées afin d’éviter de réécrire complètement le corpus53. Mais dans ce cas, aussi bien que dans celui d’une refonte complète, plusieurs versions des statuts risquaient de coexister induisant des risques de conflits entre versions contradictoires. C’est ce qui motive les rédacteurs des statuts d’Arles à indiquer que les anciennes versions devront être détruites et brûlées54. Une telle indication ne se retrouve pas ailleurs, mais vu la faiblesse du nombre d’originaux conservés, il est fort probable que cette politique était assez largement suivie.

26Au-delà de la question des réemplois et de la manière de travailler des statutores, la recherche de la date du corpus statutaire est instructive pour ce qui concerne l’identité des auteurs des statuts. En effet, suivant la date, les auctores, les inspirateurs ou plus largement les autorités intervenant dans le processus normatif ont évolué.

27Le cas de Montpellier est, de ce point de vue, remarquable. Si la base du jus proprium municipal est composée par les coutumes de 1204 et 1205, ces mises par écrit sont directement attachées à la personne du seigneur de la ville, Pierre d’Aragon. En revanche, à partir du début de la décennie suivante, profitant des concessions de 1205, mais aussi, et surtout, des difficultés de la couronne d’Aragon et de la mort du roi en 1213, les consuls de Montpellier ne font plus aucune référence à leur seigneur et indiquent édicter leurs statuts de leur propre chef55.

28Ces questions de contexte se retrouvent aussi à Arles et Avignon. Si les chartes du XII^e siècle sont, dans les deux villes, placées sous l’égide de l’évêque, le cas des statuts du XIII^e siècle est plus complexe. En effet, les statuts d’Arles indiquent qu’une fois rédigés, ils devront être corrigés et confirmés, suivant la coutume, par l’archevêque ou son représentant56. À l’inverse, les statuts, géographiquement et chronologiquement voisins, d’Avignon ne font intervenir aucune autorité autre que les municipales dans la procédure normative, et notamment pas l’évêque. Il faut préciser qu’en 1247-1248, la ville est en guerre ouverte contre son prélat57. Il y a fort à penser que la situation aurait été différente quelques années auparavant, ce qui invite à la prudence et à la contextualisation des rédactions ou versions conservées, pour tirer des conclusions sur les conditions d’élaboration des corpus statutaires.

29Ce contexte se retrouve également exprimé, même si c’est généralement de manière assez discrète voire sous-entendue dans la motivation des statuts. Philippe Godding a observé, pour les réglementations municipales flamandes, que la motivation immédiate des réglementations est provoquée par des besoins, souvent pressants, liés à la nouveauté des problèmes impliqués par la croissance démographique et économique des villes des XII^e et XIII^e siècles58. Cependant, ces motivations ne sont pas alors explicitées. Ces observations se retrouvent tout à fait dans le Midi. Les réglementations des XII^e et XIII^e siècles font référence à l’utilité publique ou commune59. Le même constat a été fait pour l’Auvergne du siècle suivant60.

30Ce n’est qu’aux siècles suivants, et surtout à partir du XV^e siècle, que les motivations seront plus développées, en Flandres aussi bien que dans les villes méridionales. Elles indiquent alors notamment la nature du mal que la réglementation entend faire disparaître61. Le but est de souligner le caractère nécessaire de la loi, mais également de légitimer l’intervention des autorités municipales.

31Mais des éléments plus subtils peuvent nous informer sur l’élaboration des corpus municipaux, leurs conditions et leurs motivations. C’est par exemple le cas pour deux statuts ponctuels de Montpellier dont André Gouron a pointé l’originalité et la longueur exceptionnelle des préambules. Le premier, en 1225, vient réformer le serment des consuls. Cette question sensible nécessite aux yeux de ces derniers de grandes précautions de rédaction. Le second, surtout, qui concerne, en 1244, l’élection des consuls majeurs rappelle avec force l’autonomie normative des autorités municipales. En s’appuyant sur le droit romain, le texte veille à repousser toute influence extérieure dans l’élection. Ces précautions ne pourraient se comprendre si n’est pas prise en compte la montée en puissance de Jacques d’Aragon, qui commence alors à envisager de remettre la main sur sa lointaine possession languedocienne, ce qu’il fera effectivement une dizaine d’années plus tard.

32Plus subtile encore est la motivation qui pousse les Marseillais à la refonte du corpus statutaire entre 1252 et 1257. La première date est celle du traité que conclut la commune de Marseille avec Charles d’Anjou, nouveau comte de Provence62. Ce dernier a montré, peu avant, en 1251, quelles étaient ses intentions en soumettant les deux autres grands consulats de la région. Le traité de 1252, tout en garantissant l’autonomie et les libertés marseillaises, rend la menace angevine très pressante, ce qui a sans doute poussé les autorités municipales à graver dans le marbre ce qui leur paraissait essentiel. En effet, en 1257, un second traité viendra abattre la puissante commune.

33Même s’il est impossible de conclure de manière systématique, ces observations tendent à rejoindre, pour le Midi de la France, celles de Luigi Provero faisant des statuts des actes politiques63. Reste à le confirmer dans le détail.

34Mais bien que sans doute expression d’une volonté politique, les statuts sont surtout des actes réglementaires qui visent à organiser la vie dans la cité et être facilement intelligibles comme l’énonce le préambule des statuts d’Arles, ce qui pose le problème de leur structuration64.

La structure des statuts

35Parler de la structure des statuts implique que les normes consulaires municipales soient regroupées dans un même corpus. Si c’est le cas de quelques grands textes, ce n’est pas celui de toutes les réglementations conservées dans le Midi de la France. On trouve en effet, dans plusieurs villes, des règles isolées ou ponctuelles. C’est le cas des « coutumes des fustiers » à Avignon, mises par écrit en plusieurs temps au milieu du XIII^e siècle65. C’est le cas surtout à Montpellier, où les consuls ont massivement utilisé leur potestas statuendi, de manière très libre entre les années 1210 et le début des années 1260, de manière plus encadrée ensuite mais sans que les dispositions édictées soient regroupées dans un seul et unique document66.

36Dans ces deux cas, si ces textes n’ont pas été ajoutés aux corpus existants, c’est sans doute du fait d’une différence de nature entre ces différentes normes. À Montpellier, le corpus municipal est constitué des coutumes de 1204 et 1205, œuvre du seigneur de la ville, Pierre d’Aragon, texte d’origine seigneuriale donc, même s’il ne fait que reproduire des règles d’origine locale. Les statuts postérieurs ont une autre origine, en ce qu’ils sont l’expression du pouvoir normatif consulaire, détaché de l’emprise seigneuriale. À Avignon, le contexte est différent, si le corpus statutaire de 1247-1248 est une œuvre municipale, les coutumes de la fusterie sont une réglementation spéciale à un métier, élaborée par les marchands de bois et non par les autorités municipales. Dans les deux situations, la différence d’auteurs empêche sans doute de confondre les règles et donc de les regrouper dans un même ensemble.

37Si on écarte ces textes ponctuels, assez rares dans la région, pour limiter cette étude aux corpus normatifs municipaux, on constate que ces derniers prennent des formes variées. Le cas de Marseille est ici exceptionnel. On y retrouve une structure divisée en livres, recouvrant chacun un thème ou une logique propre67. Fréquente en Italie, cette structuration est unique en Provence et Languedoc68.

38Ailleurs, en effet, en l’absence de livres ou plan apparent, les statuts donnent, au premier abord, une impression de grand désordre69. Un historien des « communes de Provence » de la fin du XIX^e siècle estimait même qu’ « il ne faut pas chercher dans les chartes des communes libres ni l’ordre, ni la méthode, et il semble que les prescriptions y ont été déposées au fur et à mesure qu’un fait nouveau nécessitait une législation particulière »70.

39Cette vision est sans doute exagérée. On doit, d’une part, remarquer qu’avant 1250, il est très rare qu’en Italie les statuts communaux soient structurés en livres ou suivant un plan apparent. La même observation a été faite pour les villes flamandes71. Le cas languedocien et provençal, où les statuts urbains des XII^e et XIII^e siècles sont tous, sauf à Marseille, antérieurs à 1250, n’est donc pas original. D’autre part, ces corpus sont tous relativement brefs, beaucoup plus en tout cas que les statuts marseillais ou les statuts communaux italiens de la fin du XIII^e et du XIV^e siècle, ce qui a pu rendre une organisation interne en chapitres ou livres inutile aux yeux des rédacteurs.

40Ces plus anciennes rédactions ont sans doute porté sur des réglementations initialement orales, portées à la connaissance des habitants par des proclamations régulières, qui se maintiennent d’ailleurs une fois la mise par écrit intervenue72. Philippe Godding estime que « le passage à l’écrit se fait sous la forme d’une récapitulation codifiée », sans structure précise. Chaque article ou paragraphe est succinct, limité à la prescription ou l’interdiction avec la sanction, sur un objet déterminé et circonscrit. Il ajoute que ce type de présentation peut tout à fait coexister avec des réglementations plus formalisées (avec préambule et protocole final)73. Il est difficile d’affirmer avec certitude que ces observations faites pour les Flandres se retrouvent systématiquement dans le Midi, mais les cas de Montpellier et de Marseille vont dans ce sens. Dans ces deux villes en effet, à côté du corps coutumier ou statutaire, se retrouvent des statuts plus ponctuels qui sont également présentés de manière beaucoup plus formelle74. Ces derniers ont d’ailleurs été ajoutés au corpus statutaire initial à Marseille, pour en constituer le livre VI.

41Mais surtout, il faut constater qu’au-delà du désordre apparent, les articles des statuts peuvent être rattachés à trois grands thèmes : les règles institutionnelles, avec un noyau constitué par les serments des dépositaires de l’autorité ou d’une fonction publique subalterne, les règles coutumières mises par écrit, généralement rattachables au droit privé, et les normes « nouvelles », édictées plus récemment pour répondre à des besoins qui peuvent être très divers.

42Si on veut aller plus loin, on remarque assez aisément que, sur la base de ces trois thématiques, des regroupements peuvent être faits. Ce travail a pu être fait à Avignon, où ont été dégagés plusieurs groupes de statuts : les dispositions institutionnelles, celles qui encadrent les relations entre les personnes se trouvant sur le territoire d’application du corpus (droit privé, droit pénal et droit commercial), celles qui traitent du maintien de l’ordre, de la police municipale et, enfin, les disposition transitoires75. Mais il peut également être fait ailleurs. C’est le cas à Arles et Montpellier (pour les coutumes de 1204-120576 et pour les statuts ponctuels qui ont été adoptés dans les décennies qui ont suivi), ainsi que dans des communautés plus modestes. Philippe Bernardi et Didier Boisseuil l’ont par exemple montré pour le petit village comtadin de Méthamis, dont les statuts datent de la fin du XIV^e siècle77. De même, si Henri Dubled ne voyait que désordre dans les statuts d’Hyères de 1237, il paraît également possible de faire des regroupements, qui sont néanmoins compliqués par l’existence de deux groupes de normes, liés aux conditions d’élaboration de ce corpus statutaire78. Les derniers articles des statuts d’Hyères sont en effet différents des premiers à plusieurs points de vue. Plus long, ils portent surtout sur des thématiques déjà traitées par les premiers articles, soit pour les reprendre, les compléter, mais aussi pour les contredire parfois. Il faut y voir la preuve que les derniers articles ont été le résultat d’une phase postérieure de rédaction. Ce qui nous permet de souligner que l’organisation thématique des statuts peut tout à fait coexister avec une composition chronologique.

43Le constat fait pour les statuts d’Hyères doit en fait être généralisé à de nombreuses autres villes. Il a déjà été possible d’observer la présence de dispositions directement ajoutées aux anciens statuts à Avignon et Marseille79. Elles prennent alors la forme de paragraphes intégrés à un article du corpus, introduits par un terme soulignant cet ajout. C’est le cas également à Arles où les addentes sont nombreux80. Mais ces additions sont parfois faites par des ajouts en fin de corpus. C’est le cas du livre VI des statuts marseillais, composé de dispositions s’étendant de 1268 à la fin du XV^e siècle81. C’est également le cas, à Arles, où les derniers statuts, qui présentent un grand désordre, ont vraisemblablement été tardivement intégrés82. C’est enfin le cas à Avignon, où le dernier statut (numéroté 158 par son éditeur) apparaît comme un mélange de dispositions sans lien les unes avec les autres, ce qui a placé l’auteur des rubriques dans une difficulté qu’il n’a pas su surmonter83.

44On doit donc constater qu’il est impossible, pour notre région, de retenir un type clair et simple de structuration. Si l’ordre thématique, pas toujours évident à suivre, est souvent recherché, la composition chronologique, par ajouts internes aux articles ou par strates se retrouve également. Cette complexité, qui fait naître une impression de confusion, souvent soulignée par les éditeurs de ces textes, révèle également la souplesse des textes normatifs méridionaux. Sur ce point, on ne peut donc que rejoindre les observations faites pour l’Italie par Marco Sbbricoli84.

45Au terme de ce survol des conditions de composition des statuts méridionaux, il est possible de faire ressortir plusieurs conclusions.

46Quelle que soit l’identité précise du ou des auteurs ou rédacteurs, on constate que les réglementations municipales sont l’œuvre des oligarchies municipales plus que des juristes (qui y sont seulement associés). Œuvres politiques, les statuts sont de ce fait également des œuvres pragmatiques visant à répondre aux besoins de la ville et surtout de ses maîtres85.

47Ce pragmatisme est un maître mot que l’on retrouve au niveau d’une seconde observation. Les statuts municipaux méridionaux sont incontestablement des représentations très partielles de la vie citadine. Mis à part les statuts marseillais, ils sont assez brefs et ne peuvent en aucun cas être pris comme des corpus réglant tous les problèmes existant dans les cités de l’époque. Si ce n’est pas le cas, c’est qu’ils n’avaient pas vocation à le faire. Ces statuts ne peuvent être compris, ni véritablement étudiés que remis à leur place dans l’ordonnancement juridique municipal, aux côtés de la coutume, des dispositions propres à certains métiers ou groupes sociaux et du droit romain avec lesquels ils s’articulent en permanence86, notamment dans l’esprit des juristes et agents qui sont chargés de veiller à leur application.