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Le costume de prince

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Philippe Le Doze

La relation au prince

L’empereur et l’armée sous le Principat

Yann Le Bohec

Résumé

La vie politique dans l’empire romain se jouait à quatre : empereur, Sénat, peuple de Rome et armée. L’empereur avait des moyens pour s’attacher les soldats : des honneurs, la religion, les discours et des avantages concrets (argent et privilèges juridiques). Il disposait aussi de la contrainte (punitions). Les soldats, en retour, soutenaient l’empereur contre le Sénat et contre des compétiteurs dans les guerres civiles. Mais ils pouvaient aussi le combattre s’ils l’estimaient inférieur à sa tâche.

Entrées d'index

Texte intégral

  • 1 Campbell 1984. Voir aussi De Blois et al. 2007 ; Handy 2009.
  • 2 Le Bohec 2014a, b et c ; 2015.

1La question des rapports entre l’empereur et l’armée a été abordée dans un bon livre de B. Campbell, qui montrait comment l’empereur cherchait à séduire les soldats et comment ces derniers répondaient à ces gestes, souvent avec reconnaissance, parfois avec colère1. Nous voudrions toutefois, tout en reprenant nombre de ses idées, présenter le sujet sous un aspect plus politique, en tenant compte des réflexions les plus récentes sur la nature de l’armée et sur le pouvoir du prince2.

Préalables méthodologiques

2Avant d’étudier les rapports entre l’un et l’autre, il nous paraît utile de définir les deux termes en présence, et de préciser, en outre, que ces deux acteurs n’ont jamais été isolés, qu’ils ont été pris dans un jeu plus vaste que ce duo. En effet, cinq éléments sont intervenus dans ces relations.

L’empereur comme monarque

  • 3 Premerstein 1937.

3C’est par cette constatation qu’il est indispensable de commencer : l’empereur était un monarque. On sait que le grand Th. Mommsen avait considéré le Principat comme une dyarchie, le pouvoir étant partagé à égalité, selon lui, entre le prince et le Sénat. Sa thèse a été mise à mal d’abord par A. von Premerstein qui jugea que le système était une monarchie, pour des raisons politiques, et dès sa naissance : Octavien, futur Auguste, avait été le chef des populaires à la suite de son père (par adoption), César, et il était sorti en vainqueur de la guerre civile3. Par la suite, en adoptant d’autres approches du sujet, quelques historiens, et non des moindres, ont achevé l’œuvre de destruction entreprise, et ils ont permis d’établir la théorie d’une monarchie, interprétation qui n’est plus discutée de nos jours, encore que nous souhaitions y apporter quelques nuances : on le verra.

  • 4 Syme 1967.

4C’est ainsi que R. Syme a ajouté l’aspect social à ce tableau4. Il a rappelé que les proscriptions et les guerres civiles avaient anéanti une grande partie de la vieille noblesse, et que ses débris s’étaient alliés par mariage à une nouvelle élite issue des conflits politiques pour fonder la noblesse d’empire. Cette évolution était un peu analogue à celle qu’a connue la France entre 1789 et 1815. D’où le titre de son livre : Roman Revolution.

  • 5 Béranger 1953 et 1973 ; Grenade 1961.

5Et ce n’est pas tout. J. Béranger puis P. Grenade ajoutèrent d’autres arguments5 : l’idéologie, diffusée par des canaux divers, qui ont été parfois qualifiée de propagande, visait à répandre l’idée que le prince était non pas seulement le premier des sénateurs, mais encore un vrai monarque. Personne, à l’heure actuelle, ne conteste ce point de vue ; peut-être serait-on bien inspiré, sans réhabiliter la théorie de Th. Mommsen, d’apporter quelques nuances à leur propos, car la notion de propagande ne nous paraît pas très applicable à l’Antiquité.

  • 6 CIL XII, 8497 = 5497.

6Ces explications qui relevaient de la synthèse et de la théorie peuvent être précisées par le recours à l’épigraphie. Une inscription d’Apt, en Narbonnaise, le montrera6 :

Pater [p]atria[e]. | Im[p(erator)] Caesar, diui f(ilius), | Augustus, pontifex | maxumus, co(n)s(ul) XII, | co(n)s(ul) designatus XIII, | imp(erator) XIIII, tr[i]bunic(ia) | [p]otestat(e) XX[I]. | […].
Père de la patrie. L’empereur César Auguste, fils du divinisé, souverain pontife, consul à douze reprises, désigné pour un treizième consulat, acclamé imperator quatorze fois, revêtu de la vingt-et-unième puissance tribunicienne. [lacune].

  • 7 Bouyssou – Hochard 2016.

7Ce texte a été gravé sur une borne routière (milliaire), en 2 avant J.-C., au moment où Auguste a été appelé « père de la patrie » ; il manque, à la dernière ligne, la distance par rapport à la ville. Pour la forme, on remarquera un archaïsme, maxumus pour maximus. Pour le contenu, il apparaît que trois domaines étaient concernés. D’abord, les titres imperator Caesar Augustus sont pris comme des noms, comme une transposition au souverain des tria nomina du citoyen romain. Ensuite, cette inscription illustre bien les liens qui unissaient l’empereur à son armée, et il montre aussi que la religion jouait un plus grand rôle qu’on ne l’a dit dans la conception romaine du pouvoir impérial7. Certes, il s’y trouve des titres civils et politiques (César, père de la patrie, consul, revêtu de la puissance tribunicienne). Mais surtout il comporte des éléments militaires (imperator sous deux formes) et religieux (Auguste, fils du divinisé, souverain pontife). Le titre d’imperator revient deux fois, car il correspond à deux notions. D’une part, Auguste est imperator en permanence, par définition. D’autre part, il est appelé imperator à chaque victoire de ses armées, même si le succès a été remporté en son absence, car c’est son numen, sa volonté divine, émanation des dieux, qui l’a permis. Le pouvoir ainsi décrit est en fait plus religieux qu’il n’y paraît, et le divin imprègne la plupart des titres : César a été divinisé ; l’imperator ne peut être imperator sans l’appui des dieux ; le tribun est protégé par la divinité, car son meurtre devient sacrilège.

Les autres forces politiques

8Les anciens manuels d’histoire définissaient la France de Louis XIV, notamment, comme une « monarchie absolue ». Les spécialistes actuels sont plus réservés sur cette notion même : la « monarchie absolue » a-t-elle jamais existé ? Quoi qu’il en soit, l’empire romain n’entrait pas dans cette catégorie. En effet, le souverain devait tenir compte d’autres forces politiques, non seulement l’armée, mais encore le Sénat, le peuple Romain et les provinces.

  • 8 Badel 2005.

9Le Sénat représentait en fait la principale force aux côtés du prince, ou face à lui. Il pesait d’un grand poids pour plusieurs raisons. D’abord, les quelques 600 membres de cette assemblée comptaient au nombre des hommes les plus riches du monde ; ensuite, ils possédaient la culture ; et enfin ils remplissaient tous les postes supérieurs dans l’administration et dans l’armée8, en sorte qu’aucun de ses adversaires, parmi les souverains, n’a même jamais songé à le supprimer : ils étaient indispensables à la bonne marche de l’État. Pouvaient-ils représenter un danger pour le prince s’ils entraient en conflit avec lui ? Non, et ce furent surtout les empereurs, les « mauvais empereurs », Caligula, Néron, Domitien et Commode notamment, qui furent les persécuteurs et les sénateurs les persécutés. Quant aux réactions des victimes, elles se réduisirent le plus souvent à une opposition de bons mots. Cette retenue s’explique sans doute par deux raisons. D’une part, les nobles étaient divisés : une partie d’entre eux était plus ou moins favorable au monarque, comme Verginius Rufus qui rétablit l’ordre en Gaule au profit de Néron, en 68. D’autre part, ils risquaient de se heurter à des soutiens du prince, le peuple Romain, les provinces et l’armée.

  • 9 DC 72, 13 ; SHA, Com., 7, 2-3.

10Il est toutefois très généralement admis que le peuple Romain ne demandait plus rien, si ce n’est « du pain et des jeux », comme l’a si cruellement dit le poète Juvénal (10, 81). Il risquait de se révolter si le ravitaillement n’arrivait pas, provoquant la famine ; aussi les empereurs veillaient soigneusement à ce que le service de l’annone ne connaisse aucune difficulté. C’est ainsi qu’en 189, animé par la jalousie, le préfet du prétoire Cléandre (M. Aurelius Cleander) fit refuser une promotion à un préfet d’Égypte qui, pour se venger, provoqua une disette à Rome. Le nom de Cléandre fut associé à la famine et hué ; l’empereur le fit éliminer. Mais tous ces mouvements n’allaient pas bien loin9.

  • 10 Cosme 2012, p. 13-30 et 240-257.

11En fait, les provinces pesaient plus que le peuple de Rome en cas de guerre civile. En 68, précisément, la Gaule puis la Tarraconaise se révoltèrent contre Néron. La fin de la crise survint grâce à une assemblée des Gaules qui se tint à Reims et qui se prononça pour Rome contre les sécessionnistes10. Mais que veut dire un auteur quand il rapporte que « la Gaule prit tel parti » ? Cette expression peut recouvrir plusieurs réalités : soit le gouverneur, soit les notables, soit encore tout le peuple, soit enfin l’armée qui se trouvait dans la province quand il y en avait une.

  • 11 Le Bohec 2014b.

12Car l’armée pesait d’un poids au moins aussi lourd que celui qui est reconnu au Sénat. Pourtant, cette situation n’aurait pas dû exister11. En effet, pour qu’un chef d’État, quel qu’il soit, puisse gouverner, il dispose de deux sortes d’instruments. Pour les affaires intérieures, il recourt à son administration ; pour les affaires extérieures, il se sert de la diplomatie. En principe, il ne fait pas bouger son armée, inutile si l’administration et la diplomatie font convenablement leur travail. C’est seulement en cas de blocage qu’il engage ses soldats, soit dans une guerre civile contre ses propres sujets révoltés, soit dans une guerre extérieure contre des voisins intraitables. C’est tout simplement ce que voulait dire Clausewitz quand il expliquait que la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens ; il ne faut pas lui prêter des idées incendiaires, et son analyse a été partagée par Jomini. En résumé, nous dirons que toute armée est l’instrument du pouvoir politique.

  • 12 Le Bohec 2018.
  • 13 Ricci 2018.
  • 14 Durry 1968.
  • 15 Speidel M.P. 1965.
  • 16 Haynes 2013.
  • 17 Le Bohec – Wolff 2000 ; Rodríguez González 2001.
  • 18 Cosme 2012.
  • 19 Reddé 1986.

13Dans le monde romain, la situation était plus complexe qu’ailleurs, car il y faut distinguer les unités de la garnison de Rome et celles qui servaient dans les provinces, plus la marine12. Et encore, la jalousie pouvait-elle ajouter des clivages çà et là. Dans la capitale13, les prétoriens (fantassins et citoyens romains)14 se sont parfois opposés aux equites singulares Augusti (cavaliers et pérégrins)15 ; les uns et les autres se considéraient comme une élite parce qu’ils vivaient dans la proximité du prince, et donc ils pensaient parfois qu’il était de leur devoir d’intervenir en cas de problème. Dans les provinces, les auxiliaires16 ont parfois ressenti des sentiments peu fraternels à l’égard des légionnaires17 ; ces derniers, pleins de mépris pour les gens de la capitale, qu’ils considéraient comme des oisifs dégénérés, pensaient qu’ils étaient les seuls vrais citoyens romains, car ils vivaient à la dure, dans des climats difficiles et perpétuellement au combat, pour défendre l’empire contre des ennemis dangereux. Aussi, des conflits entre les uns et les autres sont-ils attestés : en 68-69, Vitellius était appuyé par les légions et Othon par les prétoriens ; dans le même conflit, des auxiliaires se sont parfois opposés aux légionnaires18. Au bas de l’échelle des valeurs militaires romaines, les marins n’intervenaient pas, en principe, dans les conflits civils19 ; mais il leur est arrivé d’y être entraînés.

  • 20 Spielvogel 2006, p. 63-108 ; Handy 2009, p. 116-118.

14Et pourtant, nous serions tenté de dire que l’armée n’existait pas, politiquement s’entend, car elle n’avait aucune unité. Il faut d’abord tenir compte de ces divisions qui viennent d’être évoquées. Ensuite, les différentes armées des différentes provinces pouvaient entrer en conflit les unes contre les autres : en 193-197, les Pannoniens de Septime Sévère contre les Syriens de Pescennius Niger, puis contre les Bretons de Clodius Albinus20. Il y a plus complexe. Quand on dit que l’armée de Bretagne suit Clodius Albinus contre Septime Sévère, d’où vient la décision ? Du légat d’armée ? Du conseil, qui regroupe les officiers ? De l’ensemble des militaires, hommes du rang et gradés confondus ?

  • 21 Picard 1947, p. 177-197.
  • 22 Le Bohec 1989, p. 451-453.

15Un exemple peu étudié illustre les revirements qui découlaient de cette diversité de forces. En 238, un détachement de la IIIe légion Auguste occupait le castellum Dimmidi, Messad, à l’ouest de l’Aurès ; puis il a quitté le poste qui a été complètement abandonné. Sur ce site, le nom de l’empereur Maximin a été martelé sur les inscriptions et pas celui qui était porté par cette unité21 qui, pourtant, a été dissoute ensuite pour avoir rejoint Maximin contre les Gordiens. Il faut en déduire qu’en un premier temps l’armée de Numidie a appuyé le pouvoir sénatorial du proconsul de Carthage, en accord avec le légat, puis qu’elle a changé de camp, peut-être sous l’influence des soldats ou d’un autre officier (Capelianus, maudit par les Africains ?)22.

  • 23 Campbell 1984, p. 101-109.
  • 24 Faure 2013, p. 190.
  • 25 Faure 2013, p. 236.

16Dans les relations entre l’empereur et les soldats, il est bien connu que les centurions, des officiers subalternes, ont joué un rôle normal d’intermédiaires23. Ils considéraient que le souverain était leur patron à tous24 et les liens entre un patron et ses dépendants, ses clients, étaient forts parce qu’ils étaient inscrits dans le droit : un mauvais client pouvait être poursuivi en justice. Il a été établi que les centurions ont favorisé le ralliement des hommes à des candidats à l’empire25.

Comment l’empereur tient son armée

17Les rapports entre l’empereur des Romains et son armée donnent une extraordinaire leçon de psychologie collective appliquée à la politique, une pratique empirique, et point fondée sur une science. Les mesures, toutes de bon sens, additionnaient des honneurs qui ne coûtaient rien, des avantages matériels et des privilèges juridiques, ainsi que – revers de la médaille – des contraintes.

Les honneurs

18Les honneurs étaient d’autant plus nombreux qu’ils étaient gratuits, que l’État ne dépensait rien pour eux. Ils n’en étaient pas moins importants pour les soldats : les hommes qui acceptent de risquer leur vie estiment que les civils et le pouvoir politique doivent leur manifester estime et reconnaissance.

  • 26 Maxfield 1981, spéc. p. 67-100 et 145-217.

19Au premier rang, venaient les décorations, qui étaient censées émaner de l’empereur quand il voulait récompenser ses soldats. Elles étaient fort nombreuses et distribuées en fonction soit de l’ampleur de l’exploit, quand il s’agissait d’un soldat, soit du rang social et militaire du récipiendaire, s’il était officier26.

20Tout d’abord, l’empereur disposait de plusieurs types de couronnes. La plus recherchée, la couronne d’or (corona aurea), était accordée après un exploit exceptionnel. Également très prisée, la couronne civique (– ciuica) récompensait celui qui avait sauvé la vie d’un citoyen dans un combat. La couronne de siège (– obsidionalis) était accordée pour un exploit dans le domaine de la poliorcétique ; les couronnes vallaire (– uallaris) et murale (– muralis) allaient au soldat qui le premier avait atteint le sommet du rempart de bois de l’ennemi ou bien de son mur de pierre. Enfin, les couronnes appelées naualis, classica et rostrata constituaient des privilèges pour les marins ; il est intéressant de constater que même les soldats les plus modestes étaient concernés par ces distributions.

  • 27 Le Bohec 1998.

21Ensuite, l’empereur avait la possibilité d’accorder des bijoux honorifiques, c’est-à-dire des colliers (torquis, -es), des bracelets (armilla, -ae), des phalères (plaques de métal, analogues à nos médailles ; phalera, -ae), ainsi que des coupes appelées patelles (patella, -ae) et phiales (phiala, -ae), et des boucliers (clipeus, -ei). Des petites cornes (corniculum, -a) étaient remises à quelques gradés, les corniculaires ; elles ornaient leur couvre-chef. Enfin, le souverain pouvait donner des étendards (uexillum, -a) et des lances sans fer (hasta, -ae, pura, -ae). Un contre-sens a concerné la lance sans fer. Les archéologues ont longtemps cru que cette hasta pura, id est sine ferro, était un simple morceau de bois. Nous avons rappelé que le fer était un métal impur, et proposé de remplacer ce vulgaire manche à balai par un objet avec pointe, mais fabriqué dans un métal autre que le fer, bronze, or ou argent notamment27.

22Par les décorations, l’empereur tenait en haleine toute son armée. En principe, il récompensait les soldats pour leurs exploits, et les officiers pour leur participation à une guerre, même s’ils avaient été chargés de l’intendance à l’arrière. En fait, pour ces derniers, il tenait compte non seulement de leur grade, donc de leur niveau social, mais encore de la difficulté de la campagne et surtout de son désir plus ou moins fort de séduire les élites.

  • 28 Maxfield 1981, p. 148 (sénateurs) et 164 (chevaliers).
  • 29 Maxfield 1981, p. 186-187 ; Richier 2004, p. 570-574.
  • 30 Maxfield 1981, p. 216-217.

23Les officiers sénatoriaux recevaient des couronnes, des hastes pures et des étendards, en plus grand nombre s’ils étaient légats d’armée, et de moins en moins suivant le grade, jusqu’au tribun de légion ; une même hiérarchie caractérisait les officiers équestres. Sous Domitien, un légat d’armée recevait 4 couronnes, 4 hastes pures et 4 étendards ; les chiffres furent de 3, 3 et 3 pour un légat de légion ; et 2, 2 et 2 pour un tribun laticlave28. Pour les officiers équestres, préfets d’aile et de cohorte, on tombait à 1, 1 et 1 sous le même empereur. Les centurions occupaient dans ce domaine une position intermédiaire ; ils recevaient normalement un collier, un bracelet et une phalère, parfois une couronne, rarement une haste pure et très exceptionnellement un étendard29. Enfin, les soldats honorés étaient apparemment tous des gradés du niveau des immunes, « les dispensés de corvées », et, s’ils ne l’étaient pas, il est probable qu’une promotion accompagnait les décorations. Ils recevaient seulement des bracelets, des colliers et des phalères ; hastes pures et couronnes semblent avoir été très rares dans leurs rangs30.

  • 31 CIL V, 5586 = 1999, 750.

24L’historien trouve un grand intérêt aux découvertes qui associent un texte et un bas-relief. C’est le cas de la sépulture qui mentionne Lucius Gellius Varus, et qui a été trouvée à Morimondo, en Transpadane (fig. 1)31 :

L. Gellius, | Ouf., Varus, | ueter(anus) leg(ionis) XIII | Geminae,
(Ici repose) Lucius Gellius Varus, inscrit dans la tribu Oufentina, vétéran de la XIIIe Légion Gemina.

Fig. 1 – Sépulture de L. Gellius Varus.

Fig. 1 – Sépulture de L. Gellius Varus.

25Les honneurs individuels étaient complétés par des honneurs collectifs, qui visaient des unités et qui furent constitués d’abord par des noms et ultérieurement par des surnoms ; les empereurs ont eu l’idée de flatter des unités en leur permettant de porter des surnoms dont certains étaient dérivés de leurs propres noms.

  • 32 RE 12, 2, 1925, col. 1380-1820.
  • 33 Le Bohec 1989, p. 335-337.
  • 34 RE 12, 2, 1925, col. 1791-1797.

26En ce qui concerne les noms, seuls quelques corps d’élite étaient concernés, notamment les légions : la définition de « prétorienne » donnée à une cohorte se suffisait ; à l’opposé, un nom de peuple (cohorte de Bretons ou aile de Pannoniens) relevait de la simple constatation et n’apportait rien aux récipiendaires. Ce point a été peu étudié, pour ne pas dire pas du tout. Le chic, c’était quand des légions ont été appelées par des noms impériaux32 : Ire, IIe, IIIe et VIIIe Augustes, en référence au fondateur de l’empire ; il semble en effet que ces quatre unités ont aidé le jeune Octavien, pas encore empereur, à un moment délicat33. Il y eut, évidemment pour d’autres raisons, des légions Claudienne, Flavienne, Trajanienne. D’autres noms étaient aussi plutôt honorifiques : Minervienne évoquait un rattachement à une déesse et Parthique rappelait la victoire de Septime Sévère sur l’Iran. En revanche, bien des appellations étaient neutres. Déjotarienne, par exemple, rappelait simplement dans quelles conditions avait été constituée cette légion : elle fut constituée avec des soldats qui avaient servi le dernier roi de Galatie, Dejotarus34.

27Si ces noms ne posent pas trop de problèmes, les surnoms ont fait jaillir un débat. Ils concernaient toutes les unités de l’armée romaine, depuis les prétoriens jusqu’aux marins, en passant par les légions et les auxiliaires. En effet, à partir de Commode, des unités reçurent des surnoms tirés de l’onomastique impériale.

Les surnoms impériaux*

Domitianus, -a Gordianus, -a
Commodianus, -a Philippianus, -a
Septimianus, -a Decianus, -a
Severianus, -a (dès Septime Sévère) Gallienus, -a, Volusienus, -a
Antoninianus, -a Valerianus, -a, Gallienus, -a
Alexandrianus, -a Postumianus, -a
Severianus, -a, Alexandrianus, -a Claudianus, -a
Maximinianus, -a Tetricianus, -a
Pupienus, -a, Albinus, -a Aurelianus, -a
* Le Bohec 2018.
  • 35 Bersanetti 1943 et Fitz 1983.
  • 36 Le Bohec 2007a, p. 392-398.

28Pour quelques historiens, ces surnoms représentaient des honneurs ; pour d’autres, ils étaient un simple moyen de datation : par exemple, un soldat qui a servi dans une unité dite « Domitiana » a fait son service au temps de l’empereur Domitien35. Nous pensons qu’il convient de nuancer ces propos : les premières unités bénéficiaires de cette nouvelle désignation avaient été récompensées, pour une raison ou pour une autre ; et la trop grande libéralité qui s’en est suivie a fait perdre toute valeur laudative à ces épithètes36.

  • 37 Holder 1999.
  • 38 CIL VIII, 17726.
  • 39 ZPE 36, 1979, p. 226.
  • 40 CIL VIII, 2564 = 18052 ; ILAf 333 et 334.

29D’autres titres sont attestés : ciuium Romanorum (dans ce cas, la question se pose de savoir si chaque soldat recevait la citoyenneté en même temps que l’honneur touchait son corps) ; pia uindex, « pieuse et vengeresse », et pia fidelis, « pieuse et fidèle »37. Il n’est toutefois pas assuré qu’une piété sincère et une fidélité authentique aient accompagné ces noms. C’est ainsi que la IIIe Légion Auguste, stationnée en Afrique, fut appelée pia uindex dès 194-19538 ; elle devint en outre Antoniniana39 et pia uindex Antoniniana40 sous Caracalla.

  • 41 Campbell 1984, p. 142-148 ; Abramzon 1996 ; Le Bohec 2007a.

30Finalement, pour mieux honorer certaines unités, l’empereur faisait frapper des monnaies à leur nom41. Ces espèces devaient de toute façon être mises en circulation, car il fallait assurer la solde, et elles ne représentaient aucune dépense supplémentaire pour l’État.

  • 42 Beard 2007 ; Goldbeck – Wienand 2017.

31S’ils aiment les décorations, les soldats aiment aussi les défilés, pour lesquels ils revêtent leurs plus belles tenues. Après une guerre victorieuse, la troupe était associée à l’empereur dans le triomphe42. Cette cérémonie était à la fois religieuse et militaire : en effet, elle combinait un défilé et une procession. Pourvu des attributs de Jupiter, le souverain allait en tête. Il était suivi par les soldats, par le Sénat et par le peuple romain, ou au moins par des représentants de ces groupes. Les exploits étaient représentés sur des tableaux ; le butin était exhibé sur des brancards ; les chefs vaincus accompagnaient les vainqueurs. Le cortège empruntait la Voie Sacrée et il allait au capitole, où était célébré un sacrifice. Ici, le monarque utilisait la religion pour mieux séduire ses subordonnés.

  • 43 BCTH 1928-1929, p. 94, n° 2, l. 3. Le Bohec 2014d.

32Une inscription africaine montre toute l’importance du triomphe, non seulement pour le chef vainqueur, mais encore pour les combattants. Un centurion « a formé le vœu de suivre des triomphes illustres », et il a été exaucé, par les dieux, évidemment, et aussi par le souverain : Optaui claros sequi triumphos : factum43.

  • 44 Nélis-Clément 2013.
  • 45 Baumer, Hoelscher – Winkler 1991 ; Galinier 1996 et 2007.

33Cette accumulation d’honneurs, et les supports qui les véhiculent, inscriptions, monuments et monnaies, ainsi que l’appui de nombreux écrivains comme Horace, Virgile…, font que quelques auteurs parlent de « propagande », qui aurait été mise en place par le pouvoir impérial dès l’époque d’Auguste. Il y eut, assurément, une volonté de faire savoir quelle était la politique du prince, dès la naissance de la monarchie, ce qui ressort d’une rencontre sans doute voulue : inscriptions et poèmes se répondirent dès cette époque44. Et il n’y avait pas que les inscriptions et les poètes. Les monuments également étaient utilisés pour transmettre des messages. Ainsi, sur la colonne Trajane, l’empereur est présenté comme une illustration de la uirtus et comme un exemplum45.

  • 46 Par exemple : Alföldy 1995.
  • 47 Davies 1997.

34Toutefois, personne, dans l’Antiquité, ne pouvait mettre en jeu tous les moyens disponibles aux XXe et XXIe siècles (presse, radio, télévision, etc.). De plus, le pouvoir impérial n’exerçait pas un monopole. Les sénateurs et les chevaliers ont eux aussi et en même temps, c’est-à-dire dès le début de l’Empire, affiché tout ce qu’ils faisaient au service de l’État : des inscriptions mentionnaient les cursus honorum des nobles et les charges exercées par les moins nobles ; c’est ce qui ressort de plusieurs études de G. Alföldy46. En sorte qu’il vaut mieux parler de commémoration ou de célébration que de propagande au sens étroit et précis de ce mot47.

  • 48 Campbell 1984, p. 96-99.
  • 49 Durry 1968, p. 206.

35La pratique de ce culte nécessitait des objets d’adoration, et un autre moyen de séduction était à la disposition de l’empereur. Son portrait était présent dans tous les camps48 ; il était déposé dans la chapelle aux enseignes, en compagnie de l’aigle et des signa. Dans les légions, un soldat spécial, l’imaginifer, le présentait dans des cérémonies. Il était honoré comme n’importe quelle image de dieu, et il est aisé de deviner la valeur psychologique de ces représentations. Il était également présent au moins sur certains étendards, en particulier sur ceux que suivaient les prétoriens ; c’est ce qui explique, sans doute, que leurs cohortes ne comptaient aucun imaginifer dans leurs rangs49.

La religion

  • 50 Campbell 1984, p. 99-101 ; Groslambert 2009.
  • 51 Faure 2013, p. 243-251.

36Nous avons vu que la religion jouait un grand rôle dans les mentalités et qu’elle favorisait l’obéissance et le dévouement des soldats à l’empereur. Il y eut mieux. Les Romains étant profondément pieux, leur armée fut imprégnée de culte impérial. Si les soldats ont fait graver peu d’inscriptions individuelles, c’est parce qu’ils étaient gavés de cette religion de manière officielle. Le calendrier de Doura-Europos montre que les cérémonies se suivaient sans cesse, par exemple pour accompagner le versement du salaire50. Il était difficile pour eux de commettre un sacrilège en s’opposant au dieu-empereur. De plus, ils étaient encadrés par les centurions dans ces pratiques51.

Les discours

  • 52 Campbell 1984, p. 69-88.
  • 53 Le Bohec 2007a.

37Dans une civilisation du verbe, la harangue occupe une grande place : elle est écoutée attentivement, puis disséquée et discutée. De nombreux textes parlent de discours prononcés par des empereurs devant leurs soldats52. Ces adresses prenaient une telle importance que des empereurs ont jugé utile de se faire représenter sur des monnaies, occupés à s’exprimer devant des prétoriens ou des légionnaires53. Caligula a inauguré cette pratique avec la légende adlocvt(io) coh(ortibvs), « Discours aux cohortes ». Néron a suivi cet exemple, puis Hadrien, et également Marc Aurèle et Lucius Vérus. Remarquons que le mot adlocutio désigne un discours solennel. Il pouvait être prononcé avant une bataille, pour donner du courage aux combattants. Dans ce cas, le souverain disait aux soldats ce qu’ils voulaient entendre : l’ennemi est faible et vous êtes forts, il se bat pour une mauvaise cause, vous pour le droit et la justice et, de plus, vous bénéficiez de l’aide des dieux. Vous affrontez les barbares pour vous-mêmes, pour vos femmes et vos enfants et pour votre patrie. Il s’adressait à eux aussi à sa prise de pouvoir, surtout s’il était arrivé là par un coup d’État.

  • 54 Hansen 1993 ; Ehrhardt 1995.

38Récemment, un auteur a écrit que ces discours n’ont jamais existé, qu’ils ont été inventés par des historiens romains soucieux d’écrire de beaux passages de rhétorique. Ce savant latiniste ignore les documents fournis par l’archéologie et la numismatique. Et il néglige l’importance de la parole dans la civilisation romaine et l’efficacité des encouragements donnés dans toute armée54.

  • 55 Le Bohec 2003 ; Speidel M.P. 2006.
  • 56 Sur cette question, voir Hekster dans ce volume.

39Des discours célèbres ont été entendus dans une toute autre circonstance. En juillet 128, Hadrien se rendit dans le sud de l’Afrique, là où se trouvait l’armée de la province et il fit procéder à des exercices devant lui ; plusieurs unités, peut-être toutes, durent ainsi s’exhiber en sa présence. Il adressa de chaudes félicitations aux troupes concernées qui en ont été tellement heureuses qu’elles ont fait graver le texte de ces allocutions dans un ensemble d’inscriptions retrouvé à Lambèse55. Toutes ne sont pas parvenues jusqu’à nous, mais ce qu’il en reste montre que le souverain ne s’intéressait qu’à la partie la plus difficile de ces manœuvres, les mouvements en unités constituées. À notre avis, Hadrien savait qu’il était critiqué dans certains cercles aristocratiques qui le trouvaient trop pacifique (et point « pacifiste » ; c’eût été là une idéologie qui n’avait pas encore été inventée). Il voulait prouver qu’il ne négligeait pas l’armée, qu’en bon militaire il veillait à ce qu’elle fût prête en cas de besoin56.

  • 57 Plin., Pan., 15, 5. Campbell 1984, p. 32-59.
  • 58 Suet., Aug., 25, 1.

40Un problème a retenu l’attention, l’appellation de commilitones, « compagnons d’arme », par l’empereur quand il s’adressait à des soldats57. Elle a été, dès l’Antiquité, diversement appréciée ; pure démagogie pour les uns, sentiment sincère pour les autres. Mais c’est bien par calcul qu’Auguste se montra apparemment rigoureux, alors qu’il était très soucieux de plaire à ses hommes : « Après les guerres civiles, il n’appela jamais les soldats commilitones, que ce soit dans une assemblée ou dans un édit58 ». Dans ses discours africains, Hadrien a suivi cet exemple et il n’a pas non plus utilisé ce mot.

Les avantages concrets

  • 59 Groslambert 2012.

41Si les soldats aiment les honneurs, ils n’en négligent pas pour autant les avantages concrets et en particulier l’argent. Il est d’ailleurs évident, quand on lit les documents privés qui les concernent et qui ont été publiés ces dernières années, tablettes de bois, ostraca et papyrus divers, que les questions financières les obsédaient avec d’autant plus d’acuité qu’ils n’entraient pas dans la catégorie des riches59. Ils avaient des revenus réguliers, qui les rangeaient au nombre des rares salariés de l’Antiquité, mais ils n’en attendaient pas moins avec impatience le versement de la solde.

  • 60 Campbell 1984, p. 181-198 ; Le Bohec 2009.
  • 61 Tac., Ann., 1, 17, 6 ; Suet., Dom., 7, 5 et 12, 1.
  • 62 Alston 1994 ; Speidel M.A. 2014.

42En effet, le soldat est lié à la solde. Les savants, depuis un livre célèbre d’A. von Domaszewski, ont élaboré des tableaux très complets où ils montrent ce que touchait à ce titre chaque membre de l’ost des Romains. Or les données assurées sont très peu nombreuses60. En 14 après J.-C., un légionnaire recevait 365 deniers par an, un prétorien le double, soit 730 deniers par an (et pas 750 d’après de faux calculs) ; en 38, un cavalier de cohorte était payé 225 deniers par an. En deux siècles, n’est attestée qu’une seule augmentation, sous Domitien qui a ajouté un quatrième versement aux trois qui étaient habituels, ce qui faisait, respectivement, 485, 973 et 30061. De plus, les officiers équestres devaient toucher moins de 15 000 deniers par an, puisque le premier degré des procuratèles équestres, le grade immédiatement supérieur, était de ce montant, soit 60 000 sesterces. À partir de ces certitudes, et d’extrapolations il est vrai raisonnables, les historiens ont élaboré des tableaux très complets. Ajoutons que le salaire des auxiliaires, mieux connu grâce à un nouveau document, n’en a pas moins donné matière à débat62.

  • 63 August., De ciu. D., 1, 1, 6, 7 et 24.
  • 64 Gai. Inst., 2, 69.

43Des revenus occasionnels pouvaient augmenter ces faibles revenus et d’abord le butin. Prendre au vaincu ce qu’il avait se pratiquait partout ; tous les peuples le faisaient au point que personne ne se plaignait dans ce cas : c’est conforme au droit de la guerre, au ius belli, a dit s. Augustin dont le moralisme ne peut être mis en doute63. Et les Romains avaient même donné une forme légale à cette tradition : le juriste Gaius l’a justifiée sans ambiguïté dans une formule bien connue : « Ce que nous prenons à l’ennemi devient nôtre par considération naturelle64 ». D’où le mécontentement des hommes quand ils apprenaient qu’ils allaient combattre un ennemi pauvre ; ils préféraient affronter les Iraniens que les Germains.

  • 65 Le Bohec 2018.

44Alors, l’empereur s’efforçait de compenser cette faiblesse par des distributions d’argent exceptionnelles, appelées donatiua ou liberalitates. Nous pensons que ces générosités, en réalité, ne s’adressaient guère qu’aux prétoriens, souvent appelés dans le langage courant simplement milites, « des soldats »65.

45Un autre procédé pour récompenser un bon combattant était de le faire entrer dans la catégorie des immunes ou des principales. Les immunes, « dispensés de corvées », étaient répartis en plusieurs catégories : les simplares ne touchaient que la solde de base. Ceux qui étaient mieux rémunérés formaient le groupe des principales, et ils se répartissaient en sesquiplicarii (une solde et demie) et duplicarii ou duplarii (double solde). Une inscription unique mentionne un triple solde, un triplicarius.

  • 66 Campbell 1984, p. 246-254.

46Enfin, possédant la force, les militaires pouvaient exploiter les civils, en exigeant le gîte et le couvert au-delà du permis66. Quand l’État était puissant et assez riche pour les payer régulièrement, ils n’en abusaient guère. Mais pendant la crise du IIIe siècle, les excès se sont multipliés, et ils ont donné matière à des plaintes auprès des autorités… qui laissaient faire, plus ou moins.

Les privilèges juridiques

47Autres avantages matériels non négligeables, des privilèges furent accordés aux soldats en matière juridique. Ces bienfaits s’expliquent de deux façons. D’une part, l’empereur voulait accorder aux soldats d’autres formes de récompenses, puisqu’ils entraient dans sa clientèle. D’autre part, les militaires occupent une place particulière dans l’État et la société : ils ont la redoutable obligation de tuer quand le pouvoir les envoie au combat ; et, dans ce cas, ils courent le risque d’être eux-mêmes tués au service de la collectivité.

  • 67 Campbell 1984, p. 207-242 et 300-314.
  • 68 Campbell 1984, p. 243-245 et 254-263 ; Faure 2013, p. 147-151 (juridiction des centurions).
  • 69 Tac., Agr., 9, 4 ; SHA, Sev. Al., 23, 1.
  • 70 Suet., Tib., 30, 3.

48L’existence d’un droit militaire s’imposa donc et cette nécessité fut accrue pour des motifs politiques67. Des tribunaux spéciaux, composés d’officiers, furent constitués68, mais il n’est pas assuré qu’un centurion ou un légat aient été plus indulgents qu’un duumvir ou un gouverneur de province. Il semble que la procédure ait manqué de finesse et que l’empereur ait dû parfois prendre la défense des soldats contre les tribuns69. Quant aux officiers qui étaient accusés de crime, ils passaient devant le Sénat, tel ce préfet d’aile jugé pour vol avec violence70.

  • 71 Gai. Inst., 2, 101 et 114 ; Justin. Inst., 1, 12, 4.
  • 72 Campbell 1984, p. 229-236.
  • 73 Campbell 1984, p. 210-29.
  • 74 Gai. Inst., 2, 101 et 114 ; Papinien et Paul, 4, 1 ; Ulp. 23, 10 ; Justin. Inst., 2, 11-12.
  • 75 Juv., 16, 51-52.
  • 76 Girard 1918, p. 195.

49Il y eut plus et mieux. Quelques mesures concernèrent la propriété et les tutelles. Les citoyens romains étaient en principe astreints dans tous les domaines à respecter la patria potestas, l’autorité du chef de famille. Et, dans tous les cas, le militaire restait sous cette autorité71. Néanmoins, les soldats acquirent, grâce à la bienveillance des souverains, un droit de propriété (ius commercii) limité. C’est ainsi que le droit distingua les biens d’origine militaire (bona castrensia) et les autres (peculium castrense)72. S’il y a droit de propriété, même limité, il y a droit de transmettre par testament (ius testamenti)73. Tout d’abord, fut créé le testamentum in procinctu, « en tenue de combat », c’est-à-dire avant une bataille ; il ne concernait qu’une partie limitée des biens. Puis, cette possibilité fut étendue à tout le pécule74, ce qui irrita fort Juvénal, auteur prompt à s’irriter, il est vrai75. En 119, une lettre d’Hadrien reconnut des droits successoraux aux fils de militaires76.

  • 77 Phang 2001.
  • 78 Vittinghoff 1971.
  • 79 Hdn. 3, 8, 5.
  • 80 Phang 2001.
  • 81 2013, 69.
  • 82 Phang 2001.

50La durée du service engendra un autre problème, qui venait de la « famille »77. Les soldats n’eurent pas le droit de se marier aussi longtemps que dura le Principat, mais ils contractaient des unions, illégitimes au regard du droit romain, d’où naissaient des enfants par conséquent illégitimes. Ces derniers toutefois, parce qu’ils étaient recherchés comme soldats, reçurent la possibilité d’entrer dans l’armée, même dans les légions, avec les tria nomina et une patrie fictive, l’origo castris78 : ils étaient « nés dans le camp » et ils recevaient le statut de pérégrins. Et Septime Sévère ne donna aux soldats que l’autorisation de passer la nuit dans une maison, à l’extérieur du rempart : … γυναιξί ... συνοικεῖν79. Un nouvel examen des papyrus80 et la publication récente d’un « diplôme militaire » daté de 206 ont définitivement clos le débat81 : pas de mariage légitime, le conubium82.

  • 83 Eck – Wolff, 1986.
  • 84 Roxan 1996.

51Et il y a une sorte de documents qui sont très connus, les « diplômes militaires ». Tous, sauf les légionnaires, uniquement parce que ce n’était pas la tradition, recevaient à la fin de leur service un certificat de bonne conduite s’ils le demandaient (tabula honestae missionis) puis un « diplôme militaire »83. Ce document se présentait sous la forme de deux plaques de bronze reliées entre elles par une attache, dont une face était cachée et l’autre apparente, l’authenticité du contenu étant garantie par les sceaux de sept témoins. Le texte était la copie certifiée conforme d’une epistula missoria et d’une lex data. La loi donnait, à ceux qui ne l’auraient pas encore eue, la citoyenneté romaine, assortie du droit au mariage légitime ou conubium. Ce document créait une famille de citoyens romains et il était nettement perçu comme un bienfait de l’empereur84.

  • 85 Campbell 1984, p. 267-273.
  • 86 Le Bohec 2013.
  • 87 Campbell 1984, p. 267-273, 281-299 et 436-438.

52La pratique juridique favorable aux soldats fut renforcée par la possibilité offerte à ces derniers de contacter directement l’empereur85. Des inscriptions du IIIe siècle mentionnent des gradés appelés petitores, « ceux qui demandent » ; il y a eu débat sur ce qu’ils demandaient mais finalement, il n’est pas impossible qu’ils aient eu la mission de servir de relai entre les soldats et le pouvoir86. Quoi qu’il en soit de ces gradés, il est assuré que les empereurs donnaient des réponses aux questions qui leur étaient posées, et qu’ils accordaient (ou non) satisfaction aux demandes qui leur étaient adressées87.

Les contraintes

53Si l’empereur, chef des armées, ne perdait jamais de vue que les soldats devaient sentir qu’ils étaient soutenus, pour qu’ils le soutiennent à leur tour, il n’en devait pas moins maintenir la discipline au sein des troupes.

  • 88 Bouyssou – Hochard 2016.
  • 89 Campbell 1984, p. 93-96.

54L’empereur est appelé en latin imperator, ce qui veut dire qu’il a reçu un imperium88, le pouvoir de commander. Dans les titulatures, comme celle qui a été vue plus haut, ce titre apparaît deux fois. Il est un praenomen, un des éléments de l’onomastique, dans la formule initiale Imperator Caesar Augustus89. Il se retrouve une deuxième fois pour renvoyer aux victoires remportées par les armées, inspirées divinement par le prince, même en son absence : imperator, I, II, III,… À partir de 19 avant J.-C., lui seul eut les honneurs du triomphe. Au cours du IIIe siècle, il devenait automatiquement imperator à son avènement ; puis ces salutations se renouvelèrent automatiquement, sans qu’il soit besoin des succès de terrain qui lui donnaient le droit de célébrer cette cérémonie.

  • 90 Campbell 1984, p. 23-32 ; Vallejo Girves 1997.
  • 91 Tac., H., 3, 58, 3-4.

55Chef des armées, il recevait en outre un serment de la part des soldats90. Normalement, le militaire prenait cet engagement au moment de son incorporation, et il le renouvelait chaque année, le 1er janvier. En période de crise, la recrue prêtait serment sans délai91. Deux mots étaient employés pour le désigner, iusiurandum et sacramentum. Le premier avait un sens plus juridique, le second plus religieux. Mais ces deux aspects étaient intimement liés : pour les Romains, le droit de la guerre était soumis aux décisions des dieux. Le ius belli avait été conçu par les fétiaux, un collège de prêtres, c’est pourquoi il était appelé le plus souvent ius fetiale, notamment par Cicéron. C’est ce qui explique, par exemple, que le serment possédait une double nature, à la fois juridique et religieuse.

  • 92 Horsmann 1991.
  • 93 Ziolkowski 1990.

56Le serment est un élément fondateur de la discipline. Pour les légionnaires, le mot discipline avait deux sens. D’abord, il désignait une obéissance qui n’était pas aveugle ; en effet, le soldat était un citoyen romain et le temps n’était pas loin où les officiers étaient des élus du peuple. De plus, tous savaient qu’on n’obéit bien que si l’on sait pourquoi on obéit. Ensuite, ce terme désigne aussi ce qui s’enseigne et s’apprend : le métier militaire, comme les mathématiques, l’histoire et la géographie, avait ses maîtres et ses élèves. La matière était acquise au cours de l’exercice, qui fonctionnait comme une formation à la fois initiale, pendant les quatre premiers mois de service, et continue, jusqu’à la libération92. La discipline avait tant d’importance qu’elle est devenue Discipline, une divinité à laquelle on consacrait des autels, sans doute à partir du temps d’Hadrien93, à qui l’on a beaucoup prêté, il est vrai.

  • 94 Suet., Aug., 24, 2 et 35, 1.
  • 95 DC 55, 6.
  • 96 DC 59, 2.
  • 97 Tac., Ann., 1, 4, 3 et 12, 5.
  • 98 Tac., Ann., 11, 19.
  • 99 Tac., H., 1, 5, 3 ; Suet., Galb., 6, 3 ; DC 64, 3.
  • 100 Suet., Vesp., 8, 3-5.
  • 101 Plin., Pan., 9, 3 ; Pan., 13 ; 18 ; Fronto, Pr. Hist., 8-9.
  • 102 SHA, Pert., 3, 10.
  • 103 SHA, Pesc. Nig., 7, 7 et Pesc. Nig., 10.
  • 104 Hdn. 4, 14, 7.
  • 105 Aur. Vict. 24, 3 ; SHA, Sev. Al., 52-54 et 64, 3.
  • 106 SHA, Max. Th., 8, 7.
  • 107 SHA, Cl., 11, 6 sv.
  • 108 SHA, Aur., 6, 2 ; 7, 3 sv ; 8.
  • 109 Aur. Vict. 37, 2.
  • 110 Critiqué par Fronton, cité.
  • 111 Bon pour Aur. Vict., 20, 21 ; SHA, Pesc. N., 2, 9-12. Mauvais pour Hdn. 3, 8, 5, qui le louait pou (...)
  • 112 SHA, Gall., 18, 1.

57Le métier militaire et l’exercice étaient si liés et tellement importants que les auteurs anciens ont dressés des listes de bons et de mauvais empereurs en se fondant sur ce critère, suivant qu’ils lui étaient ou non attentifs. Ceux qui ont été loués furent Auguste94, son petit-fils, Caius César95, Caligula, qui par ailleurs n’avait pas la réputation d’être un foudre de guerre96, Tibère97, Claude, pourtant souvent ridiculisé98, Galba, malgré son excessive sévérité99, Vespasien100, Trajan101, l’autoritaire Pertinax102, Pescennius Niger103, Macrin104, Sévère Alexandre105 et Maximin le Thrace, si efficace comme instructeur que ce talent lui aurait valu l’empire106. Les derniers grands empereurs du Haut-Empire, dans ce domaine, furent Claude le Gothique107, Aurélien108 et Probus109. Les jugements sont plus partagés sur Hadrien, critiqué par Fronton, mais qui ne s’en est pas moins illustré par ses discours africains et par l’inspection d’Arrien autour du Pont-Euxin, la mer Noire110. Ont été également discutés Septime Sévère111 et le cruel Gallien112. Nous avons vu plus haut l’importance de l’exercice dans la politique d’Hadrien.

  • 113 Tac., Ann., 1, 23 ,3.
  • 114 Frontin., Str., 4, 1, 21.
  • 115 Polyen 8, 24, 2.
  • 116 Joseph., GJ, 3, 5, 7 (103) et 6, 7, 1 (362) ; Tac., Ann., 11, 18, 3 ; Suet., Aug, 24, 5 ; Polyen 8 (...)

58Dernier élément du bon ordre impérial, les punitions pleuvaient et elles étaient sévères. Au niveau individuel, elles étaient nombreuses et dures. Un centurion avait été surnommé par ses hommes « Encore un », parce qu’il demandait un autre cep de vigne à chaque fois qu’il avait brisé le précédent sur le dos d’un de ces malheureux113. Le soldat indiscipliné passait une journée debout, en tunique, avec une perche ou une motte de terre à la main. Il pouvait effectuer des séances de garde supplémentaires. Ou il passait la nuit hors du rempart114, ou encore, il était nourri avec de l’orge115 ; ou, enfin, il faisait de la prison. Des sanctions financières avaient aussi été inventées : retenues sur la solde ; amendes ; transfert dans une unité où les salaires étaient moindres. La peine de mort frappait automatiquement lâches et déserteurs116.

  • 117 Tac., Ann., 3, 21, 1 ; Suet., Aug., 24, 4 ; Polyen 24, 1.

59Au niveau collectif, c’était tout aussi rigoureux. Une centurie ou une cohorte pouvait être décimée pour mauvaise conduite face à l’ennemi : un homme sur dix, tiré au sort, était exécuté117. Une légion pouvait être dissoute et son nom était martelé ; ce fut ce qui arriva à la IIIe Auguste en 238 et à la IIIe Gallica sous Élagabal.

60Mais, si l’empereur tenait en main ses soldats, les soldats tenaient en main leur empereur.

Comment l’armée tenait son empereur

  • 118 Dahlmann 1992.

61De fait, l’armée soutenait l’empereur ; ou elle ne le soutenait pas118.

L’armée soutien de l’empereur

  • 119 DC 57, 24.

62La force brute pouvait être utilisée avec plus ou moins de subtilité pour apporter un soutien à l’empereur. Ainsi Tibère conduisit les sénateurs au terrain d’exercice des prétoriens pour les impressionner, pour leur faire peur119 : « Tibère, alors, fit voir aux sénateurs les exercices de la garde prétorienne, comme s’ils n’eussent pas connu sa puissance, afin qu’en voyant le nombre et la force de ces cohortes, ils le redoutassent davantage ».

  • 120 Tac., H., 1, 4, 2. Le Roux 1982, p. 127-144 (voir aussi 1992).
  • 121 Tac., H., 1, 4, 2.

63La discrétion était pourtant de mise. Le rôle des soldats était de faire la guerre, pas de la politique. Il leur arrivait malgré tout d’intervenir dans ce domaine qui n’était pas le leur. C’est Tacite qui a révélé « le secret de l’empire »120 : un empereur pouvait être fait ailleurs que dans la Ville121. L’historien latin constatait que les armées de province, parce que les légions étaient composées de citoyens romains, et parce qu’elles possédaient la force, avaient pris la place des électeurs qui jadis se pressaient aux comices. Ce n’est pas le lieu ici de refaire toute l’histoire des guerres civiles du Principat, mais il faut replacer les équilibres politico-militaires, revoir les rapports entre l’empereur et son armée.

  • 122 Ottley 2010.

64Deux guerres civiles majeures ont secoué cette période, en 68-69 (« l’année des quatre empereurs ») et en 193-197. Elles révélèrent le rôle essentiel des préfets du prétoire dans ces désordres : aux Ier-IIe siècles, ils se bornaient à organiser le conflit ; au IIIe siècle, ils en tiraient profit, prenant la pourpre122.

  • 123 Événement décrit dans tous les manuels ; Cosme 2012.
  • 124 Ottley 2010.

65Après le suicide assisté de Néron123, le favori des sénateurs, Galba, fut accepté par les prétoriens grâce au préfet du prétoire, Nymphidius Sabinus ; l’appui de la Tarraconaise et des Gaules représenta un appoint, sans plus. Le nouvel élu fut éliminé grâce à l’intervention de ce haut gradé, représentant d’une faction rivale124. Après sa mort, son assassinat, Othon devint le candidat des prétoriens et des néroniens ; mais un autre néronien, Vitellius, se dressa contre lui, avec l’appui des légions de Germanie. Le succès final fut remporté par Vespasien, qui représentait un tiers parti, modéré et attrape-tout, et qui put compter sur l’appui des légions d’Orient et du Danube ; il avait pour lui le nombre et la lassitude générale.

  • 125 Événement étudié dans tous les manuels ; en dernier lieu Handy 2009 et Spielvogel 2006.

66L’année 193 ne fut pas moins agitée que l’année 68125. Commode ayant été assassiné le 31 décembre 192, le Sénat désigna Pertinax pour lui succéder, dès le 1er janvier 193. Si les prétoriens observèrent un silence prudent à cette désignation, ils se brouillèrent vite avec le nouveau prince qui se trouva dans l’impossibilité de payer le donatiuum promis. Ils le tuèrent le 28 mars, mirent l’empire à l’encan ; ce fut Didius Julianus qui remporta les enchères, le même jour. Mais Septime Sévère jugea ce procédé indigne, et, le 9 avril, il obtint l’appui de son armée, l’armée de Pannonie, contre Didius Julianus et les prétoriens. Ces derniers, sentant probablement qu’ils avaient fait une bêtise, se débarrassèrent de leur élu. Mais il était trop tard et Septime Sévère, arrivé à Rome, leur tendit un piège, les renvoya dans leurs foyers et remplaça les mutins par des hommes de ses unités. Toutefois, dans le même temps et en Orient, Pescennius Niger obtint l’appui des légions de Syrie, vers la mi-avril, et il se posa en opposant à Septime Sévère. S’ensuivit une guerre, gagnée par les légions de Pannonie. Le vainqueur avait vu que l’armée de Bretagne, aux ordres de Clodius Albinus, représentait une force non négligeable. Il proposa une association à ce rival potentiel, mais les ambitions étaient trop fortes, la querelle éclata en 195, et, à la bataille de Lyon (19 février 197), les légions de Pannonie donnèrent la victoire à leur champion, au détriment des légions de Bretagne et de leur chef.

L’armée ennemie de l’empereur

  • 126 Eadie 1996.
  • 127 De Blois 1994.
  • 128 Wolff 2012.

67Si les militaires ont souvent défendu l’empereur, il leur est aussi arrivé de se dresser contre lui126. Et quand on parle de l’armée, il faut voir que ce mot peut désigner le préfet du prétoire, le commandant des troupes installées dans une province, les cadres d’une légion127 ou les hommes d’une unité quelconque128. Il ne désigne jamais la totalité de l’exercitus romanus.

  • 129 Tac., Ann., 1, 42, 4. Discordia est plus rare : ibid., 2, 76, 12.
  • 130 Tac., Ann., 1, 31-51 ; DC 57, 5-6. Schulz 1996.
  • 131 Tac., Ann., 1, 31, 5 ; 35, 1. Oubli du versement du legs d’Auguste : ibid., 1, 35, 3 ; 36, 4. Hain (...)
  • 132 Tac., Ann., 1, 22, 1.
  • 133 Tac., Ann., 1, 16-30 ; DC 57, 4.

68La révolte prit la forme de mutineries. Les plus intéressantes sont appelées seditio (-ones) ou discordia (-ae)129, et la plus étonnante toucha la Pannonie et la Germanie, en 14 de notre ère, à l’annonce de la mort d’Auguste. Les soldats de Germanie présentèrent un catalogue de revendications qui aurait pu inspirer nos syndicats du XXIe siècle130 : ils demandaient l’abaissement de l’âge pour le départ à la retraite, une augmentation des salaires et une amélioration des conditions de travail, notamment une moindre sévérité de la part des officiers131. Et, pour obtenir la satisfaction de leurs revendications, ils se mirent en grève : interruption du service, en particulier de l’exercice. La seditio132 des mutins de Pannonie fut, dans l’ensemble, motivée par des revendications analogues133. Aux requêtes déjà mentionnées pour les légions de Germanie, ils ajoutèrent la demande d’une augmentation de la prime de départ à la retraite, qui serait payée en liquide et non en terres. Ils précisaient : salaire de un denier par jour, congé définitif après seize ans dans les camps et service moins cruel.

  • 134 Tac., H., 4, 27, 6 et 34, 7.
  • 135 Tac., H., 2, 76, 12.
  • 136 Aur. Vict., 20, 25-26.

69Pendant la guerre civile de 68-69, quelques seditiones sont mentionnées. Des soldats accusèrent un légat de trahison, et ils engagèrent le combat sans en avoir reçu l’ordre134. Il est admirable que Vespasien, bien qu’il ait pris le pouvoir dans une guerre civile, n’ait pas rencontré d’opposition, de discordia135. Septime Sévère, très rigoureux, a failli provoquer une révolte parce que la guerre, pénible, durait trop longtemps136.

  • 137 Germanicus avait un capital de sympathie : Tac., Ann., 1, 33, 3-5 ; 34, 1.
  • 138 Tac., H., 2, 29.
  • 139 Tac., Ann., 2, 29, 1-3 ; 34-35.
  • 140 Tac., Ann., 1, 25, 3 ; 36, 4.
  • 141 Tac., Ann., 1, 29, 4-5 ; 30, 1 ; 38 (deux exécutions).
  • 142 Tac., H., 1, 84, 5 ; 85, 1.
  • 143 Tac., Ann., 1, 44, 4 ; 48, 3-4.
  • 144 Tac., Ann., 1, 44, 1 (à la demande des soldats eux-mêmes) ; 49, 7-8.
  • 145 Tac., Ann., 1, 28.

70La mutinerie appelle le rétablissement de l’ordre. Le cas des révoltes de 14 après J.-C. montre quelles méthodes étaient utilisées par les officiers dans ces circonstances et les cinq étapes qui y présidèrent. 1. Tibère choisit des personnages prestigieux pour rétablir la discipline, des membres de sa famille, et il envoya Germanicus en Germanie137 et Drusus en Pannonie. En 68, au contraire les révoltés furent abandonnés à eux-mêmes : les rondes de nuit et les appels disparurent, ce qui provoqua la panique au sein de la troupe et un rappel du chef qui avait été expulsé138. 2. Les envoyés de l’empereur s’adressèrent aux soldats139 (le verbe jouait un grand rôle pour les gens de cette époque). 3. Il y eut des concessions140. 4. Quelques agitateurs furent châtiés141. Des punitions sélectives sont également attestées en 68-69 : sur toute une armée, seuls deux hommes furent sanctionnés142. En 14, des séditieux furent tués par des hommes restés fidèles143. 5. Germanicus emmena ses troupes pour une expédition chez les Germains144. 5 bis. Il y eut un cas particulier et inattendu. Les dieux vinrent au secours de Drusus en lui envoyant une éclipse de lune : les soldats, qui ne connaissaient pas les lois de l’astronomie, à la différence de leur chef, y virent une expression du mécontentement céleste et ils retournèrent à l’obéissance145.

71Cette opposition pouvait donc prendre plusieurs formes : « grève  » (mutinerie), meurtre, coup d’État ou guerre civile. Sous le Principat, ces désordres ont commencé très tôt, notamment par l’assassinat de Caligula perpétré par des officiers du prétoire. Et la liste de souverains tués par des militaires romains est longue. Rien que pour le Principat, il faut compter les deux grandes guerres civiles déjà évoquées, qui se sont déroulées en 68/69 et 193-197. Pourtant, la guerre civile était odieuse aux Romains ; la Pharsale de Lucain, les Histoires et les Annales de Tacite sont de longues plaintes contre l’abomination qu’elle représente.

72Pour prouver sa légitimité, le souverain devait remporter des victoires. La défaite établissait que les dieux l’avaient abandonné ; il fallait alors le remplacer, ce qui était difficile dans un régime où il n’y avait pas d’élections et où l’assemblée (le Sénat en l’occurrence) n’était pas assez forte pour le renverser. D’où les coups d’État. Et les coups d’États furent fréquents dans la « crise du IIIe siècle ». Dans ce cas, le révolté devenait un usurpateur, et il le restait pour l’éternité s’il échouait ; en revanche, s’il réussissait, il devenait un empereur légitime.

  • 146 Campbell 1984, p. 374-382.
  • 147 Cheung 1998.

73Les historiens actuels considèrent les militaires insurgés comme des putschistes à la mexicaine, qui voulaient prendre le pouvoir pour en tirer des avantages matériels, et ils n’ont pas toujours tout-à-fait tort. Mais il convient, à notre avis, de prendre en compte un autre facteur de mobilisation : prétoriens et légionnaires étaient des citoyens romains et ils pouvaient estimer qu’il fallait se débarrasser d’un empereur qui était inférieur à sa tâche, qui avait été abandonné par les dieux146. Un signe évident de cette rupture était la défaite militaire147.

74Pourtant, s’il ne faut pas être naïf sur les motivations des soldats, il convient tout autant de ne pas simplifier à l’extrême et de ne pas commettre d’anachronisme. Deux facteurs aggravants sont connus depuis longtemps : une solde non payée (ou une promesse de don non tenue) ou encore du blé non livré.

Conclusion

75Le soutien réciproque entre l’empereur et l’armée –ou leur conflit – a constitué une composante majeure de l’histoire politique de Rome sous le Principat. Le chef de l’État a couvert de cadeaux ses subordonnés qui, en retour, ne lui ont pas ménagé leur appui. La crise du IIIe siècle, avec ses défaites et ses difficultés, notamment financières, a profondément changé ces rapports.

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Notes

1 Campbell 1984. Voir aussi De Blois et al. 2007 ; Handy 2009.

2 Le Bohec 2014a, b et c ; 2015.

3 Premerstein 1937.

4 Syme 1967.

5 Béranger 1953 et 1973 ; Grenade 1961.

6 CIL XII, 8497 = 5497.

7 Bouyssou – Hochard 2016.

8 Badel 2005.

9 DC 72, 13 ; SHA, Com., 7, 2-3.

10 Cosme 2012, p. 13-30 et 240-257.

11 Le Bohec 2014b.

12 Le Bohec 2018.

13 Ricci 2018.

14 Durry 1968.

15 Speidel M.P. 1965.

16 Haynes 2013.

17 Le Bohec – Wolff 2000 ; Rodríguez González 2001.

18 Cosme 2012.

19 Reddé 1986.

20 Spielvogel 2006, p. 63-108 ; Handy 2009, p. 116-118.

21 Picard 1947, p. 177-197.

22 Le Bohec 1989, p. 451-453.

23 Campbell 1984, p. 101-109.

24 Faure 2013, p. 190.

25 Faure 2013, p. 236.

26 Maxfield 1981, spéc. p. 67-100 et 145-217.

27 Le Bohec 1998.

28 Maxfield 1981, p. 148 (sénateurs) et 164 (chevaliers).

29 Maxfield 1981, p. 186-187 ; Richier 2004, p. 570-574.

30 Maxfield 1981, p. 216-217.

31 CIL V, 5586 = 1999, 750.

32 RE 12, 2, 1925, col. 1380-1820.

33 Le Bohec 1989, p. 335-337.

34 RE 12, 2, 1925, col. 1791-1797.

35 Bersanetti 1943 et Fitz 1983.

36 Le Bohec 2007a, p. 392-398.

37 Holder 1999.

38 CIL VIII, 17726.

39 ZPE 36, 1979, p. 226.

40 CIL VIII, 2564 = 18052 ; ILAf 333 et 334.

41 Campbell 1984, p. 142-148 ; Abramzon 1996 ; Le Bohec 2007a.

42 Beard 2007 ; Goldbeck – Wienand 2017.

43 BCTH 1928-1929, p. 94, n° 2, l. 3. Le Bohec 2014d.

44 Nélis-Clément 2013.

45 Baumer, Hoelscher – Winkler 1991 ; Galinier 1996 et 2007.

46 Par exemple : Alföldy 1995.

47 Davies 1997.

48 Campbell 1984, p. 96-99.

49 Durry 1968, p. 206.

50 Campbell 1984, p. 99-101 ; Groslambert 2009.

51 Faure 2013, p. 243-251.

52 Campbell 1984, p. 69-88.

53 Le Bohec 2007a.

54 Hansen 1993 ; Ehrhardt 1995.

55 Le Bohec 2003 ; Speidel M.P. 2006.

56 Sur cette question, voir Hekster dans ce volume.

57 Plin., Pan., 15, 5. Campbell 1984, p. 32-59.

58 Suet., Aug., 25, 1.

59 Groslambert 2012.

60 Campbell 1984, p. 181-198 ; Le Bohec 2009.

61 Tac., Ann., 1, 17, 6 ; Suet., Dom., 7, 5 et 12, 1.

62 Alston 1994 ; Speidel M.A. 2014.

63 August., De ciu. D., 1, 1, 6, 7 et 24.

64 Gai. Inst., 2, 69.

65 Le Bohec 2018.

66 Campbell 1984, p. 246-254.

67 Campbell 1984, p. 207-242 et 300-314.

68 Campbell 1984, p. 243-245 et 254-263 ; Faure 2013, p. 147-151 (juridiction des centurions).

69 Tac., Agr., 9, 4 ; SHA, Sev. Al., 23, 1.

70 Suet., Tib., 30, 3.

71 Gai. Inst., 2, 101 et 114 ; Justin. Inst., 1, 12, 4.

72 Campbell 1984, p. 229-236.

73 Campbell 1984, p. 210-29.

74 Gai. Inst., 2, 101 et 114 ; Papinien et Paul, 4, 1 ; Ulp. 23, 10 ; Justin. Inst., 2, 11-12.

75 Juv., 16, 51-52.

76 Girard 1918, p. 195.

77 Phang 2001.

78 Vittinghoff 1971.

79 Hdn. 3, 8, 5.

80 Phang 2001.

81 2013, 69.

82 Phang 2001.

83 Eck – Wolff, 1986.

84 Roxan 1996.

85 Campbell 1984, p. 267-273.

86 Le Bohec 2013.

87 Campbell 1984, p. 267-273, 281-299 et 436-438.

88 Bouyssou – Hochard 2016.

89 Campbell 1984, p. 93-96.

90 Campbell 1984, p. 23-32 ; Vallejo Girves 1997.

91 Tac., H., 3, 58, 3-4.

92 Horsmann 1991.

93 Ziolkowski 1990.

94 Suet., Aug., 24, 2 et 35, 1.

95 DC 55, 6.

96 DC 59, 2.

97 Tac., Ann., 1, 4, 3 et 12, 5.

98 Tac., Ann., 11, 19.

99 Tac., H., 1, 5, 3 ; Suet., Galb., 6, 3 ; DC 64, 3.

100 Suet., Vesp., 8, 3-5.

101 Plin., Pan., 9, 3 ; Pan., 13 ; 18 ; Fronto, Pr. Hist., 8-9.

102 SHA, Pert., 3, 10.

103 SHA, Pesc. Nig., 7, 7 et Pesc. Nig., 10.

104 Hdn. 4, 14, 7.

105 Aur. Vict. 24, 3 ; SHA, Sev. Al., 52-54 et 64, 3.

106 SHA, Max. Th., 8, 7.

107 SHA, Cl., 11, 6 sv.

108 SHA, Aur., 6, 2 ; 7, 3 sv ; 8.

109 Aur. Vict. 37, 2.

110 Critiqué par Fronton, cité.

111 Bon pour Aur. Vict., 20, 21 ; SHA, Pesc. N., 2, 9-12. Mauvais pour Hdn. 3, 8, 5, qui le louait pourtant en 2, 10, 8.

112 SHA, Gall., 18, 1.

113 Tac., Ann., 1, 23 ,3.

114 Frontin., Str., 4, 1, 21.

115 Polyen 8, 24, 2.

116 Joseph., GJ, 3, 5, 7 (103) et 6, 7, 1 (362) ; Tac., Ann., 11, 18, 3 ; Suet., Aug, 24, 5 ; Polyen 8, 24, 1.

117 Tac., Ann., 3, 21, 1 ; Suet., Aug., 24, 4 ; Polyen 24, 1.

118 Dahlmann 1992.

119 DC 57, 24.

120 Tac., H., 1, 4, 2. Le Roux 1982, p. 127-144 (voir aussi 1992).

121 Tac., H., 1, 4, 2.

122 Ottley 2010.

123 Événement décrit dans tous les manuels ; Cosme 2012.

124 Ottley 2010.

125 Événement étudié dans tous les manuels ; en dernier lieu Handy 2009 et Spielvogel 2006.

126 Eadie 1996.

127 De Blois 1994.

128 Wolff 2012.

129 Tac., Ann., 1, 42, 4. Discordia est plus rare : ibid., 2, 76, 12.

130 Tac., Ann., 1, 31-51 ; DC 57, 5-6. Schulz 1996.

131 Tac., Ann., 1, 31, 5 ; 35, 1. Oubli du versement du legs d’Auguste : ibid., 1, 35, 3 ; 36, 4. Haine à l’égard des centurions : ibid., 1, 32, 2.

132 Tac., Ann., 1, 22, 1.

133 Tac., Ann., 1, 16-30 ; DC 57, 4.

134 Tac., H., 4, 27, 6 et 34, 7.

135 Tac., H., 2, 76, 12.

136 Aur. Vict., 20, 25-26.

137 Germanicus avait un capital de sympathie : Tac., Ann., 1, 33, 3-5 ; 34, 1.

138 Tac., H., 2, 29.

139 Tac., Ann., 2, 29, 1-3 ; 34-35.

140 Tac., Ann., 1, 25, 3 ; 36, 4.

141 Tac., Ann., 1, 29, 4-5 ; 30, 1 ; 38 (deux exécutions).

142 Tac., H., 1, 84, 5 ; 85, 1.

143 Tac., Ann., 1, 44, 4 ; 48, 3-4.

144 Tac., Ann., 1, 44, 1 (à la demande des soldats eux-mêmes) ; 49, 7-8.

145 Tac., Ann., 1, 28.

146 Campbell 1984, p. 374-382.

147 Cheung 1998.

Table des illustrations

Titre Fig. 1 – Sépulture de L. Gellius Varus.
URL http://books.openedition.org/efr/docannexe/image/20695/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 147k

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