L’économie du ‘mouchoir’ : crédit et microcrédit à Venise au XVIIIe siècle
|Deuxième partie - L’expérience et la tradition : marchés, offres et choix
Chapitre 8 - Un cadre (in)complet ? L’absence d’un mont-de-piété à Venise et les influences de ceux de la terre ferme sur le marché urbain
Texte intégral
L’intérêt “de Dieu” ? Ordres religieux entre crédit et usure
Mons Pietatis : Nomen Omen
- 1 Todeschini 2000, p. 369-386, en particulier p. 382-284 ; cité par Muzzarelli 2001, p. 88.
- 2 Muzzarelli 2010, p. 106 ; Muzzarelli 2001, p. 138-143.
1Le nom mont-de-piété, qui vient du latin Mons Pietatis, se réfère à deux concepts clés du christianisme. Mons dérive d’une ancienne tradition théologique occidentale, qui considérait les montagnes comme des passerelles entre le ciel et la terre, et donc comme des chemins qui permettaient de s’approcher de Dieu1. Le mot Pietatis liait l’activité des Monts avec l’idée du Christ rédempteur, symbole du sacrifice extrême, rappelant l’obligation morale qui incombait à tous les vrais chrétiens de secourir ceux qui étaient dans le besoin. On retrouve encore aujourd’hui l’image du Christ de Pitié dans les palais qui accueillaient les monts-de-piété et sur les étendards qui ornaient ces derniers2.
- 3 Un trimonte est formé de trois petits monts surmontés d’une croix ; Muzzarelli 2001, p. 136.
- 4 Voir Il Beato Bernardino da Feltre, Paolo Biancucci, huile sur toile, 71,5 × 53 cm, collection d’a (...)
- 5 Le trigramme indique le nom ΙΗΣΟΥΣ, Iesous en grec ancien. Bernardino da Siena a beaucoup contribu (...)
- 6 Pour la première citation, voir Jean, 2 :15-17 : « N’aimez point le monde, ni les choses qui sont (...)
2Dans un monde largement illettré, en effet, les images étaient un formidable outil de communication. L’iconographie classique du bienheureux Bernardin de Feltre, frère franciscain qui a consacré sa vie à la promotion et à la diffusion de ces institutions, se concentre sur des éléments clés fortement symboliques. Il est souvent représenté tenant dans ses mains un trimonte3 (souvent recouvert de pièces d’or), qui soulignait son rôle en tant que promoteur des monts-de-Piété : c’était un thème classique d’une longue tradition iconographique habituée à représenter des miniatures de villes dans les mains de ses fondateurs4. À côté du trimonte, en haut, on trouve habituellement la figure d’un Christ de Pitié, un Christ en croix ou encore le trigramme IHS5. Les représentations de Bernardin de Feltre participaient certainement d’une forme de célébration du personnage, mais à travers celles-ci, le bienheureux pouvait idéalement continuer son œuvre de prédication et de promotion des monts-de-piété. Le message était assez clair, contribuer à la création et à l’exploitation de ces institutions permettant de se rapprocher de Dieu. La figure de Bernardin est souvent accompagnée par deux citations devenues topos de ses oraisons et sur lesquelles s’appuie l’ensemble du système idéologique des monts-de-piété : nolite diligere mundum, un avertissement consistant à ne pas trop s’attacher aux biens terrestres et curam illius habe, l’idée d’une Église qui a pour mission de « prendre soin d’eux », c’est-à-dire les faibles et les pauvres6.
3L’histoire des monts-de-piété comme institututions de crédit est ici abordée selon deux points de vue : en premier lieu en retraçant brièvement l’histoire de la naissance de ces organisations dans la péninsule italienne, du rôle joué dans ce contexte par les franciscains et des objectifs socio-économiques qui les sous-tendaient ; ensuite, en se focalisant sur le cas vénitien, dans le but de comprendre pourquoi la République n’a jamais voulu ou pu créer un mont-de-piété dans la capitale.
4Les villes d’Ancien Régime n’étaient pas des entités séparées et, sous certaines conditions, l’offre de crédit des centres de la terre ferme vénitienne était souvent attractive également pour les citoyens vénitiens. Il est donc tout à fait approprié d’élargir la perspective et de considérer aussi les influences extérieures, qui ont contribué à donner au marché du crédit de Venise sa forme spécifique.
Les monts-de-piété dans la péninsule italienne : une vue d’ensemble
- 7 Il y a des débats autour la primauté du mont-de-piété de Pérouse, parce que des chercheurs ont sou (...)
- 8 Muzzarelli 2010, p. 102.
- 9 Il y avait une conception de la pauvreté qui distinguait les pauperes pinguiores, ceux qui étaient (...)
5Le premier mont-de-piété, institution symbole du crédit sur gage d’origine chrétienne, a été établi en 1462 à Pérouse7. Pendant un siècle, ces établissements se sont diffusés rapidement dans toute la péninsule italienne, si bien qu’en 1562 il y en avait déjà plus de 2008. Ils apparaissaient comme des outils de soutien et de défense des pauvres, une tentative d’offrir une nouvelle forme de soutien économique aux catégories les plus faibles de la population. Se développant au nom d’une plus grande équité, les monts-de-piété devaient permettre de concurrencer la pratique de l’usure des Juifs9.
- 10 Bernardino da Sienne (Massa Marittima, 1380 – L’Aquila 1444), Michele Carcano (Milan, 1427 – Lodi, (...)
- 11 Muzzarelli 2001, p. 11-14.
- 12 La communauté dans son ensemble aurait bénéficié d’une réduction du nombre de chômeurs pauvres ; M (...)
6Le succès immédiat des monts-de-piété s’explique sans aucun doute par l’incessante activité de propagande menée par de grands orateurs tels que Bernardin de Sienne, Michele Carcano et Bernardin de Feltre. Ces derniers contribuèrent autant à la construction d’un corpus idéologique qu’à la rédaction concrète des premiers statuts qui réglementaient l’activité10. Les prédicateurs étaient des personnages célèbres, qui se déplaçaient de ville en ville en répandant un message d’espoir pour les pauvres et de salut pour les riches. Avec du temps et de l’entrainement, ils avaient affiné leurs stratégies de communication, en apprenant à interpréter les attentes du public afin de rendre plus efficaces leurs oraisons11. Pendant leurs discours, ils abordaient de nombreuses questions faisant écho aux espoirs de leurs contemporains, à commencer par la nécessité d’une réforme morale allant de pair avec la critique sévère des usuriers – en particulier juifs. Dans ce contexte, le mont-de-piété était présentée comme une institution sainte en mesure d’apporter un soutien tant aux individus qui se trouvaient dans le besoin qu’à la communauté entière12.
- 13 Meneghin 1986, p. 15.
- 14 Muzzarelli 2001, p. 24-25.
7Il faut souligner que l’action des Franciscains se limitait à la simple propagande : ils n’ont jamais fondé directement un mont-de-piété, parce qu’ils n’avaient ni les possibilités ni les moyens de le faire13. Cependant, leur travail de promotion était essentiel car, évidemment, sans un capital initial suffisant pour soutenir l’activité de prêt, aucun Mont n’aurait pu être opérationnel. Les fonds nécessaires pour remplir les caisses étaient collectés principalement grâce à des donations de particuliers, à travers une opération qui s’apparente au crowdfunding moderne, où le gain pour les investisseurs n’était pas économique mais spirituel14.
- 15 Certains monts-de-piété, comme par exemple celui de Padoue, n’ont jamais payé d’intérêts sur les m (...)
- 16 Meneghin 1986, p. 24.
- 17 Ibid., p 41.
8Peu de temps après, les administrations des Monts, poussées par le besoin de ressources supplémentaires, acceptèrent la pratique des dépôts, dans certains cas gratuits mais beaucoup plus souvent avec intérêts15. Ce fut l’une des plus importantes innovations impulsées par les Monti, ce qui en fait en quelque sorte des précurseurs des institutions de crédit modernes16. Le capital provenant des dépôts donnait la possibilité aux monts-de-piété d’accumuler les ressources nécessaires pour financer non seulement l’activité de prêt sur gage, mais aussi d’autres initiatives charitables (institutions de dots pour jeunes filles, aumônes, etc.). Dans certains cas, la différence entre l’intérêt négatif payé sur les dépôts et l’intérêt positif dérivé de l’activité de prêt générait un surplus qui permettait d’abaisser le taux ou même de prêter gratuitement jusqu’à un certain montant. Ce rôle novateur faisait des monts-de-piété un « symbole du passage du Moyen Âge à la modernité » et de « la transition de la caritas à des politiques sociales sécularisées »17.
- 18 Luc, 6 :35 : « Mais aimez vos ennemis, faites du bien, et prêtez sans rien espérer. Et votre récom (...)
- 19 Muzzarelli 2001, p. 146.
9Malgré tout, les Franciscains avaient dû dépenser beaucoup d’énergie dans la défense de leurs créations, attaqués surtout par des adversaires internes à l’Église elle-même. Le fait que, dans de nombreux cas, les monts-de-piété demandaient un intérêt sur les montants donnés à crédit – même si cela était essentiel pour leur autofinancement et la consolidation de leur capital – les faisaient tomber dans le péché d’usure, car c’était en contradiction évidente avec la tradition biblique chrétienne du mutuum dare, nihil inde sperantes18. Le diable est dans les détails, l’expression décrit parfaitement la situation : pour se libérer de cette charge, les Franciscains affirmèrent que le paiement des intérêts était uniquement un remboursement des frais de fonctionnement (salaires du personnel, location de bâtiments, stockage et garde des gages, etc.) et n’était pas lié à l’opération de mutuum en tant que telle19.
- 20 Muzzarelli 2010, p 106.
- 21 Barbieri 1963, p. 439-440 ; cité par Avallone 2007, p. 72.
- 22 L’un des textes les plus célèbres écrits en défense des monts-de-piété est certainement le Consili (...)
- 23 Meneghin 1986, p. 42 ; le mont-de-piété de Vérone, par exemple, à partir du 1735 prêtait gratuitem (...)
10À ce sujet, une dispute opposa les Franciscains principalement aux Dominicains et aux Augustiniens, qui affirmaient que les vrais chrétiens devaient prêter gratuitement en vertu, précisément, du principe de nihil inde sperantes20. Le bulle papale Inter multiplices émise par le pape Léon X en 1515 dans le cadre du cinquième conseil du Latran, valida toutefois le fait de demander un intérêt à titre de remboursement des frais d’exploitation et vanta l’action du mont-de-piété comme des bonnes œuvres nécessaires à la société21. Bien que les débats ne cessèrent pas complètement autour ce point, après quelques années les voix discordantes se firent de plus en plus rares, jusqu’à disparaître définitivement22. À cet égard, il est nécessaire de souligner que, une fois que le capital accumulé par les monts-de-piété était suffisant, certains d’entre eux abaissaient le taux d’intérêt, tandis que d’autres commençaient à accorder des prêts gratuits, donc sans aucun intérêt23.
11Bien qu’ils aient une origine commune et aient été construits sur la base d’une même structure organisationnelle, les monts-de-piété étaient des institutions flexibles et se développaient de manière autonome les uns des autres. D’un côté, ils devenaient l’expression des caractéristiques spécifiques des communautés qui les créaient et accueillaient et, de l’autre, ils avaient adapté leurs statuts selon les besoins locaux, qui n’étaient pas exclusivement de nature économique mais aussi politique et sociale. Au fil du temps, les efforts pour améliorer leur organisation se poursuivirent, en particulier en ce qui concerne les mécanismes de calcul des intérêts : si le principe était désormais accepté, le système utilisé pour répartir les coûts était considéré comme injuste.
- 24 Cavalli 1856, p. 282.
- 25 Ibid.
- 26 Ibid., p. 284. Au mont-de-piété de Paris, des remboursements échelonnés ont été effectués à partir (...)
12En théorie, les plus pauvres étaient ceux qui avaient besoin de mettre en gage plus fréquemment des objets, mais « si quelqu’un prenait de l’argent à crédit au mont-de-piété quatre fois en un an et une semaine à la fois, il payerait l’intérêt de 4 mois, c’est-à-dire 24 % au lieu de 6 % »24. Pour remédier à ce problème, certains monts-de-piété au cours du XIXe siècle – y compris ceux de Venise, Vicence et Udine – modifièrent leurs statuts en commençant à calculer les taux d’intérêt de façon proportionnelle à la date de dépôt des gages, de sorte que le montant augmentait en fonction de la durée effective du prêt et non sur une base mensuelle25. Au fil du temps, d’autres mesures ont également été prises pour rendre le remboursement des dettes plus facile. On avait compris, en effet, qu’un pauvre qui se rendait aux monts-de-piété se trouvait souvent dans le besoin, « lorsqu’il a compensé ses difficultés par le biais d’un prêt, il se retrouve au point de départ avec ses revenus habituels et donc à l’échéance du crédit il est presque toujours sans argent et doit perdre son gage »26.
- 27 Muzzarelli 2001, p. 41.
13En général, les monts-de-piété étaient au centre de la vie publique des communautés qui les accueillaient et leur rôle était souvent décisif pour le développement urbain. Leur naissance n’était pas accidentelle, mais plutôt « l’un des résultats d’un long processus d’élaboration des modèles de développement de la société chrétienne », dans un contexte de renouveau moral et civique des communautés27. À cet égard, le cas de Venise faisait figure d’exception.
Un projet vieux de trois siècles. Le mont-de-piété de Venise
Un aperçu sur le XVIe siècle : entre le mont-de-piété et les banques des Juifs
- 28 Voir chapitre VII, « Des créancier surendettés : les banques du Ghetto au XVIIIe siècle », section (...)
14Le processus de fondation du mont-de-piété de Venise fut long et marqué par de nombreux échecs. Il s’est terminé sous la domination autrichienne de la Vénétie en 1829, 32 années après la chute de la République. Cela ne signifie pas que Venise était insensible à l’excitation générale qui caractérisait l’"âge d’or" des monts-de-piété (1462-1562), comme en témoignent le passage du franciscain Michele Carcano en 1469 ainsi que les deux propositions pour sa mise en place dans les années 1520. De plus, la « sensibilité » de l’autorité publique vénitienne pour les thématiques franciscaines ressort aussi des contraintes qu’elle avait imposées aux bancs des juifs en 1573, déjà évoquées dans le chapitre précédent28.
- 29 La charge de Savio del Consiglio était l’une des plus hautes fonctions de l’État, à laquelle seuls (...)
- 30 Il faut considérer qu’en 1550 l’argent dérivant du droit d’importation du vin à Venise représentai (...)
- 31 Ibid., p. 542.
- 32 Le thème des Juifs comme un « mal connu » ; Ibid., p. 542. Voir aussi Meneghin 1986, p. 30.
15Entre 1519 et 1520, le Savio del Consiglio Andrea Tron proposa officiellement d’instituer un mont-de-piété à Venise, en insistant sur les bienfaits que ces institutions avaient apportés aux villes de Padoue, Vérone et Trévise29. Tron affirmait également que cela permettrait de remplacer les Juifs dans leurs activités de prêt, en fournissant un système alternatif d’assistance aux pauvres. Il suggérait de renouveler la condotta à la communauté juive seulement pour une année, au cours de laquelle il fallait accumuler l’argent nécessaire pour fonder un mont-de-piété, en réservant à cet effet le revenu annuel provenant du droit d’importation du vin30. Cette proposition fut cependant presque immédiatement rejetée par le Conseil des X31. Dans ses Diarii, Marin Sanudo justifia cette décision par le fait que les Juifs étaient désormais un instrument économique éprouvé dont Venise ne voulait absolument pas se priver. À cette époque, il était donc préférable de renoncer au projet, pour ne pas risquer de mettre à mal la communauté juive qui servait fidèlement et efficacement la République32. En effet, un mont-de-piété n’aurait pas pu la remplacer dans beaucoup de ses fonctions, vu qu’elle payait chaque année une riche taxe et avait souvent accordé des prêts aux caisses publiques à des taux d’intérêt très avantageux.
- 33 Comme par exemple à Trévise, Padoue, Brescia et Mantoue ; Pullan 1982, p. 547.
- 34 Gallicciolli 1785, t. I, p. 939, « E su quanto era passato conservassero assoluto silenzio, né mai (...)
16La proposition suivante fut présentée en 1523 par 13 procureurs (dont 11 patriciens) de l’Ospedale degli Incurabili, un hôpital pour les “incurables”, qui avaient ce que les Vénitiens appelaient le “mal français”, la syphilis. Les procureurs suggéraient de fusionner un mont-de-piété avec leur institut, comme cela avait été le cas dans d’autres villes de la terre ferme33. Les plans prévoyaient que le financement nécessaire proviendrait exclusivement de donations privées et visaient à faire fonctionner le mont-de-piété en parallèle des banques juives, laissant à ces dernières la liberté de continuer leurs activités habituelles. Le Conseil des X semblait être intéressé par cette proposition, néanmoins sa décision finale arriva seulement une année plus tard. Après de longs débats, le projet fut soudainement rejeté sans aucune explication alors que dans le même temps le Conseil des X établit la « peine de mort à n’importe quel noble [qui] aurait osé proposer des nouveautés à propos des prêts sur gage »34.
- 35 Meneghin 1986, p. 31 et Pullan 1982, p. 550.
17Il est compliqué de comprendre pourquoi le Conseil des X s’est opposé avec tant de force aux propositions d’institution d’un mont-de-piété, mais il est possible d’émettre plusieurs hypothèses. Certains chercheurs, parmi lesquels Pullan et Meneghin, soutiennent la thèse avancée par Marin Sanudo, chroniqueur vénitien cité plus haut, qui souligne la volonté de la République de ne pas changer le rapport profitable qu’elle avait instauré avec la communauté juive. Le gouvernement, selon cette hypothèse, bénéficiait de la présence des juifs parce que « eux seuls pouvaient accomplir la triple fonction de payer des impôts, accorder des prêts à l’État et prêter aux pauvres à des taux d’intérêt raisonnables »35.
- 36 Muzzarelli 2001, p. 43.
18De plus, il était assez courant qu’un mont-de-piété ne soit pas fondé au premier essai, mais seulement après plusieurs tentatives36. Une prise de position si forte du Conseil des X a probablement bloqué toute nouvelle proposition en enterrant par conséquent le projet. C’est une hypothèse vraisemblable dans la mesure où depuis cette date et jusqu’au début du XVIIIe siècle, on ne retrouve aucune source faisant référence à la possibilité de fonder un mont-de-piété.
- 37 Meneghin 1986, p. 42-43.
19D’autres théories soulignent les préoccupations de la République par rapport aux dénonciations continues des fraudes et des intacchi – des détournements de fonds publics, dans ce cas commis par les fonctionnaires des monts-de-piété – qui à cette époque provenaient fréquemment de la terre ferme. Cette hypothèse semble peu convaincante, car, dans la plupart des cas, les monts-de-piété n’étaient pas davantage corrompus que les autres institutions publiques et « le détournement de fonds, dans une certaine mesure, pesait sur les ressources de presque toutes les institutions publiques de bienfaisance »37.
- 38 Hypothèse de Leon Poliakoff, cité par Pullan 1982, p. 550.
- 39 Voir Bresnahan Menning 1989, p. 487-511 ; voir aussi Pezzolo 2018.
20Finalement, l’opposition du Conseil des X a également été justifiée par la crainte liée à la possibilité de fonder un organisme capable de devenir une puissance financière autonome, susceptible d’influencer la vie politique de la ville en raison du contrôle qu’il aurait pu exercer sur les pauvres38. Cette hypothèse ne semble pas être très probante, en outre elle est contredite par la réalité des faits, qui montrent que dans de nombreux cas la situation était très différente. À cet égard, l’exemple le plus célèbre est celui de Florence, où Côme de Médicis instaura la coutume d’utiliser la liquidité de l’institut pour son propre bénéfice. En effet, à travers le mont-de-piété il finançait des individus pour rendre des faveurs, encourager des alliances et renforcer tant sa position dans le Duché – plus tard, le Grand-Duché – de Toscane, que son prestige au niveau international39. Il est éventuellement possible de supposer que la classe dirigeante vénitienne, préoccupée par le danger de la « tyrannie », voulait empêcher que quelqu’un puisse un jour suivre l’exemple de Côme, mais cela est difficile à croire et encore plus à démontrer.
- 40 ASVe, Giustizia Nuova, b. 1, f.o 10r.
- 41 ASVe, Giustizia Nuova, C. 1, f.o 117r.
21À la lumière de ce qui a été écrit dans la première partie de cette recherche, nous avançons aussi une autre hypothèse, liée à l’activité de prêt sur gage des bastioni et des osterie. Le début du XVIe siècle était une période assez difficile pour le droit du vin a spina (lié à l’importation du vin dans la ville), car, en raison d’une série de mauvaises récoltes et de la diffusion de la contrebande, les ventes étaient rares et les osterie demeuraient « vides et fermées »40. Le Collegio dei Sette Savi fut créé en 1502 précisément dans le but de prendre les mesures nécessaires pour stimuler la consommation du vin, favoriser l’activité des osterie et des bastioni et augmenter les entrées dans les caisses publiques. En ce sens, dans une loi de 1531, les magistrats précisaient que les osti avaient le droit de prendre des objets en gage seulement parce qu’il était nécessaire de « prendre toutes le mesures nécessaires [afin que] ... les osti ne renvoient pas leur clients, parce que c’est d’eux que dépendent les revenus du droit [du vin] »41. L’activité de prêt sur gage des osterie et des bastioni aurait beaucoup souffert de la concurrence d’un mont-de-piété : son établissement aurait certainement réduit le nombre de ceux qui se rendaient chez eux pour de petites opérations de crédit, au profit d’une institution qui était en train de monopoliser les marchés du crédit dans les villes de la terre ferme. Par conséquent, les ventes de vin risquaient de diminuer, annihilant les résultats des dernières années. Il pourrait donc y avoir des raisons fiscales à l’origine de la non-institution du mont-de-piété de Venise.
- 42 Muzzarelli 2001, p. 46.
22Par ailleurs, aux yeux du Conseil des X et plus généralement de la classe dirigeante vénitienne, il existait déjà dans la ville des sources de crédit destinées au soutien des pauvres gens. Les gouvernants ne ressentaient peut-être pas le besoin d’en créer de nouvelles pour ne pas bouleverser le marché du crédit de la ville, même si elles étaient à la mode42. Dans la période où les deux premières propositions furent présentées, les relations avec les Juifs étaient plutôt stables et avantageuses pour la République, les osterie et les bastioni étaient à nouveau régulièrement loués et les revenus relatifs aux droits dérivant de l’importation du vin restaient autour des mêmes valeurs (en moyenne 73 000 ducats par an). Ainsi, il aurait été peut-être dangereux d’insérer une nouvelle variable en risquant de bouleverser une situation qui, avec peine, venait tout juste de trouver un équilibre.
Une institution « tellement indispensable à la population » qui n’a jamais été établie : les échecs répétés au cours du XVIIIe siècle
- 43 ASVe, Inquisitorato sopra l’Università degli ebrei, b. 1, f.o 71v.
- 44 En ce qui concerne les propositions de cette période, voir Biblioteca Querini Stampalia Mss Cl IV (...)
23Les menaces du Conseil des X au début du XVIe siècle eurent leur effet, car pendant au moins deux cents ans nous ne trouvons aucune trace d’autres propositions concernant la fondation d’un mont-de-piété à Venise. La situation change seulement au début du XVIIIe siècle, du fait d’une période particulièrement délicate, c’est-à-dire la crise de liquidité des banques du Ghetto dont nous avons parlé dans le chapitre précédent. En 1730, en effet, la première timide référence à un mont-de-piété apparaît dans une lettre rédigée par les Inquisitori sopra l’Università degli Ebrei, qui, compte tenu de la gravité de la situation de l’Università des Juifs, proposaient l’institution d’un mont-de-piété comme le « le moyen le plus approprié et peut-être le seul pour assurer une aide aux pauvres »43. Toutefois, cette proposition resta sans suite, ainsi que toutes les autres présentées entre 1735 et 174644.
- 45 Les Deputati e aggiunti sopra l’esazione del denaro pubblico furent élus pour la première fois en (...)
- 46 ASVe, Inquisitori sopra l’Università degli Ebrei, b. 1, f.o 123v, 134r.
24Le 5 Avril 1749, le Sénat, préoccupé par l’incapacité d’exercer un contrôle effectif sur les comptes de l’Università des Juifs, qui « administre pour elle-même … son revenu et ses fardeaux », demandait aux Deputati e aggiunti sopra l’esazione del denaro publico de planifier la fondation d’un mont-de-piété dans la capitale45. Au mois de juillet de la même année, les Deputati présentaient alors leur projet. Ils affirmaient que, pour libérer définitivement les pauvres de l’usure et des fraudes, la nouvelle institution aurait dû remplacer les Juifs dans leur activité en satisfaisant entièrement la demande de crédit, y compris celle des segments les plus pauvres de la population. Cependant, dans sa réponse du mois suivant, le Sénat faisait remarquer que les prêts s’élevant jusqu’à 3 ducats étaient une prérogative spécifique des banques du Ghetto, qui ne devait pas être remplacée par la nouvelle institution : les deux circuits du crédit devaient donc fonctionner en parallèle46.
- 47 Carmelo Ferlito 2006, p. 290-291.
- 48 Alvise IV Mocenigo, doge de la République de Venise entre le 19 avril 1763 et le 31 décembre 1778. (...)
25Au cours du XVIIIe siècle, la possibilité de fonder un mont-de-piété revenait à l’ordre du jour chaque fois que les relations entre la République et la communauté juive se tendaient47. Entre 1777 et 1778, une scission au sein du Grand Conseil entraina l’opposition d’un groupe de patrizi en faveur de l’expulsion des Juifs de la ville à un autre qui voulait leur laisser la liberté de poursuivre leurs activités. Ce débat s’inscrivait dans le contexte d’un conflit plus large, au sein duquel des questions politiques et économiques se mêlaient aux revendications générationnelles et aux questions personnelles au sein de la classe dirigeante. La proposition qui prévoyait l’expulsion des Juifs de Venise fut acceptée après de nombreux discussions et en même temps ouvrit le débat sur l’établissement d’un mont-de-piété destiné à remplacer les banques dans leur activité de prêt sur gage. En 1778, à la mort du Doge Alvise Mocenigo, le projet perdit l’un de ses principaux partisans et fut abandonné, laissant les Juifs libres de rester à Venise et de poursuivre leurs activités48.
- 49 Pour plus d’informations sur les Scansadori alle Spese Superflue, voir Da Mosto 1937, t. I, p. 141 (...)
26Entre-temps, la magistrature des Scansadori alle spese superflue avait déjà commencé à élaborer des plans pour la fondation d’un mont-de-piété. Il est intéressant de noter que, malgré les conditions et les motivations anti judaïques (non dissimulées) à l’origine du projet, ces magistrats avaient essayé d’exclure toute concurrence possible entre le mont-de-piété et les Juifs, en réservant à ces derniers la charge de prêts allant jusqu’à 6 ducats, tandis qu’aux premiers revenaient ceux, plus substantiels, compris entre 10 et 400 ducats49.
- 50 La Municipalità Provvisoria a été une expérience de gouvernement populaire née avec la session du (...)
27Malheureusement, les projets originaux n’ont pas été entièrement conservés ; cependant, quand en 1797, après la chute de la République, la Municipalità Provvisoria ordonna à la magistrature de la Delegazione e deputazione alle cause pie (« Délégation ou députation aux affaires pieuses ») de rédiger l’énième plan relatif à la création d’un mont-de-piété, elle reprit presque entièrement les projets élaborés plus de 20 ans auparavant par les Scansadori50. Ces documents sont aujourd’hui conservés dans le fond de la Delegazione, qui avait des compétences en matière de politique sociale et qui s’intéressait donc à la possible institution d’un mont-de-piété dans la ville. Faisant constamment référence au projet présent et aux propositions passées, cette source est très intéressante dans la mesure où elle offre une meilleure compréhension des projets de 1778.
- 51 Le même taux est appliqué dans le Deposito Novissimo. Le responsable de l’élaboration du projet, C (...)
- 52 Le nom Mendicoli, dérive peut-être de mendici, mendiants.
28Dans les deux cas, 1778 et 1797, le mont-de-piété de Vicence était le point de référence pour la rédaction des statuts, parce qu’il était considéré comme le meilleur et le plus riche de la terre ferme. En ce qui concerne le financement des prêts, les membres de la Deputazione jugeaient que la seule façon possible était d’émettre une série de rentes viagères, tandis que les Scansadori jugeaient qu’il valait mieux accepter des dépôts rémunérés à 3 %51. Par ailleurs, les deux projets considéraient que les meilleurs endroits qui pouvaient accueillir le mont-de-piété et ses entrepôts étaient les locaux situés au-dessus du Banco Giro, dans le Campo San Giovanni Elemosinario, près du Rialto, ou éventuellement le bâtiment contigu à l’Hôpital dei Mendigoli, dans le sestiere de Castello52. En tout cas, l’expérience de la Municipalità Provvisoria a été trop “provisoire” pour pouvoir accomplir quelque chose que la République n’avait pas réussi à faire en 300 ans. Depuis la première visite du franciscain Michele Carcano en 1469, en effet, des centaines de pages avaient été gâchées pour écrire des projets discutés à plusieurs reprises par différents organes administratifs, mais qui restèrent tous lettre morte.
29Les hypothèses sur les raisons qui avaient empêché la mise en place d’un mont-de-piété à Venise au XVIe siècle dont nous avons parlé dans la section précédente, ne sont bien sûr plus valables dans le contexte du XVIIIe siècle. Bien évidemment, les conditions de base au cours des deux époques étaient complètement différentes. La situation économique globale n’était plus comparable et la population urbaine avait connu un appauvrissement progressif qui avait engendré une augmentation proportionnelle de la pression sur les sources de crédit de la ville, à savoir les osterie, les bastioni et les banques du Ghetto. Ce sont précisément ces dernières qui faisaient face à ces changements, pris entre une population qui avait de plus en plus besoin de mettre en gage ses effets personnels et une autorité publique qui leur demandait constamment d’augmenter l’argent investi dans cette activité. Dans le chapitre précédent, nous avons aussi décrit quels étaient les résultats de cette situation pour l’Università degli Ebrei, c’est-à-dire les nombreux contrats de rentes viagères qu’elle avait dû stipuler entre la fin du XVIIe et le début du XVIIIe siècle afin de trouver de l’argent (en 1735 la dette dépassait les 900 000 ducats, un grand nombre de créanciers était des Chrétiens).
- 53 ASVe, Inquisitori sopra l’Università degli Ebrei, b. 1, f.o 174v.
30La République voulait rétablir l’activité des banques juives principalement pour leur permettre de poursuivre leur activité de prêt sur gage dans le but de sauvegarder les intérêts des créanciers. La création d’un mont-de-piété aurait supprimé la seule source de revenu pour l’Università, ce qui l’aurait menée à la faillite en l’empêchant de rembourser ses dettes. C’est une hypothèse assez convaincante, confirmée également par l’attitude complaisante de la République à l’égard de la communauté juive, qui lui a permis de retarder les paiements de nombreux impôts et d’augmenter – bien que légèrement – le taux d’intérêt. L’autorité publique avait également agi en tant que garant vis-à-vis des créanciers, en les poussant à accepter un plan de remboursement. Elle était aussi intervenue pour renégocier les conditions des prêts que l’Università avait obtenues de la communauté juive de Londres53. À ce moment précis, fonder un mont-de-piété ayant les mêmes compétences que les banques aurait ruiné tous les efforts déployés pour remettre en ordre les finances de l’Università des Juifs.
31De manière générale, les tentatives du XVIIIe siècle pour établir un mont-de-piété à Venise confirment l’hypothèse selon laquelle la République ne voulait pas bouleverser le marché du crédit de la ville. Le mont-de-piété, tel qu’il avait été imaginé dans les projets, n’aurait remplacé aucun des circuits existants. Il aurait occupé une place différente dans l’offre de crédit, orientée vers une cible spécifique. La division du marché était basée sur une série de variables, notamment et surtout la valeur maximale des prêts. Osterie et bastioni, en raison de la nature particulière des opérations qu’ils effectuaient, étaient parfaits pour répondre aux besoins de crédit liés à la consommation des produits de première nécessité (surtout le vin) se situant à la base de cette hiérarchie hypothétique ; juste au-dessus se trouvaient les banques juives, qui pouvaient prêter jusqu’à trois ducats. Enfin, le mont-de-piété aurait été responsable de tous les prêts de montants plus élevés.
32Cependant, la structure du marché du crédit vénitien n’était pas le résultat d’une trajectoire linéaire établie par l’autorité publique, mais plutôt la conséquence de choix déterminés par les besoins spécifiques du moment. La série de contraintes imposées à l’offre de crédit a eu pour effet de subdiviser la demande en différents groupes sur la base de certains critères, en premier lieu la somme d’argent que l’on souhaitait emprunter (et donc en un sens la valeur des gages). L’objectif de la République était probablement de préserver les intérêts des particuliers et d’optimiser les – faibles – ressources disponibles, dans le contexte d’une politique qui se situait au carrefour de l’économique et du social, visant autant à soutenir les pauvres qu’à favoriser la circulation de l’argent en encourageant les investissements.
Le saint mont-de-piété “juif” de Venise
- 54 « … e che sia tolta col fatto quella linea di demarcazione già proscritta, che formò per secoli un (...)
Que soit de fait éliminée cette ligne de démarcation […] qui créa pendant des siècles une classe séparée d’hommes pas indignes à la patrie, et qui lui offrent en cet instant un évident témoignage de leur affection54.
- 55 Meneghin 1986, p. 30.
33Trois cents ans et une importante somme d’efforts n’ont pas suffi à établir un mont-de-piété à Venise. Il vit le jour, bien qu’à l’état “embryonnaire”, en 1806 seulement, 9 ans après la chute de la République. C’est incroyablement tard si on considère que le dernier Mont établi dans la Vénétie était celui de Motta di Livenza en 156255.
- 56 ASVe, Municipalità provvisoria, b. 174, documents non numérotés et datés, fichier « Preliminar per (...)
34Les estimations faites par la Municipalità Provvisoria en 1797 prévoyaient un grand succès pour le Mont vénitien, estimant un chiffre d’affaires annuel d’au moins 8 millions de ducats. D’un point de vue organisationnel, la Deputazione pensait que pour contenir tous les objets engagés il aurait été nécessaire d’aménager un endroit très grand, avec un minimum de 24 magasins et 2 chambres avec 12 écrins pour y déposer l’or et l’argent. Elle estimait également indispensable de mettre en place six pegnaroli, c’est-à-dire des branches séparées du mont-de-piété réparties dans les six sestieri de Venise, qui auraient été actifs même pendant les vacances dans le but de rationaliser la quantité de travail56.
35Pendant des années, de nombreuses pages enthousiastes ont été écrites sur les avantages que cette institution aurait pu apporter à la ville, un établissement créé par les Chrétiens au sein même de l’Église qui pourrait vaincre la perfidie et la cupidité des banquiers juifs. Ce contraste entre le “bon” crédit chrétien et la “mauvaise” usure juive était l’un des points cardinaux sur lesquels s’appuyait toute la rhétorique en faveur des monts-de-piété. Le sentiment d’opposition et de rivalité envers les Juifs et leurs banques s’était révélé essentiel pour canaliser les efforts et réunir les intentions en faveur de l’établissement de Monts dans toute la péninsule. À Venise, cependant, le rôle des Juifs était qualitativement très différent, si bien qu’au moment de sa fondation le mont-de-piété ressemblait plus à une simple banque, plutôt qu’à l’une des institutions décrites dans les projets du XVIIIe siècle.
- 57 Après le traité de Presbourg (26 décembre 1805), Venise revint pour une courte période sous la dom (...)
- 58 Bembo 1859, p. 140 ; en citant Cecil Roth, Attilio Milano parle de seulement 13.000 ducats que l’U (...)
- 59 Lettre des « Delegati e Procuratori dei Capitalisti dei così detti Banchi esistenti in Ghetto » au (...)
- 60 Les noms de ceux qui donnaient plus de 5 000 livres italiennes étaient inscrits sur une plaque de (...)
36En 1806, l’abolition de toute distinction entre les citoyens devant la loi libéra la communauté juive vénitienne de l’obligation d’administrer et de maintenir les banques du Ghetto57. Le 4 août de la même année, des représentants de la communauté juive envoyaient une lettre au conseil municipal, en proposant de donner le capital encore disponible dans les banques – qu’ils prétendait s’élever à environ 130 000 ducats – « par un sentiment d’affectueux patriotisme et comme base sur laquelle créer la plus charitable œuvre d’un mont-de-piété »58. Ils avaient également offert l’expérience et le travail des 5 fonctionnaires qui auparavant étaient chargés de gérer les banques, personnel précieux car déjà formé et prêt à fournir « toutes ces lumières, qu’une longue expérience leur a données »59. Finalement, la création du mont-de-piété de Venise fut approuvée par l’autorité publique le 28 octobre 1806 : il était financé par des fonds publics (50 000 lires italiennes) et par des donations privées60. Les prêts étaient limités à 15 lires italiennes et pouvaient durer un maximum de 6 mois, sans aucun intérêt.
- 61 Il était situé dans le sestiere de Cannaregio, mais dans le Rio Terà della Maddalena et non à l’in (...)
37Le premier novembre suivant, les trois banques juives du Ghetto – rouge, noire et verte – furent réunies en une seule, gérée par une administration composée par autant de Juifs que de Chrétiens61. À ce stade, cette institution ne pouvait pas encore véritablement être appelée mont-de-piété car bien qu’elle appartienne à la municipalité, sa gestion procédait par contrat : en 1823, après une faillite, elle passa sous le contrôle d’une administration publique spécifique. Elle prit officiellement le nom de Monte di Pietà di Venezia en 1829.
38Paradoxalement, l’argent et les connaissances de la communauté juive vénitienne ont été décisifs pour la naissance du mont-de-piété de Venise, un symptôme de la totale perte d’identité de cette institution. Dans cet épisode émergent en revanche tout le dynamisme et toute la richesse de la communauté juive vénitienne, qui dans cette phase a démontré sa volonté de continuer à investir et à jouer un rôle de premier plan dans la ville.
Une question de proximité : les monts-de-piété de la Terre Ferme vénitienne et leurs influences sur le marché du crédit de Venise
Au-delà des confins citadins : Venise et les influences des monts-de-piété de la Vénétie
- 62 Meneghin 1986, p. 28, 37.
- 63 Pullan soutient qu’il a exercé « l’influence la plus forte et la plus décisive sur la naissance de (...)
- 64 Da Mosto 1937, t. I, p. 141.
- 65 L’intacco était un détournement de fonds publics.
- 66 ASVe, Scansadori alle Spese Superflue, b. 122, documents non numérotés, 3 avril 1786, fichier inti (...)
39Le premier monte di pietà établi sur le territoire de la République de Venise était celui de Vicence, fondé en 1486 après la prédication du franciscain Fra Marco da Montegallo62. Ensuite, ils ont été créés dans toutes les principales villes de la terre ferme, notamment grâce à la tenace action de promotion de Bernardino de Feltre63. Contrairement à ce qui s’est passé dans la capitale, toutes les demandes d’autorisation que les villes adressaient à Venise afin de fonder un mont-de-piété sur la terre ferme étaient approuvées sans aucune difficulté par la République, qui envoyait des recteurs pour affirmer son autorité et maintenir un certain contrôle. Dans la seconde moitié du XVIe siècle fut aussi créé la magistrature des Scansadori alle Spese Superflue, dans le but de superviser le fonctionnement des différents organes administratifs et d’éviter, comme son nom l’indique, les gaspillages d’argent64. Ils avaient également la tâche spécifique de contrôler les activités des administrations des monts-de-piété, y compris celle des recteurs eux-mêmes, afin de prévenir le risque de vol d’argent et d’objets. En effet, les épisodes d’intacco des biens des monts-de-piété n’étaient pas rares65. Dans un compte-rendu fait par le Scansadori nous trouvons une liste de tous les intacchi qui se sont produits entre 1754 et 1786 : il y en avait au total 19, qui généraient une perte de plus de 2 millions de livres vénitiennes, dont seulement 500 000 environ avaient été récupérées par la République66.
Tab. 50 – Monts-de-piété actifs sur le territoire de la République, 1761.
Nb | Ville | Provincea | Nb | Ville | Province |
1 | Belluno | Belluno | 34 | Sacile | Trévise |
2 | Feltre | Belluno | 35 | Oderzo | Trévise |
3 | Bergame | Bergame | 36 | Seravalle (Vittorio Veneto) | Trévise |
4 | Verteva | Bergame | 37 | Motta di Livenza | Trévise |
5 | Brescia (Nouvel et des Pauvres) | Brescia | 38 | Portobuffolè | Trévise |
6 | Salò (Guizzerotti et Vieux) | Brescia | 39 | Cividale del Friuli | Udine |
7 | San Felice del Benaco | Brescia | 40 | Udine | Udine |
8 | Manerba | Brescia | 41 | Chioggia | Venise |
9 | Portese | Brescia | 42 | Portogruaro | Venise |
10 | Gargnano | Brescia | 43 | Cologna | Vérone |
11 | Desenzano | Brescia | 44 | Vérone | Vérone |
12 | Pozzolengo | Brescia | 45 | Soave | Vérone |
13 | Toscolano Maderno | Brescia | 46 | Villafranca | Vérone |
15 | Sabbio Chiese | Brescia | 47 | Valeggio (Villafranca) | Vérone |
16 | Volciano | Brescia | 48 | Isola della scala | Vérone |
17 | Crema | Crema | 49 | Marcemigo (Tregnago) | Vérone |
18 | Asola | Mantoue | 50 | Tregnago | Vérone |
19 | Padoue | Padoue | 51 | Peschiera del Garda | Vérone |
20 | Montagnana | Padoue | 52 | Legnago | Vérone |
21 | Este – Moncelice | Padoue | 53 | Bassano | Vérone |
22 | Camposampiero | Padoue | 54 | Vicence | Vicence |
23 | Cittadella (Comunità et Podesteria) | Padoue | 55 | Marostica | Vicence |
24 | Piove | Padoue | 56 | Lonigo | Vicence |
25 | Palma | Padoue | 57 | Montecchio maggiore | Vicence |
26 | Pordenone | Pordenone | 58 | Valdagno | Vicence |
27 | Rovigo | Rovigo | 59 | Thiene | Vicence |
28 | Badia Polesine | Rovigo | 60 | Schio | Vicence |
29 | Lendinara | Rovigo | 61 | Pinguente (Croatie) | |
30 | Conegliano | Trévise | 62 | Zara (Croatie) | |
31 | Trévise | Trévise | 63 | Capodistria (Slovénie) | |
32 | Asolo | Trévise | 64 | Pirano (Slovénie) | |
33 | Castelfranco | Trévise | |||
a. Les noms des différentes localités sont ceux d’aujourd’hui et la division en Provinces suit les frontières contemporaines. |
Source : ASVe, Scansadori alle Spese Superflue, b. 122.
40En ce qui concerne l’analyse de l’activité de prêt sur gage des monts-de-piété, notre attention se porte sur certains des plus importants de la Vénétie, notamment ceux de Trévise, Padoue et Vérone. Les villes qui les accueillaient étaient de grands marchés, des centres économiques très importants et des carrefours le long d’axes reliant la capitale à son arrière-pays. Mais surtout, les sources indiquent que ces villes étaient suffisamment proches de la capitale pour avoir une influence sur son marché du crédit. Dans certains cas spécifiques, la distance de Venise et les dépenses liées à un éventuel voyage n’étaient pas un problème. Par exemple, pour ceux qui voulaient des prêts pour des montants plus importants et donc voulaient engager des objets d’une valeur considérable, ou encore pour ceux qui effectuaient souvent des déplacements dans la terre ferme pour des raisons professionnelles.
41En tout cas, certains avaient compris l’importance de “lier” la demande vénitienne à l’offre des villes de la terre ferme. C’est le cas des pegnaroli, des particuliers qui avaient ainsi réussi à tourner à leur avantage la pénurie de structures de crédit à Venise, agissant en tant qu’intermédiaires entre les Vénitiens et les monts-de-piété de la Vénétie, notamment celui de Trévise, qui était le plus proche.
42D’une manière ou d’une autre, l’absence jusqu’à la fin du XIXe siècle d’un mont-de-piété dans la capitale, n’a donc pas empêché les Vénitiens de recourir à ces institutions qui étaient actives dans les villes de la Vénétie. Les sources le montrent clairement, témoignant qu’en particulier les catégories les plus riches y recouraient pour mettre en gage leurs objets.
- 67 ASVe, Signori di Notte al Civil, b. 342, documents non numérotés, 14 janvier 1712.
- 68 Se déplacer était coûteux et aggravait les problèmes liés à l’asymétrie de l’information. Ainsi, i (...)
43En janvier 1711, le patrizio Paulo Donà (ou Donado) envoya Iseppo Marafin, un tailleur qui lui rendait des services domestiques, mettre en gage quatre pièces d’argent au mont-de-piété de Trévise, afin qu’il en tire 200 ducats67. Plusieurs éléments intéressants ressortent aussitôt, que nous pouvons analyser brièvement. Comme il a déjà été démontré, il était normal à l’époque de confier des objets précieux à des tiers – en tant que serviteurs ou employés de toutes sortes – pour qu’ils aillent les mettre en gage ; deuxièmement, même dans ce cas précis, le créditeur spécifiait quel était le montant qu’il voulait tirer du gage ; enfin, il s’agissait d’opérations qui impliquaient des prêts – et donc des gages – d’une valeur nettement plus importante par rapport à ceux des banques juives et des osterie. Ce dernier élément me permet de mieux définir la cible à laquelle s’adressait ce circuit et confirme ce qu’il était possible de supposer déjà au début, c’est-à-dire que la présence de coûts fixes plutôt élevés liés aux frais de déplacement rendait ce circuit du crédit avantageux uniquement dans certaines situations spécifiques68.
- 69 À partir de 1544, les Signori di Notte al Civil étaient chargés de surveiller les affaires concern (...)
- 70 ASVe, Signori di Notte al Civil, b. 341, documents non numérotés, 1er février 1707.
44Ceux qui avaient l’occasion de voyager ou qui avaient la possibilité d’envoyer des serviteurs pouvaient décider de mettre en gage des objets dans les monts-de-piété des villes de la Vénétie et aussi engager ou racheter des objets pour le compte de tiers. À cet égard la plainte que Giovanni Rossetti présenta aux Signori di Notte al Civil en février 1707 est révélatrice69. Dans ce document, nous lisons que quatre années auparavant, alors qu’il était à Bergame pour le travail, il avait donné 50 ducats à Filippo Mattiazzi afin qu’il puisse se rendre au mont-de-piété de Vérone pour racheter une série d’objets lui appartenant (des linges, des pièces d’argent et quelques draps)70. De retour à Venise, cependant, Rossetti découvrit que Mattiazzi avait pris possession des objets rachetés en déclarant qu’ils lui appartenaient. Dans ce cas, les motivations à la base de la plainte passent au second plan : cependant, il est particulièrement intéressant de souligner encore une fois le fait que certains individus exploitaient leurs réseaux sociaux ou se déplaçaient eux-mêmes pour mettre en gage ou racheter des objets dans les monts-de-piété de villes éloignées.
45En général, en cas de besoin un individu n’avait pas de problèmes pour se rendre de la capitale à l’arrière-pays, s’il avait de l’argent. Certains journaux de voyageurs étrangers qui arrivèrent à Venise entre le XVIIe et XVIIIe siècles, racontent qu’il était possible, par exemple, de faire une excursion d’une journée aller-retour entre Venise et Padoue :
- 71 Duclos 1791, p. 383. Les deux villes sont à 35 km à vol d’oiseau.
Comme il n’y a à Padoue que ces deux monuments à voir [l’église de Sainte-Justine et la chapelle de Saint-Antoine], vous pourrez revenir à Venise le même jour, si vous êtes parti de grand matin … car il ne faut que cinq heures pour revenir71.
- 72 ASVe, Giudici di Petizion, Rendimenti di Conto, b. 985, documents non numérotés, 17 novembre 1679 (...)
46Même s’il était possible de s’y rendre en environ 5 heures (en considérant une distance d’environ 35/40 km), un aller simple de Venise à Padoue n’était pas réellement bon marché, surtout pour les citoyens vénitiens des couches pauvres. Habituellement, cet itinéraire prévoyait de traverser la lagune en bateau jusqu’au village de Fusina, près de Marghera, puis de continuer vers Padoue en voiture à cheval. En 1679, par exemple, un voyage de ce type pouvait coûter jusqu’à 5 livres et 13 sous, une dépense non négligeable si l’on considère que le salaire journalier moyen d’un travailleur spécialisé dans le secteur de la construction à l’époque était autour de 4 livres et 8 sous72. Il était probablement possible de payer moins pour ce voyage (et certainement plus aussi), mais cela constitue une donnée indicative. Le facteur décisif derrière le choix d’un Vénitien de recourir à un mont-de-piété de la terre ferme semble cependant être la somme d’argent qu’il désirait emprunter.
- 73 En ce qui concerne les banques juives, la limite de 3 ducats maximum pour chaque opération de créd (...)
- 74 Ferlito 2009, p. 26-29.
- 75 Mattei 1953, p. 60.
- 76 À Trévise, par exemple, à partir de 1623 il fallait avoir l’autorisation d’au moins 7 des 10 Conse (...)
47À Venise il y avait des limites précises au montant du crédit, c’est-à-dire 3 ducats dans les banques des Juifs et 10 ducats dans les osterie et les bastioni73. L’esprit caritatif des Monts prévoyait d’investir l’argent pour aider le plus grand nombre d’individus possible, selon la logique de “donner moins mais donner à tous”. Ici également, il y avait donc souvent des limites au montant maximum qui pouvait être emprunté, à la fois pour un prêt personnel ou pour une unité familiale. Par exemple, dans les statuts originaux du mont-de-piété de Vérone, il était précisé que 1 ducat maximum par famille pouvait être prêté tous les six mois, une limite relevée à 2 ducats en 1490 puis à 4 en 149674. À Padoue la limite était de 3 ducats par famille et à partir de 1623 à Trévise, elle était de 10 ducats75. Toutefois, dans certains cas les administrations pouvaient décider d’accorder des prêts beaucoup plus élevés même si cela était en contradiction avec les règles fixées dans les statuts76.
- 77 « En ce qui concerne les prêts, il est imposé que seuls les citoyens sous la juridiction du Podest (...)
48Les monts-de-piété essayaient souvent de limiter aussi le risque de dispersion de leurs ressources en interdisant de donner de l’argent à ceux qui ne résidaient pas dans la ville ou dans le territoire environnant. Leur activité visait en effet à soutenir la population du territoire dans lequel ils étaient fondés et qui avait contribué à les financer77. Rien ne permet de penser que, du moins lors de leur adoption, ces normes n’étaient pas respectées. En tout cas, les sources permettent de supposer que les monts-de-piété, attirés par des revenus supplémentaires, ont souvent accordé des prêts plus élevés (au-delà des limites autorisées, de façon à diminuer l’incidence de coûts de transaction), sans se soucier de la provenance des débiteurs. Tout cela fait partie d’un processus général d’évolution qui implique l’ensemble de l’institution chrétienne, une trajectoire menant vers un horizon plus laïque et « moderne » qui conduisait les monts-de-piété à aller jusqu’à nier certaines de leurs idées fondatrices, comme nous l’avons clairement vu dans le cas de celui de Venise.
Comprendre le contexte afin d’en tirer profit : les pegnaroli, intermédiaires entre crédit informel et crédit “chrétien”
49À Venise au cours du XVIIIe siècle, le “vide” dans le marché du crédit engendré par l’absence d’un mont-de-piété et par la crise de liquidité des banques du Ghetto n’a été que partiellement comblé par l’activité de prêt sur gage des osterie et des bastioni. En effet, les limites structurelles liées à la nature spécifique de leur activité de crédit, ne leur permettaient pas de répondre pleinement aux besoins d’argent des citoyens. Les contemporains étaient conscients de la situation, si bien que certains d’entre eux réussirent à la tourner à leur avantage. C’est le cas des pegnaroli, des particuliers qui, sans aucune autorisation publique, agissaient comme des intermédiaires entre Venise et les monts-de-piété de la terre ferme, surtout celui de Trévise.
- 78 Pour plus d’informations sur le Conseil des Pregadi, voir Da Mosto 1937, t. I, p. 22 ; ASVe, Scans (...)
50Le 5 Septembre 1771, les trois juges des Scansadori sopra le Spese Superflue envoyaient une lettre au Sénat en l’avertissant de l’ouverture d’un procès contre plusieurs pegnaroli78. Dans cette lettre, ils reconstituaient l’histoire de ceux qui étaient identifiés comme les cinq plus importants pegnaroli de Venise, c’est-à-dire Domenico Rizzi, Antonio Marcon, Mattio Canto, Antonio Picciolini et le juif Angelo Sorzetto. Ils étaient accusés de prendre en location des chambres à Venise, qu’ils équipaient avec des balances et d’autres outils nécessaires à l’estimation des objets, qui leur servaient à la fois de dépôts et de bureaux dans lesquels les particuliers allaient pour mettre en gage leurs biens.
- 79 Ibid.
51Contrairement à ce que l’on pourrait attendre, les pegnaroli n’agissaient pas en secret, mais visaient à attirer une clientèle le plus large possible. Antonio Picciolini, par exemple, avait imprimé une série d’affiches qui avaient ensuite été accrochées dans les endroits les plus fréquentés de la ville et avait aussi placé au-dessus de l’entrée de son “bureau” une table sur laquelle on pouvait voir des « affiches d’invitation générale à son nuisible magasin »79.
52Leur activité se situait à mi-chemin entre l’intermédiation et les prêts directs. Si le client voulait récupérer son objet au bout de quelques jours, les pegnaroli le gardaient dans leurs magasins et investissaient directement leur propre argent. Dans le cas d’un prêt à plus long terme ou d’un montant qui était jugé trop élevé, ils avançaient l’argent et allaient ensuite mettre en gage l’objet dans l’un des monts-de-piété de la terre ferme, en particulier celui de Trévise, ou à défaut d’argent disponible (textuellement « nelle di lui ristrettezze di soldo ») dans ceux de Padoue et de Vicence. Ce mécanisme leur permettait d’avoir toujours de l’argent à disposition pour contracter de nouveaux prêts, en spéculant sur la différence entre l’intérêt demandé aux débiteurs et ce qu’ils payaient aux monts-de-piété (et probablement même sur la différence d’évaluation des gages).
53Sur les cinq pegnaroli mentionnés dans les sources, il y en avait au moins quatre qui avaient des intérêts communs et travaillaient en réseau. En effet, Picciolini résidait à Trévise et se rendait chaque jour à Venise pour ses activités (il avait loué une chambre à l’auberge des Tre Santi, non loin du pont de Rialto). Du fait qu’il devait se déplacer quotidiennement entre les deux villes, il pouvait se rendre fréquemment au mont-de-piété de Trévise : ainsi, il gérait la mise en gage et le rachat d’objets pour lui-même et pour les trois autres pegnaroli.
- 80 Ferlito 2009, p. 303.
54Les Scansadori estimaient que Picciolini, Marcon, Rizzi et Sorzetto engageaient chaque année au mont-de-piété de Trévise des objets d’une valeur évaluée à un million de livres vénitiennes, sans considérer ceux qu’ils gardaient chez eux et ceux qui étaient déposés à Padoue ou à Vicence. C’est un montant étonnant, d’autant plus si l’on considère qu’en 1760 le mont-de-piété de Trévise avait accordé des prêts pour un total d’un peu plus de 1,5 million de livres80. Les débiteurs ne recevaient aucune caution ou reçu et, à cause du grand volume d’affaires, les objets étaient souvent échangés ou perdus, générant « des plaintes fréquentes et continues ».
55L’intérêt requis était de 20 sous pour chaque sequin, c’est-à-dire 60 % sur base annuelle ; ils gagnaient beaucoup sur chaque objet engagé dans le mont-de-piété de Trévise, en considérant qu’à ce moment l’intérêt demandé était de 5 %. Sur un million de livres d’objets engagés, on peut estimer un profit net annuel de l’ordre d’un demi-million de livres vénitiennes (presque 89 000 ducats). De plus, ils demandaient très souvent des remboursements supplémentaires au moment de racheter les objets, qui variaient en fonction de leur taille et de leur valeur.
- 81 Voir chapitre VI, « Intermédiation et crédit entre particuliers à Venise au XVIIIe siècle ».
56L’intérêt demandé était particulièrement élevé, mais tout à fait comparable à ce qui est ressorti de l’analyse du marché du crédit informel81. En effet, les valeurs semblent presque toujours se situer entre 60 % et 70 %. Recourir à un pegnarolo évitait de devoir se rendre personnellement dans l’un des monts-de-piété des villes de la terre ferme et, par conséquent, il n’y avait pas de frais liés aux déplacements et à l’inévitable perte de temps due aux longues attentes dans le Monts, qui étaient souvent bondés. Enfin, le fait qu’ils ne se souciaient pas vraiment de la provenance des objets était un avantage pour ceux qui devaient cacher des activités illégales, ou qui voulaient mettre en gage des articles interdites, tels que des symboles religieux ou des armes.
57L’activité des pegnaroli s’est révélée particulièrement fonctionnelle dans le cas vénitien, car, comme l’ont confirmé les chiffres, ils répondaient à un besoin évident de la population. Ils sont la preuve de l’existence d’interconnexions entre le marché du crédit vénitien et ceux des villes de la terre ferme. Ils répondaient à un besoin répandu parmi cette partie de la population qui ne trouvait pas de source de crédit équivalent au sein du marché formel.
La nécessité de détruire un ordre avant d’en créer un autre
- 82 Très important dans ce sens la fonction du Mont de Padoue ; Silvano 2005, p. 262 ; Certains cherch (...)
- 83 À cet égard, la contribution des institutions “parallèles” est également fondamentale, comme le « (...)
58Comme l’indique encore aujourd’hui le nom de nombreuses places et de bâtiments, dans presque toutes les grandes villes de la Vénétie – et dans la plupart des petites villes aussi – il y avait un mont-de-piété. C’était des institutions utiles à la vie des communautés qui jouaient un rôle décisif en soutenant ceux qui avaient besoin d’argent pour faire face aux crises fréquentes dont ils souffraient. Ils constituaient aussi des lieux surs où déposer de l’argent et s’occupaient très souvent aussi d’organiser la vie économique des villes, en exerçant différentes fonctions dans le domaine fiscal82. De plus, ils avaient également des finalités caritatives, donnant souvent des aumônes et allouant des fonds pour fournir une dot aux jeunes femmes qui n’en avaient pas les moyens, en leur donnant la possibilité de se marier83. Malgré cela, Venise avait renoncé pendant longtemps à en créer un, et quand elle a finalement décidé de le faire, elle n’y est pas parvenue.
59Pourquoi, si notre attention se focalise sur le marché du crédit de Venise, nous avons choisi de consacrer ces pages à la description de quelque chose qui n’existait pas, à savoir le mont-de-piété ? Tout simplement parce que sa non-existence même a eu une influence déterminante sur le contexte général, permettant sans doute le développement d’autres alternatives, comme l’activité dans ce contexte des osterie et des bastioni (à moins que ce ne soit l’inverse). En tout cas, les monts-de-piété de la Vénétie gardaient des objets et de l’argent des Vénitiens, qui y envoyaient des serviteurs, se déplaçaient personnellement ou utilisaient des services offerts par des tiers, comme les pegnaroli. Il s’agit de modalités alternatives et coûteuses qui rendaient cette solution attrayante seulement sous certaines conditions.
60La présence et l’important volume d’affaires de l’activité des Pegnaroli démontre encore une fois que les offres de crédit disponibles dans la ville n’étaient pas suffisantes pour répondre pleinement à la demande. Il s’agit d’une confirmation que d’un côté les banques du Ghetto fonctionnaient avec des limites évidentes (surtout financières) et de l’autre que la nature particulière du crédit accordé par les osterie et les bastioni n’était pas qualitativement ni quantitativement adaptée pour répondre aux besoins qui allaient au-delà de la simple subsistance. Il s’agit de la clé pour comprendre aussi pourquoi sur le marché du crédit informel les taux d’intérêt étaient si élevés et surtout pourquoi les individus étaient prêts à les payer, en démontrant qu’ils étaient en fait socialement acceptés.
- 84 Piazza 1797, p. 3.
- 85 Ibid., p. 4.
61En 1797, le citadin Marco Piazza écrivait et imprimait une brochure dans laquelle il proposait, s’inscrivant dans une longue tradition d’échecs, la création d’un mont-de-piété. Il soutenait, conformément aux principes économiques de l’époque, que cette institution empêcherait la stagnation de la circulation des biens et de l’argent, qu’elle éviterait l’accumulation des ressources entre les d’un nombre de familles toujours plus faible – et donc l’accentuation des inégalités dans la société vénitienne – et éviterait finalement ce qu’il appelait la “mort civile”84. Il attaquait toutes les autres sources de crédit de la ville, en particulier les osterie et les bastioni, coupables de prendre en gage les objets des habitants les plus économiquement fragiles en échange de vin contaminé et d’être la cause de la ruine de leurs familles. Il a également essayé de mettre en évidence les raisons pour lesquelles le mont-de-piété n’avait pas encore été créé, en soutenant que beaucoup pensaient que ce projet était impossible parce qu’il pourrait nuire aux intérêts de certaines couches sociales85.
- 86 Ibid.
62Vers la fin de son discours, il admettait que le projet était « bon ... il est orienté vers le bien du peuple, mais il est impossible ». À l’époque où Marco Piazza écrivait sa brochure, la République n’existait plus, mais il y avait encore toutes ses structures de base : les différentes classes étaient encore là et visaient à maintenir le status quo, notamment cette situation d’équilibre satisfaisante pour tous les acteurs qui opéraient sur le marché du crédit86.
63Au XVIe siècle le mont-de-piété n’a probablement pas été établi compte tenu l’importance de la communauté juive, un instrument économique bien connu dont Venise ne voulait pas se priver. De plus, il y avait probablement des raisons fiscales, c’est-à-dire l’intention de ne pas nuire à l’activité de crédit des osterie et des bastioni, parce qu’elle s’était révélée utile pour augmenter les revenus issus de l’importation du vin.
64Au XVIIIe siècle, cependant, le mont-de-piété n’a pas été établi pour permettre aux banques du Ghetto de poursuivre leurs activités de prêt, afin de sauvegarder les intérêts des créanciers et de respecter les contrats que l’Université avait conclus avec eux. La mise en place d’un mont-de-piété aurait éliminé la seule source de revenu pour la communauté juive, c’est-à-dire l’activité de prêt sur gage, ce qui l’aurait empêché de rembourser ses dettes.
65Au XIXe siècle, la naissance tardive du Mont « Juif » de Venise ne semble plus être un fait si paradoxal. Il s’agit plutôt de la démonstration qu’après l’arrivée des Autrichiens, les structures, les intérêts et la configuration passés avaient été définitivement détruits et qu’une réorganisation du marché du crédit était devenue nécessaire mais surtout possible.
Notes
1 Todeschini 2000, p. 369-386, en particulier p. 382-284 ; cité par Muzzarelli 2001, p. 88.
2 Muzzarelli 2010, p. 106 ; Muzzarelli 2001, p. 138-143.
3 Un trimonte est formé de trois petits monts surmontés d’une croix ; Muzzarelli 2001, p. 136.
4 Voir Il Beato Bernardino da Feltre, Paolo Biancucci, huile sur toile, 71,5 × 53 cm, collection d’art de Banca del Monte di Lucca ; Beato Bernardino da Feltre, entourage de Piermatteo d’Amelia, tempera, 130 × 52 cm, Narni – Musée Eroli ; cités par Muzzarelli 2001, p. 11-14, et p. 136-138.
5 Le trigramme indique le nom ΙΗΣΟΥΣ, Iesous en grec ancien. Bernardino da Siena a beaucoup contribué à sa diffusion et a aussi introduit le célèbre thème iconographique du trigramme inscrit dans un soleil à 12 rayons.
6 Pour la première citation, voir Jean, 2 :15-17 : « N’aimez point le monde, ni les choses qui sont dans le monde. Si quelqu’un aime le monde, l’amour du Père n’est point en lui » ; pour la deuxième voir Luc, 10 :35 : « Aie soin de lui, et ce que tu dépenseras de plus, je te le rendrai à mon retour » ; Pour une analyse plus approfondie sur ce sujet, voir Muzzarelli 2001, p. 145.
7 Il y a des débats autour la primauté du mont-de-piété de Pérouse, parce que des chercheurs ont soutenu que le premier était en réalité celui d’Ascoli Piceno, établi en 1458. Meneghin est plutôt sceptique par rapport à cette deuxième hypothèse, mais cette question n’est pas très pertinente dans le cadre de notre analyse. Pour plus d’information voir Meneghin 1986, p. 131, annexe intitulée « Una questione di primato ».
8 Muzzarelli 2010, p. 102.
9 Il y avait une conception de la pauvreté qui distinguait les pauperes pinguiores, ceux qui étaient appauvris par des crises (nous pourrons les appeler « pauvres moins pauvres ») et les pauperes pauperiores, ceux qui avaient été toujours pauvres et qui n’avait pas des moyens pour changer leur situation. Voir Carboni 1999, p. 52.
10 Bernardino da Sienne (Massa Marittima, 1380 – L’Aquila 1444), Michele Carcano (Milan, 1427 – Lodi, 1484), et Bernardino da Feltre (Feltre 1439 – Pavia 1494) furent trois des plus importants prédicateurs actifs dans une œuvre de promotion des monts-de-piété. Pour leurs biographies et plus d’informations, voir le Dizionario biografico degli Italiani : (Bernardino da Siena) http://www.treccani.it/enciclopedia/bernardino-da-siena-santo_(Dizionario-Biografico)/ (Michele Carcano) http://www.treccani.it/enciclopedia/michele-carcano_%28Dizionario-Biografico%29/ (Bernardino da Feltre), http://www.treccani.it/enciclopedia/bernardino-da-feltre-beato_%28Enciclopedia-Italiana%29/ (liens consultés en octobre 2020).
11 Muzzarelli 2001, p. 11-14.
12 La communauté dans son ensemble aurait bénéficié d’une réduction du nombre de chômeurs pauvres ; Muzzarelli 2010, p. 107.
13 Meneghin 1986, p. 15.
14 Muzzarelli 2001, p. 24-25.
15 Certains monts-de-piété, comme par exemple celui de Padoue, n’ont jamais payé d’intérêts sur les montants déposés. Ce qui poussait les individus à apporter leur argent était le fait que le Mont était une institution stable et sûre dans laquelle ils pouvaient déposer leur richesse. Voir Silvano 2005, p. 193.
16 Meneghin 1986, p. 24.
17 Ibid., p 41.
18 Luc, 6 :35 : « Mais aimez vos ennemis, faites du bien, et prêtez sans rien espérer. Et votre récompense sera grande, et vous serez fils du Très-Haut, car il est bon pour les ingrats et pour les méchants ».
19 Muzzarelli 2001, p. 146.
20 Muzzarelli 2010, p 106.
21 Barbieri 1963, p. 439-440 ; cité par Avallone 2007, p. 72.
22 L’un des textes les plus célèbres écrits en défense des monts-de-piété est certainement le Consilium de Fortunato Coppoli, précurseur d’autres auteurs comme Bernardino de Busti, qui a écrit à la fin du XVe siècle le Defensorium montis pietatis contra fragmenta omnia aemule aemule falsitatis ; Muzzarelli 2001, p. 149-152.
23 Meneghin 1986, p. 42 ; le mont-de-piété de Vérone, par exemple, à partir du 1735 prêtait gratuitement jusqu’à 8 sous ; Ferlito 2009, p. 122.
24 Cavalli 1856, p. 282.
25 Ibid.
26 Ibid., p. 284. Au mont-de-piété de Paris, des remboursements échelonnés ont été effectués à partir de 1838. Il y a aussi des exemples plus anciens : Silvestro Scarini, un marchand italien du XVIe siècle, a conçu et fondé aux Pays-Bas une sorte de mont-de-piété qui était financé par des loteries et des paris. Il avait prévu en 1585 que la moitié de la valeur totale du prêt devait être remboursée par des remboursement échelonnés.
27 Muzzarelli 2001, p. 41.
28 Voir chapitre VII, « Des créancier surendettés : les banques du Ghetto au XVIIIe siècle », section 1 « Professionnels du crédit : les origines des banques et la première condotta ».
29 La charge de Savio del Consiglio était l’une des plus hautes fonctions de l’État, à laquelle seuls les patriciens les plus estimés étaient nommés. Les Savi avaient des compétences très étendues, comme le traitement préalable de toutes questions qui devaient ensuite être débattues par le Sénat. Voir Da Mosto 1937, t. I, p. 22 ; en ce qui concerne l’histoire d’Andrea Tron, voir Meneghin 1986, p. 30.
30 Il faut considérer qu’en 1550 l’argent dérivant du droit d’importation du vin à Venise représentait environ 12 % des revenus annuels ; Pullan 1982, p. 540.
31 Ibid., p. 542.
32 Le thème des Juifs comme un « mal connu » ; Ibid., p. 542. Voir aussi Meneghin 1986, p. 30.
33 Comme par exemple à Trévise, Padoue, Brescia et Mantoue ; Pullan 1982, p. 547.
34 Gallicciolli 1785, t. I, p. 939, « E su quanto era passato conservassero assoluto silenzio, né mai più in seno al governo si parlasse di fondare il monte senza licenza del consiglio e nessuna eventuale proposta fosse valida se non avesse riportato diciassette voti favorevoli, cioè l’unanimità » (« Et sur ce qui s’était passé, ils devaient garder le silence absolu, et il ne fallait jamais plus dans le gouvernement parler de la question de fonder un mont-de-piété sans licence du Conseil et aucune proposition ne serait valide si elle n’avait pas reçu dix-sept voix en sa faveur, c’est-à-dire l’unanimité », traduit par l’auteur) ; voir aussi Meneghin 1986, p. 3 et Pullan 1982, p. 550.
35 Meneghin 1986, p. 31 et Pullan 1982, p. 550.
36 Muzzarelli 2001, p. 43.
37 Meneghin 1986, p. 42-43.
38 Hypothèse de Leon Poliakoff, cité par Pullan 1982, p. 550.
39 Voir Bresnahan Menning 1989, p. 487-511 ; voir aussi Pezzolo 2018.
40 ASVe, Giustizia Nuova, b. 1, f.o 10r.
41 ASVe, Giustizia Nuova, C. 1, f.o 117r.
42 Muzzarelli 2001, p. 46.
43 ASVe, Inquisitorato sopra l’Università degli ebrei, b. 1, f.o 71v.
44 En ce qui concerne les propositions de cette période, voir Biblioteca Querini Stampalia Mss Cl IV 569 f. 418r-432v ; ainsi que Biblioteca Marciana (Venise) Mss it cl VII 1891 (9110) f. 333-334 « Statuti del Monte di Pietà veneto » et Viola 1786, t. IV, p. 381-396.
45 Les Deputati e aggiunti sopra l’esazione del denaro pubblico furent élus pour la première fois en 1652 ; ils étaient chargés d’indiquer les moyens les plus appropriés de recueillir l’argent nécessaire pour faire face aux besoins de la guerre de Candia ; pour plus d’information, voir Da Mosto 1937, t. I, p. 121.
46 ASVe, Inquisitori sopra l’Università degli Ebrei, b. 1, f.o 123v, 134r.
47 Carmelo Ferlito 2006, p. 290-291.
48 Alvise IV Mocenigo, doge de la République de Venise entre le 19 avril 1763 et le 31 décembre 1778. Pour avoir une idée globale des évènements en question, voir Grimaldo 1904 ; cité par Ferlito 2006, p. 291-292.
49 Pour plus d’informations sur les Scansadori alle Spese Superflue, voir Da Mosto 1937, t. I, p. 141 ; ASVe, Scansadori alle spese superflue, b. 122 « Monti tutti- atteggio », citè par Ferlito 2006, p. 292.
50 La Municipalità Provvisoria a été une expérience de gouvernement populaire née avec la session du conseil majeur du 12 mai 1797. Elle ne dura que quelques mois (mai 1797 – Octobre 1798), jusqu’à l’arrivée des Autrichiens le 17 janvier 1798, à la suite des accords établis par le traité de Campoformio (17 octobre 1797). Pour plus d’informations, voir Da Mosto 1937, t. II, p. 31-33 ; Tagliaferro 1797.
51 Le même taux est appliqué dans le Deposito Novissimo. Le responsable de l’élaboration du projet, Cornelio Guarinoni, écrivait dans son rapport que les monts-de-piété « sont créés pendant des jours plus calmes » par rapport à ceux qu’ils étaient en train de vivre, et qu’ils étaient habituellement établis à travers des dons gratuits et des dispositions testamentaires. Le déficit public élevé excluait aussi tout soutien des pouvoirs publics ; ASVe, Municipalità provvisoria, b. 174, fichier « Dietro alli primi eccitamenti », documents non numérotés, non datés ; ASVe, Scansadori alle spese superflue, b. 122 « Monti tutti- atteggio », cité par Ferlito 2006, p. 292.
52 Le nom Mendicoli, dérive peut-être de mendici, mendiants.
53 ASVe, Inquisitori sopra l’Università degli Ebrei, b. 1, f.o 174v.
54 « … e che sia tolta col fatto quella linea di demarcazione già proscritta, che formò per secoli una classe separata di uomini non immeritevoli alla Patria, e che le offrono in questo istante un pegno non equivoco del loro attaccamento » ; Lettre de part de « I delegati e Procuratori dei Capitalisti dei coì detti Banchi esistenti in Ghetto » au « Consiglio Municipale dei Savi », Venise, 4 août 1806 ; cité par Bembo 1859, p. 169-170.
55 Meneghin 1986, p. 30.
56 ASVe, Municipalità provvisoria, b. 174, documents non numérotés et datés, fichier « Preliminar per il vastissimo santo Monte di Venezia con sunto segue ».
57 Après le traité de Presbourg (26 décembre 1805), Venise revint pour une courte période sous la domination française, pendant laquelle le Code civil napoléonien était en vigueur ; Bembo 1859, p. 140.
58 Bembo 1859, p. 140 ; en citant Cecil Roth, Attilio Milano parle de seulement 13.000 ducats que l’Università avait réussi à obtenir en vendant tous ses biens et qu’elle avait ensuite décidé de donner à la Mairie, pour qu’ils puissent être offerts à des œuvres caritatives. Milano 1951, p. 265 ; Bembo, cite la lettre écrite par les Procuratori dei banchi du ghetto, qui parle de 130.000 ducats à investir exclusivement dans la fondation d’un mont-de-piété dans la capitale : « Si l’on observe l’état économique actuel, l’administration se trouve dans un état de passivité plutôt que d’avantage ; mais la passivité dérive immédiatement du système qui a toujours voulu la subsistance de trois bancs dans le Ghetto … triplant ainsi les dépenses, et les loyers entre ces enceintes coûteuses, et de toute autre exigence nécessaire aux établissements divisés. L’entreprise ne tardera pas à se rendre aussi active que possible ... » (traduit par l’auteur) ; Lettre des « Delegati e Procuratori dei Capitalisti dei così detti Banchi esistenti in Ghetto » au « Consiglio Municipale dei Savj », 4 aout 1806 ; Cité par Bembo 1859, p. 170.
59 Lettre des « Delegati e Procuratori dei Capitalisti dei così detti Banchi esistenti in Ghetto » au « Consiglio Municipale dei Savj », 4 août 1806 ; citè par Bembo 1859, p. 170.
60 Les noms de ceux qui donnaient plus de 5 000 livres italiennes étaient inscrits sur une plaque de marbre située à l’entrée du mont-de-piété ; Bembo 1859, p. 141.
61 Il était situé dans le sestiere de Cannaregio, mais dans le Rio Terà della Maddalena et non à l’intérieur du Ghetto ; Ibid.
62 Meneghin 1986, p. 28, 37.
63 Pullan soutient qu’il a exercé « l’influence la plus forte et la plus décisive sur la naissance des monts-de-piété dans le territoire de la République », Ibid., p. 29.
64 Da Mosto 1937, t. I, p. 141.
65 L’intacco était un détournement de fonds publics.
66 ASVe, Scansadori alle Spese Superflue, b. 122, documents non numérotés, 3 avril 1786, fichier intitulé « foglio che comprende le summe degl’intacchi seguiti nell’infrascritti monti nelli tempi seguenti … ».
67 ASVe, Signori di Notte al Civil, b. 342, documents non numérotés, 14 janvier 1712.
68 Se déplacer était coûteux et aggravait les problèmes liés à l’asymétrie de l’information. Ainsi, il était plus probable de voyager pour rechercher des prêts d’un montant plus élevé et donc de se tourner vers des marchés plus larges afin d’augmenter ses chances de trouver un créancier disponible ; voir, Hoffman – Postel-Vinay – Rosenthal 2019, chapitre 4 « Network of Knowledge ».
69 À partir de 1544, les Signori di Notte al Civil étaient chargés de surveiller les affaires concernant la location de fonds urbains et les fraudes dans le cadre de prêts sur gages ; ils avaient également le pouvoir de bannir les meurtriers, les prostituées et les voleurs de la ville ; voir Da Mosto 1937, t. I, p. 98.
70 ASVe, Signori di Notte al Civil, b. 341, documents non numérotés, 1er février 1707.
71 Duclos 1791, p. 383. Les deux villes sont à 35 km à vol d’oiseau.
72 ASVe, Giudici di Petizion, Rendimenti di Conto, b. 985, documents non numérotés, 17 novembre 1679 – Commissaria Rizzi ; Pezzolo 2003s, p. 197.
73 En ce qui concerne les banques juives, la limite de 3 ducats maximum pour chaque opération de crédit a été imposée en 1573 ; jusqu’au septembre 1747, cependant, bastioni et osterie n’avaient aucune limite.
74 Ferlito 2009, p. 26-29.
75 Mattei 1953, p. 60.
76 À Trévise, par exemple, à partir de 1623 il fallait avoir l’autorisation d’au moins 7 des 10 Conservatori du Mont-de-piété. Au cours de la même année, cependant, les sources parlent d’un « abus notable » de prêts de sommes supérieures à 300 ducats. Sartor 2000, p. 99.
77 « En ce qui concerne les prêts, il est imposé que seuls les citoyens sous la juridiction du Podestà de Padoue puissent en bénéficier » (traduit par l’auteur), dans Mattei 1953, p. 38 ; Il s’agit d’une restriction très répandue. D’autre part, il semblait juste de le faire : en effet, c’était les habitants d’une région spécifique qui contribuaient à la création d’un mont-de-piété et donc son activité devait leur être réservée. Voir Meneghin 1986, p. 41.
78 Pour plus d’informations sur le Conseil des Pregadi, voir Da Mosto 1937, t. I, p. 22 ; ASVe, Scansadori alle Spese Superflue, b. 122, documents non numérotés, juin 1774.
79 Ibid.
80 Ferlito 2009, p. 303.
81 Voir chapitre VI, « Intermédiation et crédit entre particuliers à Venise au XVIIIe siècle ».
82 Très important dans ce sens la fonction du Mont de Padoue ; Silvano 2005, p. 262 ; Certains chercheurs ont vu les Monts-de-piété comme des précurseurs des institutions bancaires modernes, pour le fait qu’ils combinaient en une seule les différentes fonctions de crédit, de dépôt et, parfois même d’opérations de virements (« giro-conto ») ; voir Meneghin 1986, p. 24. Pour d’autres, comme R. De Roover et R. C. Mueller, la banque moderne ne dérive pas du prêt sur gagé mais des banques d’échange. Ces derniers, en effet, acceptaient les dépôts, les transféraient par le biais de virement et, surtout, avaient créé un réseau de comptes entre différentes banques, et pouvaient augmenter et diminuer la masse monétaire en circulation. Surtout, « Dans une place comme Rialto, fréquentée par des marchands du monde entier qui arrivaient avec des marchandises et des moyens de paiement très variés, c’était le changeur, qui était devenu banquier, qui gardait la situation sous contrôle : il acceptait des dépôts de différentes devises (locales et étrangères, cisaillées et usées, lourdes et légères) après avoir estimé leur valeur, mais il créditait le compte des clients dans la propre monnaie de compte locale » ; Mueller 1987, p. 146.
83 À cet égard, la contribution des institutions “parallèles” est également fondamentale, comme le « Monte del matrimonio » de Bologne, qui synthétise la charité envers les pauvres avec une possibilité d’investissement pour les riches ; voir Carboni 1999.
84 Piazza 1797, p. 3.
85 Ibid., p. 4.
86 Ibid.
© Publications de l’École française de Rome, 2022