1L’étude du métier de prince ne peut faire l’économie d’un questionnement sur la fonction du prince et, plus précisément, sur le positionnement du prince au sein des institutions. La figure du prince n’a vu ses contours fixés que progressivement (en dépit du souhait d’Auguste1), au prix de lentes transformations (le prince Auguste n’est pas le prince Trajan qui n’est pas le prince Constantin). L’exaltation du prince et de la fonction princière (qui est passée par une relecture de certaines cérémonies publiques traditionnelles2) vint peu à peu supplanter la traditionnelle exaltation du SPQR, singulièrement marquée à partir de l’époque augustéenne. Du prince comme « recours » au prince « incarnation du destin de Rome », la figure du chef a connu une profonde mutation. Cette évolution n’allait pas de soi car ce qui était en jeu, c’est le rapport du prince à la res publica, une notion clef de la culture politique romaine3. Dès lors, les princes ont dû composer avec des attentes. Certes, l’aristocratie (qui, dans le cadre de la course aux honneurs, demeurait attachée à la compétition aristocratique, à la liberté d’expression et au rôle pivot du Sénat au sein des institutions) a vu, en réponse à ses espoirs, la monopolisation du pouvoir suprême par des dynasties, l’exaltation de l’aura du prince4, puis sa sacralisation et celle de la famille impériale, la formalisation du rôle du Sénat et du peuple. Mais il faut se garder d’un regard conditionné par le résultat final, à savoir le lent passage d’un prince magistrat à un prince souverain avec un changement qui s’opère réellement aux III^e et IV^e siècles5. L’affirmation progressive du prince et de la fonction princière a, en réalité, suscité un contre-discours (dont on aurait tort de croire qu’il témoigne d’une opposition au Principat) soucieux de maintenir un relatif équilibre institutionnel et de rappeler le rôle, si ce n’est des comices (dont nos sources ne paraissent globalement guère se soucier), du Sénat, l’autre pilier du Senatus Populusque Romanus. C’est par conséquent à ce type de discours, révélateur d’une sensibilité politique et d’attentes précises, avec lesquelles les princes durent composer, que je vais m’intéresser non sans avoir préalablement évoqué la place du populus dans le nouveau régime.

La place du SPQR et du populus dans le Principat

2H. Arendt distingue le « pouvoir » de la « domination », le pouvoir ne relevant pas d’une propriété individuelle et ne résidant pas dans l’imposition d’une volonté, mais bien de l’espace public : il appartient à un collectif qui, tout au plus, peut déléguer ce pouvoir pour agir en son nom6. De fait, Pline le Jeune insista volontairement devant Trajan sur le fait que dominatio et principatus sont de natures opposées (diuersa natura)7. Le pouvoir suppose la collaboration, il est « pouvoir avec » et non « pouvoir sur ». Et c’est bien ce que le SPQR présuppose8. Il s’agit là non d’une notion institutionnelle stricto sensu, mais d’une formule exprimant une forme de consentement à vivre ensemble précédant toute forme institutionnelle et qui, pour cela, est structurante car elle subordonne l’organisation des pouvoirs au respect d’une pratique au moment de la prise de décision. Dit autrement, le SPQR suppose (formellement tout au moins) l’agir-en-commun et fait obstacle à la dominatio. En ce sens, il était censé, sous le Haut-Empire, refléter l’ADN politique de Rome9 puisque la res publica ne saurait être la propriété de personne. La référence au SPQR a été une manière habile de dissocier le Principat, bien que monarchique, de la tyrannie en reprenant (la formule est de Cl. Moatti) « un langage républicain tardif ». S’y référer, c’est actualiser le « pouvoir avec », rappeler l’existence d’un domaine public (en définitive, c’est l’existence du groupe qui justifie le pouvoir, il en est la source), sans pour autant que cela impose l’égale participation de tous à l’exercice du pouvoir10. Cela ne préjugeait pas de la forme du gouvernement. Tite-Live condamne Tarquin le Superbe précisément pour avoir été le premier roi à gouverner sans prendre l’avis du peuple et du Sénat11. Le SPQR, émanation de la res publica (qui suppose la capacité à débattre des affaires communes), devait avoir une place dans la prise de décision car l’association du peuple et du Sénat écartait le risque de la dominatio et était la condition du consensus. C’est donc tout naturellement qu’en janvier 27 av. n.è. Octavien a confié la res publica à la libre disposition du Senatus Populusque Romanus12, mettant ainsi fin à une période d’exception et faisant de la res publica la « chose » du Sénat et du peuple unis, tout en privilégiant le Sénat. Sa mission achevée, il retournait à la source de tout pouvoir. Il revenait à la res publica, par l’entremise du SPQR, de gérer ses intérêts et il ne lui était pas indifférent de se donner telle ou telle tête.

3Ce lien entre res publica et SPQR est si étroit qu’il arrive que la seconde formule soit, chez certains auteurs, subsumée par la première13. La confusion était naturelle car, depuis Cicéron au moins, la res publica était entendue comme la res populi14. En tant que telle, pas plus que la démocratie moderne ne préjuge de la forme d’un régime (républicain ou monarchique), elle ne peut être confondue avec un status particulier15. Le SPQR est, quant à lui, la modalité par laquelle la res publica va pouvoir s’incarner dans un status, une sorte d’interface qui implique une procédure dans la prise de décision destinée à traduire le principe de la souveraineté du populus. En soi, la res publica avait ses intérêts propres et, à ce titre, pouvait légitimement se donner telle ou telle tête16. Mieux, à l’époque impériale, rien en théorie n’interdisait au SPQR de mettre fin à la fonction princière, comme cela a été envisagé à la mort de Caligula17. Car, en définitive, si le prince était la tête du corpus rei publicae (notion apparue dès la période républicaine18), il ne se confondait pas avec la res publica. Bien que leurs destins aient été irrémédiablement liés19, le prince n’en était « que » l’âme, celui qui organisait et assurait (au nom de son auctoritas) la stabilité d’un corps qui n’en demeurait pas moins une unité composite dont les différents membres retrouvèrent, nous dit-on, leur vigueur avec l’avènement d’Octavien/Auguste20.

4Dans le couple Senatus Populusque Romanus, le populus est l’élément qui, à l’époque impériale, a le moins de visibilité. À cela une raison simple : les sources écrites ont pour auteurs des aristocrates qui, outre leur indifférence marquée pour les détails techniques quand il s’agit des questions institutionnelles, privilégient le Sénat, le prince et leurs relations, à tel point qu’un monument littéraire tel que les Annales de Tacite relève avant tout de l’histoire sénatoriale21. Les comices n’intervenaient dans le processus de décision qu’en dernier lieu et sont, pour cela, volontiers oubliés (d’autant que, déjà sous la République, les comices validaient pratiquement toujours les décisions prises en amont22). Une autre raison peut également être invoquée : la formalisation du rôle des comices dès la période tardo-républicaine. Ce phénomène a parfaitement été mis en lumière, en particulier par E. Flaig et V. Hollard. Ils ont le grand mérite de comparer le rôle des assemblées du peuple à un rituel politique, ce qui revient à en faire un moment incontournable (en dépit de la formalisation du vote) de la vie politique romaine. Cette dernière tenant au moins autant d’une pratique que du monde des idées, pareille approche est des plus pertinentes et autorise une réévaluation du rôle des comices sous le Principat.

5Le rite a ceci d’intéressant qu’il est un élément de l’identité collective (même s’il n’a pas toujours une origine ancienne), donc un facteur de cohésion. Il permet, à intervalles réguliers, sous une forme codifiée, d’unifier la communauté civique et de lui donner une stabilité. Il témoigne d’usages (légués par la coutume ou la loi) recherchant un effet23. Or le SPQR était, on l’a dit, censé symboliser l’essence même de Rome, censé être, en langage kojévien, sa « cause », son « principe ». Il précède la question du régime dans lequel il trouve à s’incarner. Le régime n’est qu’une émanation (un « effet ») du SPQR et est, par conséquent, contraint d’en conserver l’essence24. Le SPQR dit l’unité d’une communauté humaine et, en cela, détermine les formae rei publicae successives parce qu’il en est l’origine. Bref, l’« effet » ne peut renier la « cause » car « ce serait une réaction contre soi-même, une sorte de suicide »25. On peut dès lors considérer qu’il y a une auctoritas de la « cause » et que l’ignorer aurait équivalu à rompre avec un passé, un continuum politique, ce qui aurait été un non-sens, non pas tant pour des raisons circonstancielles (masquer le caractère monarchique du Principat, comme on le pense trop souvent) que parce que le passé est la cause du présent et qu’il a vocation à le déterminer. Si l’on pouvait assouplir une tradition, la faire évoluer, on ne pouvait rompre avec elle. Auguste a d’ailleurs plutôt eu la tentation de présenter le Principat comme la fin de l’Histoire que comme un point de départ. D’où la perpétuation de la place du SPQR26.

6De fait, même formalisé (et ce en partie dès l’époque républicaine), le rôle du populus comme acteur de la vie politique a continué d’être reconnu, respecté, comme (paradoxalement) sacralisé parce que ritualisé27 : ne pas le consulter aurait tronqué le processus de prise de décision dans la mesure où « l’efficacité se situe souvent, dans la Rome antique, dans le respect du rite formel28 ». Son intervention a conservé un sens, une valeur politique, et, parce que son rôle demeurait déterminant, il ne pouvait être négligé. Réunir le populus, quand bien même les décisions étaient prises en amont, était la condition du rappel de sa souveraineté formelle et de l’expression à intervalles réguliers de l’unité, d’un consensus toujours à renouveler29. Il est demeuré, aux côtés du Sénat (entendu comme le consilium réunissant les hommes les plus sages), une force de légitimation30 : il lui revenait de voter la lex de imperio (après, pour peu que ce schéma idéal ait pu être suivi, validation par le Sénat du choix par le prince de son successeur, lequel voyait ainsi rappelé la dimension temporaire de son pouvoir et, surtout, sa position résulter d’une attente émanant de l’ensemble du corps civique31), ou encore, comme le voulait la tradition, les pouvoirs et les honneurs attribués au prince32. Il ne lui revenait dès lors pas d’influencer le prince33, mais ce dernier ne pouvait non plus ignorer son rôle. Le recours au populus, c’était rappeler que la res publica n’était la chose de personne et éloigner le spectre de la tyrannie, de l’appropriation de la chose publique par un seul34. C’est pourquoi les comices, déclinants à la fin de la République et mis entre parenthèse par le triumvirat35, après avoir retrouvé leurs prérogatives électorales dès 28 av. n.è.36, ont été valorisés au début du Principat à travers la construction de somptueux Saepta qui furent le pendant de la Curia Iulia37. Auguste souhaita par ailleurs que la plèbe assistât aux contiones revêtue de la toge, le vêtement qui symbolisait son pouvoir politique38. La plèbe appréciait les hommages qui lui étaient rendus, l’attachement du prince à un formalisme qui permettait de lui donner, dans l’espace civique, la place qui lui était due, et, plus encore, parce que soucieuse de sa dignitas, elle plébiscitait sa présence lors des comices : il y avait là une norme de comportement attendue39.

7Parce que les princes aimaient à dire qu’ils agissaient (notamment lors de la désignation d’un héritier) rei populi causa40, ils ont toujours eu le souci d’une plèbe bien disposée à leur égard, quand bien même les lieux d’expression de celle-ci avaient changé41. Un positionnement privé de ce lien avec le peuple et privilégiant une identité du prince et de l’État (du type, « l’État, c’est moi » de Louis XIV) eût été inenvisageable. Au final, la référence au populus est demeurée, dans la liturgie politique, une nécessité, et si un groupe eut une propension à taire le rôle des comices, ce fut paradoxalement le Sénat, pas le prince42. Ce dernier a au contraire réaffirmé la place du populus en tant que partenaire associé à la gestion de la res publica. Comme en religion, le respect du rituel (ici, du vote) a entretenu un lien entre deux pôles (mortels/dieux ; populus/prince). Tant que le rituel du vote était respecté, la res publica demeurait. Tout au moins était-ce là une des conditions.

Le Sénat et le prince

8Au cœur du I^er siècle de n.è., Othon utilisa, alors que sa position était fragilisée par la prise d’armes de Vitellius, l’image d’une res publica se confondant avec le Sénat :

Quelques nations ont été surprises par Vitellius, un semblant d’armée lui obéit, mais le Sénat est avec nous, d’où il suit que la res publica est de ce côté et de l’autre les ennemis de la res publica (sic fit ut hinc res publica, inde hostes rei publicae constiterint)43.

9On constate une confusion entre la res publica et la melior pars du populus, le Sénat, confusion qui n’est pas remise en cause par la métaphore, courante, du prince animus du corpus rei publicae. Le prince n’était que l’un des éléments (prince, Sénat, populus) de ce corpus, éléments distincts mais unis dans une entité singulière, tout à la fois indivisible et éternelle, la res publica. Car c’est bien cette dernière qui (comme le Sénat) est éternelle, là où les princes eux sont mortels44. De fait, la res publica n’appartient pas au prince, c’est lui qui est à la res publica (non rem publicam suam esse, sed se rei publicae45). Bien sûr, par métonymie, la res publica pouvait être réduite au prince qui paraissait alors l’incarner seul. C’est le cas dans le Panégyrique de Pline le Jeune46, mais c’est alors parce que l’intérêt de la res publica coïncide pleinement avec les qualités du prince. C’est la nature vertueuse du prince, ses mérites aussi, qui autorisent cette assimilation47. Il peut, dès lors, défendre l’utilitatis communio, syntagme que l’on trouve en bonne place dans la définition de la res publica héritée de Cicéron48. Ce qui importe ici, c’est que les vertus du prince le détournent de la tentation de rejeter la res publica pour, au contraire, unir sa destinée à celle-ci49. Même le fameux res est publica Caesar d’Ovide50 n’était destiné qu’à faire d’Auguste la communis pars (formule présente dans le vers suivant), ce qui, dans l’optique toute stratégique du poète, ne l’autorisait pas à se fâcher lorsqu’un exilé l’invoquait dans ses vers. Non seulement cela ne faisait pas de la res publica sa propriété, mais ça justifiait l’existence d’une réflexion sur le rôle du prince. Au bout du compte, la res publica sut ménager une place au prince sans se faire absorber par lui. Princeps senatus, le prince pouvait apparaître comme l’animus du corpus rei publicae sans que le Sénat n’ait tout à fait le sentiment de déchoir puisqu’il était le plus beau fleuron du caput imperii : c’est ainsi que l’Othon de Tacite dénomme le Sénat dans un passage des Histoires51. Et dans le sillage de Caligula qui, à son avènement, se présentait comme le « fils » (υἱός) et « nourrisson » (τρόϕιμοϛ) du Sénat52, Othon laissait entendre qu’il n’en était que l’éphémère émanation :

L’éternité de l’empire (aeternitas rerum), la paix du monde, mon salut et le vôtre ont pour garantie la conservation du Sénat (incolumitate senatus firmatur). Institué sous les auspices des dieux par le père et le fondateur de notre cité, il a duré depuis les rois jusqu’aux princes ; il est immortel ; tel que nous l’avons reçu de nos ancêtres, transmettons-le à nos descendants ; car si c’est de vos rangs que sortent les sénateurs, c’est du Sénat que sortent les princes (ita ex senatoribus principes nascuntur)53.

10On ne doutera pas que le propos doit autant aux aspirations de Tacite qu’à la vraisemblance historique54. Il fait écho à la situation que certains ont souhaité voir naître avec les Antonins : un prince n’étant censément plus choisi au sein d’une domus mais dans la Curie et pouvant dès lors passer pour le gardien de ses valeurs tout en maintenant l’espoir d’une compétition aristocratique55. Un discours se dessine où les sénateurs apparaissaient comme la fine fleur du populus et le prince comme le fleuron du Sénat56.

11Cette dissociation de la res publica et du prince avait le mérite de conditionner l’action du prince, puisqu’elle impliquait qu’elle ait pour cadre l’intérêt général57. Surtout, elle impliquait que le prince, dans le cadre du nouus status, devait respecter certains principes infrangibles consubstantiels à la res publica. Parmi ceux-ci, la reconnaissance du rôle du Sénat comme consilium rei publicae58. Il y avait là une attente qu’exprime, en termes choisis, Pline le Jeune dans son Panégyrique de Trajan :

À peine Rome avait-elle vu luire le premier jour de ton consulat, qu’entré dans la Curie tu nous as exhortés, tantôt individuellement, tantôt tous ensemble, à reprendre la liberté, à partager pratiquement avec toi les soins de l’empire, à veiller aux intérêts publics, à nous redresser (adhortatus es resumere libertatem, capessere quasi communis imperii curas, inuigilare publicis utilitatibus et insurgere)59.

12Aux yeux de Pline et des sénateurs, le Sénat a un rôle effectif à jouer dans la gestion de l’État. Pline s’empresse de préciser que tous les princes avant Trajan avaient donné de pareils encouragements, ce qui démontre assez qu’il y avait là une posture obligée. Pour autant, ajoute-t-il (mais l’éloge implique une déformation des faits que le changement de dynastie n’était sans doute pas sans favoriser), nul ne les avait crus et il n’y avait en réalité alors plus de res publica (nulla erat autem omnino res publica) dans la mesure où la crainte empêchait les langues de se délier60. Dit autrement, dès lors que le Sénat ne remplissait plus sa fonction, la res publica relevait de la fiction.

13A minima, on attendait de la part du prince qu’il se rende régulièrement à la Curie (ce que plusieurs eurent soin de faire)61 et de la déférence (la reuerentia senatus à laquelle fait référence Pline le Jeune62). Bien sûr, les sénateurs n’étaient pas dupes : l’attitude respectueuse adoptée par le prince pouvait être de circonstance, une forme de rôle de composition63. Pour autant, on souhaitait de leur part simplicité et bienveillance64. Les mauvais princes sont systématiquement, dans nos sources (souvent d’origine sénatoriale), des persécuteurs des Patres qui, à l’image de Domitien et de Commode, s’acharnèrent à ruiner le Sénat ou à humilier ses membres65. Dès lors, Hadrien n’eut de cesse (sans doute parce qu’il avait eu maille à partir avec le Sénat) de maudire en public les princes qui n’avaient pas été assez déférents à l’égard des sénateurs et recevaient ces derniers debout lors des banquets66. Mais surtout les princes aimèrent répéter (faute de s’y conformer toujours67) qu’ils souhaitaient continuer à voir le Sénat délibérer sur les affaires les plus importantes68 ou, à tout le moins, ont tenté d’associer par divers biais les sénateurs à leurs décisions69. De ce point de vue, l’attitude de Tibère a été, avant la mort de Drusus en 23, remarquable70. La posture des princes est significative, quand bien même les arrière-pensées étaient-elles nombreuses et la pratique souvent en décalage avec le discours. Le princeps n’était censément que le premier parmi ses pairs, ce qui impliquait une prééminence relative71. C’est pourquoi Pline le Jeune s’empresse de condamner, devant Trajan, les princes qui ne convoquaient, présidaient et écoutaient l’avis du Sénat qu’exceptionnellement72. Il est notable que Dion Cassius, par la bouche de Mécène, ait tenu encore à rappeler (parce que conscient de la perte d’influence du Sénat) la nécessité de rapporter aux Patres les affaires touchant à l’intérêt général alors que le secret tendait à caractériser le Principat73. Les princes n’ignoraient rien des attentes et les sénateurs pouvaient jouer de subterfuges (un peu vains) pour les leur rappeler : ainsi le discours au Sénat de Néron (composé par Sénèque, un sénateur donc) à son avènement qui donnait des garanties aux Patres et parut l’engager, si bien qu’il fut gravé sur une plaque d’argent (et lu lors de l’entrée en charge des consuls). Aux yeux du Sénat, il valait comme un contrat destiné à contraindre le prince à gouverner équitablement74.

14On perçoit bien que le prince et le Sénat se sont interrogés sur leur positionnement respectif. Conciliant, Auguste a souhaité se présenter en simple mandataire, suivi en cela par Tibère75. Galba se présentait encore en legatus senatus ac populi76. Parallèlement, le Sénat (qui n’était pas plus monolithique que le populus) débattait pour savoir s’il devait continuer à travailler en l’absence du prince77. Deux conceptions de la monarchie se faisaient face : celle des princes qui pouvait, à l’image d’Auguste et de Tibère, prétendre (au nom d’un sens politique éprouvé) souhaiter collaborer avec le Sénat mais qui visait à renforcer leur poids ; une revendication « républicaine » de revalorisation du rôle du Sénat dont Helvidius Priscus et Thrasea Paetus furent deux des hérauts78 et qui dut prendre de la consistance surtout à partir de 23, date qui marque le basculement du principat de Tibère79. Dion Cassius encore appelait explicitement de ses vœux une μοναρχία (seule capable d’instaurer l’ordre et la sécurité), mais une μοναρχία mêlée à la δημοκρατία80, seule garantie pour le maintien de l’ἐλευθερία. Précisons encore que l’assise du pouvoir n’était pas sans conditionner la posture des princes : il était bien sûr prudent pour le fondateur du régime, son premier héritier (le premier passage de témoin constituant un test fondamental pour tout nouveau régime), les princes nouvellement nommés (surtout quand une alternative existait) ou les acteurs d’une guerre civile, de valoriser, dans la trinité impériale, le SPQR et, plus particulièrement, le Sénat, comme le fit l’Othon tacitéen dans le passage cité supra.

15Autre principe infrangible : la liberté de parole, condition d’une collaboration réussie entre le Sénat et le prince et pour cela louée par Marc Aurèle81. Tacite accuse Tibère de l’avoir bafouée par un usage abusif de la lex de maiestate qui, originellement, punissait les actes ayant amoindri la majesté du peuple romain (maiestas populi Romani), non les paroles82. Auguste avait certes usé de cette loi pour punir les auteurs de libelles diffamatoires s’en prenant à des personnalités de premier plan de la société romaine. Il n’était pas allé jusqu’à l’invoquer à son profit : il protégeait uniquement, dans le cadre d’une politique de restauration des ordres, la nobilitas des « écrits insolents » et veillait à ce qu’on ne brise pas impunément le consensus universorum. Tibère avait lui franchi un palier en poursuivant des écrits acerbes à son encontre, ce qui revenait à instaurer un crime de « lèse-majesté »83. Or faire obstacle à la liberté de parole était la marque de l’asservissement de l’État, ce qu’un contemporain de Tacite, Pline le Jeune, ne manque pas de noter alors qu’il évoque le principat de Néron84. Dans son Panégyrique, Pline écrit par ailleurs que la loi de majesté permettait au prince « d’incriminer qui n’était pas criminel85 » ; en d’autres termes, elle devint vite, un peu sur le mode de la lettre de cachet sous l’Ancien Régime en France, le symbole de l’arbitraire princier, d’où la nécessité pour les princes de se positionner face à celle-ci86. Les auteurs comme Pline le Jeune et Tacite, qui font référence à la loi de majesté, conservaient en mémoire les mésaventures de trois membres de l’ordre sénatorial sous le principat de Domitien : Herennius Senecio, Junius Arulenus Rusticus et Helvidius Priscus fils. Suétone souligne lui aussi l’usage abusif (et cynique) de la lex de maiestate sous Domitien87. L’expérience récente montrait ainsi que cette loi pouvait devenir une entrave à la liberté du Sénat (libertas senatu) et étouffer la voix du peuple romain (uox populi Romani)88. L’un des grands mérites de Trajan, Pline le Jeune le souligne, fut précisément de restreindre le champ d’application de la lex de maiestate, là où Tibère l’avait étendu : le prince ne devait plus arguer de cette loi pour défendre sa grandeur89.

16Au final, l’idéal sénatorial résidait dans une forme de communion entre le prince et le Sénat, communion fondée sur la confiance. Alors qu’il s’adresse aux Pères conscrits, Pline le Jeune affirme : « César approuve ce que le Sénat approuve, condamne ce qu’il condamne (eadem Caesar quae senatus probat improbatque) ; présents, absents, vous [= les Patres] êtes toujours ses conseils90. » Outre le rappel, fondamental, du traditionnel rôle du Sénat en tant qu’assemblée des Sages, on trouve en filigrane un appel à une communauté de vision entre le prince et les Patres, le premier, animus du caput imperii, devant refléter leurs sentiments et les principes dont ils se voulaient les gardiens91. L’avènement de Nerva, pur produit de l’esprit sénatorial, avait notamment ce dessein. Pline le Jeune ne manque d’ailleurs pas de s’en prendre aux familiers des princes qui ne seraient pas issus des rangs de la Curie92. Parmi les favoris, les affranchis (qui avaient pu paraître, sous certains princes, rogner sur les prérogatives du Sénat) sont plus particulièrement montrés du doigt :

La plupart des princes, alors qu’ils étaient les maîtres des citoyens, étaient les esclaves des affranchis (Plerique principes, cum essent ciuium domini, libertorum erant serui) : ils se laissaient gouverner par leurs avis, par leur bon plaisir ; ils écoutaient par eux, parlaient par eux, c’est par eux aussi ou plutôt à eux que l’on demandait des prétures, les sacerdoces et les consulats93.

17L’attente réside ici dans un rééquilibrage des forces propre à rendre au Sénat sa fonction de consilium rei publicae.

18Déjà Valère Maxime avait tenté d’influer sur le prince en précisant la nature de ses relations avec le Sénat. Si la fonction des Facta ac Dicta memoratu digna, publiés en 30/31, reste difficile à déterminer94, il n’en demeure pas moins que Valère Maxime accorde une attention toute particulière au Sénat (non sans avoir au préalable présenté le prince comme le garant de l’ordre du monde95). M. Coudry a montré qu’il en donne une image tout à la fois cohérente et positive, allant jusqu’à taire ce qui pourrait amoindrir le prestige de la Curie. Cette image, largement reconstruite, donne le reflet d’une assemblée qui n’aurait été traversée par aucune division, aucun conflit, une assemblée incarnant certaines vertus, la iustitia en particulier, mais aussi une forme de uirtus96. En d’autres termes, dans cet ouvrage dédié au prince, le Sénat est présenté comme une chambre dont le rôle est majeur et, d’abord et avant tout, moral : il veille à la défense des institutions religieuses (dans la mesure où le respect des rites est, là encore, la condition de la sauvegarde de l’empire), à la discipline militaire (indispensable à la stabilité de l’empire), à proscrire les conflits de personnes susceptibles d’altérer le bon fonctionnement des institutions. Dans cette reconstruction, le Sénat républicain n’intervient pas directement dans la conquête, comme si une répartition des rôles avait déjà été opérée, au Sénat revenant le choix et l’évaluation des acteurs de la conquête (via l’attribution du triomphe, par exemple). Plus largement, le Sénat se préoccupe de la pérennité de l’empire et de sa bonne administration. D’où les exempla touchant au respect de la loyauté à l’égard des adversaires de Rome, la protection des ambassades étrangères, la clémence à l’égard des vaincus, la bonté envers les alliés ou encore l’administration des provinces97. Le Sénat de Valère Maxime est pleinement une chambre des sages, tout autant éloignée des passions que des ambitions particulières. Ce Sénat déconnecté des réalités historiques romaines a, bien évidemment, plus à voir avec les aspirations de Valère Maxime qu’avec le Sénat républicain lui-même. À Tibère auquel il dédie son ouvrage, il présente en définitive une image du Sénat susceptible de coexister avec la figure du prince : une assemblée au rôle politique limité mais dont la vigilance de tous les instants devait servir à préserver les intérêts fondamentaux de l’Empire et à l’évaluation de l’action du prince par le biais des honneurs qui lui sont décernés ou pas. C’est donc la figure d’un Sénat guide et arbitre, d’un Sénat juge des actions du prince, qui est tôt dessinée. Cette aspiration persiste encore chez Pline le Jeune, à l’aube du II^e siècle, lorsqu’il prononce son éloge de Trajan : tel le phare (specula), la lumière qui émane de son discours guidera le prince vers l’excellence98.

19Ces sensibilités sénatoriales n’ont en rien empêché l’accroissement effectif des pouvoirs impériaux. Le principat du « second » Tibère (celui de la retraite à Capri), les avènements de Caligula et de Vespasien, les principats de Claude ou encore d’Hadrien, ont marqué des inflexions fondamentales dans l’équilibre des forces pour des raisons diverses. D’où la persistance d’un discours sénatorial que l’on se gardera d’imaginer uniforme mais dans lequel la fonction du Sénat était de se faire entendre et d’infléchir quand le besoin s’en faisait sentir l’action du prince99. D’où l’amertume de Tacite face à ces sénateurs qui ne se révélèrent pas toujours à la hauteur de leur rôle, la flatterie (quelle qu’en soit la motivation, l’intérêt personnel ou la crainte), l’adulation parfois, les amenant à rompre ouvertement avec les valeurs qu’ils étaient censés porter et qui honoraient leurs ancêtres100.

Idéologie « républicaine » et idéologie princière

20Ce à quoi on a assisté à partir du principat d’Auguste, c’est moins à une lutte pour un équilibre des pouvoirs (à sa mort, Auguste bénéficiait d’un pouvoir absolu, et ce qui a fait débat par la suite c’est non la toute-puissance du prince mais l’usage, bon ou mauvais, de celle-ci) qu’à un combat autour de l’auctoritas. Dans une culture politique qui distinguait la potestas de l’auctoritas (qui lui était supérieure101), cela n’a rien d’une argutie. Le SPQR avait, dans la res publica libera, trouvé à s’incarner pour le populus dans les comices, pour la melior pars du populus dans le Sénat, avec un partage des droits, la potestas au populus, l’auctoritas au Sénat102. Avec le nouus status, c’est le rôle de ce dernier qui était donc susceptible de poser problème103. La figure du prince, qui théoriquement relevait du champ institutionnel, a d’emblée été perçue (en dépit des discours) comme l’expression d’une volonté nouvelle, disposant d’une auctoritas inégalée, concurrençant la souveraineté du SPQR. Tacitement, une « trinité impériale » était née. Cette souveraineté désormais, bon an mal an, partagée supposait la recherche d’un modus uiuendi. La question était d’autant plus épineuse que les Patres considérèrent le Sénat comme le pivot d’un Principat modéré. Il lui revenait donc de défendre la res publica contre le conflit de souveraineté que l’émergence du prince favorisait (par exemple en faisant de lui l’émanation du Sénat), comme il avait déjà eu à le faire à l’époque dite républicaine face à la montée des potentiores104 et des hommes providentiels105.

21L’état de nos sources impose la figure de Tacite comme un des penseurs de cette négociation toujours reconduite. À le lire, la polémique semble née sous le principat de Tibère dans la mesure où ce dernier aurait œuvré à tirer bénéfice du nouveau système. C’est du moins ce qu’il laisse entendre (en des termes assez vagues) dans ses Annales : « Cependant Tibère, tout en fortifiant à son avantage la force du Principat, offrait au Sénat le reflet d’un temps révolu […]106. » Aux yeux de certains Romains donc, l’héritier d’Auguste aurait réévalué la position du prince au sein de la res publica et exagérément dévalorisé le rôle des Patres107. Les sénateurs incarnant chez Tacite la continuité de la res publica dont ils portaient censément les valeurs108, l’esprit qui commandait le premier Principat s’en trouvait modifié et Rome s’engageait dans la servitude109. Non que Tacite se soit fait quelque illusion sur Auguste et son nouus status, le début des Annales en témoigne pleinement110. Simplement, dans son analyse, une inflexion décisive, qui ne relève plus de l’établissement d’un régime nouveau mais du positionnement du prince en regard du SPQR, a alors pleinement permis l’expression de ce qui ne relevait encore que de potentialités ou qui existait à un degré moindre. Ainsi s’explique le choix de commencer ses Annales avec le principat de Tibère et non avec celui d’Auguste. C’est d’ailleurs, dans son œuvre, la mort en 19 de Germanicus (le fils du très populaire Drusus devait, selon la volonté d’Auguste, succéder à Tibère) qui, aux yeux des Romains assemblés pour ses funérailles, a signé la fin de la res publica111. Tacite ne pouvait mieux signifier, en dépit de ses préventions contre Auguste, la rupture que constitua le règne de Tibère avec celui du fondateur du Principat112.

22Comme l’immense majorité des Patres (l’aristocratie a vite accepté la figure du princeps et s’est en définitive bien intégrée dans le nouveau régime, jusque et y compris dans la domus Augusta parfois113), Tacite n’avait rien d’un nostalgique des temps révolus114. Il n’était pas hostile aux nouveautés dès lors qu’elles étaient sous-tendues par des motivations louables et qu’elles apportaient un mieux à la cité115. Jamais il ne paraît avoir préconisé le retour à un âge d’or institutionnel et il semble avoir fait peu de cas d’une constitution mixte qu’il perçoit avant tout comme une construction intellectuelle : « Toutes les nations et les villes sont régies soit par le peuple, soit par les grands, soit par un seul (populus aut primores aut singuli regunt) : une forme d’État (rei publicae forma), composée d’un mélange bien dosé de ceux-ci, est plus facile à louer qu’à établir, et si elle s’établit, elle ne saurait être durable116. » De son aveu, à Rome même, avant le Principat, on a surtout vu soit la plèbe, soit le Sénat dominer117. De fait, le renforcement de l’élément monarchique, nécessairement aux dépens du populus et de l’aristocratie, put apparaître comme la condition de la stabilité (dont on ne rappellera jamais assez qu’elle fut la préoccupation première des Romains118). Le propos que Tacite prête à Galba voulant qu’il aurait bien aimé rétablir l’ancienne forme de la res publica (aristocratique) si l’immensum corpus imperii n’avait pas contraint de lui donner (afin qu’il demeure en équilibre – librari) un rector, doit vraisemblablement beaucoup à la pensée de Tacite119. L’enjeu ne résidait pas dans la forme monarchique de la res publica120 mais bien plutôt 1/ dans le mode de succession auquel Tacite accorde ici une importance fondamentale (bien que l’initiative de Galba, dont on rappellera ici l’origine sénatoriale, ait fait long feu121) ; 2/ dans les rapports entre le Sénat et le prince. Certes, un ancrage dans la tradition était souhaitable, mais celui-ci, Tacite en avait pleinement conscience, pouvait ne relever que de la rhétorique. L’invocation du passé ne pouvait dès lors, à ses yeux, suffire à légitimer telle ou telle initiative politique122. S’il est indéniable que Tacite éprouva des sentiments ambivalents concernant Auguste et l’atmosphère de restauration qui a présidé aux premières années de son principat123, si sa posture est incontestablement distante à son encontre124, son rapport aux Antonins montre toutefois qu’il acceptait pleinement le régime dès lors que l’existence du prince ne se révélait pas un obstacle au maintien de la libertas et que les modalités de la succession (le choix du meilleur) la rendait effective125. Mieux : dès avant les Antonins, le Principat aurait pu, précise encore Tacite, prendre une tournure heureuse si les qualités respectives de Vespasien et de Mucien s’étaient jointes en un seul homme126.

23Il est certes toujours plus facile de critiquer les morts que les vivants, mais on aurait tort d’interpréter la posture tacitéenne comme de pure complaisance. D’une part, parce que les deux premiers Antonins (qui bénéficièrent, il est vrai, de la proximité du règne honni de Domitien127) ont effectivement su entretenir des relations cordiales avec les sénateurs et trouver un compromis jugé satisfaisant avec la Curie dans la gestion des affaires de l’État. D’autre part, parce que l’avènement de Nerva et la transmission du pouvoir à Trajan, à qui il n’était pas apparenté128, a pu donner un temps l’espoir de princes n’exerçant plus leur charge en vertu du droit du sang. Pour autant Tacite demeurait (à raison) vigilant. Sans doute son éloge des Antonins était-il destiné à préparer les princes à écouter la lecture de l’histoire du Principat par un éminent représentant de la Curie. Or Tacite s’inscrit dans une tradition sénatoriale souhaitant trouver un équilibre entre le prince et le Sénat et ériger ce dernier en gardien des valeurs du passé129. Une histoire sénatoriale, entendons faite par des sénateurs et imprégnée par les valeurs de ce milieu, a en effet existé bien avant Tacite (songeons en particulier à Servilius Nonianus et Cluvius Rufus130) et a, semble-t-il, mis les rapports du prince avec la Curie au centre de ses préoccupations. De fait, ce qui intéresse aussi Tacite, c’est la posture idoine à adopter face au prince. Or celle-ci ne devait pas relever de l’opposition frontale, toujours stérile131. L’essentiel résidait dans la capacité à se faire entendre du prince de manière à limiter les excès d’un pouvoir que l’on savait absolu (avec pour conséquence un prince pouvant tout aussi bien se conduire en dominus qu’en bienfaiteur). Pour cela, les sénateurs devaient adopter une posture efficace, constructive, tenant compte de la nature du prince et empreinte de tempérance132. En définitive, face au prince, l’attitude préconisée par Tacite, s’avère toute stratégique, empreinte de réalisme politique133.

24Parce que ce à quoi on assiste n’est pas une remise en cause du prince mais bien un débat sur ses rapports avec le SPQR, peut-être peut-on parler d’idéologie « républicaine », entendue non comme la nostalgie pour un régime ancien mais en référence à une res publica qui demeure au cœur des discussions : c’est le positionnement du prince en son sein qui est susceptible d’alimenter la polémique134. En regard, l’idéologie princière a tendu à valoriser d’abord la personne puis, de plus en plus, la fonction du prince aux dépens des piliers de la res publica, Sénat et comices135. D’une certaine manière, les honneurs conférés et les égards accordés aux sénateurs, ainsi que les nouvelles prérogatives (par exemple électorales) octroyées au Sénat au début du Principat furent destinés à compenser sa progressive perte d’auctoritas136. Sans doute une approche diachronique permettrait-elle de repérer des moments de tensions137 auxquels succédaient des périodes de dégel. Mais pour ce qu’en laissent transparaître les sources, il n’y eut pas, de la part des sénateurs, de réelle volonté de retour en arrière. La nature monarchique du régime n’était plus l’objet de crainte138. Sénèque y voyait même la laetissima forma rei publicae139. Pour beaucoup de Romains, c’était là le seul régime en mesure de concilier des forces contradictoires : le Sénat, le peuple et l’armée. Bref, le prince pouvait aisément paraître comme une garantie pour la stabilité de l’État140. Certes, dans cette idéologie « républicaine », le SPQR s’en trouvait quelque peu malmené, le populus étant le plus souvent ignoré, ne survivant qu’au travers de sa melior pars, le Sénat, Sénat qui devait par ailleurs être le terreau d’où émergerait le prince et qui s’affirmait ainsi comme le pivot des institutions. De ce point de vue, les princes ont sans doute eu une vision plus équilibrée des choses141.

25De toute évidence, plus la fonction a pris le dessus sur la personne du prince (de fait, plus le prince mandataire a tendu à céder la place au prince souverain), plus le rapport du prince au SPQR s’est posé de manière aiguë. De là a émergé la notion tacitéenne de uetus res publica, en référence à celle qui reposait sur le seul SPQR et n’avait pas encore eu à ménager une place à un troisième venu, le prince142. La formule revient à quelques reprises dans les Annales et fait tout à la fois écho à l’antiqua res publica de Velleius Paterculus et à la futura res publica qui, selon Cicéron, ne manquerait pas de naître suite à l’assassinat de César (si, toutefois, la res publica ne périssait pas purement et simplement)143. Si pour Velleius Paterculus l’antiqua rei publicae forma avait été restaurée par Auguste (conception qu’autorisait la notion de prince mandataire), la consistance prise au temps de Tacite par la fonction de prince aux dépens de la personne du prince (qui induisait un potentiel conflit de souveraineté) autorisait (plus que le changement de régime en lui-même) à parler désormais d’une uetus res publica. Tacite aime à s’y référer non dans l’espoir de voir renaître cet ordre ancien144 mais avec l’ambition de maintenir vivants certains principes perçus comme étant non négociables (voir supra). C’est là le grand mérite de Trajan, à en croire Pline (dont l’éloge vaut en réalité injonction), d’avoir permis de délier les langues et d’avoir sorti les sénateurs d’une « longue servitude145 ». Manifestement, Nerva était déjà conscient des attentes de ses contemporains puisqu’il dédia, après la « tyrannie » domitienne, un temple à la Libertas restituta, commémorée dans des émissions monétaires146 et Tacite ne manque pas de le louer pour avoir allié libertas et Principat147. De fait, l’évocation de la libertas ne doit pas être purement et simplement liée à la nostalgie d’un ordre ancien148 : l’intérêt de sa préservation était d’interdire la résolution du conflit de souveraineté sous-jacent à la trinité impériale au profit du prince.

26Pour les Romains qui se vivaient comme des posteri libertatis149 (à tel point qu’un prétendant à l’Empire pouvait agir rei publicae ac libertatis causa)150, la notion de libertas permit de distinguer les différentes périodes d’un Principat pouvant présenter plusieurs visages151. Le prince se devait d’être un prince citoyen : « Il convient si bien à un prince citoyen et au père de tous (ciuile hoc et parenti publico conuenientissimum) de n’imposer rien et de se rappeler toujours qu’on ne saurait donner à personne pouvoir si grand que la liberté ne soit plus chère que ce pouvoir (ut non sit gratior potestate libertas)152. » Il était de fait crucial que la res publica impériale demeurât sous l’influence d’une Curie gardienne du temple dans le sens où elle devait, a minima, guider le prince sur le droit chemin153. Bref, que la res publica, à laquelle le Sénat s’identifiait (ce qui légitimait ses prétentions), demeurât distincte du prince ou, plus précisément, une unité plurielle. De là les discours dessinant les contours d’un prince « républicain », au sens de prince respectueux de la res publica, donc du SPQR. De fait, c’est sous condition que Pline le Jeune recommande Trajan à Jupiter : si bene rem publicam, si ex utilitate omnium regit154. Plus d’un sénateur voulut croire ainsi à la possibilité d’un antiquus senatus (et même de consuls agissant comme les consuls d’avant les princes155) sous le Principat et les princes en jouèrent dans leurs discours156.

Conclusion

27L’omnipotence du prince ne pouvait pas ne pas s’accompagner d’une adhésion aux contours de la fonction. Parmi les règles susceptibles de fonder le consensus, le respect formel du SPQR n’était pas le moins important. La crise de la « République » a moins été une crise de la res publica qu’une crise de la pratique institutionnelle157. En définitive, un peu comme dans le cadre de la « gewachsene Verfassung » décrite par Meier, il fallut conserver dans le nouveau régime un ancrage auquel il était impossible de renoncer, qui se situe au-delà du champ proprement institutionnel et qui constituait une sorte de « code génétique », de « sous-système » que l’on qualifiera de structurant car condition de la cohésion du groupe et déterminant dans l’élaboration des institutions. C’est à ce niveau que se situe la restauration augustéenne. Cela ne présumait pas des équilibres institutionnels. Dans la trinité impériale (prince, Sénat, comices), le Sénat a conservé un rôle plus grand que le populus au nom d’une préséance, un temps contestée, qui lui venait de l’ancien régime dont il était le pivot158. L’enjeu s’est déplacé autour de la personne du prince, une partie des Patres souhaitant en faire l’émanation du Sénat (au même titre que les magistrats qui étaient recrutés en son sein), le gardien de ses valeurs tout autant qu’une forme de stabilisateur, un homme raisonnant et réagissant comme un sénateur (ce qui était bien le meilleur moyen de conserver au Sénat son rôle de consilium). Dans cette perspective, un nouvel espace de concurrence aristocratique émergeait, là où les princes furent surtout soucieux d’établir des dynasties. En ce sens, l’opposition entre un « prince magistrat » (qui répondait aux souhaits des sénateurs159) et un « prince souverain » (plus conforme aux aspirations des princes) est pertinente. Les princes ont pleinement eu conscience de cette tension. Ils surent en tenir compte (ne serait-ce que parce que « […] les princes doivent faire toutes sortes de concessions, même à l’opinion publique160 »), la recherche toujours renouvelée du consensus uniuersorum étant à ce prix, mais en faisant évoluer les équilibres en leur faveur. Leur toute-puissance, juridiquement fondée et renforcée par l’établissement progressif d’une cour impériale (qui, symptomatiquement, ne s’intégra jamais à la res publica161), eut paradoxalement pour compagne un discours et un comportement contraint ne serait-ce que pour montrer que le prince, le populus et le Sénat avaient des intérêts communs. Dit autrement, le SPQR, sous une forme renouvelée, a pour partie modelé la posture princière, à une époque où l’être et le dire comptaient tout autant que le faire.