Un atlas administratif manuscrit

1La Bibliothèque nationale de France conserve au département des cartes et plans un volume manuscrit, composé de 14 folios, de format 49 cm x 35 cm et intitulé « Atlas de la généralité de Roven ov on voit tous les lieux où il y a quelq[ue] dignité, les charges de ivdicatvre, les bénéfices, le fort et le foible des paroisses et avtres observations expliqvées dans la clée et qui n’ont esté faittes iusq[ues] a present » (fig. 1)1.

Fig. 1 – Frontispice, dans F. de La Motte, Atlas de la généralité de Rouen, 1683, Paris, Bibliothèque nationale de France (© Bibliothèque nationale de France).

2Le titre figure sur la première page, entouré d’un cartouche où est également indiqué le nom de l’auteur du volume, « De la Motte, vn des escheuins de la Ville de Harfleur ». L’atlas porte la date de 1683. Le second folio, richement orné à la différence de la page de titre, présente une longue dédicace à Louis XIV, contenue dans deux encadrements rectangulaires. La page est ornée en haut d’un écusson aux armes du Roi, avec les colliers des ordres de Saint-Michel et du Saint-Esprit, surmonté d’une couronne et soutenu par deux victoires ailées sonnant de la trompette avec une banderole portant l'inscription : « Que son règne est heureux. Il est de tous les Roys le monarque invincible. » De chaque côté, des aigles soutiennent des écussons aux armes du Grand Dauphin, fils du roi, et du duc de Bourgogne, son petit-fils. Comme suspendu au bas du collier royal, dans un carton, un médaillon circulaire, entouré de motifs décoratifs divers, représente l'Europe, l'Afrique et l'Asie avec la devise « Vi spargit odorem », qu’explique la dédicace : « Vous avez fait que le Lis de l’Empire des François porte son odeur partout. » Tout en bas, la mention « De La Motte Delineavit 1683 » indique que l’auteur de l’atlas est aussi celui qui en a dessiné les planches.

3La dédicace est en quasi-totalité consacrée à l’éloge de Louis XIV. La première phrase – « J’apporte aux pieds de Vostre Majesté un Atlas fait à la plume de la Généralité de Rouen, où j’ay mis plusieurs observations curieuses et utiles pour le soulagement de vos sujets. » – n’expose ni le projet et ni sa mise en œuvre. Le recueil se présente comme un atlas administratif : par son titre général, puisqu’il propose une cartographie d’une des principales divisions territoriales du royaume, les généralités, circonscriptions fiscales créées sous François I^er pour assurer la collecte de l’impôt direct, devenues, à partir de la seconde moitié du XVI^e siècle, le cadre d’exercice des nouveaux intendants de justice, police et finances, « commissaires départis dans les généralités du royaume pour l'exécution des ordres du roi » ; par son contenu, puisque la généralité de Rouen est cartographiée non dans sa totalité, mais selon les divisions territoriales qui la composent, ici les élections, à savoir les circonscriptions qui permettent la perception de l’impôt direct, la taille (fig. 2).

Fig. 2 – Carte de l’élection de Pont-l’Évêque, dans F. de La Motte, Atlas de la généralité de Rouen, 1683, Paris, Bibliothèque nationale de France (© Bibliothèque nationale de France).

4Dans les années 1670, la généralité de Rouen comprend treize élections2, dont onze sont cartographiées dans l’atlas, chacune occupant un folio – dans l’ordre Caudebec, Rouen, Neufchâtel, Lyons, Les Andelys, Évreux, Pont-de-l’Arche, Pont-Audemer, Pont-l’Évêque –, à l’exception de celles de Gisors et de Chaumont, représentées sur une même feuille ; figurent également les cartes de la châtellenie de Gournay et de l’élection de Pontoise, créée en 1648, devenue élection particulière (ou chastellenie) en 1661 avant d’être à nouveau siège d’élection en chef en mars 1691, cette fois rattachée à la généralité de Paris3. Manquent celles des élections d’Arques et de Montivilliers – cette dernière carte a pourtant existé, car elle est mentionnée sur celle de l’élection de Caudebec.

5Le recueil n’est pas une collection de cartes hétérogènes, réunies pour l’occasion, mais un ensemble cohérent de cartes, homogènes tant par leur orientation (vers le nord), les modes de représentation que par l’échelle. Si celle-ci, curieusement, semble varier dans sa formulation (de 4 à 6 lieues selon les cartes), sa valeur, telle qu’il est possible de la calculer, reste en fait constante : autour de 1/130 000, avec des écarts allant de 1/125 000 à 1/134 000. Les coordonnées géographiques, en latitude et longitude, sont reportées tout autour de chaque carte. La cartographie elle-même est extrêmement homogène : chaque carte représente la totalité des localités, avec des symboles différents selon leur importance, allant de la ville, du bourg à la paroisse ou au simple hameau, voire à la ferme isolée ; à côté de leur nom figure le nombre de feux qui la composent, chiffre issu des registres des receveurs des gabelles pour les années 1679-1680. Chaque carte propose un grand nombre d’informations sur la géographie administrative, mêlant les institutions royales (élection, amirauté, présidial, sergenterie4, etc.), la géographie nobiliaire (des principautés aux vicomtés), les institutions seigneuriales, les institutions ecclésiastiques catholiques, mais aussi la localisation des prêches protestants, les jours des divers marchés de la généralité ; figurent également le réseau hydrographique, avec les bacs et les ponts, les principaux éléments du réseau routier, les zones boisées, les caractéristiques de la côte, ainsi que de nombreux détails sur lesquels nous allons revenir. Au total, près d’une cinquantaine de symboles permettent de s’informer sur l’organisation physique et institutionnelle de la généralité, symboles qui devraient être « expliqués dans la clé », selon le titre du volume, clé qui fait défaut dans l’atlas, mais qui se trouve au bas de deux cartes d’ensemble de la généralité qui correspondent à la même opération5.

6Un examen attentif des cartes révèle qu’il ne saurait s’agir là du travail d’un cartographe de cabinet6 : il est au contraire un modèle de cartographie de proximité, dont la complexité et la richesse de la description topographique n’avaient été jusqu’alors jamais été atteintes à l’intérieur du royaume. L’atlas fournit l’ensemble des indications administratives nécessaires à une description institutionnelle exhaustive de la généralité : il localise la totalité des paroisses7, avec leur rattachement fiscal, il indique les lieux où sont installées les principales institutions. Il est construit sur une logique des lieux, non sur une articulation des territoires, dont il évoque par moments les limites administratives sans pour autant les tracer.

7À côté de cette collecte systématique d’informations, la carte comporte diverses indications qui prouvent que l’auteur possède une connaissance personnelle, et très à jour, de ce territoire. La rivière de Riste, indique-t-il sur la carte de Pont-Audemer, a été détournée en 1682. « Tout ce chemin depuis Gournay jusques au Neufchastel est très mauvais », note-t-il sur la carte de l’élection de Lyons. Il va jusqu’à se mettre lui-même en scène, en train d’arpenter la généralité. Sur la carte des élections de Gisors et de Chaumont, il note le lieu où il a rencontré une meute de loups, événement rare dans la Normandie de la fin du XVII^e siècle, à l’exception de la vallée de la Seine8 : « L’Autheur passant ce bois d’un temps de neige sur les 10 heures du soir, huict loups luy coupperent le chemin & s’arestèrent à son passage à 20 pas de luy au lieu où est ceste marque » (fig. 3).

Fig. 3 – Carte des élections de Gisors et de Chaumont (détail), dans F. de La Motte, Atlas de la généralité de Rouen, 1683, Paris, Bibliothèque nationale de France (© Bibliothèque nationale de France).

8La multiplication d’informations topographiques, historiques ou économiques, dont la densité varie toutefois d’une carte à l’autre, signale la familiarité avec un territoire et l’intérêt que porte l’auteur à l’histoire de son pays. Si les références à l’Antiquité sont très rares – un temple de Cérès aurait existé près de Sérifontaine (Oise), un temple de Jupiter près de Montagny-en-Vexin (Oise), dans l’élection de Chaumont –, c’est le Moyen Âge qui est le plus souvent mentionné : « Au sortir de Gisors pour aller à Chaumont, on voit une croix, apellée la Croix de St Champ, a cause que ce fut en ce lieu où se jura la paix entre les Roys Louis dit le jeune [Louis VII (1120-1180)], & Henry second [Henri II Plantagenêt (1133-1189), duc de Normandie et roi d’Angleterre] l’an 1161 », et de préciser que c’est au château de Chaumont qu’eut lieu la conférence de paix de mai 1161, et que le roi Louis VII assembla archevêques, évêques et barons pour la réception du pape Alexandre III (carte des élections de Gisors et Chaumont). Sur la même carte, il est indiqué que Philippe IV le Bel confia la garde de la forêt de la Reyne Blanche à son ministre Enguerrand de Marigny (vers 1260-1315). Les batailles plus récentes y sont localisées et commentées, telles celle d’Ivry, en mars 1590, où Henri IV ne perdit que six de ses proches, « 15 ou 20 gentilshommes peu de soldats et guere de blesséz » (carte de l’élection d’Évreux), ou la prise d’Yvetot en 1592 (carte de l’élection de Caudebec).

9Les cartes indiquent également la localisation de certaines ressources naturelles ou de certaines activités industrielles, auxquelles Colbert était particulièrement attentif. Les forêts, particulièrement nombreuses en Normandie, sont ainsi systématiquement représentées, avec leur extension et, la plupart du temps, leur superficie en arpents9. La carte de l’élection de Neufchâtel-en-Bray mentionne l’existence d’« eaux mineralles » à Forges, aujourd’hui Forges-les-Eaux, eaux découvertes à la fin du XVI^e siècle et devenues très à la mode à la cour de Louis XIV. En liaison étroite avec les forêts, la carte localise également un certain nombre de verreries, propriétés des fameux gentilshommes verriers normands : verrerie du Hellet, dans la forêt du même nom (carte de Neufchâtel), verreries des Routhieux, du Landel et de La Haye – probablement la plus ancienne en activité, remontant à 1330 – dans l’immense forêt de Lyons, où la verrerie s’est réinstallée au cours du XIII^e siècle (carte de Lyons)10.

10L’essentiel des mentions et observations concerne toutefois la complexité de la géographie fiscale, dont l’unité de base ne coïncide pas toujours avec la paroisse. La carte descend alors au niveau des hameaux, voire, plus rarement, des fermes isolées ou des maisons dans les villages, comme à Saint-Sanson : « Ceste paroisse est de l’élection de Beauvais. Exepté 5 maisons d’un costé d’une rue qui relèvent de Gournay » (carte de Gournay). L’auteur démontre ainsi la difficulté, voire, dans certains cas, l’impossibilité de tracer une limite claire aux élections et aux greniers à sel, et, plus généralement, à la généralité de Rouen. En particulier, les enclaves sont nombreuses et les limites des greniers à sel ne correspondent pas nécessairement à celles de la généralité. Ainsi sur la carte de l’élection de Pont-de-l’Arche : « Les paroisses qui ont la lettre capitalle rouge, & les autres viollettes, ne sont point de la généralité de Rouen, mais en relèvent pour le sel, estant des greniers de Louviers, & Pontdelarche. » Situation identique dans l’élection des Andelys : « Les paroisses escrittes en verd ne sont point de la Généralitté de Rouen, mais sont touttes du grenier à sel de Vernon », qui est aussi siège d’une sergenterie de l’élection des Andelys.

11Si l’information topographique provient d’une pratique précise du terrain et d’une connaissance à jour, le langage cartographique reprend en revanche nombre des conventions et des usages antérieurs, qu’il s’agisse des ornementations ou des conventions sémiographiques11. La carte de Normandie de Le Vasseur de Beauplan (1667)12 représente, en bas à droite, une femme couronnée, incarnant la Normandie, debout sur un char tiré par deux léopards (dont un passant), emblèmes de la province, et tenant un phylactère sur lequel est gravée la légende, intitulée « Descriptions des marques », à savoir des signes utilisés pour identifier les divers éléments de la carte. Ce type de dessin est repris sur certaines des feuilles de l’atlas de La Motte (élections de Lyons et de Pont-l’Évêque, châtellenie de Gournay). Si les bâtiments qui naviguent sur la Manche diffèrent de ceux de Beauplan, ils sont en revanche très proches de ceux de la carte de Picardie publiée en 1558 par Nicolas de Nicolay13. La plupart des cartes ont des cartouches géométriques d’une grande sobriété, mais certaines recourent à quelques figures allégoriques, comme les cartes des élections de Caudebec, de Gisors et Chaumont (fig. 4).

Fig. 4 – Cartouches de la carte des élections de Gisors et de Chaumont, dans F. de La Motte, Atlas de la généralité de Rouen, 1683, Paris, Bibliothèque nationale de France (© Bibliothèque nationale de France).

12La légende de Beauplan était déjà très détaillée (26 signes) ; celle de La Motte la reprend et la développe, en introduisant notamment des données démographiques et administratives. Pour le faire, elle peut mobiliser, comme pour l’indication des jours des foires et marchés, les « marques » déjà inventées pour des cartes contemporaines, comme celle des environs de Paris dressée par l’Académie royale des sciences en 1674 et publiée probablement en 167814. Celle-ci indique que « les jours de marché sont marquez par les caractères des planettes qui répondent aux jours de la semaine », étymologie et symbolique que La Motte utilise à son tour, dans une version légèrement différente. Plutôt qu’un emprunt, il faut probablement y voir une origine commune : l’ingénieur David Vivier (ou Du Vivier)15, l’un des auteurs de la carte de l’Île-de-France, entré dans l’équipe des cartographes de l’Académie des sciences en juin 1668 alors qu’il avait déjà levé les cartes de « plusieurs provinces du royaume », était originaire de Rouen et avait très certainement travaillé auprès de Le Vasseur de Beauplan, ingénieur, mais aussi astronome16. Au total, l’atlas de La Motte présente deux apports majeurs : un allongement considérable de la légende qui, avec sa cinquantaine de signes et de symboles, résulte du travail prolongé d’enquête sur le terrain et permet d’approfondir la description topographique de la généralité ; une grande inventivité sémiologique pour distinguer les paroisses selon l’élection dont elles dépendent et mettre ainsi en évidence, au premier coup d’œil, la complexité et l’enchevêtrement des circonscriptions fiscales qui rend impossible le tracé de limites territoriales uniques et linéaires. La Motte peut alors utiliser des couleurs différentes pour la lettre des noms de paroisses ou de localités (fig. 5-6) ; sur la carte de l’élection de Pont-de-l’Arche, la différence peut être marquée par la couleur différente de la lettre majuscule initiale du toponyme ; des « pelles » de couleur précisent par endroits la dépendance de greniers à sel spécifiques. Certaines solutions à l’essai dans les premières ébauches cartographiques, comme la localisation par un point de couleur, ne sont toutefois pas reprises par la suite dans les deux grandes cartes actuellement conservées de la généralité.

Fig. 5 – Carte de l’élection des Andélys (détail), dans F. de La Motte, Atlas de la généralité de Rouen, 1683, Paris, Bibliothèque nationale de France (© Bibliothèque nationale de France).

Fig. 6 – Carte de l’élection des Andélys (détail), dans F. de La Motte, Atlas de la généralité de Rouen, 1683, Paris, Bibliothèque nationale de France (© Bibliothèque nationale de France).

13Même si les paratextes des cartes de l’atlas de La Motte ne sont pas rigoureusement identiques, l’homogénéité de l’atlas n’en est pas moins indéniable. Il n’est pas une collection de cartes d’origines diverses, comme nombre de recueils de l’époque, mais résulte du travail d’un auteur unique, qui signe la page de titre et toutes les cartes : La Motte, échevin de Harfleur. En tant que cartographe, La Motte est à peu de chose près un inconnu : la seule intervention qui peut lui être attribuée figure sur une carte manuscrite de la ville et des environs de Boston, œuvre de Jean-Baptiste Louis Franquelin (1651-après 1712), hydrographe du roi actif en Nouvelle-France, carte datée 1693 qui porte la mention « vérifiée par le Sr. de La Motte17 ». C’est très vraisemblablement la même personne qui a publié en 1676 un ouvrage d’histoire consacré à sa propre ville, des origines à 1676, avec, entre autres, l’édition de la charte accordée à Harfleur par Charles VIII18. Les biographies régionales ne sont guère utiles à son égard, à part la date supposée de son décès, 12 avril 1712 ou 1735, mais aucun des deux actes ne figure dans les registres de catholicité de la ville19. Parmi les divers La Motte (ou Delamotte, ou de La Motte) rencontrés dans les registres de catholicité de la ville, il pourrait s’agir de Jean de La Motte, qui a épousé en janvier 1660 Magdeleine Pinel, et non, comme l’éditeur de la réimpression le suggère, de François de La Motte, certes lui aussi échevin d’Harfleur, mais qui est âgé de 27 ans lorsqu’il épouse en 1688 la veuve d’un avocat au siège et bailliage de Montivilliers : impossible qu’il ait pu faire œuvre d’érudition douze ans plus tôt, à moins qu’il existe un homonyme20. Toutefois Jean de La Motte est décédé vers 168521, ce qui rend impossible sa vérification de la carte de 1693.

14Faute d’une identification assurée, il est impossible de dresser un profil du personnage ni de savoir pourquoi il a été choisi, comme nous allons le voir, par l’intendant et le ministre pour ses compétences cartographiques. En revanche, de par son milieu social – la petite oligarchie locale d’une des plus anciennes municipalités normandes, ville royale depuis le XIV^e siècle, que les lettres de Charles VIII (1493) avaient dotée de quatre élus, désignés tous les ans par l’assemblée des bourgeois, élus qui prennent le nom d’échevins vers 164022 –, il est aisément en relation avec les officiers locaux, royaux ou seigneuriaux, les gens de loi, les ecclésiastiques, qui peuvent lui fournir les informations que Colbert désire voir figurer sur la carte.

15Cette carte est en effet le produit d’une commande officielle adressée par le contrôleur général à l’intendant de Rouen, dans le cadre d’une vaste opération de réforme des circonscriptions fiscales concernant l’ensemble des pays d’élection.

Une commande du contrôleur général

16« J’ay receu l’ordre que vous aves pris la peine de m’envoyer de faire faire une carte dans laquelle touttes les paroisses de la généralité et la distance soient marquées, je vais prendre incessamment des mesures pour y satisfaire23. » C’est ainsi que, dès la fin juillet 1679, Louis Le Blanc, intendant de la généralité de Rouen depuis novembre 1675, accuse réception au contrôleur général des finances, Jean-Baptiste Colbert, de la lettre circulaire que ce dernier a envoyée le 20 juillet 1679 aux intendants exerçant leur commission dans les pays d’élection afin de réunir les informations nécessaires à une réforme du ressort des élections dans l’intention d’améliorer la perception de la taille et de la gabelle.

L’intention du Roy, y expliquait le ministre, seroit donc que vous fissiez faire une carte exacte de l’estendüe de la généralité de Rouen dans laquelle toutes les parroisses de chascune eslection seroient marquées avec leur distance juste de chascun bureau, affin que sur ces cartes et sur vos advis, le Roy pust faire une nouvelle distribution desdites eslections et greniers à sel pour composer le ressort de chascune de toutes les parroisses qui seroient les plus proches, et Sa Ma[jes]té voudroit mesme que l’on pust réduire les greniers à sel dans la mesme estendue que les eslections ; Sa Ma[jes]té veut donc que vous vous appliquiez soigneusement à ce travail pendant le reste de cet esté et l’hyver prochain, et en cas que vous ne trouviez aucune personne pour faire ces cartes dans l’estendue de la generalité de Rouen, en me le faisant sçavoir je vous envoyeray de Paris des gens propres à ce travail24.

17Considérant l’urgence de l’opération – profiter du temps de paix pour remettre en état les finances du royaume en améliorant la perception de l’impôt direct –, Colbert se fait pressant. « Faites moy, si vous pouvez, écrit-il le 2 août, trouver quelqu’un en Normandie qui puisse travailler à la carte divisée par eslections et greniers à sel ainsi que je vous ay dit, […], je vous prie d’y donner une telle application, que ce travail se trouve en sa perfection lorsqu’il sortira de vos mains25. » Le 13 août, la demande est complétée par celle de l’établissement d’un rôle exhaustif des paroisses comprises dans le ressort de chaque grenier à sel26 ; ces listes sont envoyées de Rouen le 2 septembre et Colbert en accuse réception le 827. Listes et cartes entretiennent ici un rapport complexe : l’établissement des listes de l’existant doit précéder celle de la carte ; mais la liste des paroisses qui devront être rattachées à un autre chef-lieu d’élection ne peut être dressée qu’après que la carte d’ensemble de la généralité aura été établie, ce dont Colbert a bien conscience : « Je sçay bien, écrit-il quelques semaines plus tard à Le Blanc, que vous ne pouvez pas m’envoyer l’estat des parroisses qu’il faut séparer des eslections pour joindre à d’autres à cause de leur proximité avant que d’avoir fait faire la carte entière de la généralité ; faites-y travailler incessamment28. »

18Dès début août, Le Blanc a déjà lancé les opérations. « J’apprends par vostre lettre du 9^e de ce mois, écrit Colbert à l’intendant, que vous avez desja fait faire par le Sieur de Beauplan des cartes de la generalité de Rouen, et des eslections particulières, pour pouvoir ensuitte mieux former l’estendue des ressorts desdites eslections et greniers à sel29. » La formule est ambiguë : dans les années 1660, Guillaume Le Vasseur, sieur de Beauplan, ingénieur du Roy30, avait déjà réalisé pour l’intendant de Rouen une carte de Normandie, carte qui avait reçu l’accord et l’aide de Colbert pour la faire graver et publier à Rouen en 166731. Beauplan était depuis resté en contact régulier avec Colbert32 et avait continué son travail de cartographe, en levant notamment une carte de Bretagne, envoyée à Colbert, mais restée manuscrite33, ainsi que des cartes plus locales, concernant les ports de la côte normande34. S’agirait-il d’une simple reprise de la carte déjà publiée, ou bien Beauplan aurait-il déjà pu, à partir de ses propres dossiers, dresser de nouvelles cartes des élections ? La suite de la correspondance invalide la seconde possibilité. Beauplan, désormais âgé – il était né autour de 1600 et décédera en mars 168235 –, n’est plus en état d’exercer ses compétences de cartographe, et l’intendant a d’ores et déjà identifié dans sa généralité quelques personnes capables de dresser des cartes de chaque élection.

J’ay trouvé dans plusieurs eslections, écrit-il le 2 septembre, des personnes qui font des cartes fort justes ; je les fais travailler et ne me serviray qu’à l’extrémité du Sieur de Beauplan qui ne peut plus travailler qu’avec peine à cause de son âge ; je fais faire des cartes par[ticuli]ères de chaque eslection et des greniers à sel, dans lesquelles on observera les paroisses qu’il faudra joindre, et celles qui sont à oster36. 

19La commande est claire : une carte de la généralité, des cartes particulières de chaque élection et de chaque ressort de grenier à sel. La procédure est désormais établie : dresser des listes des paroisses composant les greniers à sel – elles sont envoyées le 2 septembre –, recruter des cartographes indigènes, travailler à l’échelle de chaque élection.

20Les correspondances entre Colbert et son intendant permettent de suivre localement avec précision la réalisation d’une ambitieuse opération à l’échelle du royaume qui, à ce jour, a totalement échappé aux historiens de la cartographie37. Avant la mi-septembre, Le Blanc a déjà recruté un « homme très habile et auquel je fais faire des observations très par[ticuli]ères » : c’est la première, et la seule fois dans la correspondance conservée, qu’apparaît le nom de l’auteur de l’atlas de la généralité de Rouen, « le sieur de La Mothe ». Pour Le Blanc, La Motte est bien l’homme de la situation, capable de dresser les cartes des élections et celle de l’ensemble de la généralité de Rouen. Ce qui conduit l’intendant à écrire au chancelier Michel Le Tellier pour obtenir d’ores et déjà un privilège de librairie : « […] j’oserois vous supplier de luy accorder un privilège afin que personne ne profitast de son travail lorsqu’il le fera graver, je vous supplie de me faire scavoir si vous aurez agréable de luy accorder cette grace38… »

21Soucieux de ce que le travail puisse correspondre aux besoins et aux projets du ministre, Le Blanc fait toutefois travailler à l’automne deux cartographes différents – nous ignorons le nom du second – afin de laisser à Colbert le choix de celui qui sera en charge de toute l’opération.

On travaille à la carte générale des eslections, écrit-il le 17 novembre ; je me donneray l’honneur de vous envoyer dans peu deux des eslections de Caudebec et de Pontlevesque faites par deux différentes personnes ; j’ose vous dire que je croy que vous serés satisfait du travail ; après que vous aurez reglé les eslections, j’en feray faire une par celuy dont le travail vous aura le plus agréé que j’auray l’honneur de vous présenter39.

22Colbert accuse réception des deux cartes le 22 décembre, soit environ un mois plus tard40. Il les examine aussitôt puisque, dès le 28 décembre, il peut donner un avis circonstancié à l’intendant.

J’ay veu les deux cartes que vous m’avez envoyé des deux eslections de Caudebec et de Pont-l’Evesque. Je les ay trouvé belles, bien dessinées et bien ornées, et comme en ces sortes d’ouvrages c’est l’exactitude qu’il faut particulièrement considérer, il est nécessaire que vous les fassiez veriffier par quelqu’un des officiers de chascune eslection le plus habil et le plus appliqué, et mesme par les receveurs des tailles, affin qu’en ayant la certitude par plus d’un endroit nous soyons asseurez que la carte soit juste dans les distances et qu’il n’y ayt rien d’obmis41.

23Si les cartes de l’élection de Caudebec ne sont pas actuellement localisables, la Bibliothèque nationale, en revanche, conserve deux cartes manuscrites de l’élection de Pont-l’Évêque qui semblent correspondre à l’opération42 : la première, anonyme et d’une topographie très sommaire, indique, à la fin de l’« Explication des marques », en bas à droite, que « les parroisses marquées de rouge sont d’une autre Election que de celle de Pontlevesque », ce qui la rattache clairement à l’opération lancée par Colbert ; son manque d’ornementation ne correspond pas toutefois à l’appréciation du ministre43 ; la seconde, elle aussi anonyme, mais intitulée « Carte de l’el[ect]ion du Pontlevêque, generalité de Rouen… », plus détaillée, est assez proche – par le cartouche, par la mention des coordonnées géographiques, par son dessin – des cartes finales de La Motte44 ; elle est accompagnée d’une carte anonyme et sans légende, au dessin très proche, qui semble une réduction à plus petite échelle de la précédente45. À noter que cette carte mentionne les lieux sur la côte « où les ennemis peuvent faire descente » et les « costes & plage où l’on fait le guet en tems de guerre », informations proches de celles que devait collecter Charles Pène, ingénieur et géographe ordinaire du roi, selon les instructions qu’il avait reçues peu de temps auparavant, en janvier 1678, pour « faire la visite et reconnoissance des costes de Normandie46 ».

24De cette première étape, Colbert et Le Blanc tirent ensemble les conclusions. La réforme voulue par Colbert exige la connaissance exacte de la distance qui sépare chaque paroisse du chef-lieu de l’élection dont elle fait partie ; l’esthétique de la carte importe donc moins que la précision des mesures et de leur représentation cartographique. Seuls les officiers royaux qui travaillent sur le terrain, au cœur de leur circonscription fiscale, commissaires aux tailles et officiers de finances, ont une connaissance suffisamment approfondie du terrain pour pouvoir vérifier la carte à peine produite. Sans plus attendre, dès le 4 janvier 1680, Le Blanc, prenant en compte les recommandations du ministre, précise la procédure qu’il compte suivre pour valider sur place le travail cartographique déjà effectué. Le dispositif est désormais beaucoup plus articulé et étendu que celui proposé par Colbert.

J’ay la dernière joye que vous ayez trouvé les cartes que je me suis donné l’honneur de vous envoyer passables, je suis asseuré que les distances et les scituations sont justes, y ayant apporté tous mes soins ; j’ay commencé d’en faire faire par ceux que j’ay trouvé avoir quelques lumières dans chaque eslection et greniers à sel, j’ay obligé les officiers des lieux et les commissaires des tailles à y travailler et à faire des mémoires, ensuitte je les ay porté aux départemens où je les ay examinez avec les officiers et les habitans des parroisses qui ne manquent pas de s’y trouver, après qu’elles y ont este corrigées ; je les ay donné a celuy qui a fait celle qui est en papier qui a marché touttes les eslections de villages en villages, et a repassé avec les officiers commissaires des tailles et habitans les cartes et mémoires, ensuitte, il travaille a son projet ; lorsqu’il sera parachevé, il remarchera encore une fois les eslections et après il fera la carte généralle que j’auray l’honneur de vous envoyer ; j’espère qu’avec ces précautions, il ne s’y trouvera point de fautes. A l’égard de celles des eslections de Caudebec et de Pontlevesque, elles sont très justes47.

25Toutes les étapes de production de la carte sont ici détaillées avec précision, même si l’ordre suivi semble davantage correspondre au souci de répondre aux préoccupations du ministre qu’à celui de rendre compte avec exactitude des opérations réellement effectuées sur le terrain. En tout premier lieu, il faut rassurer le ministre : les cartes sont fiables, les mesures et les localisations ont été vérifiées. Les « scituations », à savoir le rattachement de chaque paroisse au chef-lieu d’élection, ont également été vérifiées. Pour Colbert, une vérification implique le contrôle par plusieurs acteurs : la lettre de l’intendant détaille la chaîne technique qui devrait permettre d’établir la carte finale et les propositions de réformes territoriales qui lui sont liées.

26Les premières opérations sont locales : dans ses lettres, l’intendant se contente de présenter leurs auteurs comme « ceux que j’ay trouvé avoir quelques lumières48 », au niveau des élections ou des greniers à sel, pour pouvoir faire des cartes. Un tel anonymat éloigne l’hypothèse de l’intervention d’ingénieurs militaires présents dans les généralités, depuis le début du XVII^e siècle, et bien connus de l’intendant et des bureaux parisiens. Il suggère plutôt ces « cartographes indigènes » que les cartographes négligent le plus souvent de citer49. Ce qui invite à formuler quelques hypothèses. L’arpenteur est un acteur professionnel très présent dans les campagnes françaises depuis le Moyen Âge ; en 1575, avec un édit d’Henri III, l’arpenteur doit se pourvoir d’un office royal ; il prend en 1702 le titre de « arpenteur, priseur et mesureur de terres50 ». Ils exercent parfois en même temps les professions de médecin ou de notaire, peuvent détenir un office dans le cadre prestigieux des maîtrises des Eaux et forêts, ou se doter parfois de titres ronflants, tel Jean de Beaulieu, auteur d’un traité d’arpentage qui se présente comme « arpenteur juré ordinaire de Sa Majesté, ingénieur et géographe du roi »51. Si l’arpenteur médiéval n’avait pas de compétences cartographiques, il est très probable que, comme les « surveyors » anglais52, certains d’entre eux ont acquis, sans doute à partir de la fin du XVI^e siècle ou dans le courant du XVII^e siècle, les techniques nécessaires au lever de plans qui leur ont permis de se faire géomètres et de lever des cartes53. Au XVII^e et au début du XVIII^e siècle, un certain nombre de cartes topographiques sont ainsi réalisées par des arpenteurs comme, pour un territoire limitrophe de la généralité de Rouen, ce « Plan du Bailliage de Beauvais fait par Anselme de Rousseauville arpenteur audit Beauvais » daté de 1718 54.

27Les arpenteurs ne sont pas les seuls à avoir des compétences cartographiques ; celles-ci sont aussi partagées par certains officiers locaux. Pierre du Noyer (1604-1679), conseiller du roi, avocat en parlement et bailli de Saint-Christophe et de Marçon, en Touraine, dresse ainsi à une échelle proche de celle des cartes de La Motte, la carte du duché-pairie de La Vallière, au lendemain de son acquisition par Louise de La Baume Le Blanc, devenu duchesse de La Vallière en mai 166755. Certains officiers royaux sont sollicités par les intendants lors de l’opération ordonnée par Colbert. L’intendant de Soissons, Roland Le Vayer de Boutigny, fait ainsi appel à Jean-Baptiste Guérin (?-1710), conseiller et avocat du roi au bailliage et siège présidial de Soissons, futur secrétaire perpétuel de l’académie de Soissons, pour assister le cartographe en train de lever la carte de sa généralité56. Quelques années plus tard, Guillaume Delisle s’appuie régulièrement, pour dresser ses cartes des provinces du royaume, sur des relevés faits par des officiers du lieu : il en est ainsi, par exemple, de sa carte de Picardie57 ou de celle du diocèse de Beauvais58. En 1679, ce sont sans doute des gens appartenant à ces milieux socioprofessionnels qui ont produit les premières cartes des élections, dont Le Blanc a soumis deux échantillons en décembre à Colbert.

28Ce travail, une fois réalisé, est soumis au premier niveau des officiers royaux, « les officiers des lieux et les commissaires des tailles », à savoir les officiers des élections et les agents chargés d’établir les rôles de taille. Ce sont les acteurs de la monarchie sur le terrain, au plus près des communautés des villes et des campagnes. Cette troisième étape concerne le niveau des « départemens », à savoir celui où l’imposition est répartie entre les paroisses ou communautés : sous Colbert, en Normandie, ces opérations ont toujours été effectuées dans le bureau de chaque élection, en présence de l’intendant, des officiers locaux et, à suivre la lettre de l’intendant, en présence de quelques habitants des paroisses59. La première phase de terrain est alors achevée.

29C’est à partir de là qu’intervient celui qui que nous pouvons appeler le cartographe. Si son nom ne nous est jamais donné dans la correspondance échangée entre Le Blanc et Colbert – sauf une exception, dans celle de l’intendant et du chancelier –, son travail est en revanche clairement décrit. Il n’est pas un cartographe de cabinet, dont le travail est essentiellement une compilation critique des données les plus diverses qu’il a pu réunir – cartes antérieures, observations des voyageurs, des marins, des ingénieurs, des administrateurs… –, associée à des calculs mathématiques appuyés sur les données produites par les astronomes concernant les coordonnées géographiques des divers lieux de la terre60. Le cartographe normand a parcouru en détail la généralité – il a « marché touttes les eslections de villages en villages » –, et s’est entretenu avec les indigènes, officiers et habitants. C’est seulement avec ce bagage d’observations et d’informations qu’il peut entreprendre ce que l’intendant appelle son « projet », soit le redécoupage des circonscriptions fiscales de la généralité pour qu’elles correspondent aux critères de rationalisation que Colbert a fait parvenir à l’intendant. La « carte generalle » destinée à Colbert devrait donc revêtir une double finalité : proposer au roi un état au vrai de la géographie administrative de la généralité, de la simple paroisse à la généralité prise dans son ensemble ; suggérer un tracé plus efficace des circonscriptions fiscales, correspondant aux intentions rationalisantes de Colbert.

30À ce moment de la production de l’atlas de Normandie, l’opération suggère trois remarques. La première concerne le réalisateur final de la carte. L’intendant n’a pas fait appel à un spécialiste reconnu de cartographie, qu’il s’agisse d’un ingénieur militaire, très compétent dans ce domaine, d’un cartographe-géographe ou d’un savant de l’Académie des sciences, à laquelle Colbert a confié à la fin des années 1660 la tâche complexe d’un relevé cartographique scientifique du royaume61. Ces derniers ont commencé le chantier par la réalisation d’une carte régionale, celle de l’Île-de-France, mais, entreprise dès 1668, elle n’a été publiée qu’en 167862 ; malgré les dix années employées pour la réaliser et une échelle plus grande (1/87 000), les informations utiles à l’administration y sont moins riches que celles que propose Louis Le Blanc. En plus, Colbert est pressé : l’intendant doit achever l’opération durant l’hiver 1679-168063. Il faut toutefois constater que le cartographe finalement choisi, au vu des cartes qu’il a produites, n’est pas dénué de compétences cartographiques. Même si pour l’instant aucune preuve directe n’a été retrouvée, il est très probable que La Motte était en contact, probablement depuis plusieurs années, avec Le Vasseur de Beauplan, qui lui avait transmis une formation de cartographe de terrain particulièrement efficace ; il avait aussi pu bénéficier des informations recueillies par Beauplan tout au long des années 1660 concernant l’ensemble de la Normandie.

31Ce qui fait l’objet de notre seconde remarque. La méthode employée, telle qu’elle est décrite par l’intendant dans sa lettre de janvier 1680, correspond exactement à celle mise au point par Beauplan et utilisée pour réaliser sa fameuse carte d’Ukraine, puis ses cartes de Normandie et de Bretagne. Cette méthode pour « dresser les cartes chorographiques », exposée à Colbert dans un mémoire probablement rédigé à la fin des années 1660, est avant tout une pratique professionnelle à faible formalisation théorique, où le recueil de données topographiques locales est réalisé avec « les instruments ordinaires des géomètres » en parcourant en totalité, à pied ou à cheval, les régions à cartographier.

[…] je prens avec l’astrolabe précisément à midy la hauteur du soleil avec laquelle et sa déclinaison je trouve la latitude du lieu ; ainsy je prend les latitudes fort exactes de touttes les villes et bourgs, qui ne sont pas plus esloignés les uns des autres de huit à dix lieues ; puis, m’acheminant par tous ces lieux, où je mesure les distances le plus exactement qu’il m’est possible soit par le moyen d’un odomestre qui est une machine qui s’attache à l’arson de la selle de mon cheval, et qui montre combien mondit cheval a fait de pas d’une ville à une autre et réduisant les pas en lieues, j’ay la distance très juste. Je me serts de cet instrument seulement pour avoir les deux diamètres de la province, car pour les autres petites distances qui ne sont que de six à sept lieues, je ne me serts que d’une montre où l’on cognoist l’heure et la minute sur laquelle je règle le pas de mon cheval, et par ce moyen je cognois les vraies distances qui sont entre les villes et bourgs ayant toujours la boussole en main pour remarquer l’obliquité des chemins et de touttes ces choses, je fais mémoires pour dresser la carte, laquelle estant dressée ainsy, je m’achemine le long des rivières les plus considérables pour voir leurs sinuosités, et les lieux où les rivières se joignent ensemble, et les villages qui sont sur icelle rivière ; enfin je visite les plaines de long et de travers qui sont entre les d[ites] rivières pour y placer les villages qui s’y rencontrent, mesmes les bois, marets, et montagne qui sont remarquables pour notter dans une carte ; voila en général ce que je puis dire sur ce sujet.

Quand à la façon de mesurer les distances tant accessibles qu’inaccessibles, c’est avec les instruments ordinaires des géomètres qui sont les compas de proportion, gonometre, baston de Jacob, quarré géométrique, échelle altimestre, podomestre, mesme avec les sinus, quand ce sont des distances lointaines, enfin avec tel et autre instrument que les ingénieurs affectent le plus, mais la manière de s’en servir ne s’aprend qu’en le pratiquant64.

32La technique cartographique de Beauplan combine ainsi différentes pratiques professionnelles, avec l’usage des instruments propres à chacune d’elles : celles de l’astronome – l’astrolabe, utilisé ici explicitement pour mesurer la latitude –, de l’ingénieur – il a une réelle formation mathématique, et a même publié en 1662 un manuel à l’usage de la noblesse, intitulé Principes de géométrie militaire65 – et de l’arpenteur, en recourant même à des calculs trigonométriques discrètement évoqués. C’est également le propre de ces professions de tracer la carte sur les lieux, avant même que toutes les mesures et vérifications de distance et d’angle soient effectuées.

33Si La Motte n’a toutefois pas la formation cartographique de Le Vasseur de Beauplan, il n’en a pas moins su utiliser sa carte de Normandie pour dessiner ses propres fonds de cartes par élection. L’identité des coordonnées géographiques – établies par Beauplan – qui figurent sur le bord des cartes en est une preuve indiscutable. C’est au niveau plus proprement topographique que se situe le travail de La Motte. Le réseau routier a été complété en de nombreux endroits, les gués et les bacs figurent sur les rivières. Le changement d’échelle, de 1/210 000 à 1/130 000, a permis de préciser, de corriger et parfois d’enrichir la toponymie, de rectifier la position respective des paroisses. L’ajout essentiel par rapport à la carte de Beauplan est la définition, administrative et démographique, de chaque paroisse, qui était totalement absente de la carte antérieure. Le travail de La Motte a ainsi combiné ses propres observations sur les lieux et les données qu’il a pu obtenir de l’administration fiscale, en l’occurrence, comme nous l’avons vu, des registres des receveurs des gabelles.

34Ce que La Motte a pu faire, troisième remarque, grâce à son travail de terrain et à une enquête approfondie auprès des officiers locaux et des habitants, qui sont ainsi associés à la production du savoir cartographique : ce sont eux qui à la fois informent, mais aussi contrôlent le produit final, comme le confirme l’intendant. Ce recours à la connaissance indigène des lieux restera au siècle suivant, alors que les méthodes de triangulation et l’usage d’appareils de mesure plus sophistiqués auront transformé les pratiques de relevé de l’espace : une fois les points importants définis par triangulation par les ingénieurs-géographes de l’équipe de Cassini, ce seront toujours des informateurs locaux qui communiqueront les informations nécessaires au dessin des réalités locales66.

35De janvier 1680 à l’été 1681, la correspondance administrative de l’intendant cesse de donner des informations sur l’opération cartographique voulue par Colbert. C’est seulement à la suite d’une relance faite à plusieurs intendants, au début août 168167, que Colbert apprend que la carte générale est désormais achevée ; il demande alors à Le Blanc de la lui faire parvenir : « Puisque vous avez achevé la carte des eslections de vostre généralité avec les refformations que vous avez estimé nécessaire d’y faire, envoyez-la moy au plustost, observez seulement ce que je vous ay escrit par ma dernière concernant les ressorts de justice et les marchez68. » L’intendant s’exécute sans plus attendre69. Le délai initial de Colbert – l’hiver 1679-1680 – est toutefois dépassé, mais la carte a été réalisée. Le Blanc précise son envoi quelques jours plus tard :

La carte que je me suis donné l’honneur de vous envoyer, est de toute l’estendue de la généralité ; il n’y a pas une paroisse d’obmise, elles sont toutes dans leur scituation et distance, j’en ay mesme fait adjouter quelques unes des généralités voisines. Je n’ay point fait faire de cartes des eslections par[ticuli]ères, les ayant fait marquer de différentes couleurs. Sy vous avez agréable qu’on y change ou qu’on y augmente quelque chose, vous prendrez s’il vous plaist la peine de me le faire scavoir70.

36L’intendant n’a pas totalement respecté la commande initiale : les cartes de chaque circonscription, qui ont pourtant été réalisées dans un premier temps, n’auraient pas été envoyées ; seule la carte générale se trouve désormais sur le bureau du ministre. Curieusement, les réponses du ministre ne semblent pas correspondre à l’envoi. Le 3 septembre 1681, Colbert écrit de Fontainebleau : « J’ay trouvé les cartes que vous m’avez envoyé pour la refformation des eslections belles et bien faites, mais il faut que celuy qui les a commencées les achève dans toute leur estendue71. » Pas une carte, mais des cartes, et un travail inachevé. Le Blanc aurait-il envoyé d’autres cartes auparavant, sans que ce soit celle des élections ? La lettre de Colbert du 18 septembre lève les ambiguïtés : « Je reverray avec soin, la carte de la généralité de Rouen que vous m’avez envoyé pour le changement du ressort des eslections72… »

37Après ce dernier échange, la correspondance de Le Blanc avec Colbert, qui se poursuit tout au long de l’année 1682, ne fait jamais plus mention des opérations cartographiques de La Motte73. Le Blanc quitte ses fonctions à Rouen à la fin 1682. La correspondance de son successeur, Claude Méliand, qui arrive en février 168374, est tout aussi silencieuse. L’opération est pourtant loin d’être achevée : la version définitive des cartes des élections, réunies en atlas, est datée de 1683, et la carte d’ensemble de la généralité n’est achevée que dans le courant de 1684, bien après le décès de Colbert.

Au service d’un administrateur sur le terrain

38Si le terme « atlas » figure dans le titre du volume, il ne figure pourtant pas dans la commande initiale de Colbert ni, par la suite, dans la correspondance entre l’intendant et le ministre. L’introduction du terme résulte donc probablement d’une décision de l’auteur de l’ouvrage, l’échevin de La Motte. Or une telle décision n’est pas un geste ordinaire. En ce début des années 1680, le terme n’appartient pas pleinement au langage courant. Il ne figure pas dans la première édition du Dictionnaire de l’Académie françoise, qui paraît à Paris en 1694 ; il figure toutefois, comme second sens et avec l’orthographe « athlas », dans le dictionnaire de Furetière, pour désigner « un livre de géographie universelle qui contient toutes les cartes du monde, comme si on les voyait du haut de cette montagne que les Anciens ont cru être la plus haute de la terre75 ». Le terme a pourtant été utilisé pour des volumes en langue française publiés par des éditeurs néerlandais depuis le début du XVII^e siècle : la traduction de l’atlas de Mercator par La Popelinière paraît ainsi en 1609 à Amsterdam chez Josse de Hond (Jodocus Hondius) sous le titre de Atlas, ou Méditations cosmographiques de la fabrique du monde et figure d'iceluy ; diverses collections de cartes couvrant la totalité du monde ont été publiées sous la dénomination d’atlas, depuis le Nouveau théâtre du monde ou Nouvel Atlas comprenant les tables et descriptions de toutes les régions de la terre de Hendrik Hondius (Amsterdam, 2 vol., 1639) jusqu’à la célèbre « géographie blavienne », un ensemble de 596 cartes, réparties en douze volumes, édité en 1663 par Joan Blaeu sous le titre de Grand atlas, ou Géographie Blaviane : en laquelle est exactement descritte la terre, la mer, et le ciel76. Mais l’édition cartographique française ignore le mot, jusqu’au tout récent Atlas nouveau, contenant toutes les parties du monde, où sont exactement remarqués les empires, monarchies, royaumes, états, républiques et peuples qui s'y trouvent à présent, un volume de 42 cartes qu’Hubert Jaillot publie en 1681, avec un réel succès puisque des éditions élargies paraissent en 1684 (72 cartes), en 1689 (80 cartes), rééditions que se poursuivent, à Paris et à l’étranger, pendant plusieurs décennies77. L’utilisation du mot par La Motte suggère que le cartographe normand, inconnu par ailleurs, est parfaitement au courant des nouveautés du moment et que, pour donner relief et prestige à son travail, il n’hésite pas à prendre ses distances avec l’usage professionnel internationalement établi pour présenter sous la dénomination d’atlas un travail cartographique qui, loin d’avoir une vocation universelle, limite son champ à une seule province du royaume de France.

39Plus qu’à un format éditorial, qui ne saurait totalement s’appliquer à un document resté manuscrit, mais qui avait vocation à être publié, à suivre la lettre de l’intendant au chancelier précédemment citée qui sollicitait un privilège de librairie, l’atlas renvoie ici à un ensemble de pratiques, tant savantes qu’administratives. Si l’on considère les deux cartes générales de la généralité de Rouen, outre les éléments d’information contenus dans la correspondance entre l’intendant et le ministre, il ne fait aucun doute que les exemplaires actuellement conservés sont bien parvenus dans les bureaux parisiens : celle conservée aux Archives nationales provient très certainement du fonds du contrôle général, dont elle a été probablement retirée lorsque les archivistes, au XIX^e siècle, ont constitué les séries topographiques à partir de documents d’origines diverses, dont des documents illustrés séparés des liasses d’archives provenant des ministères78 ; l’origine de la carte des archives départementales des Yvelines est encore plus claire, puisqu’elle appartient à un ensemble documentaire qui, retrouvé dans les bureaux du château de Versailles au début de la Révolution française, a alors été versé aux archives départementales79. L’histoire de l’atlas manuscrit est en revanche plus difficile à retracer.

40Faute d’un enregistrement ancien des entrées au département des cartes et plans de la Bibliothèque nationale, la seule datation possible de l’arrivée des documents repose sur l’examen des estampilles qu’ils portent80. Les trois cartes isolées de l’élection de Caudebec portent des estampilles récentes, remontant à la fin du XIX^e siècle (Ge D 2128 RES), à l’époque de la Restauration pour les deux autres (Ge D 15332 et 15333). À l’opposé, l’atlas de la généralité de Rouen porte une estampille beaucoup plus ancienne – le petit cachet ovale rouge B.R. surmonté d’une couronne –, qui a été utilisée sur les fonds les plus anciens du département des Imprimés. Rien ne permet toutefois d’affirmer qu’il ait pu appartenir à la bibliothèque de Colbert81. Il est toutefois difficile d’avancer qu’il serait entré en même temps que les papiers de l’intendant Le Blanc, qui appartenaient au comte du Hamel, probablement Louis-Joseph du Hamel (1777-1859) et portent une estampille du département des manuscrits datant du Second Empire.

41Il n’en reste pas moins que, à la différence des deux cartes de la généralité qui sont parvenues dans les bureaux centraux de la monarchie, l’atlas est très probablement resté entre les mains de l’intendant, comme un instrument de travail dont le format et la constitution en recueil rendaient plus faciles le transport et la consultation sur le terrain. Nombre d’informations très locales notées sur les feuilles de l’atlas ne sont pas passées dans les cartes, comme si l’utilisation à distance dans un bureau ne mobilisait pas les mêmes ressources que celles dont avait besoin un acteur de terrain.

42À partir de la fin des années 1670, Colbert exige en effet des intendants une visite de leur généralité, élection par élection – la division même qui organise l’atlas. Ils ne doivent point envoyer un rapport d’ensemble, mais pour chacune des élections qu’ils ont visitées82. Dans les années 1680-1682, Colbert invite ainsi les intendants à se rendre sur le terrain avec les cartes qu’ils ont fait dresser.

Le Roy m’ordonne de vous écrire que son intention est que dans les visites que vous faites des élections de vôtre généralité vous portiez les cartes que vous en avez fait faire en exécution des ordres de Sa Ma[jes]té contenus dans ma lettre du 20 juillet 1679 pour parvenir à la réformation du ressort des élections et que vous vérifiez exactement par vous meme si elles sont justes, si les distances sont bien marquées et s’il n’y a rien à changer à l’avis que vous avez donné83.

43L’atlas apparaît alors comme un instrument particulièrement adapté à la visite des élections. L’intendant de Soissons indique ainsi à Colbert qu’il a fait réaliser un atlas (un « livre des cartes ») de sa généralité qu’il emporte avec lui dans ses tournées ; dans le mémoire sur l’élection de Clermont qu’il envoie à Colbert, il en précise même l’usage :

J’ay porté le livre des cartes de Du Saussay dans mon voyage, et comme la ville de Clermont est dans une situation qui domine le pays, nous y avons verifié de dessus le rempart beaucoup de fautes dans la situation des bourgs et des villages. J’en ay trouvé d’autres en repassant par le Vallois ; il y a mesme des villages oubliés, et peu d’exactitude dans l’observation des distances84.

44L’atlas serait dès lors un document de travail sur le terrain, alors que la carte générale serait, elle, l’outil des bureaux de la monarchie, qu’elle soit étalée sur une table ou suspendue au mur afin de l’embrasser d’un seul coup d’œil85. L’hypothèse mérite approfondissement. Si nous connaissons la composition de la cartothèque de Colbert, qui comportait aussi bien des cartes en feuilles que des recueils de cartes, manuscrites et imprimées, nous ignorons le mode de conservation de ces cartes et la façon dont elles étaient utilisées. Ce qui semble toutefois certain, à consulter l’index de cette cartothèque, c’est que ces recueils, qui résultent souvent d’opérations cartographiques spécifiques, étaient utilisés à la fois comme des dossiers sur une question importante (frontières, côtes…) et comme des collections de documents qui avaient chacun pris une valeur documentaire, d’où leur indexation86.

45L’atlas apparaît bien dès lors comme un outil efficace pour constituer en dossier un ensemble de données cartographiées utiles à l’information et à la décision. Il peut être le fruit d’une opération complexe telle que, au tout début du XVII^e siècle, le fameux atlas dit de Sully, conservé à la British Library87, qui réunit, entre autres, les cartes de Jehan Martellier et de Jean Errard pour la frontière du Nord et celles de Jean de Beins sur la zone alpine. La pratique se diffuse rapidement avec l’essor des « atlas militaires » dont l’étude récente a fait émerger l’importance et l’efficacité88. L’atlas est aussi un outil pour réunir une information collectée de façon homogène, comme le fameux atlas des gabelles – le nom n’est pas d’origine –, œuvre de Nicolas Sanson d’Abbeville, qui regroupe en un volume tous les éléments d’une vaste enquête à l’échelle du royaume concernant l’organisation territoriale et le fonctionnement en 1664-1665 du monopole monarchique du sel89.

46Comme l’avait suggéré James Akerman dans un article fondateur90, l’atlas est bien un outil de construction territoriale des États européens. L’atlas de Normandie le fait toutefois de façon spécifique : non pas en proposant des noms de régions ou de territoires ou en traçant des limites, politiques ou administratives, mais en mettant en évidence, avec des outils sémiographiques inventés pour ce faire, les difficultés soulevées par une construction ancienne des territoires conduite à partir de listes de lieux dès lors que l’on dispose d’outils de spatialisation des mêmes données. L’expérience normande, qui s’est déroulée dans les autres pays d’élection du royaume, même si les méthodes mises en œuvre et les résultats cartographiques restent pour l’instant inconnus, tranche par rapport à ce que nous a proposé jusqu’à aujourd’hui l’histoire de la cartographie. Initiée certes au cœur de l’État, elle est le produit d’une inventivité locale, avec des agents recrutés sur le terrain qui restent anonymes. Ses solutions, inventées localement, ne sont pas empruntées, pour l’essentiel, aux cartographes de l’Académie, qui mettent en œuvre au même moment une nouvelle carte du royaume. Elle a su attirer l’intérêt du ministre, car ses temps de réalisation, à la différence du travail des académiciens, sont en phase avec ceux de l’action politique. Toutefois, comme la carte de l’Académie des Sciences, l’expérience de l’atlas de Normandie fait long feu. À la mort de Colbert, ses successeurs ne partagent pas le même intérêt pour l’outil cartographique. Sans sa disparition, la cartographie du royaume se serait peut-être développée sans Picart, La Hire ou Cassini, comme une collection d’atlas régionaux, œuvre collective de cartographes locaux dont l’anonymat reste à percer.