1Dans la forme d’État que constitue l’Empire et qui repose sur le contrôle d’une population numériquement importante établie sur un vaste territoire1, l’itinérance du pouvoir central est une pratique qui présente l’avantage de mettre l’empereur directement en relation avec les périphéries et de rendre plus concrète sa présence jusqu’aux marges de son Empire. Un tel mode de gouvernement peut être systématique, comme par exemple dans le cas de la dynastie des Alawites, bien étudié par Raymond Jamous, qui souligne à quel point la présence du « sultan des frontières » faisait de celui-ci un « sultan en relation »2. La mobilité peut toutefois être davantage modulée en fonction du contexte, mais aussi de la personnalité des dynastes au pouvoir, de leur goût plus ou moins affirmé pour les déplacements à l’échelle de leur territoire ou encore de l’usage différencié que chacun d’entre eux faisait des tournées d’inspection ou de la direction des campagnes militaires comme instrument de gouvernement.

2La mobilité du prince romain ou son immobilité, toute relative qu’elle ait été3, ne fut pas une réalité uniforme et il faut signaler d’emblée qu’en la matière, l’Empire romain fit coexister plusieurs schémas4. Le grand nombre de tournées d’inspection accomplies par Hadrien, cet empereur voyageur qui ne cessa de parcourir les provinces de l’Empire tout au long de son règne, contraste ainsi avec l’attitude de son successeur immédiat, Antonin, qui ne se déplaça qu’en Italie alors même que le déclenchement de plusieurs révoltes durant son règne aurait pu le conduire sur le théâtre des opérations militaires5. Un même empereur pouvait en outre modifier ses propres pratiques dans le courant de son règne. C’est ce que l’on constate par exemple pour Auguste, qui se déplaça dans presque toutes les provinces jusqu’en 8 av. J.-C. et ne quitta plus l’Italie à partir de cette dernière date6. En matière de mobilité, les pratiques des empereurs romains étaient si variables d’un règne à l’autre, mais aussi à l’intérieur d’un même règne, qu’il serait vain de chercher à toute force une règle que le pouvoir impérial aurait cherché à appliquer de façon uniforme. Le lien du pouvoir impérial avec Rome, la Ville qui était avant tout sa Ville7 et à propos de laquelle Dion Cassius dit qu’elle « était la seule et vraie cité tandis que leurs territoires ne seraient que ses champs et ses faubourgs8 », était d’une part intrinsèquement si fort que rien ne s’opposait à ce que le prince en fonction y demeurât en permanence9. D’autre part et inversement, la tradition romaine remontant aux débuts de l’époque républicaine avait fait du départ du magistrat en campagne un rituel régulier et institutionnalisé qui transformait le pouvoir civil du consulat et de la préture en un pouvoir militaire doté de l’imperium10 et que le pouvoir impérial avait repris à son compte au moment où il décidait de quitter Rome pour une raison ou une autre. On ne peut donc que raisonner au cas par cas, dans l’idée qu’il faut se demander pourquoi tel prince avait préféré se déplacer dans l’Empire ou rester à Rome, ou encore pourquoi un même prince avait modifié sa pratique itinérante ou non du gouvernement pendant son règne.

3Une des principales caractéristiques des tournées que le prince romain accomplissait dans son Empire était de le mettre directement en relation avec ses plus lointains administrés et de rendre la présence du pouvoir central visible – encore plus visible que celle de ses multiples statues disséminées dans les cités de l’ensemble de l’Empire. Mais dans le même temps, la mobilité du pouvoir impérial éloignait son titulaire du centre du pouvoir et créait ainsi un vide à Rome même. La pratique itinérante du prince avait donc des conséquences qui n’étaient pas les mêmes à Rome et dans les lieux visités par celui-ci. Cette étude voudrait examiner de plus près et de manière spécifique le regard des Romains de Rome, quels qu’ils soient (des sénateurs aux membres de la plèbe urbaine), sur la mobilité du pouvoir impérial. Le départ du prince, en privant les Romains de sa présence au quotidien, de son accessibilité11 et d’un face-à-face entre gouvernants et gouvernés, qui était la pratique normale dans un cadre civique, avait des effets proprement politiques qu’il faut chercher à mieux mesurer.

Le précédent césarien : la mobilité de Jules César en question(s)

4La mobilité du prince romain est une question éminemment politique. Il n’existe pas de mode idéal de gouvernement qui recommanderait au souverain, quel qu’il soit, de délaisser sa capitale pour parcourir son Empire durant l’ensemble de son règne ou de choisir la solution inverse. La mobilité du prince ou son immobilité apportait l’une et l’autre pour le pouvoir impérial son lot d’avantages, mais aussi d’inconvénients. Pour bien comprendre les enjeux politiques de la présence du prince dans les provinces et de l’absence de Rome qui en découlait, il faut remonter aux problèmes rencontrés à l’issue de la guerre civile par Jules César, qui avait passé très peu de temps à Rome même depuis son premier consulat de 59 et dont le mode de gouvernement préfigure certaines des pratiques de l’époque impériale12. César contrôlait Rome et le Sénat depuis le début de la guerre civile en 49 et son offensive-éclair en Italie au début de cette même année, mais il avait depuis lors passé l’essentiel de son temps à mener des campagnes militaires contre ses ennemis dans l’ensemble de l’Empire (Pharsale, Zela, Thapsus, Munda). Son retour à Rome à la fin de l’année 45 à la suite de la guerre en Espagne et de sa victoire à Munda sur les deux fils de Pompée, s’il fut salué par la plèbe urbaine, créa un profond malaise auprès de l’aristocratie romaine, qui n’était pas habituée à voir l’un des siens exercer une telle suprématie dans tous les domaines, civil et militaire. Sa présence permanente dans le centre de l’Empire à partir de cette date eut des effets incontestablement délétères sur le climat politique. Les tensions furent en effet alors nombreuses à Rome, avivées par la question de savoir ce que César avait l’intention de faire pour se maintenir au pouvoir, et en particulier par toutes les interrogations concernant son intention d’accéder ou non à une forme ou une autre de pouvoir monarchique13. La crainte de le voir devenir roi n’était certainement pas fondée, dans le sens où il avait tout à perdre en revêtant un titre honni qui ne lui aurait apporté concrètement aucun autre pouvoir qu’il n’eût déjà. Il demeure que l’opposition à César, découlant de la place inédite que celui-ci occupait à la tête de la res publica et structurée à partir de l’intention qui lui était prêtée de briser un tabou, n’était plus limitée à ses anciens adversaires, qu’il s’agisse des anciens partisans de Pompée comme C. Cassius ou de figures républicaines comme M. Brutus ou encore Cicéron ; la participation de nombreux césariens à l’assassinat de leur chef le jour des ides de mars 44 suffit à prouver que le comportement de César pendant les mois passés à Rome avait également mécontenté ses propres partisans14.

5César fut certainement conscient des conséquences néfastes de ce face-à-face prolongé avec l’aristocratie, auquel il songea du reste à mettre un terme en prévoyant de quitter Rome durant la seconde moitié du mois de mars 44 pour partir en campagne contre les Parthes15. Ce nouveau projet de mobilité avait été de fait conçu comme la solution qui lui permettait à la fois de s’éloigner de ce sujet de tension qu’était sa relation avec les sénateurs et de renforcer sa légitimité d’imperator au cas où il parviendrait à vaincre les Parthes ; il montre en particulier à quel point le problème central posé par l’instauration à Rome d’une forme ou d’une autre de pouvoir personnel était la question de l’attitude de l’homme fort à l’égard d’une aristocratie romaine jusque-là plus encline à se faire obéir qu’à obéir. L’assassinat de César coupa court à cette première expérimentation d’un pouvoir personnel exercé à Rome même, mais en provoquant de nouveaux conflits en série. Un tel acte ne permet pas de mesurer si le départ de César pour l’Orient aurait pu faire retomber la pression découlant de la présence de César à Rome et, si oui, dans quelle mesure.

Le modèle augustéen ? Quel modèle ?

6Le malheureux précédent césarien doit être pris en compte si l’on veut mieux comprendre la stratégie choisie par Auguste à partir des victoires d’Actium et d’Alexandrie, une fois qu’à l’instar de son père adoptif, il se trouva à son tour en position de force en étant à la tête de toutes les légions de l’Empire. Nous savons que dès 29 av. J.-C., il choisit de mettre en avant un programme de restauration de la res publica de manière à écarter le soupçon de monarchie. C’est là une réalité bien connue et déjà largement étudiée16. Il a été en revanche moins souvent souligné que la question de la mobilité du prince devint un élément central du jeu politique tout au long des années 20. Auguste rentra à Rome dans le courant de l’année 29 pour célébrer son triple triomphe en août de cette année et y resta tout au long de l’année 28. Il prit des mesures et fit adopter une série de réformes, décisions dont on sait qu’elles ne furent pas sans provoquer des tensions, notamment quand il procéda à une lectio senatus visant à diminuer le nombre de sénateurs et fut contraint de renoncer à introduire dès cette année une loi matrimoniale17. Auguste continua à intervenir en personne au Sénat l’année suivante, en 27, en particulier au cours de plusieurs séances décisives du mois de janvier, mais il décida de quitter Rome durant le printemps, en mai ou en juin 27, en direction de l’Occident, où il accomplit une tournée d’inspection qui le maintint éloigné de l’Vrbs pendant plusieurs années, jusqu’en 2418. Il réalisa donc ce que César n’avait pas eu le temps de faire, c’est-à-dire quitter Rome après y avoir assis son pouvoir.

7La raison officielle du départ d’Auguste de Rome était l’accomplissement d’une mission consistant à parcourir les provinces occidentales de l’Empire pour y prendre une série de mesures et diriger en personne des opérations militaires, en particulier dans le nord-ouest de l’Hispanie, mais il y avait à côté de l’attention portée à la bonne gestion militaire et administrative de l’Empire des motivations d’ordre plus politique. La mobilité d’Auguste à ce moment précis justifiait tout d’abord l’octroi de l’imperium décennal dont il avait été investi en janvier 27, soit quelques mois avant son départ de Rome : il s’agissait de prouver par ce moyen qu’il avait été nécessaire de l’investir d’un tel pouvoir militaire – et qu’il serait donc indispensable de le lui renouveler à l’avenir19. S’y ajoute le fait que la non-présence du prince à Rome le dispensait de fréquenter au quotidien l’aristocratie romaine et limitait ainsi les potentialités de conflit avec celle-ci. C’était là une des manifestations les plus concrètes de la restauration de la res publica : les institutions qui avaient pour cadre la ville de Rome elle-même comme les magistratures (urbaines), le Sénat, les comices et les contiones fonctionnaient en dehors de la présence d’Auguste. La vie politique à Rome prenait bien entendu en compte l’existence d’un nouveau régime et la réalité que constituait la figure désormais lointaine du princeps, qui continua à exercer le consulat pendant sa mission en Occident, mais elle se déroulait sans la pression directe qu’aurait fait peser la présence d’Auguste et qui se serait inévitablement transformée en une omniprésence eu égard au statut extraordinaire de celui-ci20. De ce point de vue, la mobilité durable du prince loin de Rome durant les toutes premières années du régime représente l’un des éléments constitutifs du pouvoir impérial à ses débuts et l’une des modalités de son fonctionnement, et sans doute aussi l’un des moyens trouvés par le nouveau régime pour résoudre provisoirement le problème de ses relations nécessairement complexes avec l’aristocratie romaine. La présence permanente d’Auguste en Occident pendant quatre années présentait concrètement pour celui-ci un dernier avantage, qui n’était pas négligeable : à savoir éviter plus aisément les tentatives d’assassinat de la part de sénateurs qui auraient été mécontents de la tournure des événements. Auguste se prémunissait ainsi d’un danger permanent qui avait coûté la vie à son père adoptif et dont il savait qu’il représentait pour lui une menace quotidienne, à prendre très au sérieux21.

8L’absence d’Auguste de Rome ne présentait toutefois pas que des avantages pour ce dernier. Elle l’empêcha en particulier de contrôler directement ce qui restait le centre du pouvoir, et notamment le processus d’élection, par le biais des comices, des différents magistrats annuels. César avait lui-même été conscient de la difficulté que représentait le vide du pouvoir suprême à Rome. Il avait du reste élaboré pour remédier à cet état de fait une solution institutionnelle consistant à faire assurer l’ordre à Rome pendant qu’il serait en campagne contre les Parthes par son maître de cavalerie (magister equitum), Lépide ; ce dernier aurait dû lui-même être remplacé dans l’exercice de cette fonction par deux autres maîtres de cavalerie, M. Valerius Messala (le consul de 53) en 44 et Cn. Domitius Calvinus (l’autre consul de 53) en 43, une fois qu’il aurait à son tour quitté Rome pour gouverner sa province22. L’assassinat de César coupa court à cette expérimentation, qui disparut définitivement à partir du moment où la dictature fut abolie par une loi de Marc Antoine votée dès 44.

9Comme César, Auguste eut lui aussi besoin pour le représenter et le seconder à Rome de personnes de confiance qui avaient les capacités institutionnelles pour agir sur la vie politique et élabora pour cela des solutions pragmatiques. Il put compter au début de sa tournée en Occident23 sur deux de ses proches, qui étaient ses collègues au consulat et qui restèrent pour leur part à Rome : Agrippa, consul pour la troisième fois en 27, et T. Statilius Taurus, consul pour la seconde fois en 26. Une première difficulté surgit toutefois en 25, quand le second consulat fut exercé non plus par un de ses proches, mais par M. Iunius Silanus, un descendant d’une antique famille noble plébéienne qui s’était rallié tardivement à Auguste après avoir été antonien et qui avait été promu quelques années plus tôt au rang de patricien24. C’était lui qui, en l’absence d’Auguste, convoqua le Sénat et les comices, fixa l’ordre du jour de ces réunions, présida les élections des consuls et préteurs pour l’année 24 et fut dans la hiérarchie le plus haut personnage présent dans l’Vrbs pendant une année. Une solution trouvée par Auguste pour disposer malgré tout d’un représentant à Rome fut de ressusciter une institution ancestrale, la préfecture de la Ville, instituée par le passé pour remplacer les consuls absents de Rome. Une telle fonction avait été réactivée peu de temps avant l’époque augustéenne, en l’occurrence au moment où Rome était contrôlée par César, au moins à deux reprises : tout d’abord en 47 quand Marc Antoine, alors maître de cavalerie de César, fut obligé de se rendre en Campanie auprès des légions de César par crainte d’une mutinerie et désigna L. Iulius Caesar (le consul de 64) comme praefectus Vrbi de manière à placer un homme de confiance à la tête de Rome le temps de sa mission25 ; ensuite en 45 quand César lui-même partit pour l’Espagne en laissant le gouvernement des affaires de Rome dans les mains d’un groupe de praefecti Vrbi, parmi lesquels L. Munatius Plancus26. La préfecture de la Ville prit toutefois un sens nouveau avec la naissance du principat.

10Le premier à être nommé comme préfet de la Ville sous Auguste fut un proche du prince, en l’occurrence M. Valerius Messala Corvinus, le fils de celui qui aurait dû être le maître de cavalerie de César en 44. À l’instar de M. Iunius Silanus, il avait pris au départ le parti de Marc Antoine, mais il s’était rallié à Auguste beaucoup plus tôt (en 36) et avait été consul en 31, l’année de la campagne d’Actium27. La date à laquelle la nomination de M. Valerius Messala Corvinus eut lieu oscille d’après nos sources entre 27 et 2528, mais une interprétation récente de Katharina Wojciech a fourni de bons arguments pour la dater de l’année 25, à un moment où Auguste, alors éloigné de Rome, avait besoin d’un homme de confiance pour l’y représenter29. Quoi qu’il en soit, cette expérience fit long feu, car M. Valerius Messala Corvinus abdiqua30 – ou plutôt fut contraint d’abdiquer –, très certainement en raison de la nouveauté d’une fonction qui ne comptait pas vraiment de précédent. Cet épisode montre en tout cas clairement jusqu’à quel point Auguste considéra son absence de Rome comme un problème, au point de proposer une solution inédite, qui se révéla être un échec d’un point de vue institutionnel et politique31.

11La même formule fut reprise, cette fois avec succès, une dizaine d’années plus tard, en 16, quand Auguste choisit un nouveau préfet de la Ville en la personne d’un autre de ses amis fidèles, en l’occurrence le consul de 26 T. Statilius Taurus32, pour le représenter à Rome le temps d’une nouvelle tournée en Occident, qui dura trois années33. La raison qui le poussa à tenter de nouveau cette expérience, après et malgré le fiasco de la première tentative de 27-25, fut certainement la crainte de voir se reproduire les troubles qui avaient agité Rome au moment des campagnes électorales et des élections en 22-21 et en 1934, quand il avait de nouveau quitté Rome pour se rendre cette fois en Orient. Au contraire de M. Valerius Messala Corvinus, T. Statilius Taurus ne semble pas avoir rencontré de difficultés particulières pour remplir sa mission, mais les sources ne nous disent rien de la durée de sa préfecture, la solution la plus probable étant qu’il abdiqua en 13 av. J.-C., en lien avec le retour du prince à Rome35. Quoi qu’il en soit, qu’il se soit démis de sa fonction en 13 ou que celle-ci se soit achevée avec sa mort, il ne fut pas aussitôt remplacé. Ce n’est en effet qu’à l’extrême fin du principat d’Auguste, en 13 ap. J.-C., ou au début du principat de Tibère, en 14, que le prince nomma un nouveau préfet de la Ville en la personne de L. Calpurnius Piso, mais cette fois à vie et en lui donnant des fonctions plus larges et plus précises que celles qui consistaient simplement à le représenter à Rome36. Était née ainsi la préfecture de la Ville d’époque impériale, fonction suprême de la carrière sénatoriale qui était désormais exercée en permanence, indépendamment de la présence ou non du prince à Rome.

12Auguste ne quitta plus Rome et l’Italie à partir de 8 av. J.-C., soit une vingtaine d’années après la mise en place du nouveau régime. Ses pouvoirs et sa position à la tête de la res publica étaient désormais suffisamment établis pour lui permettre d’affronter sans grand risque le face-à-face régulier, voire quotidien, avec les sénateurs, et lui éviter ainsi d’avoir à justifier les renouvellements de son imperium par sa présence dans les provinces dans le cadre de tournées d’inspection ou de direction de campagnes militaires. Les années passant, il avait en outre atteint un âge qui avait eu pour conséquence de réduire sa mobilité, les dernières années de sa vie étant du reste marquées par des difficultés à se déplacer à Rome même37. Il géra donc l’Empire pour la première fois uniquement à distance, sans plus jamais avoir à se déplacer. Il perfectionna à ce titre toute une série d’instruments de gouvernement qui prenaient en compte le fait qu’il lui fallait imposer ses directives sans être présent sur le terrain. Il envoya en mission aux frontières de l’Empire les propres membres de sa famille en les faisant investir de pouvoirs extraordinaires qui leur permettaient d’intervenir dans un vaste territoire comprenant plusieurs provinces. Une telle pratique était apparue avec Agrippa à partir de 23 et avait été étendue à ses deux beaux-fils, Tibère et Drusus, entre 15 et 8 av. J.-C. ; elle fut poursuivie à partir du moment où Auguste ne quitta plus l’Italie avec l’envoi de Caius César en Orient de 1 av. J.-C. à 4 ap. J.-C., puis de Tibère en Illyrie et en Germanie entre 4 et 14 ; elle est également attestée sous Tibère avec la présence de Germanicus en Orient de 17 jusqu’à sa mort en 19, puis de Drusus en Illyrie au même moment, mais elle disparaît par la suite pour ne réapparaître qu’au II^e siècle ap. J.-C.38 Ce n’est sans doute pas un hasard si la supériorité de l’imperium du prince ne fut activée à l’échelle de l’ensemble de l’Empire quel que soit le lieu où il se trouvait qu’à partir de 6 ap. J.-C., si l’on suit l’interprétation convaincante d’Alberto Dalla Rosa39, alors qu’auparavant, les effets de son imperium ne se faisaient sentir que là où il était physiquement présent40. Associées à la moindre mobilité d’Auguste, les difficultés militaires qui avaient surgi simultanément à cette date dans plusieurs provinces, aussi bien publiques qu’impériales, expliquent l’évolution de l’imperium d’Auguste, qui devint supérieur à distance de façon absolue et dont on trouve une définition claire dans le sénatus-consulte de Pison Père, daté de 20 ap. J.-C. : « quelle que fût la province où il (= Germanicus) devait se rendre, son imperium (= celui de Germanicus) était supérieur à celui qui gouverne cette province en qualité de proconsul, pourvu qu’en toute circonstance, l’imperium de Tibère César fût supérieur à celui de Germanicus César41 ».

La retraite de Tibère à Capri : un contre-modèle

13Le principat de Tibère s’inscrivit au départ dans la continuité de celui d’Auguste en matière de mobilité du détenteur du pouvoir impérial. Le nouveau prince, qui était âgé de 55 ans au moment de la succession impériale, ne quitta pas Rome et ses environs pendant les douze premières années de son principat, envoyant ses deux fils, Germanicus et Drusus, en mission en Orient et en Illyrie. Cela signifiait que depuis le retour d’Auguste à Rome en 8 av. J.-C., le pouvoir impérial avait eu le temps – plusieurs décennies – d’inventer, puis de construire avec les sénateurs une relation de proximité qui ne manqua pas de provoquer à certains occasions des tensions, mais qui finit par reposer sur un modus vivendi : la (relative) immobilité du prince étant devenue la norme, le prince et les sénateurs s’étaient habitués à se fréquenter au quotidien et à vivre ensemble, chacun dans le respect de ses attributions. Cet équilibre patiemment élaboré vola en éclats à partir de 26 ap. J.-C., quand Tibère décida de quitter Rome pour vivre en Campanie, puis à partir de 27 à Capri, où il s’installa à demeure pendant dix ans jusqu’à sa mort en 3742. Les conséquences de ce vide du pouvoir au cœur de l’Empire se firent fortement ressentir à tous les niveaux, politique, judiciaire et administratif : Séjan, alors préfet du prétoire et à ce titre principal représentant du prince, profita de l’absence de Tibère pour accroître son influence en dépit de son statut originel de chevalier, jusqu’à ce que ses agissements poussent le prince à l’éliminer et à faire exécuter ses partisans (en 31)43 ; les procès de majesté se multiplièrent durant cette décennie, déstabilisant le fonctionnement du Sénat et créant une forte instabilité politique44 ; les procédures de désignation des sénateurs chargés du gouvernement de l’Empire se modifièrent temporairement quand Tibère maintint en place plusieurs proconsuls au-delà du délai légal d’une année, pratique dont un exemple extrême fut le cas sans précédent d’un proconsul d’Asie resté à la tête de sa province pendant six années45. Les problèmes soulevés par l’absence continue de Tibère de Rome furent nombreux et significatifs. Ils découlent vraisemblablement du fait que l’Empire romain était une structure étatique qui avait besoin d’un centre pour fonctionner et qu’en dépit de la création du régime impérial, ce centre était localisé autant à Rome que là où le prince se trouvait. Le comportement de Tibère a démontré par l’absurde que le pouvoir impérial ne pouvait délaisser sa Ville pendant une durée aussi longue – une décennie. C’est une leçon que ses successeurs appliquèrent, chacun à sa manière, et on rappellera en ce sens que le voyage de Néron, projeté dès 65, fut finalement de courte durée (66-67).

La mobilité du pouvoir impérial : les contraintes du gouvernement de l’Empire

14À la mort de Tibère, Caligula retourna à Rome pour s’y faire décerner l’ensemble des pouvoirs impériaux et ne quitta pas l’Vrbs en 37, hormis lors d’un rapide voyage entrepris peu après son avènement dans les îles de Pandateria et de Pontia pour y récupérer les cendres de sa mère et de son frère et les transporter dans le Mausolée d’Auguste à Rome46. Par la suite, il lui arriva de quitter Rome et l’Italie à plusieurs reprises – pour la Sicile durant l’été 38, pour la Gaule et la Germanie à la fin de l’année 39 et au début de l’année 4047 –, mais il veilla à chaque reprise à rentrer dans la capitale de l’Empire, et à y célébrer une ovation à son retour de Germanie le 31 août 40, précisément dans un contexte de tension entre lui et les sénateurs48. Par la suite, les deux derniers princes julio-claudiens (Claude et Néron) et les Flaviens résidèrent à Rome sinon en permanence, du moins pendant la plus grande partie de leur règne. Certains d’entre eux comme Vespasien et Titus ne quittèrent pas du tout l’Italie tout au long de leur principat, ce qui signifie qu’ils restèrent la plupart du temps à Rome même ou à proximité de la Ville. D’autres furent amenés à se rendre dans les provinces de temps à autre, mais pour une durée limitée, le plus souvent pour y mener des campagnes militaires contre les ennemis de l’Empire et, le cas échéant, conquérir de nouveaux territoires (Claude et Domitien) ou y accomplir une tournée d’inspection (le voyage de Néron en Grèce). Les Antonins furent plus mobiles, mais sans que l’on puisse parler d’une norme en la matière : si Trajan mena plusieurs campagnes en restant éloigné de Rome pendant quatre années lors de la dernière d’entre elles et si Hadrien parcourut la plupart des provinces tout au long de son règne, Antonin ne quitta pas du tout l’Italie à partir du moment où il succéda à Hadrien. Lucius Vérus et Marc Aurèle furent quant à eux plus mobiles que leur prédécesseur en raison du contexte militaire, tandis que Commode passa plus de temps à Rome.

15Pour éviter de connaître les difficultés qu’avait rencontrées Tibère le temps de sa longue absence de Rome, les princes amenés à quitter l’Italie veillèrent à se faire accompagner de nombreux sénateurs, qui formaient la couche supérieure et le cœur de ce qui se transformait à l’occasion en une cour itinérante. C’était là une grande différence par rapport aux pratiques de Tibère, qui se fit entourer à Capri d’une suite peu nombreuse comptant essentiellement des hommes de lettres et des astrologues, mais peu de sénateurs. Claude, au contraire, emmena avec lui les sénateurs les plus éminents au cours des deux expéditions de Bretagne qu’il entreprit en 43. Une telle décision obéissait à des motifs qui étaient avant tout d’ordre politique : il s’agissait pour le prince non seulement de s’entourer de sénateurs compétents dans le domaine militaire et de rehausser le prestige de l’ensemble de sa suite, mais aussi de les tenir éloignés de Rome le temps de l’expédition de manière à les surveiller plus étroitement et à s’assurer dans la pratique de leur loyauté49. Claude ne quitta plus l’Italie après son aduentus à Rome dès l’année 43 et la célébration du triomphe qui résulta de sa victoire en Bretagne. Les mésaventures que connut en 66 ou en 67 le futur empereur Vespasien, chassé de l’entourage de Néron alors en Grèce prétendument pour s’être dérobé fréquemment aux séances de chant données par le prince et s’être endormi à cette occasion, montrent que le pouvoir impérial continuait à se faire entourer de sénateurs éminents – Vespasien était un consulaire – et à faire respecter en province le même cérémonial qu’à Rome50.

16La mobilité du pouvoir fut au départ limitée, dans le sens où le prince quitta l’Italie finalement assez peu souvent durant l’ensemble du I^er siècle ap. J.-C., et pour de courtes durées ne dépassant pas d’ordinaire deux années. Une telle pratique a connu une rupture avec la forte itinérance du pouvoir impérial expérimentée par Hadrien dès son avènement en 117 et tout au long de son principat. Un tel mode de gouvernement n’était sans doute pas étranger au goût personnel de cet empereur pour le voyage. Plus fondamentalement sans doute, il traduit et trahit aussi l’évolution du regard que le pouvoir impérial portait sur les provinces et les provinciaux, désormais guidé par la volonté de faire de l’Empire une entité unique plus solidaire et moins centrée qu’auparavant sur la ville de Rome. Il ne déboucha pas, en tout cas, sur des difficultés semblables à celles qui avaient découlé de l’absence permanente de Tibère de Rome entre 26 et 37, et ce pour plusieurs raisons : d’une part, un siècle s’était écoulé depuis l’avènement de Tibère et le pouvoir impérial était désormais suffisamment consolidé pour ne pas être menacé en l’absence du prince de Rome, d’autant qu’une telle situation s’était produite à plusieurs reprises par le passé, notamment sous le principat de Trajan ; d’autre part et surtout, si Hadrien passa beaucoup d’années dans les provinces, il n’en veilla pas moins à rentrer à Rome à plusieurs reprises – en tout cas en 125 et en 132 – et à y rester à chaque fois plusieurs années (deux ou trois ans à partir de 125 et les six dernières années de son principat)51 ; s’y ajoute le fait que quand il restait à Rome, il quittait le Palatin pour renforcer sa visibilité, se mêler aux citoyens et interagir avec eux, à l’instar d’autres empereurs du reste (Tibère au début de son principat, Vespasien)52. La forte mobilité d’Hadrien préfigure de toute façon, à un niveau qui ne fut toutefois jamais plus atteint par la suite sous les Antonins, la pratique itinérante qui fut celle de Marc Aurèle et de Lucius Vérus, ainsi que surtout celle du pouvoir impérial tout au long du III^e siècle, mais qui avait des raisons différentes. Les Sévères et les nombreux empereurs qui se succédèrent jusqu’à Dioclétien dans un climat de plus forte instabilité politique furent en effet contraints de mener régulièrement des campagnes aux frontières de l’Empire, en raison des menaces militaires pesant sur l’Empire romain et provenant des frontières aussi bien orientales que septentrionales.

Les réactions de la plèbe de Rome à la mobilité du prince

17Il a été question jusqu’à présent des conséquences de la mobilité du prince sur ses rapports avec l’aristocratie romaine. Il faut ajouter un autre acteur, lui aussi sensible à la question de la présence ou non du prince à Rome, à savoir la plèbe urbaine. La réaction de celle-ci était dénuée de toute forme d’ambivalence : très attachée à la forme monarchique et dynastique du nouveau régime53, elle regrettait le départ du prince tout autant qu’elle souhaitait son retour une fois qu’il était parti et lui réservait pour cette raison un accueil chaleureux en espérant qu’il reviendrait en triomphateur. Les raisons pouvaient être intéressées. On sait ainsi par Tacite qu’en 65, Néron renonça au dernier moment (et provisoirement) au voyage qu’il avait projeté en Achaïe, en prenant conscience du vide qu’aurait provoqué son absence, notamment « pour la plèbe, inquiète des approvisionnements en blé si le prince s’absentait54 ». Quand le prince décidait de partir malgré tout, son départ revêtait un caractère solennel prenant la forme d’un rituel, celui de la profectio, auquel prenait part le peuple de Rome. Une même atmosphère de liesse s’emparait de l’ensemble de la population urbaine de la Ville au moment de son retour, qu’on appelait l’aduentus, a fortiori dans les cas où le prince victorieux célébrait un triomphe comme cela est souvent arrivé55. Le modèle fut là encore Auguste, avec son retour d’Orient en août 29 et la célébration de son triple triomphe dans le courant de ce mois. Les connotations triomphales de l’aduentus furent pour des raisons politiques atténuées par la suite, à l’occasion des retours d’Auguste en 18 et en 13 av. J.-C., qui eurent lieu l’un et l’autre pendant la nuit56, mais elles reprirent de plus belle avec les nombreux triomphes et ovations célébrés par différents membres de la famille impériale et par les empereurs tout au long du Haut-Empire. Elles formèrent un cadre festif souligné par exemple par Horace dans l’ode qui prend la plèbe à témoin de l’ambiance de fête et de joie qui s’empara de Rome au retour d’Auguste d’Hispanie en 24 av. J.-C.57 Elles coïncidèrent également, le cas échéant, avec des honneurs de tout type, par exemple la consécration de l’autel de la Fortuna Redux à Auguste à l’occasion de son retour en octobre 1958. La ferveur qui s’emparait du peuple de Rome au retour du prince est une attitude constante, attestée tout au long des deux premiers siècles ap. J.-C. C’est ce que souligne de façon emphatique Pline le Jeune dans le Panégyrique quand il décrit la rencontre entre Trajan et l’ensemble de ses concitoyens dans le contexte d’un aduentus impérial59 ; c’est la même image que livre Hérodien à propos de l’aduentus de Commode faisant suite à la mort de Marc Aurèle quand il précise que « l’ensemble des sénateurs et la totalité des habitants de la capitale, incapables de se maîtriser et désireux, chacun, d’être le premier à le voir, s’avancèrent aussi loin qu’ils le purent de la Ville pour découvrir leur jeune et noble empereur quand celui-ci fut parvenu à proximité de Rome60 ». Le prince quittait donc Rome, les sénateurs et l’ensemble du populus présent dans l’Vrbs pour mieux les retrouver par la suite61. Entre-temps, il était allé à la rencontre des cités et des populations qui vivaient dans l’Empire.

Conclusion

18L’approche la plus répandue pour analyser l’itinérance du prince consiste à retracer le parcours qu’il avait suivi et à étudier les effets de cette mobilité sur les populations provinciales, ainsi que l’image que le pouvoir impérial livrait de lui-même à cette occasion. La démarche adoptée dans cette étude s’est voulue différente : elle avait pour objectif d’inverser le mode d’analyse traditionnel en présentant de façon détaillée les effets politiques de l’absence du prince de Rome. Le cas de César a été ici considéré comme un précédent qui montre parfaitement l’ambivalence de la relation entre la ville de Rome et celui qui était à sa tête et représentait le mieux la res publica. César avait en effet envisagé de quitter Rome dès mars 44, quelques mois après y être retourné, mais il n’en avait pas moins projeté de s’y faire représenter à moyen terme (plusieurs années) par différents maîtres de cavalerie, signe de la nécessité pour César de contrôler à distance ce qui restait le centre de l’Empire. Un tel dispositif avorta en raison et à la suite de son assassinat, mais il fut repris par Auguste pendant la première moitié de son principat moyennant quelques adaptations institutionnelles qui débouchèrent au bout du compte et après des tâtonnements sur l’institution d’une nouvelle fonction destinée à devenir permanente, la préfecture de la Ville. Il ne pouvait toutefois fonctionner qu’à la condition pour le prince d’entrecouper sa forte mobilité pendant cette période de retours réguliers à Rome, qui se matérialisaient par la cérémonie de l’aduentus et étaient suivis par l’adoption des principales réformes visant à donner au nouveau régime son assise institutionnelle (en 29, 23, 19-18, 13-12). La seconde moitié du principat d’Auguste contraste avec l’attitude du prince durant la période précédente dans le sens où le prince ne quitta plus l’Italie à partir de 8 av. J.-C., ce qui donna lieu à un autre modèle en la matière, celui d’un prince présent à Rome sinon en permanence, en tout cas très fréquemment. L’attitude inédite de Tibère, qui s’isola à Capri pendant la dernière décennie de son principat sans jamais retourner à Rome, représente une troisième voie, qui constitua pour tous ses successeurs un contre-modèle parce qu’elle eut pour conséquence de mettre un terme au retour régulier du prince dans sa Ville et de donner les pleins pouvoirs à un dignitaire, le préfet du prétoire Séjan, finalement exécuté pour avoir abusé de ses pouvoirs. L’échec de cette expérience conduisit les successeurs de Tibère à revenir à l’un des deux modèles résultant de l’expérience augustéenne : soit ils limitaient leur mobilité à l’Italie, soit ils voyageaient dans leur Empire et jusqu’à ses frontières tout en veillant à retourner à Rome à l’issue de leurs tournées ou de leurs campagnes militaires ; il est à ce titre significatif que même un prince comme Hadrien, dont la pratique du pouvoir reposa sur une forte itinérance, veilla à espacer ses longs et différents voyages par des séjours à Rome. La dégradation du contexte militaire à partir des règnes conjoints de Marc Aurèle et de Lucius Vérus marqua une rupture en matière de mobilité impériale en contraignant le pouvoir impérial à passer de plus en plus de temps aux frontières de l’Empire pour y prendre la tête des armées romaines. S’annonçait ainsi ce que devint la norme tout au long du III^e siècle jusqu’à l’institution de la Tétrarchie, qui augmenta la fréquence des voyages impériaux en multipliant le nombre des empereurs.