1Arrivés aux conclusions, il est le temps de faire un bilan et de se demander quels sont les éléments importants qui ont émergé de cette recherche, les concepts principaux qu’il faut souligner entre tous ceux qui ont été abordés au fil des pages de ce livre. Tout d’abord, il est désormais évident qu’il est nécessaire d’observer les sociétés du passé avec une attention renouvelée, sans sous-estimer leur complexité. Elles peuvent offrir des solutions tout à fait inattendues à des problèmes pour lesquels il n’y a pas encore de réponses claires aujourd’hui, comme celui d’offrir aux pauvres un service de crédit à faible coût.

2À ce propos, l’activité de crédit des osterie et des bastioni s’est révélée être un système original grâce auquel il était possible d’accorder des prêts et d’apporter un réel soutien aux catégories pauvres de la population, en favorisant la “profondeur de la portée” (depth of outreach). En effet, grâce à cette offre de crédit même les articles de moindre valeur (tels que des mouchoirs, serviettes, tabliers etc.) pouvaient être engagés en échange de nourriture ou d’argent. De plus, la République de Venise a non seulement été capable de créer un système qui permettait de soutenir les catégories pauvres, mais elle a aussi veillé à ce que les nécessités sociales ne soient jamais pliées aux intérêts économiques des créditeurs.

3Osterie et bastioni avaient beaucoup en commun : c’était des centres de prêt sur gages et deux des plus importantes composantes de la structure de l’hospitalité urbaine ; mais ils menaient aussi deux activités très différentes. À ce propos, l’analyse des inventaires a montré qu’il s’agissait de deux mondes difficilement comparables. Les osti disposaient d’un nombre variable de chambres de diverses qualités, adaptées à différents types de clients, plus ou moins riches. Les bastioni, en revanche, manquaient de chambres et de cuisines, mais semblaient être bien équipés pour vendre du vin sur place, même si la loi l’interdisait strictement. Les osterie étaient en nombre limité, concentrées exclusivement dans les zones de Rialto et de San Marco et s’adressaient à une clientèle très spécifique : ce sont les osti eux-mêmes qui le confirment dans leur matricola, en affirmant que l’autorité publique « a commandé la construction des osterie pour les besoins des étrangers et les nécessités des gens joyeux et riches »1. Par ailleurs, les sources témoignent qu’à différentes époques, l’accès aux osterie était également interdit à la population vénitienne, sauf aux nobles. Les bastioni, en revanche, étaient en théorie un lieu de non-sociabilité dans lequel les clients étaient censés acheter un produit qui devait ensuite être consommé exclusivement chez eux. Les sources montrent que ce qui était prévu par les lois ne correspondait pas toujours à la réalité, étant donné que les bastioni étaient souvent un point de référence pour la population, où l’on se retrouvait pour jouer, boire, discuter et emprunter de l’argent, si nécessaire.

4La volonté de la République de pousser les individus à consommer du vin au sein de la sphère domestique pourrait être une tentative de limiter les épisodes d’ivresse publique et de contenir les risques associés à cet état. Mais il est tentant de penser qu’il y avait aussi d’autres raisons derrière cette décision, comme par exemple la volonté de limiter la diffusion d’idées potentiellement critiques envers le gouvernement vénitien, et donc dangereuses2.

C’est là [dans les osterie], en effet, hors de l’étroitesse de leurs cabanes, que les paysans se réunissent le soir ou pendant les longues journées hivernales pour discuter des questions de la communauté, des récoltes, jouer et boire ; lorsque dans toute l’Europe passait la tempête révolutionnaire, dans les osterie les journaux étaient lus à haute voix aux heures où la fréquentation était la plus importante, et pour la première fois dans l’histoire des masses rurales de la Vénétie, les paysans commencèrent à s’intéresser aux affaires des princes3.

5Cette hypothèse est très intéressante, surtout si l’on considère qu’il n’y a jamais eu d’épisodes de révolte de la part de la population de la ville dans l’histoire vénitienne. D’autre part, il est connu que les pouvoirs publics cherchaient à contrôler le nombre d’auberges et plus généralement de lieux de rencontre : la République exerçait une forte surveillance sur les osterie de la terre ferme, mais ce type de préoccupation se retrouve également ailleurs4.

6D’un point de vue plus général, cette analyse permet aussi d’avoir un aperçu inédit sur la vie des Vénitiens de l’époque. Les longues listes de gages déposés dans les entrepôts des bastioni et des osterie permettent d’apprécier la variété des objets appartenant aux couches moyenne et pauvre de la population de l’époque, ce qui nous a obligé à reconsidérer les concepts mêmes de richesse et de pauvreté. Il est donc possible de comprendre qui est effectivement un individu pauvre non pas tant à l’aune de son salaire ou ses niveaux de consommation, mais plutôt à la qualité de son crédit. Elle se compose principalement de deux facteurs : le type d’emprunt et sa fréquence. S’il n’est pas nécessaire d’indiquer ce que l’on entend par fréquence de crédit, il est cependant préférable de clarifier dès le départ ce que l’on entend par “type”. Brièvement, le type indique simplement les différentes caractéristiques intrinsèques de chaque offre ou instrument de crédit, qui impliquent chacun des garanties, des méthodes et des montants très différents.

7L’économie du “mouchoir” constitue seulement un de ces types de crédit. Elle est caractérisée par de toutes petites opérations à très haute fréquence et qui en quelque sorte se situe à la frontière entre le crédit et l’aumône. La masse de ces opérations constituent un marché très important, capable de mobiliser chaque année des dizaines de milliers d’objets et des milliers de ducats. Il s’agit d’un marché si important que la République a décidé de le formaliser et de le placer sous le contrôle d’une magistrature chargée de superviser le bon fonctionnement du système et le respect des règles qui le soutenait. La république avait tout intérêt à développer cette offre de crédit, car elle était étroitement liée à la vente du vin : il s’agissait finalement d’un service pour les pauvres qui enrichissait aussi les caisses publiques, à cause de l’augmentation des ventes du vin et du droit lié à son importation dans la capitale.

8Grâce à diverses méthodes d’évaluation, il a été possible d’estimer que le nombre d’objets engagés chaque année dans les bastioni et les osterie se situait entre 120 000 (1745) et 240 000 (1794) par an. Il s’agit d’une valeur considérable, une moyenne de 1,3 gage par an par individu et 6,56 par ménage, soit plus d’un tous les deux mois (1761). À la fin du XVIII^e siècle, la situation a radicalement changé et le service de prêt des bastioneri et des osti sembla entrer dans une crise irréversible : dans un premier temps, ils tentèrent de diminuer la fréquence de participation aux enchères, pour déclarer ensuite ne plus avoir d’articles en stock dans leurs entrepôts. Il n’est pas possible de savoir avec certitude quelles en étaient les causes ; nous avons proposé plusieurs hypothèses, parmi lesquelles une baisse significative des revenus (en raison de la diminution de la fréquence des rachats) associée à une forte augmentation de la demande, mais il s’agit d’une réponse qui ne semble pas tout à fait convaincante. Bien sûr, les enchères se sont poursuivies après la chute de la République, à la fois sous le gouvernement de la Municipalità provvisoria (1797-1798) et également plus tard, sous la domination autrichienne, puisque dans les sources il y a des reçus de gages datant du milieu du XIX^e siècle.

9Vin et argent, consommation et crédit, sont des concepts à la fois très différents et proches, étroitement liés par l’activité des osti et des bastioneri. Cette recherche démontre clairement qu’ils étaient bien plus que de simples vendeurs de vin. C’était des professionnels capables d’estimer la valeur des objets, de gérer des entrepôts remplis d’objets, d’utiliser des méthodes de paiement très différentes les unes des autres – à la fois physiques, comme les différentes devises, et techniques, comme les paiements différés et autres instruments financiers. Ils possédaient donc un savoir-faire, une maîtrise qui réévalue leur position dans la société et jette un nouvel éclairage sur la profession elle-même : non plus des simples vendeurs de vin, mais des individus que leurs connaissances placent à la limite entre arts “mécaniques” et “libéraux”, car dans nombre de ses activités quotidiennes, l’intellect et la capacité de calcul étaient bien plus importants5.

10Un autre élément surprenant qui est apparu au cours de la recherche est le fait que l’activité des bastioni et des osterie se trouvait à la croisée entre trois marchés différents, à savoir le vin, le crédit et les objets d’occasion. Il s’agit d’une combinaison tout à fait inhabituelle, apparemment dénuée de sens, qui contient en elle-même la force et la faiblesse de ce système. D’une part, en effet, elle a permis l’intégration des opérations de crédit dans la vie quotidienne des individus, en les liant à la consommation du vin. Il s’agissait d’une combinaison particulièrement adaptée, compte tenu des habitudes des classes populaires vénitiennes de l’époque. En outre, elle permettait la redistribution quotidienne de nombreux objets : chaque jour, un grand nombre d’entre eux étaient engagés tandis que d’autres étaient remis en circulation par le biais d’enchères publiques (puis achetés, vendus, éventuellement réengagés et ainsi de suite).

11Ce système permettait aux classes les plus pauvres l’accès à un marché économique, où elles pouvaient faire leurs achats. De plus, grâce à la grande quantité d’objets vendus chaque jour, il a probablement contribué à maintenir les prix des produits d’occasion à des niveaux plus bas. Dans le même temps, de cette façon le marché du crédit était moins cher et plus flexible, principalement grâce à deux éléments : d’une part, plus vite le “cycle des gages” (engagement, rachat ou mise aux enchères, vente et éventuellement réengagement) se terminait et plus vite le même capital pouvait être réinvesti, augmentant proportionnellement les revenus de l’investisseur ; de l’autre, nous avons vu que la présence d’un marché des biens de seconde main rapide et efficace était une condition absolument indispensable au développement d’un marché du crédit sur gage également efficace.

12Toutefois, le fait que l’activité des osti et des bastioneri était composée de ces trois composantes rendait beaucoup plus difficile tout changement et l’évolution du système lui-même : c’était un mécanisme complexe et apporter des modifications dans l’un des trois secteurs pouvait affecter négativement l’activité des autres. Il faut considérer aussi qu’on ne voit pas de changements importants dans le mode de fonctionnement des autres composantes de l’offre – banques juives, monts-de-piété et crédit immobilier – ce qui suggère probablement qu’il n’y avait pas même la volonté de changer. La question de l’évolution du marché du crédit est étroitement liée à un autre sujet particulièrement important et tout aussi difficile à démontrer, à savoir la stabilité du système, la capacité du marché à se rétablir et à revenir à un état qui peut être défini de “normalité” à la suite d’un choc. Malheureusement, pour l’instant la documentation ne nous permet pas d’aller plus loin, ce que nous espérons faire dans un avenir proche. À ce propos, il faut considérer que la segmentation de l’offre était probablement le résultat d’un effort destiné à limiter la concurrence entre circuits du crédit et permettre au système d’être plus stable et durable. Toutefois, il n’apparait pas clairement, et c’est là une autre question qu’il faudrait examiner plus en détail, si la segmentation du marché dans son ensemble était réellement un avantage ou une limite : il faudrait vérifier quelle était la situation aux siècles précédents par rapport au XVIII^e, afin de comprendre si au cours d’une période plus dynamique pour l’économie vénitienne la compétitivité des différentes offres de crédit a effectivement progressé.

13Il convient de souligner une fois encore l’efficacité d’une analyse qui essaye d’inclure plutôt que d’exclure. L’exhaustivité est une chimère inaccessible, mais ce n’est pas pour autant qu’il faille en avoir peur ou fuir à priori toute tentative de s’en approcher. La description et l’analyse du contexte n’est pas un but en soi, mais vise à comprendre un ensemble : il ne s’agit pas tant d’étudier un engrenage que de comprendre sa place dans le mécanisme global. On a ainsi pu comprendre que ce que l’on croyait être les limites d’une offre spécifique est en fait une frontière consciemment tracée afin de créer une spécialisation visant à l’optimisation d’un système qui doit permettre à chacune de ses composantes de fonctionner : nous ne sommes pas très loin de ce qui s’est produit dans les corporations de la ville, où chacune a lutté pour sauvegarder son champ d’action, ses prérogatives, sa demande.

14L’image qui découle de cette analyse consiste en une série d’offres qui se sont trouvées en interaction avec une demande parfaitement hétérogène, où besoins et possibilités ont été déclinés en fonction du choix, conscient ou non, de chaque individu. Grâce à l’histoire d’Isabetta Barbaro, il a été possible de simuler, avec toutes les limites du dossier, le fonctionnement du marché, de sentir ses composantes. Il est ainsi apparu que le simple taux d’intérêt n’est pas une variable suffisante pour guider la demande, car d’autres variables pèsent autant et peut-être même plus au moment du choix.

15Le choix, justement, constitue une des variables essentielles dans cette équation. Cette évidence pousse à s’interroger sur la conscience qu’avait une personne ayant vécu dans la Venise du XVIII^e siècle de l’offre de crédit de la ville et des avantages et inconvénients de choisir l’une ou l’autre solution. De plus, leur choix était également déterminé par les connaissances techniques : à cette époque, les personnes à faibles revenus ne savaient probablement même pas compter, comment pouvaient-elles effectuer des calculs ou des prévisions économiques compliqués ? Il faut cependant considérer que les traditions, les habitudes et la pratique quotidienne ont joué un rôle crucial à cet égard. Joindre les deux bouts en ayant recours à un prêteur était une opération qui faisait partie de la vie quotidienne de chaque ménage.

16Il est certain qu’à la fin du XIV^e siècle, les banques juives étaient opérationnelles dans le ghetto, tandis que les osterie prêtaient déjà sur gage ; à la fin du XV^e siècle, les bastioni ont été créés et, dans la première moitié du XVI^e siècle, les activités des Monti dans les villes du continent étaient sans doute connues à Venise. La structure de base du marché était donc restée inchangée pendant plus de trois siècles et les Vénitiens la connaissaient certainement, précisément parce qu’elle faisait partie de leurs pratiques quotidiennes. L’information est cependant une chose dont il faut tenir compte, une autre variable capable d’influencer les choix des individus. Que savait-on sur le marché du crédit ? C’est une question aussi fascinante que difficile à aborder, surtout d’un point de vue historique. C’est donc un sujet très intéressant qui doit certainement être approfondi.

17L’activité des osterie et des bastioni s’est révélée être une activité originale grâce à laquelle il a été possible d’accorder des crédits et d’apporter un réel soutien aux catégories pauvres de la ville, ce qui a permis de favoriser la “profondeur de la portée” (depth of outreach). Grâce à elle, même les articles de moindre valeur (tels que des mouchoirs, serviettes, tabliers, etc.) pouvaient être engagés en échange de nourriture ou d’argent. Les inventaires et surtout la valeur moyenne des prêts en sont la preuve évidente : en moyenne, elle était d’environ 3 livres vénitiennes, et dans plus d’un sixième des cas, elle était même égale ou inférieure à 1 livre. Nous avons aussi essayé de découvrir qui étaient les individus impliqués dans ce type de crédit, en nous concentrant surtout sur les clients des bastioni (en effet, les osterie semblaient destinées à des clients qualitativement différents, du moins en théorie). Malheureusement, les sources ne nous ont pas permis d’apporter une réponse claire à cette question, mais de manière générale nous savons qu’il s’agissait principalement d’hommes qui travaillaient dans diverses corporations de métier, les principaux consommateurs de vin et ceux qui manquaient souvent d’argent en raison de l’irrégularité des paiements et, parfois, du caractère saisonnier de leur profession. De plus, il faut souligner que parmi ceux qui mettaient en gage des objets dans les bastioni de la ville, il y avait aussi un nombre respectable de femmes, qui représentaient environ 25/30 % du total.

18Du point de vue historiographique, l’analyse soulève une première question concernant l’image de l’économie urbaine vénitienne au XVIII^e siècle. Fondamentalement, par rapport à la vision partiellement décadente qui nous est restituée par la bibliographie et par les descriptions des voyageurs entre le XVIII^e et le XIX^e siècle, Venise a-t-elle conservé un certain dynamisme du point de vue économique ? L’idée d’un appauvrissement progressif de la société, qui aurait généré une augmentation de la demande de crédit et donc de la pression sur l’offre, a certainement été confirmée par les données relatives à l’activité des bastioni, des osterie et des banques du Ghetto. On peut donc imaginer que ce phénomène était la conséquence d’une conjoncture économique défavorable. Nous ne disposons pas de données qui nous permettent de savoir ce qui se passait dans les autres composantes de l’offre, mais on peut imaginer que la tendance était la même. Dans le cas contraire, cela n’invaliderait pas notre hypothèse, en indiquant plutôt une augmentation des inégalités internes de la société.

19La stabilité de la valeur moyenne des prêts accordés par les bastioni et les osterie au cours du XVIII^e siècle nous suggère qu’il n’y eut aucun changement qualitatif au niveau des types d’objets engagés. Il s’agit là d’un élément très important car de cette façon on peut constater qu’il n’y eut pas de progression du nombre d’emprunteurs appartenant à des couches sociales plus élevées. Il s’agit donc essentiellement d’une variation du volume de la demande et pas de sa qualité (du moins en ce qui concerne les bastioni et les osterie, puisque pour l’instant nous ne disposons pas de données comparables pour les banques du Ghetto). On considère habituellement que le recours au prêt sur gage augmente en présence d’une conjoncture économique positive, dans la mesure où, grâce aux meilleures perspectives d’avenir, les individus estiment avoir plus de possibilités de récupérer leurs objets avant l’expiration du prêt6. Ce type de comportement ne semble cependant pas applicable au contexte de l’économie du “mouchoir”, dans laquelle s’appliquaient des logiques complètement différentes. Les objets, même les plus misérables, étaient une réserve de valeur et étaient à ce titre fréquemment échangés sur le marché (engagés, rachetés, vendus, achetés, etc.). Nous avons vu qu’au milieu du XVIII^e siècle, environ deux objets sur trois étaient rachetés par leurs propriétaires, tandis qu’à la fin du siècle ils constituaient environ la moitié du total : la logique était simple, soit il était possible de racheter les gages, soit il fallait attendre et, dans l’intervalle, on pouvait acheter d’autres objets, qui à leur tour étaient sacrifiables et remplaçables en cas de nécessité.

20Par conséquent, l’augmentation du nombre d’objets semble être directement proportionnelle à une dégradation du point de vue économique et non à une perspective plus optimiste par rapport aux remboursements des dettes. À ce propos, une étude quantitative et qualitative de l’activité des notaires vénitiens au XVIII^e siècle, les seuls pour lesquels il existe sans aucun doute de la documentation disponible aux archives, pourrait se révéler utile. De cette façon, il serait possible de vérifier la présence d’un changement au niveau du nombre ou de la qualité des contrats de crédit immobilier, parallèlement, ou à contre-courant de l’augmentation déjà mentionnée de la demande de petits prêts dans les bastioni, osterie, banques juives et monts-de-piété. Enfin, nous pourrions savoir si ce que l’on observe dans le cas des bastioni et osterie était un phénomène structurel, systémique, ou si le marché du crédit foncier – donc un type de crédit qui concernait d’autres acteurs et des situations différentes – évoluait à contre-courant par rapport au microcrédit.

21En conclusion, il serait très intéressant de comprendre quel était le rôle dans cette histoire de la “spécificité vénitienne” si souvent mentionnée, et si elle a été réellement fondamentale pour permettre et encourager le développement de la structure particulière du marché du crédit que nous avons décrite jusqu’ici. Dans quelle mesure est-il nécessaire de souligner les particularités physiques et administratives de Venise ? Et surtout, comment peut-on mesurer l’influence de ces particularités ? Il s’agit d’une question assez complexe, à laquelle il n’est pas possible actuellement de trouver une réponse, mais on peut au moins risquer quelques hypothèses.

22D’un point de vue physique, il est indéniable qu’il existe des différences très marquées entre Venise et les autres villes de la terre ferme, tout comme il est évident que ces spécificités ont conditionné la logique de la totalité des investissements fonciers, y compris les prêts immobiliers. En même temps, la structure des lieux d’accueil et d’hébergement de Venise présentait des particularités, parfois uniques, qui ont certainement eu une influence sur le développement de l’activité de prêt des osti et des bastioneri ; de plus, il faut rappeler la consommation élevée de vin par habitant, la volonté de la République – conformément à son célèbre pragmatisme – de gagner autant que possible en important cette boisson dans la capitale, etc. Il y a donc un certain nombre de causes concomitantes, dont certaines ont été soulignées tout au long du texte tandis que d’autres restent probablement dissimulées, mais en identifier une principale ou comprendre dans quelle mesure elles sont liées à la structure administrative ou à la particularité physique de Venise est une opération très complexe. Venise est-elle donc exceptionnelle ? Oui, à plusieurs égards et à tel point que l’on ne parvient pas à savoir dans quelle mesure.